Michel Lévy frères, éditeurs (p. 23-27).


VII


Avant la fin d’une soirée passée dans la plus pénible contrainte, Gustave avait vu madame de Civray prétexter une violente migraine pour se retirer de bonne heure ; et il était monté presque aussitôt chez lui pour m’ordonner d’aller m’informer des nouvelles de sa cousine, dès qu’il serait jour chez elle. Je n’y manquai pas, et revins apprendre à mon maître qu’elle était sortie de bon matin pour aller voir à la ferme voisine sa petite filleule, qui venait de tomber malade.

— C’est ma filleule aussi, dit Gustave en prenant son chapeau, et je veux savoir ce qu’a cette pauvre enfant.

— À ces mots, il sortit. Quel que fût l’état de la malade, j’étais bien certain de le voir revenir avec l’air satisfait. Aussi ne pus-je m’empêcher de sourire quand je le vis rentrer au château donnant le bras à sa chère Lydie, qui ne paraissait pas à beaucoup près si triste que la veille. J’étais sur le perron, et j’entendis M. de Saumery leur dire :

— Mais d’où venez-vous donc ? vous avez probablement oublié l’heure ; on vous attend depuis un siècle pour déjeuner. Votre mère est inquiète, Gustave ; elle a craint qu’il ne fût arrivé quelque chose à madame.

Ces derniers mots, dits avec malice, colorèrent les joues de madame de Civray ; elle quitta brusquement le bras de son cousin pour entrer chez sa tante, et fut bien étonnée d’entendre M. de Saumery les excuser tous deux auprès de madame de Révanne, avec autant de chaleur qu’il avait mis de méchanceté à les embarrasser le moment précédent. Mais sa charité avait beau faire, le trouble de Lydie en détruisait l’effet. La marquise feignit de ne s’en pas apercevoir ; et Gustave, espérant fixer sur lui seul toute l’attention de sa mère, se mit à bavarder sans penser à un mot de ce qu’il disait, et sans remarquer que personne ne se donnait la peine de l’écouter. M. de Saumery interrompit enfin ce monologue, pour demander à Gustave par quel enchantement il était tombé si vite épris des charmes imposants de mademoiselle de Belrive.

— Je pense aussi qu’il y avait de la magie, répondit-il, car j’en suis tout à fait désenchanté.

— Si c’est ainsi, pourquoi lui rendre des soins si empressés ?

— Pour suivre les avis de ma mère, qui me répète souvent qu’on ne réussit auprès des femmes qu’en s’en occupant beaucoup.

— Sans doute, mais non pas en s’en moquant, dit la marquise ; à parler vrai, je ne saurais, ajouta-t-elle, approuver le petit jeu d’hier, et encore moins deviner le profit que vous en vouliez tirer, Gustave ; car je ne vois pas ce qu’il y a de si glorieux à troubler le repos d’une jeune fille qui n’a peut-être pas d’autre bonheur à prétendre. Puisque vous marquez tant de déférence pour mes conseils, vous devez vous souvenir qu’en vous parlant du droit qu’ont les hommes d’adresser leurs hommages partout où ils espèrent les voir bien accueillir, je vous ai parlé aussi des succès qu’un homme d’honneur doit s’interdire, et ceux qu’on obtient auprès d’une jeune personne sans expérience sont de ce nombre. J’y pourrais joindre aussi le tort d’entraîner une femme intéressante dans des démarches qui peuvent la perdre. Mais ce serait une morale trop austère pour le monde, où l’on est convenu d’avoir autant d’indulgence envers celui qui attaque que de sévérité pour celle qui succombe.

— Vous conviendrez que cela est bien injuste, dit Gustave avec dépit.

— Je l’ai quelquefois pensé, reprit en souriant madame de Révanne ; mais la loi proclamée ne se discute plus, et le mieux est de s’y soumettre.

Pendant ce discours, Lydie était tombée dans une profonde rêverie. M. de Saumery, auquel il suffisait d’en deviner la cause pour s’y intéresser, interrompit la conversation en priant madame de Civray de lui prêter une brochure nouvelle qu’elle avait rapportée de Paris. Elle saisit avec empressement cette occasion de monter chez elle. M. de Saumery l’accompagna. Gustave, qui redoutait une explication avec sa mère, sortit au même instant, et vint me raconter cette petite scène dont son amour s’alarmait avec assez de raison. Une simple réflexion de madame de Révanne avait ramené Lydie à ses premières résolutions. Il est vrai qu’elle avait perdu, par un imprudent aveu, le droit de nier sa faiblesse ; mais elle se croyait encore la puissance d’y résister ; et je dois sur ce point rendre justice à mon maître. Heureux de voir son amour partagé, il avait promis de la meilleure foi du monde de s’en tenir à un bonheur qui passait son espérance ; et je faillis même encourir sa disgrâce pour avoir osé douter de l’accomplissement d’un vœu qui me semblait bien téméraire de sa part ; mais cette présomption n’appartient qu’aux âmes pures, et je la respectai comme une sainte erreur. Dans l’excès de sa reconnaissance, Gustave écrivait lettres sur lettres. J’étais chargé de les porter, et j’avais le plaisir de les voir reçues avec autant d’émotion qu’en faisait éprouver la réponse. Ce commerce si doux de s’écrire toutes les nuits, de se voir tous les jours, ne suffit pas plus longtemps que je l’avais prévu au bonheur de Gustave ; il devint peu à peu sombre, agité, rêveur, fuyant toute société, même celle d’Alméric dont l’ironie blessait sa sensibilité. Il errait des journées entières dans les bois de Révanne ; ses crayons, son album, servaient de prétexte à ces longues promenades, où il était censé prendre les vues de tous les environs ; mais lorsqu’à son retour je croyais pouvoir regarder sans indiscrétion son dernier paysage, j’avais beau feuilleter le livret, je n’y voyais que des profils de femme dont la ressemblance plus ou moins exacte n’offrait jamais que le même modèle. Ces courses fatigantes, souvent entreprises par un temps effroyable, et cette agitation continuelle, qu’augmentaient encore de fréquentes insomnies, finirent par altérer la santé de Gustave. Malgré tous ses efforts pour le cacher, je m’aperçus qu’il avait la fièvre, et je l’engageai à consulter le médecin de sa mère. Non-seulement il s’y refusa, mais il me traita de visionnaire, en m’assurant qu’il se portait à merveille. Cependant ayant remarqué que cette fièvre recommençait souvent, je pris le parti d’en avertir madame de Révanne, en lui demandant le secret sur cette confidence. Elle m’en remercia les larmes aux yeux, et me chargea d’envoyer un exprès à Rennes pour inviter le docteur Marcel à se rendre au plutôt à Révanne. Prévenu par un billet de la marquise du désir qu’elle avait de dissimuler le vrai motif de sa visite, en laissant supposer qu’elle la devait à l’amitié qui le conduisait souvent chez elle, il arriva connue par hasard à l’heure du dîner, et parut si frappé du changement de Gustave, qu’il ne put s’empêcher de lui en témoigner sa surprise. Le malade en prit d’abord de l’humeur ; mais s’étant aperçu de l’effroi qui se peignit tout à coup dans les yeux de Lydie, il pardonna au docteur l’inquiétude qu’il voulait lui donner sur son état, et promit, en regardant madame de Civray, de ne plus rester si tard dans les bois, surtout quand il pleuvrait.

— Ce n’est pas assez, reprit le docteur, vous prendrez du quinquina, car vous avez la fièvre.

— Oh ! pour vos drogues, je n’entends point raison, reprit Gustave ; d’abord je n’y crois pas ; ensuite, eussent-elles le don de guérir, j’aime autant la maladie que l’ennui de les avaler. D’ailleurs je ne trouve pas la fièvre aussi douloureuse à supporter qu’on le prétend : la chaleur de l’accès double nos facultés en exaltant notre imagination, alors tout nous semble possible, on se croirait également capable de prendre une ville d’assaut, de faire un poëme épique, ou d’enlever sa maîtresse, et dans l’abattement qui succéde à ce délire n’éprouve-t-on pas une langueur divine ?

— Oui, la fièvre a du bon, dit M. de Saumery ; c’est dommage qu’on en meure.

— Qu’importe ?…

Gustave n’acheva pas ; car il vit la pâleur dont ce seul mot venait de couvrir le visage de sa mère. Ne sachant comment en détruire l’impression, il s’approcha du docteur, lui demanda pardon d’oser se révolter ainsi contre la médecine, et lui promit la plus grande docilité pour ses ordonnances dès qu’un danger réel le forcerait à y avoir recours.

— Eh bien, reprit M. Marcel, préparez-vous à m’obéir. Vous croyez pouvoir badiner avec ces fièvres nervalles ; vous verrez bientôt l’état où elles vous réduiront. C’est alors qu’il faudra vous résoudre à suivre un régime très-sévère, peut-être inutile, et dont vous vous seriez épargné l’ennui par quelques précautions. Mais voilà comme sont tous les jeune gens : ils comptent pour rien la santé, sans penser qu’ils lui doivent leurs succès en tous genres.

— Certes, j’en fais grand cas, monsieur le docteur, et pour vous le prouver, je me résigne à tout.

— Non, vous aimez mieux mourir, dites-vous, que de vous donner la peine de guérir.

— Cela est vrai ; mais j’aime encore mieux guérir que l’affliger, dit Gustave en baisant la main de sa mère.

Un tendre embrassement paya cette aimable résignation, et pour le reste du jour l’amour filial l’emporta sur tout autre. Gustave, uniquement occupé de prouver à sa mère qu’il n’était pas possible de dédaigner la vie qu’on tenait d’elle, et qu’on pouvait lui consacrer, jouit du plaisir de dissiper son inquiétude ; et, l’assurant que le bonheur d’être aimé d’une mère adorable le consolerait toujours des maux ou des malheurs qui pourraient l’accabler, il finit par croire ce qu’il voulait seulement persuader à sa mère.