Michel Lévy frères, éditeurs (p. 11-16).


IV

— Qu’on le fasse entrer dit madame de Révanne au domestique qui m’annonçait.

Et je me trouvai dans un immense salon meublé du temps de Henri IV, et décoré d’une tenture dont on ne pouvait reconnaître la véritable couleur qu’à la faveur de larges places d’un rouge cramoisi, autrefois cachées sous des tableaux de famille je ne croyais pas qu’on pût habiter un lieu si gothique sans avoir tout au moins des paniers et un bonnet à bec ; je fus très-surpris d’y trouver une femme vêtue d’une longue tunique blanche, et les cheveux relevés à la grecque. Je crus voir Aspasie dans le fauteuil de Gabrielle d’Étrées. J’avoue que la beauté de ses traits, la noblesse de sa taille, me firent tant d’illusion, que ne pouvant lui supposer un fils de dix-huit ans, je lui dis d’un ton très-naturel, en m’excusant de l’avoir dérangée :

— Je désirais parler à madame de Révanne, madame ; j’ai une lettre à lui remettre.

— Eh bien, donnez-la moi, répondit la marquise, en souriant avec assez de complaisance, j’y vais répondre.

Elle avait prévu mon étonnement, et se donna le plaisir d’en jouir, en décachetant lentement la lettre par laquelle madame Dubreuil m’annonçait, j’eus à mon tour la petite satisfaction de remarquer dans l’attitude de madame de Révanne un air de surprise qui semblait dire : « À cette tournure distinguée, je n’aurais jamais reconnu un domestique. » Cette double méprise nous assurait d’une bienveillance réciproque ; aussi la marquise mit-elle autant de bonne grâce à m’instruire de ce qu’elle exigeait de mon service auprès de son fils, que j’employai de grands mots à lui protester de mon exactitude et de mon zèle.

— Songez, me dit-elle, que je vous place auprès de mon fils, bien moins pour le servir que pour le diriger. On m’a vanté la bonne éducation que vous avez reçue, et vous pouvez compter sur tous les égards dus à un homme bien élevé. Malheureusement les circonstances ne nous permettent pas de vous traiter aussi convenablement que nous eussions pu le faire il y a quelques années. Depuis que l’égalité s’est introduite partout, elle règne à l’office comme dans nos salons, et vous aurez, ainsi que nous, bien des petits sacrifices à lui faire. Tâchez de les supporter sans peine, et croyez que nous chercherons à vous en dédommager. Appliquez-vous à gagner la confiance de Gustave ; soyez d’abord complice des folies de son âge pour en être toujours le confident, et vous assurer le droit d’en devenir parfois le censeur. Je crois très-peu à l’influence des gouverneurs sur leurs élèves, et beaucoup à celle des valets de chambre sur leurs jeunes maîtres ; c’est pourquoi j’ai voulu confier mon fils à un honnête homme instruit, dont les conseils pussent remplacer les miens.

Jamais compliment ne fut mieux adressé ; mon amour-propre s’en fit un point d’honneur, et se jura de mériter l’éloge. Soit adresse ou bonté, madame de Révanne en me traitant avec une aussi haute estime, m’en avait inspiré pour moi-même. Cette place, qui m’humiliait intérieurement, se changea tout à coup en emploi honorable. Une mère me confiait l’unique héritier qui devait assurer le bonheur de sa vie ; du sein de mon obscurité, je devenais peut-être le personnage le plus important de la famille. Cette idée m’exalta si bien à mes propres yeux, que je me crus toutes les qualités qu’on me supposait. Certainement ma conduite y gagna : tant il est vrai qu’on obtient plus des hommes en leur montrant ce qu’on en espère que ce qu’on en redoute !

Le souvenir des mots obligeants de madame de Révanne me fut d’un grand secours contre l’impertinence de ses gens ; mais j’étais résigné à tout souffrir par égard pour elle. Ces faquins, encouragés par ma douceur, redoublèrent d’insultes. Alors, me rappelant les leçons de Philippe, je devins insolent avec eux ; et tout rentra dans l’ordre.

En attendant l’heure à laquelle mon jeune maître devait revenir de la chasse, je causai avec une vieille bonne qui l’avait élevé, et je m’acquis sa protection, en lui laissant dire de madame Dubreuil tout le mal possible. Je poussai même la lâcheté jusqu’à me vanter de la connaître fort peu, bien que je fusse recommandé par elle. Le procédé n’était pas noble, j’en conviens ; mais on me le pardonnera en faveur de l’usage.

Je commençais à savoir par cœur toutes les intrigues par lesquelles madame Dubreuil s’était enrichie aux dépens de sa maîtresse, lorsque nous aperçûmes au bout de la grande avenue deux jeunes gens qui descendaient de cheval.

— C’est lui, dit madame Duval, c’est Gustave ; voyez-vous le petit espiègle, il est encore avec ce démon d’Alméric, et pourtant sa mère l’a bien prié de ne plus aller avec ce mauvais sujet. Ils ont chassé ensemble, je gage ; si madame le savait ! Mais il ne s’en vantera pas. Tenez, les voilà qui se quittent ; ils nous auront aperçus à cette fenêtre, et Gustave a peur que je n’aille tout dire à madame.

— Gardez-vous-en bien, m’écriai-je ; il croirait que c’est moi qui l’ai dénoncé, et nous serions brouillés avant de nous connaître.

— Eh ! n’ayez pas peur, reprit-elle ; croyez-vous donc que je veuille faire gronder ce cher enfant ? Vraiment non, il est trop charmant ; vous allez le voir. Sans être très-grand, il est beau comme un ange ; et puis une tournure, de l’esprit, et une tendresse pour sa vieille bonne ! C’est un petit saint, vous dis-je ; et s’il ne faisait pas le diable si souvent, on n’aurait rien à lui reprocher.

Pendant ce discours, le petit saint endiablé s’approchait : je descendis pour aller à sa rencontre ; il nie fit en peu de mots un accueil gracieux, et s’empressa de rejoindre sa mère, qui l’attendait pour dîner. On me fit demander si je consentirais à servir à table le jour même de mon arrivée ; je répondis que je m’en ferais un vrai plaisir. En effet ma curiosité s’en réjouissait d’avance ; car c’est là seulement que l’on fait connaissance avec ses maîtres, leurs amis et ennemis. À peine fus-je entré dans la salle à manger pour y débuter dans l’art de donner une assiette à propos, que je fis un mouvement de surprise en voyant ma jolie compagne de voyage assise à côté de mon maître : j’eus la discrétion de ne point oser la saluer ; elle m’en récompensa aussitôt par le plus aimable sourire. Madame de Révanne l’ayant remarqué, dit :

— Quoi, Lydie, vous connaissez Victor ?

— Oui, ma tante, répondit-elle, je le connais pour être aussi poli qu’obligeant.

La conversation sur ce sujet n’alla pas plus loin ; un parent de madame de Révanne, placé à sa droite, ne cessa de me considérer ; il m’était facile de deviner qu’il cherchait tout simplement à découvrir sur mon visage si j’étais un fripon ou bien un honnête homme. Son âge annonçait assez d’expérience en ce genre pour m’intimider, si ma conscience avait été moins pure ; mais je soutins sans me troubler l’examen qu’il fit de ma personne ; et, profitant des moments où ses yeux daignaient se porter ailleurs, je l’examinai si bien à mon tour, que j’aurais pu faire son portrait de mémoire. Il paraissait avoir à peu près cinquante ans. Un mélange de malice et de bonté donnait à sa physionomie une expression toute particulière qui inspirait autant de crainte que d’attrait pour lui. Sa prétention était de connaître à fond les hommes, non pas pour être moins qu’un autre, victime de leurs défauts, mais dans la seule idée de n’en pas être dupe. Tolérant pour toutes les faiblesses humaines, il ne se réservait que le droit de s’en moquer, et ne jugeait sévèrement que les actions échappées à sa prévoyance. Heureusement pour moi je ne me trouvai posséder que les défauts et les qualités qu’il me soupçonnait ; aussi fus-je bientôt honoré de ses bonnes grâces.

À travers la contrainte causée par ma présence et le vide d’une conversation que chacun s’efforçait de rendre insignifiante (effet ordinaire d’un visage nouveau dans les temps de révolution), je devinai, à peu de chose près, les opinions et même les sentiments des convives. Il ne fallait pas être bien malin pour s’apercevoir de l’amour de Gustave, et de la peine que sa cousine se donnait pour prouver à tous le peu d’importance qu’elle voulait y attacher. L’inquiétude qu’en éprouvait madame de Révanne, et son impatience contre M. de Saumery, n’étaient pas moins visibles que la satisfaction de celui-ci, dont le regard et le geste semblaient lui répéter à chaque instant son éternel refrain : Je vous l’avais bien dit. Quant aux opinions, il était clair que l’esprit indépendant de la marquise approuvait tout bas des principes que sa situation et son titre la forçaient de blâmer tout haut. D’ailleurs on avait tiré de si cruelles conséquences de ces principes si sages dans le fond, que personne n’osait plus les défendre. Née d’un père que ses talents en finances avaient porté à de grands emplois, et d’une mère inconsolable d’avoir changé l’illustre nom de sa noble famille contre celui d’un mari bourgeois, madame de Révanne avait été si souvent témoin de combats ridicules entre l’orgueil féodal et la vanité financière, qu’elle s’était appliquée à se garantir de l’une et de l’autre ; elle y était parvenue en plaçant sa vanité sur des sujets plus dignes. Le mérite en tout genre exaltait son imagination ; et fière de celui qu’elle s’était acquis par ses talents, elle dédaignait tous les avantages de convention qu’un revers de fortune ou la moindre disgrâce peut détruire. Cette philosophie, assez rare, même chez les hommes, donnait à sa conversation ce charme incompatible avec l’esprit de parti, qui, de tout temps, a déparé celui des femmes. Je n’eus besoin pour la juger ainsi que de l’entendre parler pendant quelques instants des faits héroïques de notre histoire présente. Son enthousiasme à vanter tant d’actions généreuses, sans s’informer du parti qui pouvait s’en glorifier, décelait un cœur sensible, un esprit juste ; et, dès ce moment, je me félicitai de dépendre d’elle ; car les personnes de ce caractère sont aussi faciles à aimer qu’à servir.