Michel Lévy frères, éditeurs (p. 338-343).


LXIX


— Partons, me dit Gustave, partons à l’instant même. Tout est-il prêt ?

Je lui rappelai qu’il n’avait commandé ses chevaux que pour minuit.

— Envoie-les chercher, reprit-il avec impatience, je ne veux pas rester un moment de plus ici.

— Qu’est-il donc arrivé ? m’écriai-je ; dans quel trouble vous êtes ?

— Je l’ai revue, Victor ; je l’ai tenue là, sur mon cœur, et il faut la quitter, ne la revoir jamais !… J’en mourrai, j’espère.

Et Gustave s’abandonnait à tout l’excès d’une douleur déchirante.

— Tu le vois, ajouta-t-il, je suis hors d’état de me rendre chez madame Bonaparte. Vas-y toi-même, fais demander ma mère, dis-lui que je suis retenu ici… que je ne puis la rejoindre… que je suis obligé de hâter mon départ… Informe-toi si je n’ai point de nouveaux ordres du général, et reviens sur-le-champ, j’ai besoin de toi… Je suis bien malheureux.

J’obéis, et revins peu de moments après accompagné de madame de Révanne. Elle ne voulait pas laisser partir son fils sans l’embrasser. Je la précédai d’un instant pour dire à Gustave :

— Contraignez-vous, voici votre mère.

Alors il cacha sous d’autres papiers la lettre qu’il écrivait, et se leva pour aller au-devant de madame de Révanne.

— Pour cette fois, lui dit-elle, nos adieux ne seront pas si tristes, le général vient de m’affirmer qu’avant un mois vous seriez de retour ; et comme je ne crois pas à la descente en Angleterre, je passerai ce mois sans inquiétude.

— Oui, je reviendrai bientôt, répondit Gustave d’un air contraint, car il méditait en secret une plus longue absence.

Décidé à ne pas rendre sa mère témoin de son mariage, il se flattait même de pouvoir lui en laisser ignorer le moment, et pensait qu’en revenant un jour vivre auprès d’elle, ainsi qu’il y avait toujours vécu, elle lui pardonnerait un lien qui ne coûtait rien à ses habitudes.

M. de Léonville était le confident de ce projet, et il avait promis de le seconder en engageant madame de Verseuil à se rendre le 5 mars au château de Léonville, sur la route d’Amiens. C’est là que son régisseur, le maire de la commune, dresserait l’acte civil en présence du capitaine Saint-Firmin, de M. de Léonville, et des témoins nécessaires. Enfin, c’est là que se passerait, le plus simplement possible, la cérémonie de ces tristes noces.

Nous partîmes. Dans ce voyage, où mon maître n’avait d’autre occupation que celle de suivre son général, nous passions une grande partie de nos matinées à nous promener sur les bords de la mer. La vue de ce vaste empire que l’on ne peut traverser qu’en rusant contre la mort ; ces vents, cette fureur des flots qui nous représentent la vie, tout nous portait à de profondes réflexions, et nous inspirait ce dédain de soi-même qu’on ressent à l’aspect des merveilles de la nature.

Cependant le 5 mars approchait, et Gustave, résigné à son sort, se disposait à partir pour Léonville. Il en avait prévenu madame de Verseuil par une lettre où les sentiments les plus généreux s’unissaient à la plus froide dignité, et madame de Verseuil s’était contentée d’y répondre en faisant savoir à Gustave, par son ami, qu’elle se rendrait le jour convenu au château de Léonville.

« La terre de Courmont est vendue, écrivait à mon maître M. de Léonville. Les quatre cent mille francs dont cette vente me rend dépositaire, seront employés selon vos vœux. Votre mère approuve cette disposition en faveur d’Alfred ; mais, malgré tout ce qu’elle en devait conclure, elle se flatte encore de voir rompre ou retarder par quelque événement votre mariage avec madame de Verseuil. Laissons-la dans cette illusion. Je viens d’écrire à mon régisseur pour qu’il s’apprête à nous recevoir. J’ai peur que nous soyons bien mal logés dans ce vieux château, inhabité depuis la mort de mon père ; c’est pourquoi je veux vous y précéder, afin que madame de Verseuil y trouve au moins un appartement convenable. »

Germain m’avait chargé de demander quel jour il devait ramener les chevaux de mon maître, et je fus bien surpris d’entendre Gustave me répondre :

— Que Germain les conduise à Bruxelles, et me retienne un logement à l’hôtel de Belle-Vue.

— Quoi ! monsieur n’ira point à Paris en quittant Léonville ?

— Non, je profiterai de ce mois de congé pour voir la Belgique, en attendant que des ordres impérieux m’appellent dans le midi de la France.

— Je lui marquai ma surprise de ce projet.

— Lorsqu’il en sera temps, me répondit-il, je t’instruirai de tout ; et, si tu veux partager mon exil, je ne refuserai pas la consolation d’emmener un ami.

— Fût-ce au bout de la terre, il vous suivra, repris-je, et si vous rencontrez le bonheur, je n’y regretterai pas ma patrie.

L’expédition d’Égypte m’a depuis expliqué ce que cette conversation avait alors d’obscur pour moi. Bonaparte, sans trahir le secret de cette grande entreprise, cherchait à s’assurer des officiers qui pourraient l’accompagner, et il en avait assez dit à Gustave pour lui laisser deviner qu’il voulait se soustraire aux intrigues du Directoire, par quelque expédition lointaine.

Quand nous quittâmes Dunkerque, la neige tombait par flocons, et les postillons avaient peine à suivre le pavé, tant la trace des roues était vite effacée. Excepté quelques mendiants à qui la misère faisait braver le froid, on ne rencontrait personne sur la route. Les villages paraissaient déserts, et la nature entière semblait partager le sentiment qui glaçait le cœur de Gustave ; il gardait un morne silence, et je ne pouvais voir son abattement sans comparer la triste cérémonie qui nous attendait, à la fête solennelle que je m’étais figurée tant de fois. Est-ce ainsi, pensais-je, que je devais accompagner à l’autel le fils unique de madame de Révanne ! Était-ce loin des yeux de sa mère, de ses jeunes amis, de son général, qu’il devait contracter une union si sainte, et devait-il jamais rougir de leur présenter sa compagne !

J’étais absorbé dans ces réflexions, quand le postillon nous demande si c’était à droite qu’il fallait prendre.

— Je n’en sais rien, répondit Gustave, sans même avancer la tête pour voir l’avenue que le postillon lui montrait.

— Nous voici à Léonville ; et si c’est au château que vous allez, il faut bien passer par cette avenue.

— Eh oui ! c’est au château, répondis-je au postillon ; dépêche-toi de nous y conduire.

— Dépêche-toi ! reprit-il ; c’est bien facile à dire ; mais le chemin est mauvais, il commence à faire nuit, et il faut allumer les lanternes.

— Va l’aider, me dit Gustave d’une voix altérée.

Et je descendis de la voiture pour lui laisser le temps de se remettre ; car j’avais remarqué son émotion au moment où il avait appris que nous étions arrivés, et je voulais lui sauver l’embarras de me montrer sa faiblesse. Dans les situations où le courage de nos amis leur est nécessaire, c’est le maintenir que de paraître n’en pas douter.

Bientôt les aboiements d’un gros chien, et le bruit d’une grille qu’on ouvre, nous avertissent de notre entrée dans la première cour.

— Qui amenez-vous ? demande un garçon jardinier en mettant sa lanterne sous le nez du postillon.

— Est-ce que je le sais, imbécile, répond celui-ci en continuant de traverser la cour ; mais une seconde grille l’arrête, et il est forcé d’attendre que le jardinier vienne l’ouvrir. On ne marche pas si vite sur la neige avec des sabots ; et, pendant qu’il nous rejoignait, nous eûmes le temps de considérer les fossés, les tourelles et le perron de ce vieux manoir. Aux barreaux de fer qui décoraient les fenêtres du rez-de-chaussée, aux petites lucarnes qui formaient les croisées du premier étage, enfin à l’aspect de ces murs épais, de ces portes basses, il était permis de se croire plutôt dans une prison d’État que dans une maison de plaisance. Une seule lumière nous indiquait l’entrée d’un immense vestibule. C’est là que nous descendîmes. Un vieux concierge vint en grelottant s’informer si c’était M. de Révanne ; et, sur notre réponse affirmative, il nous pria d’attendre quelques moments dans cette salle humide et ouverte à tous les vents, pendant qu’il irait prévenir son maître de notre arrivée. Le postillon jurait en secouant son manteau poudré de neige, et maudissait les gens de la maison de nous laisser attendre ainsi par le temps qu’il faisait dans une chambre sans feu. J’en disais tout bas autant que lui, et je frappais des pieds pour me réchauffer. Gustave seul ne montrait pas la moindre impatience. Enfin, la voix de M. de Léonville se fit entendre.

— Es-tu bien sûr que ce soit M. de Révanne, disait-il au concierge.

— Eh ! oui, c’est lui, m’écriai-je du bas de l’escalier.

— Attendez-moi, reprit-il en descendant, je vais vous conduire ; je suis content de toi, ajouta-t-il en se tournant vers le vieux serviteur. Maintenant, emmène le postillon à la cuisine, et fais le souper avant de repartir.

— Je vous demande la permission, dit Gustave, de le garder cette nuit au château ; il couchera à l’écurie.

— Tout comme il vous plaira, reprit M. de Léonville ; mais venez vous chauffer là-haut dans le salon. Vous y trouverez des gens de connaissance.

Gustave témoigna le désir de se rendre d’abord dans sa chambre pour y changer d’habit ; car les nôtres étaient trempés. Alors M. de Léonville nous fit traverser un long corridor au bout duquel nous entrâmes dans une grande chambre boisée, peinte d’une couleur sombre, mais éclairée par un bon feu.

— Je vais vous envoyer votre bagage, dit-il à mon maître ; et comme vous ne sauriez faire quatre pas dans ce vieux château, sans vous y perdre, mon domestique se tiendra près du corridor pour vous conduire dans le salon, dès que vous serez prêt à nous y rejoindre.

Et il nous laissa seuls. Mon maître s’assit près du feu, m’ordonna de m’en approcher. Bientôt le domestique vint apporter la malle, et prévenir Gustave qu’on l’attendait. Alors je le vis pâlir comme s’il eût entendu prononcer l’arrêt de sa captivité perpétuelle.

— Monsieur n’a peut-être pas eu le temps de dîner en route, ajouta le domestique ; et, s’il veut prendre quelque chose…

Merci, interrompit Gustave, j’ai dîné. Obligez-moi seulement de faire souper Victor le plutôt possible. Il doit avoir faim.

— Pas plus que vous, dis-je tout bas ; car il n’avait pris qu’une tasse de café dans toute sa journée.

Après avoir tiré de la malle ce qu’il fallait pour habiller mon maître, il me dit de la refaire, de la rattacher à sa voiture, et de me tenir prêt à partir dans deux heures. Ensuite il me demanda son portefeuille, et se mit à écrire un billet dans lequel il renferma la petite bague qu’il portait depuis deux mois. À peine avait-il cacheté ce billet, que M. de Léonville entra.

— J’allais vous rejoindre, lui dit Gustave, et vous prier de remettre vous-même ce mot à madame de Civray, dès que vous serez de retour à Paris. C’est un adieu éternel… et j’attends ce dernier service de votre amitié…

En finissant ces mots, Gustave serra la main de son ami. M. de Léonville lui sourit d’un air tendre, l’entraîna hors de la chambre, et tous deux arrivèrent bientôt à la porte d’un salon.