Michel Lévy frères, éditeurs (p. 283-289).


LVIII


La nouvelle de la capitulation de Mantoue fut publiée à Paris au son du tambour. Des détachements nombreux de troupes de ligne, des gardes nationales, accompagnaient l’officier public dont la voix proclamait la gloire de nos armes au milieu d’un peuple qui semblait la partager. Lorsque ces soldats, cette foule joyeuse, s’arrêtèrent sous les fenêtres de Gustave, il s’éveilla, et, se croyant encore à l’armée, il s’habilla précipitamment pour se rendre à la revue ; mais la visite de deux officiers de la garde nationale lui rappela bientôt qu’il était à Paris. Ces messieurs, dont l’un était employé dans les bureaux du Directoire, venaient l’inviter à la fête que leurs compagnies donnaient le lendemain au citoyen Augereau, marchand fruitier rue Mouffetard, et père du digne compagnon de Bonaparte, du vainqueur d’Arcole. Gustave accepta avec reconnaissance l’honneur d’assister à ce banquet civique. Ensuite il passa chez sa mère, y demeura longtemps, et je n’osai interrompre leur entretien pour lui apprendre que madame de Verseuil venait d’arriver, et le priait de passer chez elle. Cependant lorsque je le vis sortir pour se rendre avec sa mère chez madame Bonaparte, je profitai du moment où il montait en voiture pour lui dire tout bas :

— Elle est descendue dans son nouvel appartement et vous demande.

— Dis-lui que ne puis la voir ce matin. — Quelle raison donnerai-je ?

— Ma mère, madame Bonaparte, le ministre, mille devoirs à rendre, mais dis-lui que ce soir…

— J’entends, je tournerai cela de mon mieux.

Et j’allai porter cette triste réponse. Malgré mes soins à la rédiger le plus adroitement possible, elle fut mal reçue.

— Ainsi je passerai cette journée toute seule, dit Athénaïs avec amertume, et cependant on pouvait deviner combien elle me serait pénible à supporter : exilée de ma maison, près de mes amis sans oser les revoir, livrée à toutes les réflexions qu’une situation si nouvelle doit m’inspirer ; ah ! je méritais plus d’égards.

— Madame, répondis-je, n’accusez qu’un devoir indispensable de la solitude où mon maître vous laisse en ce moment ; songez à la mission dont il est chargé, aux démarches qu’elle exige, aux soins que réclame madame de Révanne.

— Je l’ai prévu, sa mère va s’en emparer… Au reste, il est libre… et ce n’est pas moi qui exigerai aucun sacrifice de sa part.

En disant ces mots, madame de Verseuil sonna le vieux Picard, et lui dit de se rendre chez son homme d’affaires et chez quelques autres personnes de sa connaissance pour les engager à venir la voir dans la journée. Je remarquai dans la liste qu’elle donna, le nom de Salicetti qui se trouvait alors à Paris, et je pensai que Gustave ne le rencontrerait pas sans beaucoup d’humeur chez madame de Verseuil ; cependant il était destiné à subir cette contrariété le soir même. Sa mère avait réuni plusieurs personnes empressées de fêter son retour ; il s’arrache à ses amis, et vole chez Athénaïs l’âme remplie des plus tendres sentiments ; mais à la vue de Salicetti assis près de la cheminée, et paraissant établi comme quelqu’un qui vient passer la soirée chez une ancienne amie, Gustave sentit ses sentiments si doux se changer en amertume. Il aborda madame de Verseuil d’un air contraint, salua froidement M. Salicetti ; puis après quelques mots échangés sur la prise de Mantoue, le dégel, la réception des drapeaux qui devaient avoir lieu le lendemain au Luxembourg, sur les doux moments passés en Italie, Gustave se retira ne pouvant dissimuler plus longtemps son humeur jalouse.

Il revint chez sa mère, et comme il ouvrait la porte du salon, quelqu’un s’écria :

— J’étais bien sûr qu’il rentrerait de bonne heure !

En disant ces mots, M. de Saumery s’élança dans les bras de Gustave, et le plaisir d’embrasser le vieil ami de sa famille fit un moment diversion aux tristes idées qui l’occupaient.

— Ne vous l’avais-je pas prédit, ajouta M. de Saumery en s’adressant à madame de Révanne, qu’il reviendrait bien portant, couvert de gloire : avec son caractère obstiné, audacieux, la passion pour les périls, il fallait qu’il se fît tuer ou qu’il devînt un César ; il avait tous les défauts qui font un grand homme. Mais qu’est-ce que j’entends dire partout ? L’on prétend qu’il est la terreur des ménages, qu’il enlève les femmes à leur mari, qu’elles l’adorent tout haut, et vont jusqu’à s’empoisonner pour lui ; enfin, dans l’impossibilité de nier ses succès militaires, on veut lui en prêter de honteux, et faire d’un brave officier un fat à la mode ; mais j’ai répondu comme il le fallait à toutes ces balivernes. J’ai bien fait, n’est-ce pas ? demandait M. de Saumery à Gustave qui gardait le silence. Cependant comme la méchanceté ne brode que sur du canevas, je veux savoir de vous, mon ami, ce qui a pu servir de fond à tous ces beaux romans.

— En vérité, monsieur, répondit Gustave avec embarras, je ne mérite pas que l’on s’occupe autant de moi, et vous m’obligeriez infiniment en priant les personnes qui prennent à mes affaires un intérêt si charitable de se mêler des leurs.

— J’en étais bien sûr, répliqua M. de Saumery ; tous ces caquets n’ont pas le sens commun. Je sais fort bien.

      Qu’un seul jour ne fait pas d’un mortel vertueux,
      Un perfide assassin, un lâche incestueux.

Et d’ailleurs, mon cher ami, je vous ai vu trop amoureux d’un être angélique pour ne pas vous croire longtemps à l’abri du manège de nos femmes galantes. « 

Chacun de ces mots était pour Gustave une sentence mortelle, et il s’efforça de rompre la conversation ; mais dès qu’il fut parvenu à la faire changer de sujet, il tomba dans une profonde rêverie. Sa mère remarqua son abattement, et l’attribuant aux fatigues du voyage, elle engagea son fils à se reposer ; alors on se sépara pour se réunir le lendemain avant la présentation des drapeaux.

Je passai une partie de la nuit à nettoyer l’habit et les armes de mon maître ; je voulais qu’il parût éclatant de beauté, de jeunesse, de gloire, au milieu de cette assemblée solennelle, et je fus très-étonné de le voir si triste le jour où il allait s’offrir aux yeux de tout Paris, chargé des trophées de l’armée d’Italie.

— Ah ! pour cette fois je vous trouve injuste, lui dis-je en voyant son regard sombre, et j’ose vous affirmer que quel que soit le sujet qui vous préoccupe, il est indigne de troubler la joie d’un semblable moment. Songez donc, monsieur, que c’est au bruit des acclamations de ce peuple, pour lequel vous avez combattu, que vous allez recevoir les remercîments de la patrie ; que déjà les plus belles femmes de la ville se portent en foule au Luxembourg, et se disputent les places où l’on pourra le mieux contempler les fronts belliqueux des jeunes ambassadeurs de la victoire. Enfin, songez qu’on va vous applaudir, et que votre mère sera là !

— Oui, cela devrait me suffire, dit Gustave d’un ton pénétré, et cela suffit, ajouta-t-il en ayant l’air de surmonter sa faiblesse. Je te remercie de me prouver que je suis heureux, car le ciel me confonde si je m’en aperçois ! Mais tu as raison, je suis ingrat, et je ne veux penser aujourd’hui qu’au bonheur de ma mère !

Comme il finissait de parler, nous entendîmes le bruit d’une voiture : c’était madame Bonaparte qui venait chercher son amie pour la conduire au Luxembourg. Bientôt après mon maître se rendit chez le ministre de la guerre, d’où le cortège militaire devait partir pour se rendre au Directoire.

J’étais mêlé à la foule qui attendait dans la rue la sortie des drapeaux et j’écoutais avec ravissement les discours qui se tenaient sur les envoyés de Bonaparte. L’un avait eu quatre chevaux tués sous lui à la dernière bataille ; l’autre avait sauvé la vie du général en chef en le couvrant de son corps dans une attaque ; enfin l’on amassait sur ces deux officiers les exploits de toute l’armée. Les savants du groupe ou je me trouvai ayant lu dans le journal les noms des deux braves, se croyaient obligés de les apprendre à tous ceux qui les demandaient ; et ne pouvant supporter sans impatience d’entendre écorcher ces noms de tous côtés, j’eus le malheur de dire assez haut :

— Ce n’est pas Régnâne, mais Révanne qu’il s’appelle.

— Ah ! le citoyen les connaît, s’écria aussitôt une grosse portière.

Et je fus en un instant accablé de mille questions. J’y répondis, comme on le pense bien, avec un ton d’autorité qui trahissait mon rang. Je racontais complaisamment les hauts faits de Gustave, et quand on me disait d’un air étonné :

— Bah ! vraiment ?

Je répondais :

— Je l’ai vu, et cette assurance augmentait encore la curiosité de mes auditeurs.

— Mais qui diable es-tu donc pour savoir si bien tout cela ? me dit une jolie poissarde.

— Je suis le confident du plus jeune, du chef de brigade Révanne.

— Ah ! t’es son officieux, reprit-elle, en me sautant au cou. Eh bien, tiens, donne-lui ça de ma part.

Et elle m’honora du baiser le plus sonore qui ait jamais retenti à la Halle. En ce moment des gardes nationales vinrent se mettre en haie pour former un passage aux troupes, et je n’entendis plus que les cris de Vive l’armée d’Italie ! Ces cris accompagnèrent les vainqueurs jusqu’au palais du Luxembourg ; là ils mirent pied à terre, et suivis des grenadiers qui portaient les drapeaux, ils montèrent à la salle d’audience. C’est là que les cinq directeurs les attendaient au milieu des députations de tous les corps de l’État, et entourés de tout ce que Paris offrait alors de personnes distinguées et élégantes. À l’aspect de cette brillante assemblée où tant de jolies femmes se faisaient remarquer, Gustave s’afflige de n’y point voir celle qui l’intéresse, la seule devant qui les triomphes soient doux. Ce regret se faisait sentir à son âme en dépit des enivrements de l’amour-propre. Cependant les mots flatteurs, les signes d’admiration, les regards complaisants, rien n’épargnait sa modestie, mais qu’un seul regret peut gâter de plaisir ! Enfin, Gustave aperçut une femme qui cachait son visage et portait souvent son mouchoir à ses yeux, madame Bonaparte tenait sa main, et toutes deux s’encourageaient à supporter leur joie.

— Ô ma mère ! pensa Gustave, pardonne-moi de n’être pas tout entier à la douce émotion que je te cause !

Et ses yeux se fixèrent sur cette mère chérie, comme pour lui prouver que ce triomphe, ces lauriers, n’étaient dédiés qu’à elle.

En présentant les drapeaux, le ministre de la guerre prononça un discours ; Bessières en prononça un second au nom de l’armée. Pendant que celui-ci captivait l’attention générale, un cri plaintif se fit entendre ; il semblait sortir des plis d’une riche draperie qui décorait la salle. Aussitôt un des huissiers du Directoire entr’ouvrit la draperie, et laissa voir qu’elle recouvrait une tribune cachée ; ensuite s’étant informé de la cause de ces cris douloureux, il vint dire à Barras :

— Ce n’est rien, c’est une femme qui se trouve mal ; on la transporte dehors.

Alors chacun se rassit, le président du Directoire s’avança pour répondre à ceux qu’il appelait généreux guerriers, et l’assemblée, avide de recueillir les paroles adressées au nom de la patrie à ces jeunes vainqueurs, oublia bientôt le petit événement qui l’avait un instant distraite. Gustave seul en resta fort troublé ; ce cri de douleur avait porté l’effroi dans son âme, où le souvenir de Stephania entretenait une superstition funèbre. Il avait cru reconnaître la voix qui se plaignait, et dans son premier mouvement il s’élança vers la draperie ; mais Bessières le retint et lui dit :

— Soyez tranquille, ce n’est pas votre mère.

En effet, il aperçut madame de Révanne qui parlait à l’huissier et semblait le charger d’une commission, car il sortit aussitôt après l’avoir écoutée.

La cérémonie achevée, Gustave espérait pouvoir reconduire sa mère, et se donner le plaisir d’avoir, avant le dîner, une bonne querelle avec Athénaïs ; mais, ayant trouvé les officiers de la garde qui l’attendaient à la porte du Luxembourg pour se rendre avec lui chez le père Augereau, il remit son cheval à Germain ; et, se mêlant au groupe d’employés, d’officiers, de soldats, qui faisaient les honneurs de la fête, il prit avec eux le chemin de la rue Mouffetard.

Je les suivis confondu au milieu de la populace ; nous marchions tous au bruit des tambours et des fifres, et nos chants patriotiques attiraient tout le monde aux fenêtres. Tout à coup je vois Gustave s’arrêter en reconnaissant madame de Verseuil sur un balcon de la rue de Tournon ; elle lui fait un salut plein de grâce ; il y répond respectueusement, mais d’un air surpris et mécontent. Alors elle sourit en lui jetant le bouquet qu’elle tenait à la main ; il le retient avec adresse, le cache dans sa poitrine, et lève vers Athénaïs des yeux remplis de clémence et d’amour.