Michel Lévy frères, éditeurs (p. 204-211).


XLIV


Avant de quitter Milan pour conduire encore ses troupes à la victoire, Bonaparte leur adressa une proclamation qui excita au dernier point leur enthousiasme. Il s’agissait de les arracher au repos et aux plaisirs, dont elles avaient été privées depuis si longtemps, pour aller chercher de nouveaux périls, et Bonaparte leur disait :

« La postérité nous reprocherait-elle d’avoir trouvé Capoue dans la Lombardie ? Mais je vous vois déjà courir aux armes ; un lâche repos vous fatigue, les journées perdues pour la gloire le sont pour votre bonheur. Eh bien, partons ! nous avons des marches forcées à faire, des ennemis à soumettre, des lauriers à cueillir, des injures à venger. Que ceux qui ont aiguisé les poignards de la guerre civile en France, qui ont lâchement assassiné nos ministres à Rastadt, incendié nos vaisseaux à Toulon, tremblent… L’heure de la vengeance a sonné ; mais que les peuples soient sans inquiétude; nous sommes amis de tous les peuples, et plus particulièrement des descendants des Brutus, des Scipions, et des grands hommes que nous avons pris pour modèles ».

C’est avec de telles paroles que Bonaparte enivrait son armée. Les soldats, en les écoutant, brûlaient de réaliser tout ce qu’un si grand capitaine attendait de leur vaillance ; et telle était leur confiance en lui, qu’ils le regardaient comme l’oracle de la victoire.

Au retour de cette revue où mon maître avait accompagné son général, nous nous occupâmes des préparatifs de notre départ. Il n’y avait plus moyen d’en faire mystère dans la maison ; mais Gustave ne se sentant pas le courage de l’apprendre lui-même à madame Rughesi, pria Léonore de se charger de ce soin, et de lui donner exactement des nouvelles de sa cousine. Elle promit aussi de remettre à Stephania, dès que nous serions partis, une lettre dans laquelle Gustave peignait tout ce qu’il lui en coûtait pour obéir à son devoir en s’éloignant d’elle. Mais avant de la quitter, peut-être pour toujours, il voulut revoir encore une fois sa malheureuse amie. Elle était un peu plus calme lorsqu’il vint lui faire tacitement ses adieux : l’idée que ce calme, qui pouvait lui rendre la santé, allait être bientôt troublé par un nouveau chagrin ajouta un tourment de plus à tous ceux qui le dévoraient. Gémissant d’avance sur le malheur qui la menace, il serre sa main, la baigne de ses larmes, et Stephania, touchée de cet excès d’attendrissement, bénit les souffrances et le danger auxquels elle croit devoir un intérêt si doux.

— Tu me plains, lui dit-elle, tu me regrettes peut-être ; ah ! si je pouvais le croire, j’aimerais encore la vie.

— Conserve-la pour moi, s’écrie Gustave, conserve-la pour m’épargner à moi-même la mort la plus affreuse ; jure-moi d’accepter les secours que ton état réclame ; enfin, jure-moi de vivre pour être l’objet de mes plus tendres soins.

Ce serment, demandé avec tant de chaleur, pouvait-il être refusé par celle qui regardait les moindres désirs de Gustave comme des ordres impérieux ! Elle promit tout ce qu’il exigea, et, se sentant ranimée par l’espoir de lui être encore chère, elle consentit à prendre la potion qu’elle avait jusqu’alors refusée ; elle en sentit bientôt l’heureux effet : une douce langueur s’empara de ses sens, et peu à peu elle s’endormit sur le bras de Gustave. Quelle était céleste alors ! Ah ! le moins sensible des hommes n’aurait pu contempler sans émotion ce beau visage où les traces de la douleur se mêlaient au sourire de la confiance ! Il semblait que, ravie par l’amour au désespoir et à la mort, elle renaissait, à l’abri de tous les maux, protégée par l’objet qu’elle adore : il y avait dans son gracieux abandon un sentiment de son bonheur présent qui répandait un charme divin sur toute sa personne ; on eût dit qu’à travers le sommeil paisible qui lui apportait l’oubli de ses souffrances, son cœur seul veillait encore pour savourer le plaisir de reposer entre les bras de son amant.

Hélas ! il fallait s’arracher à ce touchant tableau, et profiter de ce moment de sommeil pour s’éloigner de Stephania. Avec quel tremblement Gustave déposa cette tête charmante sur le bras qui devait remplacer le sien ! Avec quelle sollicitude il remit ce précieux fardeau aux soins de Léonore ! Que de fois il revint pour la contempler de nouveau, pour l’embrasser, l’arroser de ses larmes ; ah ! son cœur était digne alors du pardon de sa victime !

Après s’être éloigné avec tant de peine de la chambre de Stephania, Gustave ne voulut pas rester un moment de plus dans sa maison, et nous montâmes à cheval sans dire adieu à personne. Je crus que, devant partir avec M. de Verseuil, Gustave allait se rendre chez Athénaïs ; mais il envoya Germain prévenir le général qu’il l’attendait à la porte de Rome, et nous prîmes silencieusement le chemin qui devait nous y conduire.

En sortant de cette ville de plaisirs, je ne pus m’empêcher de récapituler les chagrins que mon maître y avait soufferts, et je maudis de bon cœur les succès qui le rendaient si triste. Le général nous rejoignit bientôt, et je l’entendis reprocher à Gustave de n’être point venu faire ses adieux à madame de Verseuil.

— J’étais fort occupé, répondit-il d’un air embarrassé, et j’espère que vous voudrez bien m’excuser auprès d’elle.

— Ah ! je l’avais un peu préparée à cette négligence, reprit le général ; elle se doutait bien que les devoirs de l’hospitalité vous occuperaient tout entier ; mais, à propos, comment avez-vous laissé madame Rughesi ce matin ?

— Elle était un peu mieux, dit Gustave d’un ton grave.

Et la conversation n’alla pas plus loin.

Nous allions sortir des faubourgs de Milan, quand de vives acclamations nous annoncèrent l’approche de Bonaparte. Les mêmes applaudissements, les mêmes démonstrations de joie qui avaient signalé son entrée, l’accompagnèrent à la sortie des murs d’une ville où la présence de l’armée française s’était à peine fait sentir, et où il s’était efforcé de se concilier l’affection des habitants. Qui eût pu supposer que ces témoignages d’allégresse et de reconnaissance, cachaient la plus noire perfidie. Cependant nous étions à peine à Lodi, que Despinois, le commandant de Milan, vint annoncer à Bonaparte que, trois heures après son départ, on avait sonné le tocsin dans toute la Lombardie, et que les signes de la plus furieuse insurrection commençaient à se manifester de toutes parts.

Cette nouvelle fut bientôt confirmée, et d’autres plus affligeantes encore vinrent s’y joindre. Nous apprîmes que, pendant notre séjour à Milan, il s’était formé deux partis entre les habitants de cette ville. L’un, composé de la bourgeoisie et d’une grande portion du peuple, voulait la république ; l’autre, dirigé par les prêtres, les moines, les nobles, avait agi sourdement contre les protecteurs des principes nouveaux, et se croyant sûr du succès, il venait de déployer l’étendard de la révolte. Le mouvement insurrectionnel fut, pour ainsi dire, spontané dans toute la Lombardie ; ce qui prouva à Bonaparte qu’il était le résultat d’un plan combiné entre plusieurs chefs dont les plus importants étaient à Pavie. Le bruit se répandit tout à coup que le général autrichien Beaulieu avait reçu un renfort de soixante mille hommes, et que les Anglais avaient débarqué à Nice avec des forces considérables. Propagées avec toute l’exagération de l’esprit de parti, ces rumeurs achevèrent d’égarer l’opinion des Lombards ; les contributions payées avec l’argenterie des églises et des couvents, les taxes imposées aux plus riches maisons, servirent de prétexte aux prêtres pour mettre en jeu tous les ressorts de la superstition, et aux nobles pour se débarrasser de toutes les charges qui accompagnent une grande fortune. Pour mieux réussir dans leurs projets de soulèvement, chaque propriétaire avait pris le parti de renvoyer ses domestiques, en disant que l’égalité républicaine ne permettait pas de les garder. Dans un pays où la moitié de la population sert l’autre, cette mesure eut un effet funeste ; car les valets de toute espèce, renvoyés de chez leurs maîtres, et n’ayant plus de quoi vivre, se répandirent dans les rues de Milan, semèrent l’alarme parmi le peuple, et demandèrent partout vengeance de nos soldats. Déjà les révoltés se flattaient que de nouvelles Vêpres Siciliennes allaient sonner la dernière heure de tous les Français restés à Milan ; et l’on peut se faire une idée de ce que nous ressentîmes, en pensant qu’au moment même où nous apprenions les détails de cette insurrection, il n’était peut-être plus temps de secourir nos malheureux compatriotes. Mais Bonaparte savait agir : à peine est-il instruit de ce qui se passe à Milan, que, sans perdre un seul instant en vaines délibérations, il ordonne de rebrousser chemin, et repart lui-même suivi seulement de trois cents chevaux, et d’un bataillon de grenadiers. Je ne saurais rendre l’indignation qui se peignit alors sur tous les visages, et le silence menaçant qui fut gardé pendant ce retour. Bonaparte, l’œil fixe et les lèvres tremblantes, ne trahissait sa fureur que par un sourire amer ; mais ce sourire laissait entrevoir tout ce qu’il se promettait d’une juste vengeance. Gustave, ranimé par la colère, et peut-être aussi par la joie de revoir bientôt les objets de sa tendresse, ne pouvait contenir son impatience, ni démêler le sentiment qui l’agitait le plus. Le général Verseuil, si brave contre des soldats ennemis, paraissait effrayé d’aller combattre une populace effrénée, dont les excès étaient également difficiles à prévenir ou à faire cesser. Accablé de l’idée que les révoltés avaient sans doute commencé par se porter chez lui, et que sa femme n’aurait pas eu le temps de se soustraire à leur rage, il la voyait déjà victime de son dévouement pour lui, et tout son courage cédait à cette affreuse image.

Des courriers, partis en avant, répandirent bientôt la nouvelle inopinée du retour de Bonaparte. On le croyait suivi de toute son armée, et sa présence inattendue, en frappant de terreur les rebelles, ramena aussitôt l’ordre. Nous rentrâmes dans Milan sans rencontrer le moindre obstacle. Les attroupements étaient déjà dispersés, et chacun des habitants, craignant les premiers mouvements de notre indignation, se cachait si bien chez lui, que nous avions l’air de nous emparer d’une ville déserte. Après avoir escorté Bonaparte jusqu’au palais archiducal, où le général Despinois vint prendre ses instructions pour maintenir la soumission et la tranquillité dans la ville, mon maître et son général se rendirent à l’hôtel de Rome, où ils comptaient retrouver madame de Verseuil ; mais elle avait disparu, et la consternation répandue sur le front des gens de la maison préparait à la plus triste nouvelle.

— Qu’est-elle devenue ! s’écria le général. Hélas ! nous l’ignorons, reprit la maîtresse de l’hôtel. À peine étiez-vous parti, qu’une troupe de furieux s’est portée ici en nous demandant à grands cris de leur livrer les Français que nous logions. Pendant que mon mari leur répondait, et essayait de leur résister, je courus avertir le major et madame la générale du danger qu’ils couraient. Le major était sorti, et j’engageai madame à s’enfuir avec mademoiselle Julie par la porte de notre jardin, lorsqu’une vingtaine de ces furieux sont entrés dans la chambre, ont brisé tous mes meubles, m’ont forcée à coup de poings à leur déclarer laquelle des deux était la femme du général français. J’ai désigné mademoiselle Julie ; il se sont emparés d’elle, et l’ont tellement maltraitée, que la pauvre fille est en ce moment mourante dans son lit.

— Mais sa maîtresse ? interrompit impatiemment Gustave.

— Comment voulez-vous que je le sache ; j’étais moi-même entourée de ces brigands, qui m’accablaient de coups et de questions, pendant que leurs complices entraînaient madame de Verseuil dans le jardin. Tous les gens de l’hôtel s’étaient enfuis pour n’être pas massacrés par ces coquins ; vos gens eux-mêmes nous avaient abandonnés pour aller demander du secours au commandant de la place, et, quand ils revinrent avec une compagnie de grenadiers, ils me trouvèrent à moitié morte ; et mon mari dans le désespoir de ce qui venait de se passer.

À ce récit dont on peut deviner l’effet sur Gustave et sur son général, celui-ci se transporta aussitôt chez le commandant pour savoir si l’on avait quelque indice du sort de madame de Verseuil, tandis que mon maître, destiné à courir après le major, se fit conduire avant tout par l’aubergiste à la chambre de mademoiselle Julie.

En apercevant mon maître, la pauvre fille se mit à fondre en larmes. Elle s’apprêtait à lui raconter tout ce qui lui était personnel dans ce triste événement ; mais Gustave, l’interrompant sans cesse pour lui demander ce qu’elle savait de madame de Verseuil, ne lui laissa pas le temps de se plaindre ; et elle fut contrainte à lui répondre brièvement sur tout ce qui regardait sa maîtresse.

— À ne vous rien cacher, lui dit-elle, j’ai d’affreux soupçons, et rien ne m’ôterait de l’idée que madame est en ce moment victime d’une vengeance particulière.

À ces mots, Gustave frémit, et, se rapprochant de Julie, il la conjura de se rappeler tous les détails qui pouvaient lui inspirer un semblable soupçon. D’abord, lui dit-elle, j’ai reconnu à la tête de ces révoltés le grand Rinaldo, ce domestique de madame Rughesi, qui a toute sa confiance. C’est lui qui paraissait commander la troupe de laquais renvoyés qui a d’abord ameuté la populace. Quand cette femme me montra à eux comme étant madame, Rinaldo se jeta sur moi, armé d’un poignard, et m’ordonna de le suivre ; j’avoue qu’en ce moment, la peur de mourir l’emportant, je m’écriai :

» — Reconnaissez-moi donc. Je ne suis pas madame de Verseuil.

» Alors, Rinaldo me regardant de plus près, vit sa méprise, et, m’abandonnant à ses infâmes camarades, il courut après madame, la saisit par les cheveux, et la traîna hors de la chambre. Depuis lors, je ne l’ai point revue ; mais les horribles discours des misérables qui m’entouraient, et menaçaient de m’égorger si je ne leur livrais pas les papiers et l’argent de mes maîtres, m’apprirent assez leur confiance en Rinaldo ; et la certitude qu’ils avaient que ma pauvre maîtresse n’échapperait pas à sa férocité.

» — Laissons-le agir, disaient-ils ; cette affaire-là lui sera bien payée, et nous en aurons notre part. La Rughesi est généreuse.

» Ah ! monsieur, ajouta Julie en se tordant les bras, j’avais bien prévu que la jalousie de cette furie nous perdrait. Mais faire tuer ma pauvre maîtresse, se servir de la rage d’un peuple égaré pour se venger d’une femme plus jolie qu’elle, la faire traîner vivante par ces monstres pour être peut-être massacrée devant ses yeux, ah ! voilà ce qui mérite toutes les tortures de l’enfer ; voilà le crime qui doit être puni par vous, si vous ne voulez pas qu’on vous en accuse vous-même !

— Il le sera, dit Gustave d’une voix étouffée.

Et, sortant tout à coup de la chambre de mademoiselle Julie, il descendit comme un fou l’escalier de l’hôtel ; ensuite il passa près de la porte sans me reconnaître, et je le vis marcher à pas précipités vers la maison de madame Rughesi. Son air égaré, sa démarche m’inspirèrent tant d’effroi, que je me décidai à le suivre. Hélas ! pourquoi n’ai-je pas pris sur moi de l’arrêter avant qu’il pût accomplir la plus barbare injustice !