Michel Lévy frères, éditeurs (p. 145-149).


XXXIII


Nos préparatifs achevés, Gustave se rendit chez madame de Verseuil ; elle était déjà entourée de tout l’état-major de son mari, et madame d’Olbiac, assise à côté d’elle, y remplissait ses fonctions de duègne de manière à ne laisser nul espoir d’approcher de sa belle-sœur, même pour lui adresser secrètement un mot. Cependant, Gustave désirait lui faire ses adieux, et la remercier des regrets qu’il lisait sur ce charmant visage, dont la pâleur et le regard languissant lui inspiraient une émotion si douce !

— Vous partez avec le général, lui dit-elle d’une voix presque éteinte, et nous allons rester ici livrées à bien des inquiétudes. M. de Verseuil a rarement le temps d’écrire ; s’il vous en restait plus qu’à lui, donnez-nous quelquefois de ses nouvelles et des vôtres. Dans les tristes moments que nous passerons ici, vos lettres nous seront d’un grand secours.

— Et à moi aussi, répondit Gustave ; car, au milieu des travaux qui vont nous occuper, je serai trop heureux d’avoir une occasion de m’en reposer en vous les racontant, madame ; et puis, ajouta-t-il en souriant, les gens polis répondent ordinairement aux lettres que l’on…

— À propos, interrompit Athénaïs, j’oubliais de vous rendre le livre que vous avez eu la bonté de me prêter à Valence.

— Quel livre, madame ?… je ne m’en souviens pas…

— Vous allez bientôt le reconnaître, j’en suis certaine ; peut-être me l’avez-vous donné avant de l’avoir lu ?

Et ces mots furent accompagnés d’un signe qui voulait dire :

« Convenez-en bien vite. »

— Ah ! oui… répondit Gustave d’un ton qui démentait assez l’air fin qu’il voulait se donner.

Alors Athénaïs fit demander le volume qu’elle avait laissé sur la cheminée ; et, le remettant à mon maître :

— Lisez-le, dit-elle avec émotion ; je pense qu’il vous intéressera.

— Gustave s’empressa de cacher ce trésor d’espérance, car il ne doutait pas qu’il dût renfermer quelques mots consolants ; et l’on ne saurait peindre l’impatience qu’il ressentit en gardant toute la soirée dans sa poche ce livre qu’il brûlait d’ouvrir. Cependant Athénaïs, qui jouissait de la contrainte de Gustave, l’en dédommageait par mille choses ingénieuses. Personne ne possédait mieux qu’elle cet art de tout employer pour être entendu de ce qu’on aime. La plupart des gens de sa société étaient presque toujours, sans s’en apercevoir, les interprètes de ses sentiments, ou les complices de ses projets. Tant qu’ils restaient dans l’ignorance de leur utilité, cette innocente ruse n’avait point d’inconvénient ; mais, dès que l’un de ces charitables amis découvrait les services qu’il avait rendus à l’insu de lui-même, il s’en irritait, et le bienfaiteur sans le savoir devenait alors un ennemi implacable.

Enfin la journée se termina ; et il fut permis à Gustave de pénétrer les mystères de ce livre magique, qui renfermait sans doute ses destins. C’était un de ses romans en A dont l’Angleterre nous inondait alors, et dans lesquels les spectres causent familièrement avec tous les vivants qui daignent visiter un vieux château, une tour en ruines, ou la moindre caverne.

— Eh ! qu’allez-vous faire de ce livre terrible ? dis-je à mon maître, en apercevant deux gravures où les voleurs et les revenants dévalisaient et terrifiaient un grand imbécile.

— J’en vais faire mon unique lecture pendant toute la campagne.

— Si cela est, vous aurez, monsieur, l’esprit singulièrement orné l’hiver prochain.

— Ah ! si tu savais tout ce qu’il renferme !

— À en juger par l’enseigne, ce ne sont pas des plaisanteries, vraiment.

— Non ! répliqua Gustave en continuant sa lecture, je ne crois pas qu’on puisse réunir plus de grâce à plus d’esprit ! Quel ingénieux moyen !… Que de délicatesse… d’amour !…

— Comment, vous trouvez tout cela dans ce roman sinistre ?

— Tiens, juges-en toi-même ; et dis-moi si tu as jamais rien lu d’aussi touchant. Je pris le livre ; et voici la première page qui tomba sous mes yeux.

« Hommes fragiles et vains, qu’est devenu ce courage dont vous étiez si fiers ? Eh ! quoi ! il faut pénétrer dans les antres secrets de la caverne obscure, et déjà vous murmurez contre l’autorité qui vous condamne à la poursuite du crime. Votre valeur succombe à l’aspect des tombeaux ; et, quand il s’agit de délivrer l’innocence, vous ne songez qu’aux dangers qui vous menacent ; et pourtant c’est au nom de l’humanité que la victime vous implore. L’amour de la vertu, le plus pur des sentiments, le plus noble des enthousiasmes, est-il donc éteint dans vos cœurs ? Ah ! conjurez le Dieu qui rendit un enfant invincible de ranimer votre antique vaillance ; et, par des faits éclatants, ménagez-vous des souvenirs de gloire. Nos jours sont comptés. Imitez, s’il se peut, les héros qui ne sont plus. C’est à vous que l’écho du torrent adresse les plaintes de l’infortunée Rosamonda. Ne l’entendez-vous pas gémir et vous crier du fond de l’abyme : Délivrez-moi du spectre odieux de Rokingham ! Sa tombe s’entr’ouvre, il m’approche… Ah ! défendez mon honneur et ma vie. »

— Cela est sans doute fort beau, puisque vous le trouvez ainsi, dis-je après avoir lu tout haut ce pompeux galimatias ; mais je vous avoue, à ma honte, que je n’y comprends rien. Cependant il faut être juste, l’assortiment est complet. La caverne, les tombeaux, la vertu, la victime, l’humanité, l’abîme, le spectre, le torrent, rien n’y manque ; et voilà, j’en conviens, tout ce qui constitue le mérite de nos romans nouveaux.

— Il s’agit bien de tout cela, s’écria Gustave. Me crois-tu assez niais pour admirer ces sottises ?

— Pardon, monsieur ; mais tant de gens les achètent.

— Imbécile, lis les mots soulignés de cette page, rassemble-les, et vois si le livre qui peut transmettre de si doux sentiments n’est pas le plus intéressant du monde.

J’obéis ; et ma critique fit place à la plus juste admiration, lorsque, rassemblant tous ces mots épars, il en résulta le billet suivant :

« Ce courage dont vous murmurez succombe à l’aspect des dangers qui vous menacent. Au nom de l’amour le plus pur, le plus invincible, ménagez des jours qui ne sont plus à vous, et défendez ma vie. »

— Ô malin Amour ! m’écriai-je en me prosternant, divin génie des femmes ! toi seul peux leur fournir de semblables ruses.

— N’est-il pas vrai ? reprit Gustave d’un air triomphant ; et pourrais-je douter encore d’un sentiment qui trouve de si ingénieux moyens de s’exprimer ? Non, je ne lui ferai pas cette injure ; et ma confiance égalera ma discrétion. Je respecterai ses scrupules ; je me résignerai à tous les sacrifices qu’elle m’imposera : heureux de pouvoir lui prouver, par ma soumission, tout ce que je sens pour elle ! Mais son image me suivra en tous lieux : c’est à elle que je dédierai mes succès, et, si je meurs, j’emporterai au tombeau la douce assurance d’être pleuré par elle. Ah ! cher Victor, que l’on doit bien se battre, quand la certitude d’être aimé vous suit au champ d’honneur ; quand il faut se défendre et triompher pour deux.

— Dites pour trois, monsieur ; car votre excellente mère mérite bien une part dans vos périls et votre gloire.

— Tu as raison, répondit Gustave en rougissant : ma mère avant tout. Approche-moi cette table.

Et il se mit à écrire, pendant que j’arrangeais nos portemanteaux.

Deux heures après nous étions à cheval, escortés d’une partie des habitants de Nice, dont la moitié était venue pour s’assurer et se réjouir de notre départ, et l’autre pour nous témoigner des regrets fort sincères.