Michel Lévy frères, éditeurs (p. 311-316).


LXIII


Depuis ce retour, si différent du premier, tout était changé dans la maison de madame de Révanne. Gustave n’y paraissait plus qu’un instant dans la matinée ou le soir fort tard, et lorsque sa mère réunissait quelques personnes à dîner, elle en était réduite à l’inviter pour ce jour-là comme les autres convives. Chacun remarquait ce changement : on soupirait en voyant les yeux de madame de Révanne se remplir de larmes toutes les fois que Germain ôtait le couvert de mon maître après le premier service ; car, malgré qu’il ne vînt presque jamais dîner avec sa mère, elle s’obstinait tous les jours à l’attendre, et chacun de ses amis, en s’attristant pour elle, imitait son silence. M. de Léonville seul n’eut pas craint de le rompre ; mais il était absent, et madame de Révanne n’avait pas même la consolation de se plaindre de son fils à l’ami qui, tout en le condamnant, aurait pris sa défense.

Cependant, ne pouvant plus contenir l’indignation que m’inspirait la conduite de mon maître, je pris le parti de l’aborder un matin et de lui dire :

— Monsieur connaît mon attachement pour lui : je l’ai cru à toute épreuve ; mais je n’avais pas prévu que mon maître me rendrait témoin de son ingratitude pour sa mère, et je veux sortir de cette maison avant de voir succomber à sa douleur la femme que j’honore le plus.

— Vous voulez me quitter, dit Gustave, en se retournant d’un air fier : vous êtes libre ; dispensez-vous seulement de donner à votre caprice des prétextes qui m’offensent.

— La vérité a souvent ce triste privilége, repris-je ; mais vos bienfaits m’ont acquis le droit de vous la dire, et je serais un lâche si je ne vous avertissais pas, en partant, de l’abîme où l’on vous conduit.

— Je suis las des avertissements qu’on me prodigue.

— Eh bien, ordonnez-moi de me taire, sinon je braverai votre courroux même, pour vous éclairer sur la fatale influence qui, après vous avoir coûté la vie de madame Rughesi, vous rend aujourd’hui le bourreau de votre mère.

Ici Gustave mit la main sur ses yeux, et un profond soupir s’échappa de son sein ; je continuai :

— J’ignore si madame de Verseuil mérite ou non la fortune, que vous lui destinez ; un seul fait l’accuse, c’est votre conduite envers tous ceux qui vous aiment, depuis qu’elle vous captive ; car on peut juger du caractère d’une femme par les débats qu’elle excite et les défauts qu’elle encourage ; encore si pour prix de tant de torts elle vous rendait heureux. Mais ne vois-je pas chaque jour les tourments qu’elle vous cause ? Sans cesse agité par la méfiance qu’elle vous inspire, et l’obligation de paraître ne pas douter de sa fidélité, vous n’osez ni la défendre, ni vous plaindre. On ne peut en parler sans blesser votre orgueil, et c’est pour l’épier ou pour lui obéir que vous délaissez des amis, une mère adorable ; que vous étouffez jusqu’au sentiment qui devait, disiez-vous, doubler votre existence. Ah ! je ne puis sans un profond regret, ajoutai-je d’une voix entrecoupée, je ne puis voir mon maître, ce bon jeune homme dont tant de nobles qualités assuraient le bonheur, prêt à s’exiler de sa famille pour fuir l’aspect des larmes qu’il y fait répandre, et se préparer dans le désespoir de sa mère des remords éternels.

— Si je te parais si malheureux, pourquoi m’accables-tu ? dit Gustave, attendri par l’émotion qui m’oppressait ; pourquoi me reprocher une situation dont je ne puis sortir ? Penses-tu que si j’avais la force de m’affranchir du joug qui m’asservit, je n’irais pas à l’instant même me jeter aux pieds de ma mère, la conjurer de m’arracher à l’indigne puissance qui me rend coupable envers elle, envers tout ce que j’aime ; qui me livre déjà au malheur, au ridicule ; qui m’enlève jusqu’à ma propre estime : car tu sauras, ajouta-t-il, en me prenant le bras d’une main tremblante, que je n’ai plus moi-même l’illusion qui me soutenait… Mais qu’ai-je besoin de t’avouer la faiblesse qui me déshonore… ce fatal secret doit mourir avec moi…

Et il retomba sur le fauteuil qu’il venait de quitter. Alors, me précipitant à ses genoux, je le suppliai de me rendre sa confiance.

— Non, me répondit-il, j’ai besoin de ton estime, et je la perdrais aussi !

— Je vous en défie, repartis-je ; je puis vous blâmer, vous offenser, mais vous mésestimer, jamais !

— Quoi ! le lâche insensé qui, certain d’être trompé, n’ose briser sa chaîne ; qui sacrifie ses plus chères affections, sa dignité, son repos, à une passion humiliante qui n’a plus de l’amour que ses fureurs jalouses, ce misérable serait encore digne d’amitié ?

— Oui, m’écriai-je ; et ce ne sont pas là des malheurs qui déshonorent.

— Mais songe donc que je le sais… qu’à force de l’épier, je l’ai vue sortir de chez Alméric ; que, malgré l’évidence, elle a tout nié, et que j’ai feint de la croire !

— Ne vous y trompez pas ; il entrait dans cette aveugle indulgence moins de faiblesse que de générosité. Il fallait fermer les yeux ou livrer madame de Verseuil au mépris général. C’était la diffamer après l’avoir séduite, et vous avez préféré dévorer votre affront à publier sa honte. C’est l’action d’un honnête homme ; j’étais bien sûr que vous n’en pouviez commettre d’autres.

— Je voudrais en vain me justifier par les excuses que ton bon cœur me fournit ; mais je sens trop qu’aucune de ces nobles considérations ne m’a retenu. Il fallait la fuir, la perdra à jamais ; convenir aux yeux du monde entier que j’avais fait un choix méprisable ; voir mes amis, ma mère s’enorgueillir d’avoir prédit ma honte ; et voilà le fantôme qui m’a glacé d’effroi.

— Eh bien, laissez à votre mère le soin de vous défendre contre ce vain fantôme.

— Je ne saurais, te dis-je ; car alors même qu’elle triompherait de mon sot orgueil, elle échouerait devant l’honneur qui m’ordonne de remplir mon serment.

— Madame de Verseuil a-t-elle été fidèle au sien ?

— Non : mais tu l’as dit ; je ne puis l’abandonner sans la perdre, et j’attendrai, pour m’en séparer, que je sois quitte avec elle.

— Sous quels auspices, grands dieux, formerez-vous cette union ?

— Sous l’influence de cette fatalité qui n’a jamais cessé de me poursuivre.

— Du moins, n’ajoutez pas à tant de maux le regret d’affliger votre mère.

— Qu’elle me pardonne mon malheur, qu’elle respecte ma résolution, mes engagements, et ma vie entière sera consacrée à la consoler de mes peines.

— Elle n’a point perdu son fils, m’écriai-je en pleurant de joie, et j’ai retrouvé le meilleur des maîtres.

Une visite interrompit cet entretien au moment où j’allais déterminer Gustave à descendre chez sa mère ; je maudis l’importun qui retardait une explication dont j’attendais un heureux résultat. Voyant que mon maître se disposait à sortir avec la personne qu’il venait de recevoir, je me rendis chez madame de Révanne, et sans savoir un mot de ce que j’oserais lui dire, je demandai à lui parler.

Louise vint m’annoncer que je ne pouvais entrer chez sa maîtresse, qu’elle était avec M. de Saumery et M. de Léonville, et qu’elle paraissait occupée, d’affaires trop importantes pour qu’on osât l’interrompre. Je fus enchanté de ce contretemps en pensant qu’il me sauverait une démarche fort embarrassante, et je me réjouis du retour de M. de Léonville ; car il me semblait plus convenable de le charger de dire à madame de Révanne tout ce qui devait la rassurer sur la tendresse de son fils. En conséquence, j’allai l’attendre chez lui, et, profitant du moment où il rentrait, je lui confiai une partie de l’entretien que j’avais eu le matin avec mon maître. Il témoigna d’abord la plus grande indignation contre Gustave. L’état où il venait de retrouver madame de Révanne l’avait pénétré de la plus vive douleur, et il accusait dans des termes fort injurieux madame de Verseuil et son complice. J’approuvai son ressentiment ; mais je lui fis observer qu’il s’agissait bien moins de punir mon maître, que d’apporter quelque soulagement aux chagrins de sa mère, et je le forçai de convenir que le retour des soins de Gustave pouvait seul la rendre à la vie ; il fallait les racheter à tout prix.

— Ne faut-il pas, disait M. de Léonville avec une ironie amère, qu’elle aille implorer la protection d’une madame de Verseuil, pour obtenir quelques-uns des moments de son fils ? Et ses amis se résigneraient à voir ainsi humiliée la plus respectable des mères !…

Et sa colère reprenait le dessus. Enfin je l’apaisai par le récit du tourment qu’éprouvait Gustave ; je lui laissai entrevoir que la conduite légère de madame de Verseuil avait beaucoup diminué ses sentiments pour elle ; mais qu’il se croyait engagé d’honneur à l’épouser, et que nul raisonnement ne pouvant ébranler sa résolution à cet égard, il était inutile de vouloir l’en faire changer.

— À cette condition, ajoutai-je, je réponds que mon maître redeviendra tout ce qu’il était pour sa mère, et que madame de Verseuil perdra beaucoup de son empire dès qu’il ne lui sera plus contesté par personne.

M. de Léonville, séduit par cette dernière assurance, promit de s’acquitter le soir même de ce qu’il appelait ma commission, et finit par louer le zèle qui m’animait pour les intérêts et le bonheur de la famille Révanne. Hélas ! le lendemain m’offrit une triste occasion de mériter cet éloge.