Michel Lévy frères, éditeurs (p. 330-333).


LXVII


Madame de Révanne était rétablie, et sa maison se remplissait chaque jour de gens qui venaient la féliciter sur sa convalescence. Le capitaine Saint-Firmin, présenté par Gustave comme un de ses amis, avait reçu de sa mère un accueil obligeant, et cherchait à lui faire oublier chaque jour par d’aimables soins le triste événement qui lui avait valu le bonheur de la connaître. Cette affaire l’avait rendu, bien malgré lui, confident de la liaison de Gustave avec madame de Verseuil ; et il n’avait pu s’empêcher de satisfaire en partie le désir que son ami lui témoigna d’apprendre comment il était si bien instruit des démarches d’Athénaïs ; mais le capitaine, qui n’avait d’autorité à citer que l’indiscrétion d’Alméric, et qui redoutait une querelle entre eux, avait toujours répondu vaguement à ce sujet, et d’un air si embarrassé, que mon maître en avait conclu plus encore qu’on ne lui en dissimulait. C’est dans cette conviction qu’il avait revu madame de Verseuil ; aussi fut-elle frappée de sa froideur. Il avait choisi, pour retourner chez elle, le moment où il savait y trouver du monde ; et sa visite s’était passée comme toutes celles qu’il avait rendues le même jour ; à parler de la pièce nouvelle, du projet de descente en Angleterre, et du prochain départ du général Bonaparte pour Dunkerque ; seulement en parlant de ce voyage, madame de Verseuil avait dit à mon maître :

— Madame votre mère étant à peine rétablie, je ne pense pas que vous accompagniez votre général dans sa visite des côtes de l’Océan. Là où l’on ne se bat point, vous pouvez vous dispenser de le suivre ?

— Je vous demande pardon, madame, répondit-il ; la santé de ma mère ne me donne plus aucune inquiétude ; et je viens à l’instant même de me mettre à la disposition de mon général. Il m’a donné l’ordre de me tenir prêt à partir, et je crois que nous quitterons Paris cette semaine.

— Déjà ! s’écria madame de Verseuil en affectant une émotion pénible ; et sait-on combien durera ce voyage ?

— On ne saurait le prévoir ; mais, quelles que soient les raisons qui pourraient m’en empêcher, ajouta Gustave d’un ton solennel qui devait être compris d’Athénaïs, je serai ici le 5 mars.

À ces mots, il se retira ; madame de Verseuil ne fit pas la moindre instance pour le retenir.

Peu de jours après, mon maître eut avec M. de Léonville un entretien fort long, dont je n’entendis que ces paroles dites en le reconduisant :

— Chargez-vous d’écrire à mon père ; vous connaissez mes dispositions. Soyez le protecteur des êtres que je vous confie, et secondez-moi dans les efforts qu’il me faut faire pour accomplir un si grand sacrifice.

— C’en est fait, me dit Gustave l’instant d’après ; M. de Léonville va m’obtenir le consentement de mon père, et, à mon retour, le contrat sera prêt à signer. Un si grand dévouement doit expier mes fautes. Ah ! que ne puis-je dévoiler les tourments de mon âme à tous ceux que de folles passions sont prêtes à entraîner ! que ne puis-je les détourner de ces vains succès que les regrets, les remords accompagnent, de ces éclairs de joie qu’il faut payer du déshonneur, de la vie d’une femme, de son propre repos, et du bonheur auquel on pouvait prétendre ! car, tu le sais, Victor, l’avenir le plus doux m’était promis ; que d’heureux jours j’aurais passés entre Lydie et ma mère ?…

Et Gustave essuyait ses yeux.

Dans l’attendrissement profond que me causait sa peine, je tentais de l’adoucir par tous les moyens.

— Si madame de Verseuil, lui disais-je, savait tout ce qu’il vous en coûte pour remplir votre serment, sa fierté vous en tiendrait peut-être quitte.

— Je n’en serais que plus à plaindre, reprit Gustave, et j’aime mieux avoir à me reprocher mon malheur que le sien. Quand mon nom, ma fortune auront servi à m’acquitter, je ne la fatiguerai pas du mépris qu’elle m’inspire, et je lui épargnerai la peine de me tromper de nouveau. Séparé d’elle à jamais, je ne serai pas responsable de sa conduite ; et, satisfait de lui avoir rendu les biens dont je l’ai privée, j’irai loin d’elle oublier, s’il se peut, la honte de l’avoir aimée.

En ce moment, M. de Saumery entra brusquement, et dit à Gustave :

— Venez donc consoler votre mère. Je l’ai trouvée tout en larmes : sa nièce veut la quitter ; et elle se désole comme un enfant de ce départ.

— Hélas ! je ne puis que m’en désoler aussi, dit Gustave ; car ce n’est pas à ma prière que madame de Civray consentirait à rester près de nous, elle qui ne veut pas même me voir.

— Ce n’est pas là son tort, vous le savez bien ; mais c’est très-mal à elle d’abandonner ainsi sa tante.

— Dites-lui que je pars incessamment, et vous verrez qu’elle restera.

— Je ne le pense pas.

— Essayez toujours ; et, de plus, implorez-la, s’il le faut, de ma part.

— Ah bien, oui ! l’implorer, moi ? Vous ne savez donc pas que nous ne nous parlons plus ?

— Quoi ! son plus ancien ami la délaisse ? s’écria Gustave.

— Que voulez-vous ? elle est folle. Je lui ai prédit où la conduirait sa démence ; elle ne m’écoute pas, et nous sommes brouillés.

— Il faut que vous ayez tort ; car Lydie est si bonne… Convenez-en ; vous l’aurez offensée ?

— En lui prouvant qu’au lieu de passer sa vie à pleurer un ingrat, elle ferait bien mieux d’épouser un homme aimable ; vraiment, l’insulte est grande !

— Ah ! c’est pour ce motif ? reprit Gustave en cachant mal sa douce émotion.

— Oui, souriez, je vous le conseille. Voilà bien la vanité des hommes ! N’êtes-vous pas fier de ce triomphe ? Le bel honneur, d’empêcher une femme dont on ne se soucie plus d’être heureuse avec un autre !

— Soyez moins injuste, ou je me brouille aussi.

— Peu m’importe. Lydie était la fille de mon ami, l’être que j’aimais le plus au monde ; vous avez fait son malheur, je ne vous le pardonnerai jamais !

— Ni moi non plus ! dit Gustave.

Et il soupira.

— Eh bien, si vous en avez un vrai repentir, répliqua M. de Saumery, faites quelque chose pour le réparer : voyez Lydie ; parlez-lui du mariage que je lui propose, de celui que vous allez faire vous-même ; je ne serais pas étonné que, demandé par vous, la raison ou le dépit lui fît consentir à ce qu’elle me refuse depuis deux mois ; et, comme je vois loin, je suis certain que, de sa condescendance, il résulterait de grands avantages et pour elle et pour vous.

— Je lui en laisse ma part, dit Gustave. Mais, que ne vous adressez-vous à ma mère pour déterminer sa nièce à suivre vos avis ?

— Soit qu’elle ait manqué d’adresse ou de bonne volonté, madame de Révanne a complétement échoué dans cette occasion. Sans cela, aurais-je recours à vous ?

Gustave garda un instant le silence ; ensuite il se leva, et dit :

— Décidément, je ne saurais me mêler d’une semblable affaire. Il y aurait de la fatuité à croire l’emporter là où ma mère et vous n’avez pas réussi ; et madame de Civray serait en droit de s’en offenser.

— Je vous entends, reprit M. de Saumery d’un ton amer ; et je lis si bien dans le misérable cœur des hommes, que j’avais prévu la vaine excuse que vous me donneriez ; mais, puisqu’ici chacun de vous se dispense de son devoir, je ferai le mien ; et nous verrons si l’autorité d’un vieil ami sera dédaignée. Lydie va retourner chez madame d’Herbelin. Eh bien, je l’y suivrai ; et, dussé-je y perdre tout ce que je possède, je veux qu’avant trois mois elle soit remariée.