Michel Lévy frères, éditeurs (p. 266-272).


LV


De retour à l’état-major, Gustave trouva une ordonnance de son général, qui l’attendait pour lui remettre une lettre et se charger des instructions adressées à M. de Verseuil. Présumant bien ce que devait contenir cette lettre, il se retirait pour la lire sans témoins lorsque J… court après lui pour l’embrasser, et dit :

— On t’envoie défendre le passage de la Rocca di Garda ; mon ami, le poste est périlleux : c’est une galanterie de ton général qui te vaudra de l’avancement ou… tu m’entends, ajouta-t-il en faisant un geste fort significatif. Aussi, j’ai voulu t’embrasser avant le lever du rideau, car on ne sait pas comment finira le drame.

— Eh bien, quel que soit mon sort, répondit Gustave d’un ton solennel, promets-moi de défendre ma conduite ou ma mémoire contre ceux qui voudraient l’attaquer.

— De tout mon cœur, reprit J… en lui serrant la main ; je te jure de traiter comme un vil gredin tout homme qui oserait médire de ta bravoure et de tes sentiments.

Ils s’embrassèrent de nouveau, et chacun d’eux alla remplir sa mission glorieuse. Tout en conduisant sa troupe, Gustave décacheta la lettre qui pesait sur son sein, et il lut ce qui suit :


« Si la patrie ne réclamait aujourd’hui même votre sang et le mien, vous savez comment je punirais un infâme corrupteur, un ami perfide ; je dirais presque un fils ingrat. Oui, lorsque je vous accueillis dans ma maison, lorsque je vous appris la gloire ; lorsque, abusé par vos qualités apparentes, par les témoignages faux d’une amitié dévouée, je vous recommandai à la protection du général en chef, comme un père recommande son fils, j’étais loin de soupçonner que ce jeune homme, dont je vantais le courage et la loyauté, tramât la perte de ma femme et le déshonneur de ma famille. Il n’appartient qu’aux traîtres de prévoir la trahison, et vous auriez pu me tromper plus longtemps ; mais, puisqu’une main charitable m’a ouvert les yeux, respectez au moins le juste ressentiment que m’inspire une conduite si outrageante, et ne vous présentez plus devant moi. Allez chercher près de votre complice la récompense qui vous est due. Ce prix ne peut vous échapper : car la femme qui trahit les plus saints devoirs, l’honneur et la reconnaissance, ne sera pas plus fidèle à l’amour ; et sa perfidie me vengera bientôt de la vôtre.

» Un de mes officiers vous transmettra mes ordres pour aujourd’hui. Demain, ce n’est plus moi qui vous en donnerai je ne saurais commander qu’à des gens que j’estime.

» Verseuil. »

— Il me méprise ! s’écria Gustave en déchirant avec rage cette lettre injurieuse, et je vivrais chargé du mépris d’un homme ! Non, il payera de son sang l’affront qu’il ose me faire. J’étais prêt à supporter sa haine, sa vengeance ; mais son mépris ! ah ! je le mériterais si j’hésitais à l’en punir !

Et, dans les transports de sa colère, Gustave formait les projets les plus insensés. Mais l’ennemi paraît, et c’est sur lui que tombe sa fureur. Heureux d’avoir à risquer sa vie, c’est du sang qu’il lui faut pour laver l’injure qui le déshonore à ses propres yeux. Dans le désespoir de ne pouvoir atteindre au cœur de l’homme qui l’outrage, il frappe tout ce qui s’oppose à son passage, répand la terreur dans les rangs autrichiens, les disperse, et protège ainsi la marche de Masséna, qui gagne le plateau de Rivoli. Bientôt Gustave et les siens sont appelés au secours de la quatorzième brigade, qui, se trouvant surprise auprès du village de San Giovanni, soutenait à elle seule le choc de l’ennemi. Là, par leur héroïque résistance, ils arrêtent les autrichiens assez de temps pour permettre à Bonaparte de se rendre précipitamment à la gauche de l’armée. On sait le résultat de ce mouvement subit, et comment Masséna, l’enfant gâté de la victoire, ainsi que l’appelait Bonaparte, profita de cette circonstance pour se placer au niveau du plus grand homme de l’armée.

Enfin, après trois jours et trois nuits de marches, de combats, de victoires, les Français forcent l’ennemi à déposer les armes. Pendant ces trois jours mémorables, Bonaparte a livré deux batailles, détruit deux corps d’armée, fait vingt mille prisonniers, pris toute l’artillerie ennemie, et mis les Autrichiens hors d’état de tenir la campagne.

C’est quand de tels exploits sont accomplis qu’il faut voir le délire des soldats, la joie des officiers, et l’agitation de tous ceux à qui leurs actions d’éclat donnent droit à une récompense. Avec quel plaisir les amis se retrouvent après avoir bravé tant de périls ! Que de réjouissances ! de festins bruyants ! de toasts portés à la patrie, au général en chef, à la victoire ! Mais, au milieu de ces joyeux vainqueurs, l’on n’aperçoit pas Gustave. En vain J… le cherche pour le féliciter de son nouveau grade, pour lui répéter les éloges que Bonaparte donne tout haut à son intrépide valeur. Cependant il ne peut être loin ; on l’a vu revenir en conduisant un grand nombre de prisonniers vers le quartier général. Où se cache-t-il donc ? Hélas ! le pauvre Gustave, exténué de fatigue, couvert de sang et de poussière, est tombé presque inanimé sur un monceau de paille dans la grange où il vient d’amener son cheval. C’est là, c’est auprès de son compagnon de gloire qu’il succombe à la puissance du sommeil ; c’est dans cet humble asyle qu’il trouve l’oubli de ses tourments, et qu’il puise dans un instant de repos la force de revivre et de souffrir encore.

Pendant que ses amis sont à sa recherche, Bonaparte, qui veut récompenser de plus d’une manière les services rendus dans ces dernières affaires par le général de Verseuil, le fait mander pour lui dire qu’indépendamment de la mention honorable qu’il fait de lui dans son rapport au Directoire, il veut encore récompenser dans son aide de camp l’héroïsme dont il lui donna l’exemple. À ces mots, le général de Verseuil pâlit, et son dépit s’augmente lorsqu’il apprend que le grade de chef de brigade est demandé pour Gustave, et qu’il va à Paris porter, avec l’aide de camp Bessières, les drapeaux conquis dans ces batailles mémorables. L’idée de voir combler d’honneurs l’homme qui venait de lui enlever ce qu’il avait de plus cher au monde ; l’idée que le ravisseur de sa femme va se montrer, aux yeux de toute la France, paré des doubles conquêtes de l’amour et de la gloire, égare la raison du malheureux général. Il accuse son chef d’encourager le crime, dénonce Gustave comme l’être le plus vil, le plus faux, et, peignant le désespoir dans lequel il plonge sa famille, il sort en menaçant d’envoyer sa démission, si l’on persiste à payer par tant de faveurs les services de son plus cruel ennemi.

Heureusement pour Gustave, le rapport était déjà parti ; mais Bonaparte pouvait se rétracter, ou, ce qui eût été pis encore, il pouvait, protégeant le juste ressentiment de M. de Verseuil, détruire par un seul mot de mépris la réputation et la vie de Gustave, car il n’aurait pu survivre à un tel affront. Ému par le désespoir de ce mari trompé, trop confiant dans ses plaintes, et craignant surtout de perdre un général dont l’expérience lui était si nécessaire, Bonaparte allait peut-être commettre une grande injustice si J…, arrivé au moment où M. de Verseuil sortait furieux du cabinet du général en chef, n’avait demandé la cause de cette grande colère. Alors Bonaparte, s’emportant contre les aides de camp dont les aventures galantes semaient le trouble parmi les officiers de l’armée, traita Gustave de fat et d’hypocrite. Mais J… n’était pas homme à laisser ainsi calomnier son camarade, et, prenant la parole avec une sorte d’autorité, il justifia d’abord son ami du crime de séduction, en offrant de prouver par Salicetti et autres que la vertu de madame de Verseuil avait déjà perdu plus d’une bataille avant d’être attaquée par M. de Révanne. Il osa même répondre que, sans les agaceries qu’il en recevait chaque jour, jamais Gustave n’aurait pensé à se brouiller pour elle avec son général.

— Bien plus, ajouta-t-il, j’offre de parier mon sabre d’honneur, que ce n’est pas Gustave qui l’enlève à son mari ; qu’il aurait tout sacrifié au repos de leur ménage, et que c’est elle qui saisit cette occasion de se débarrasser d’un vieux jaloux qui la tourmente, pour se livrer à un jeune homme dont la générosité lui promet tous les plaisirs du grand monde. Mais, mon général, avant de le punir, avant de le désespérer par un reproche de votre bouche, laissez-moi me convaincre de la vérité, et croyez qu’il n’est point un lâche suborneur, ce jeune homme qui se portait avec tant de bravoure au-devant de l’ennemi pour vous ouvrir un passage, cet officier qui, soutenant presque à lui seul le feu de vingt batteries pour voler au secours de ses camarades, étonnait jusqu’à la valeur de nos vieux soldats !

— Eh bien, va le trouver, dit Bonaparte, à moitié gagné par les raisons et la franche éloquence de J… ; tâche d’arranger cette ridicule affaire ; prouve à Verseuil que sa femme ne mérite pas tant de regrets ; dis à Révanne que je lui défends d’avoir la moindre scène avec son ancien général ; surtout qu’ils ne se battent pas. Les voilà séparés par le fait, puisque désormais Gustave, chef de brigade, se trouvera sous les ordres de Masséna. Ainsi, rien ne les obligeant plus à se voir, qu’ils vivent en paix. Je ne veux pas, ajouta-t-il en souriant, que le caprice de cette Hélène nous coûte la vie d’un Priam ou d’un Hector.

Ce n’est que longtemps après cet entretien que J… parvint à découvrir son ami dans la grange où il reposait.

— Réveille-toi, lui dit-il en le secouant brusquement, et viens me raconter un peu ta dernière fredaine. Sais-tu bien qu’elle fait autant de bruit que la canonnade de Mantoue, et qu’elle a pensé te jouer un vilain tour ; mais, grâce au ciel, le coup est paré. Il ne s’agit plus que d’agir avec prudence, et de te justifier d’avoir enlevé une femme qui court fort bien toute seule. Dis-moi, que veux-tu faire pour apaiser ce vieux général Verseuil ?

— Je veux le tuer !

Et, en disant ces mots, Gustave se leva pour chercher son sabre.

— Es-tu fou ? lui dit J… en le retenant ; quoi ! tu veux tuer ce brave homme pour la peine de t’avoir cédé sa femme ?

— Eh ! non, reprit Gustave ; c’est pour avoir osé m’écrire qu’il me méprisait.

— Vraiment, ne prétends-tu pas qu’il t’adore ? Et que te fait le mépris dont il parle ? Empêche-t-il l’estime qu’il est forcé de t’accorder ? et un jeune homme est-il déshonoré pour profiter des bontés d’une femme galante ?

— Parle avec plus d’égard d’une femme malheureuse, qui n’est tant calomniée que parce qu’elle est plus jolie et plus spirituelle qu’une autre.

— Dieu me garde de l’insulter ; je suis toujours prêt à convenir de tous les charmes et de toutes les vertus que les amants trouvent à leurs maîtresses ; mais, eût-elle toutes celles que tu lui supposes, tu ne m’empêcherais pas de penser que si son mari s’est porté envers toi à quelque insulte grave, c’est qu’il te croit le premier, l’unique amant de sa femme, et qu’il se flatte que, sans toi, elle lui serait encore fidèle. Quand il saura que tu es fort innocent de ses premières fautes, et qu’il pourrait aussi bien s’en prendre à plusieurs de ses amis qu’à toi, il reviendra à la bonne opinion qu’il avait de ton caractère, et vous finirez peut-être par être le mieux du monde ensemble.

— Jamais, reprit Gustave ; je l’ai trop offensé pour lui pardonner mes torts et ma honte. Ah ! mon cher J…, tu ne connais pas le supplice de se sentir coupable envers l’homme qui nous protégeait. L’idée d’avoir troublé pour toujours le repos de ce vieux militaire, qui m’appelait son fils, d’avoir échangé son amitié, son estime contre sa haine et son mépris, me rend la vie insupportable. Il faut qu’il m’en délivre.

— Mais s’il ne veut pas t’assassiner ?

— Eh bien, nous nous battrons.

— Le général en chef vous le défend.

— Comment ! il sait ?… dit Gustave en rougissant.

— Oui, il sait tout ; mais, en blâmant ta conduite scandaleuse, il récompense tes exploits, et prétend qu’un chef de brigade doit donner l’exemple de la subordination. Ainsi donc, obéis, si tu veux commander, et mets de côté tes petits intérêts personnels pour ne songer qu’à ceux de l’armée. Eh ! qui pourrait flétrir l’honneur qu’on t’accorde aujourd’hui ? C’est toi qui es choisi pour accompagner Bessières ; c’est toi qui porteras à Paris les drapeaux que va nous livrer Mantoue.

— Ah ! mon ami, je vais revoir ma mère !

Et il se jeta au cou de J…

Le ressentiment, la tristesse cédèrent à l’espérance d’embrasser bientôt cette mère chérie. Gustave, assuré d’un tel bonheur, pouvait braver tous les ennuis de sa situation, et même les réprimandes de Bonaparte. Aussi se résigna-t-il à suivre l’avis de J…, qui lui disait :

— Allons, suis-moi chez le général en chef ; débarrasse-toi de cela tout de suite ; viens essuyer la bourrasque, et tu n’auras plus qu’à jouir du beau temps.

En effet, Gustave fut sévèrement grondé ; mais, la leçon faite, Bonaparte s’adoucit, et, satisfait d’avoir obtenu la promesse d’expier de grands torts par un peu d’humilité envers un vieux général, il redevint l’ami, le protecteur de Gustave.

Enfin, après plusieurs sorties malheureuses, Wursmer capitula, Mantoue se rendit, et nous vîmes les étendards français flotter sur le berceau de Virgile.