Michel Lévy frères, éditeurs (p. 114-119).


XXV


Pendant que mon maître suivait son cours d’amusement, j’en faisais un des spectacles curieux qui étaient à ma portée ; et je puis bien mettre de ce nombre la séance du conseil des cinq-cents, où me conduisit un certain journaliste, que j’avais connu autrefois dans les bureaux du ministère. C’était un homme passionné pour les affaires publiques ; il ne concevait pas qu’on pût s’occuper d’autre chose ; et c’était pour être toujours au courant des nouvelles politiques qu’il s’était fait un des collaborateurs du journal officiel. Il savait à point nommé les jours où se discuteraient les plus importantes comme les moindres questions d’État. Il connaissait d’avance le résultat de la délibération, et ne se trompait pas d’une injure sur toutes celles que, dans la chaleur du discours, tel orateur devait adresser à tel autre. On acquiert rarement tant de science sans aimer à en faire parade ; aussi M. Silvestre (c’était le nom du politique) s’empressa-t-il de venir au secours de mon ignorance, en me faisant une notice historique sur les principaux députés de cette grande assemblée ; elle était présidée ce jour-là par un homme dont j’avais souvent entendu parler aux amis de madame de Révanne, comme d’un bienfaiteur ; c’était à son éloquence (bien courageuse alors) que les enfants des condamnés avaient dû le triomphe de leur cause ; et c’était en présence même des assassins de leurs pères. C’est à la Convention que cet orateur avait osé dire :

« La confiscation des biens des condamnés est injuste. Eh quoi ! ce jeune homme qui déjà combattait sur vos frontières ; celui-ci qui se disposait à aller combattre ; tous ces êtres infortunés qui ne connaissent aujourd’hui de plus grande calamité que la perte des auteurs de leurs jours, mais qui bientôt éprouveront des douleurs plus actives, parce qu’elles se renouvelleront sans cesse, pourront vous dire : Quels sont donc les forfaits que nous avons commis pour être ainsi réduits à l’extrémité du malheur ? Avons-nous partagé ceux de nos pères ? Nous étions si jeunes encore !… Rendez-nous nos guides, nos soutiens, ou du moins rendez-nous ces moyens de subsistance qu’ils avaient amassés pour nous, et que nous n’avons pas mérité de perdre. »

Ce discours touchant, prononcé avec autant de chaleur que de noblesse, avait pénétré jusqu’aux cœurs les plus inaccessibles. Les mots pitié, justice, si longtemps bannis de cette tribune encore retentissante des cris de haine, de proscription et de vengeance, avaient produit l’effet magique qu’opère quelquefois la générosité sur la colère. Les plus impitoyables se sentirent désarmés ; et plusieurs d’entre eux, jaloux du bonheur que semblait éprouver l’orateur en plaidant une si belle cause, voulurent essayer aussi du plaisir attaché à une bonne action ; leurs voix si souvent fatales à l’innocence se réunirent enfin pour la protéger ; et la France obtint ce décret bienfaisant qui devait rendre l’existence à tant de familles désolées, et placer le nom de M. Doulcet de Pontécoulant à la tête de ceux que la reconnaissance publique consacre à la postérité.

En entrant dans la salle du conseil des cinq-cents, je fus d’abord frappé du contraste qu’offrait la tenue de cette assemblée avec celle de la Convention, où la plupart des députés, vêtus d’une carmagnole[1], gesticulant et criant tous à la fois, donnaient plutôt l’idée d’une émeute populaire que d’une représentation nationale ; je me souvenais encore d’avoir assisté peu d’années auparavant dans cette même enceinte à une certaine séance où j’avais entendu le président, chargé de recevoir une grande députation, lui adresser du ton le plus solennel, un discours qui commençait par ces mots : — Jeunes sans-culottes[2] ! La gravité du président en prononçant ces paroles burlesques, et l’air satisfait de ceux qui se voyaient honorer d’un si beau nom, ne m’avaient pas moins fait rire que le mouvement oratoire du député qui s’écria l’instant d’après : Montagne[3] inébranlable ! reste à ton poste. Cette pressante invitation avait excité les plus vifs applaudissements ; et lorsque je me permis quelques réflexions critiques sur ce genre d’éloquence, un de mes voisins me dit :

— Quoi, citoyen ! tu ne trouves pas cela beau ! tu ne conviens pas de la justesse de cette figure ! Qu’y a-t-il de plus inébranlable qu’une montagne ? et si elle est inébranlable, ne faut-il pas nécessairement qu’elle reste à son poste ? Vraiment la phrase est admirable, et il faut être un aristocrate, un mauvais citoyen, un modéré, pour ne pas la trouver juste.

Ce raisonnement judicieux, et le discours qui en avait fourni le sujet, revenaient malgré moi souvent à ma mémoire ; j’avais peine à me figurer que les nouveaux orateurs appelés à cette même tribune n’eussent pas conservé quelques traits du génie héroï-comique de leurs prédécesseurs, et je m’apprêtais à en rire comme j’avais osé le faire autrefois ; mais la séance, à peine commencée, captiva si bien mon intérêt que je perdis tout souvenir de celle qui m’avait paru si ridicule. Parmi les quatre secrétaires placées au-dessous du président, je reconnus un petit homme maigre, à figure de chat, que je me souvins d’avoir vu pendant mon séjour en Bretagne, où il venait assez souvent visiter sa famille et recueillir les suffrages de ses compatriotes. Ils vantaient justement, en M. Lemerer, un talent remarquable, et prétendaient que son discours sur la liberté de la presse, servirait de modèle à tous les défenseurs présents et futurs de cette liberté, sans laquelle il n’en est aucune.

On venait de discuter, quelques jours avant, cette grande question, vivement défendue par la force des raisonnements de M. Pastoret et l’éloquence de M. Jourdan, des Bouches-du-Rhône.

        « Qui depuis… Mais alors il était libéral. »

Une motion de Chénier, tendant à prohiber la liberté des journaux (qui, sous tous les gouvernements possibles, ne sera jamais du goût des auteurs ni des ministres) avait occasionné ces nouveaux débats. Mais ce fut vainement que le poëte tragique tenta de convaincre rassemblée du danger qu’il y avait pour la sûreté de l’État, à permettre qu’un misérable folliculaire pût, du haut de son grenier, tonner contre les actions d’un homme en place, ou plaisanter sur la disgrâce d’un auteur tombé. Malgré ces déclamations en faveur d’une mesure que l’intérêt particulier réclamait, comme de coutume, au nom de l’intérêt général, Chénier, combattu victorieusement par les premiers orateurs du conseil des cinq-cents, eut le déplaisir de voir la majorité des suffrages couronner d’un plein succès le discours de M. de Pontécoulant, qui demanda et obtint l’ordre du jour sur toutes les propositions tendant à prohiber la liberté de la presse. Ce triomphe lui avait valu les honneurs de la présidence ; et peu s’en fallut qu’elle ne lui devint funeste à la séance où j’assistai, car jamais je n’ai vu un semblable désordre. On s’occupait alors des troubles du Midi ; l’assemblée avait nommé une commission pour examiner les faits et lui en rendre compte ; mais dans l’état d’exaltation où ces affreux événements mettaient tous les esprits, on ne pouvait espérer sur ce sujet un rapport impartial. C’est ce qui avait déterminé plusieurs membres à demander la suppression de la commission. Un petit homme brun, dont la voix sonore se faisait parfaitement entendre de toutes les parties de la salle, fut un des premiers qui proposa de rapporter l’arrêté en vertu duquel la commission avait été crée. Aussitôt ceux qu’une telle proposition semblait injurier se précipitèrent vers la tribune, en demandant la parole. Mais M. Treilhard, sans être ému de ce mouvement, n’en continua pas moins son discours jusqu’à ce qu’il eût déduit toutes ses raisons pour motiver la mesure qu’il réclamait. Tant de sagesse et de fermeté ne firent qu’irriter les partisans de la commission, parmi lesquels se trouvait un assez grand nombre de Provençaux et de Languedociens fortement compromis dans tous ces troubles, par leurs familles ou leurs amis. Isnard, un des plus intéressés à justifier lui et les siens, dans cette circonstance, s’écriait à tue-tête : « J’ai un fait essentiel à communiquer… ; écoutez la vérité, vous prononcerez ensuite… » Les murmures ne lui permettant pas de continuer, il descend de la tribune et se précipite au milieu de la salle ; il parle avec véhémence à le Sage-Sénault, qui lui répond par des gestes menaçants ; Isnard se porte sur lui, plusieurs membres accourent pour les séparer ; le tumulte est à son comble ; je crois qu’ils vont s’égorger ; mais le président se couvre, et le calme renaît. J’avoue que l’effet subit de ce talisman sur des hommes en délire, me causa une surprise mêlée d’admiration. Ce qu’une compagnie de gendarmes n’aurait pu obtenir de ces furieux, un simple geste du président venait de l’opérer ; mais c’était le signal qui rappelait à l’ordre ceux qui s’en écartaient ; tous avaient volontairement juré de le respecter, et les plus révoltés, se soumettant les premiers à l’arrêt qui les condamnait au silence m’offrirent un exemple frappant du pouvoir de la loi sur des hommes libres.

Le président profita du calme qui succéda à l’orage pour adresser à l’assemblée un discours qui commençait ainsi :

« Je rappelle aux membres du conseil qui ont troublé la délibération par la scène la plus scandaleuse, qu’ils doivent faire taire leurs passions devant les grands intérêts de la patrie, et que le calme de la raison, le sang-froid de la sagesse, doivent toujours présider aux discussions des représentants de la nation. »

Paroles mémorables qu’on devrait écrire en grosses lettres sur la porte de toutes les assemblées délibérantes !

Pendant que le président s’exprimait avec tant de dignité et de raison, j’examinai l’effet que produisait son discours sur les différents visages, et j’en remarquai particulièrement un dont les traits réguliers, l’air digne et patriarcal annonçaient une âme pure.

Je parierais, dis-je à Silvestre que cet homme-là n’a pas à se reprocher une mauvaise action.

Et vous gagneriez, répondit-il avec enthousiasme ; car jamais plus de vertus privées ne se sont rencontrées avec autant de vertus publiques. Courageux sans faste, résigné sans faiblesse, éloquent sans déclamation, on sait d’avance, lorsqu’il demande la parole, qu’il va plaider pour les opprimés contre les oppresseurs. Ah ! quelle que soit la suite de notre révolution, continua Silvestre, j’affirmerais que ce brave citoyen restera, sous tous les despotismes, le fidèle ami de la liberté.

Parler ainsi d’un membre du conseil des cinq-cents, c’était nommer Boissy-d’Anglas[4] ; et je me sus bon gré d’avoir lu sur son visage tout le bien que j’en devais penser. J’appris sans étonnement qu’une grande conformité d’opinions et de conduite politique avait établi, entre le président et lui, une étroite amitié ; et je fis des vœux pour que cette parfaite amitié, fondée sur une si juste estime, résistât aux revers, aux succès et au temps.

   C’est ainsi que la terre avec plaisir ressemble
    Ces chênes, ces sapins qui s’élèvent ensemble ;
    Un suc toujours égal est préparé pour eux ;
    Leur pied touche aux enfers, leur cime est dans les cieux :
    Leur tronc inébranlable, et leur pompeuse tête
    Résiste, en se touchant, au coup de la tempête :
    Ils vivent l’un par l’autre, ils triomphent du temps ;
    Tandis que sous leur ombre on voit de vils serpents
    Se livrer, en sifflant, des guerres intestines,
    Et de leur sang impur arroser leurs racines[5].

  1. Espèce de vêtement composé d’une veste courte et d’un large pantalon.
  2. C’est vers le même temps qu’Anacharsis Clootz, surnommé l’Orateur du genre humain, dit à la barre de l’assemblée législative : mon cœur est français, mais mon âme est sans-culotte. C’est par cette profession de foi éloquente qu’il termina son discours de remercîment à l’assemblée qui venait, par décret, de le déclarer citoyen français.
  3. On appelait ainsi le côté gauche de l’assemblée.
  4. Ce fut lui qui proposa le premier, mais sans succès, la restitution des biens des condamnés.

  5. Voltaire, discours sur l’Envie.