Michel Lévy frères, éditeurs (p. 70-73).


XVI


Malgré de sincères regrets et la meilleure volonté d’être triste, il n’y avait pas moyen d’échapper aux distractions de tous genres que Paris offrait alors à ceux qu’y ramenaient l’intérêt, la curiosité, le malheur, ou l’espérance. C’était un bruit, un mouvement perpétuel, un besoin de mettre à profit chacun de ses jours comme autant de vols faits à la Parque révolutionnaire, et qu’elle pourrait bien réclamer au premier signal ; c’était surtout cette égalité établie par le malheur, qui fait que personne n’est humilié du sien. Ceux qu’un injuste décret avait dépouillés de leur fortune riaient aux dépens de ces nouveaux enrichis, aussi honteux de leur origine que fiers de leur argent ; et de là s’établissait entre eux une sorte de commerce dont les bénéfices étaient assez également partagés. Le parvenu voulait briller, donner de grands repas, des fêtes ; car, que faire en un palais à moins que l’on n’y danse ? L’ancien propriétaire voulait se divertir et se parer encore aux yeux du monde des avantages qu’une éducation distinguée et des manières élégantes lui donnaient sur l’ignorance et la grossièreté de ces Turcarets nouveaux. Ainsi l’un payait le festin dont l’autre faisait l’agrément, et la gaieté gagnait beaucoup à ce marché, car chacun sait que l’esprit ne s’amuse jamais mieux qu’aux dépens de la sottise.

Après nous être installés dans un des beaux hôtels du faubourg Saint-Honoré, que madame de Révanne avait eu le bonheur de conserver en le consacrant aux infirmes de la section, qui en avaient fait une espèce d’hôpital, nous commençâmes par y disposer un appartement en état de recevoir la marquise. Les soins que prit Gustave d’y réunir tout ce qui pouvait être commode et agréable à sa mère fut le premier plaisir qui vint le distraire : il s’obstinait à n’en point chercher d’autres ; mais il fut bientôt assiégé par les compagnons de son enfance, qui, se joignant aux amis de sa mère, conspirèrent si bien contre sa tristesse, qu’elle céda malgré lui à leur aimable folie.

Cependant, au retour de ces soirées brillantes, je le surprenais souvent les yeux fixés sur le portrait de Lydie, et lui adressant les choses les plus tendres. Un jour qu’il en paraissait plus occupé que jamais, il me dit :

— Toi qui devines assez juste dis-moi comment tu supposes que tout cela se passe à Révanne depuis ce maudit retour et notre départ ? car, je le vois bien, ma mère n’ose m’écrire franchement sur ce sujet. Depuis que la poste s’insinue dans les secrets de famille, on ne s’écrit plus guère que pour se prouver qu’on existe. Lydie elle-même craint de m’adresser le moindre mot, et cependant je voudrais bien savoir ce qu’elle devient, et surtout ce qu’elle pense.

— Ah ! cela n’est pas difficile à imaginer ; mais je me garderai bien d’en dire un mot à monsieur.

— Eh ! pourquoi cela ?

— Parce qu’il m’arracherait les yeux, sans que je le rendisse plus clairvoyant : sur tout ce qui tient à l’amour on aime à se tromper ; et nous ne pardonnons pas au sot qui vient nous apprendre ce que notre raison nous dirait mieux que lui, si nous voulions l’écouter. D’ailleurs, monsieur sait aussi bien que moi ce qu’il me demande.

— Non, j’en doutais ; mais, d’après ce que tu me dis là, je vois bien que tu me crois entièrement sacrifié à ce mari.

— Non, pas entièrement, et je serais garant des larmes qu’on lui cache, et que votre souvenir fera longtemps couler ; mais quand on prend une fois le parti de la vertu, on veut jouir de tous les avantages qui y sont attachés ; et du moment où madame de Civray a consenti à vivre avec son mari, elle s’est juré probablement d’y bien vivre.

— Cette pensée m’indigne, et m’inspire malgré moi des idées de vengeance qui me porteraient à quelque folie, si je ne craignais d’affliger ma mère.

— Ah ! croyez-moi, monsieur, vengez-vous de ce mari-là sur un autre : la justice n’y perdra rien, et vous y gagnerez. Surtout ne vous livrez pas à des regrets inutiles, et ne vous indignez pas de voir une femme tendre et faible céder aux conseils de l’amitié ainsi qu’elle se rendait aux prières de l’amour. Vous-même lui avez donné l’exemple, pourquoi son courage serait-il moins héroïque que le vôtre ?

— L’ai-je quittée pour me jeter dans les bras d’une autre ? Ah ! j’en atteste le ciel, si elle s’était réservée à mon amour, la plus belle femme du monde ne m’aurait pas rendu infidèle.

— Quoi ! pas même madame T*** ? Il me semble pourtant que monsieur la trouve bien séduisante, si j’en juge par tout ce qu’il m’en dit depuis le jour où M. de Léonville l’a présenté chez elle.

— Il est vrai qu’elle est d’une beauté enchanteresse ; mais je n’y aurais peut-être pas fait attention, sans la célébrité dont elle jouit et les bonnes actions qui la parent. C’est même cette réputation de bonté qui m’a d’abord attiré chez elle ; ma mère, instruite par la reconnaissance de ses amis des services importants que madame T*** a rendus à plusieurs émigrés, m’avait chargé d’en obtenir un nouveau en faveur de M. de Civray. C’était mettre ma générosité à une grande épreuve ; mais, le sacrifice étant fait, je ne pouvais me refuser aux accessoires qui devaient ajouter à sa pompe, et j’ai accepté cette commission dont M. de Léonville se serait d’ailleurs aussi bien acquitté que moi ; car tu sais qu’on peut faire une action généreuse sans lui voler quelque chose, surtout quand il s’agit d’obliger ma mère.

— En effet ce M. de Léonville lui paraît bien dévoué, cela m’explique pourquoi je l’aime déjà sans le connaître autrement que pour l’avoir vu quelquefois ici ; mais j’avais remarqué son goût, ses soins délicats, lorsqu’il vous aidait de ses conseils dans l’arrangement de l’appartement de madame. Comme il se rappelait tout ce qu’elle préfère ! Ah ! cette mémoire-là ne vient que du cœur !

— Aussi le sien est-il digne de l’amitié de ma mère, reprit gravement Gustave, comme pour m’interdire toute autre idée sur les sentiments de M. de Léonville pour la marquise.

Il aurait pu s’en épargner la peine ; car, malgré mon opinion sur la plupart des femmes, et la difficulté bien reconnue de les aimer longtemps sans succès, madame de Révanne était peut-être la seule à mes yeux qui méritât l’offrande d’un culte désintéressé ; il y avait tant de plaisir à l’aimer, à lui plaire, qu’on devait craindre de risquer un tel bonheur en cherchant à l’accroître ; et rien ne me paraissait aussi simple que de sacrifier à son repos. Enfin, soit que la vertu ou le temps ait sanctifié l’attachement qui existait entre la marquise et M. de Léonville, il était généralement respecté, même par l’ironie des gens du monde, qui ne respecte rien, et je n’avais pas envie d’être plus méchant qu’eux.

Cette madame T***, que, selon leurs différents langages, les uns appelaient l’Aspasie moderne, ou la Sœur du pot de la Révolution, parce qu’elle en avait soigné les malades ; cette femme, que d’autres louaient de s’être livrée au Minotaure pour sauver sa vie et sa patrie, mais que tous s’accordaient pour trouver belle et compatissante, excitait au dernier point ma curiosité ; et le désir de la voir me fit demander à mon maître la permission d’aller le servir la première fois qu’il dînerait chez elle ; car, mon rang de valet de chambre ne m’obligeant à le servir à table que dans sa maison, quand je voulais m’en donner le plaisir chez les autres, il me fallait obtenir de M. Germain, domestique ordinaire, et des subalternes, l’honneur de le remplacer derrière le fauteuil de son maître ; avantage que le moindre pourboire m’assurait d’avance. Cette fois j’en doublai le prix en raison du service, et ne regrettai pas mon argent, lorsque deux jours après je me trouvai si bien placé pour voir de près les acteurs de cette dernière tragédie bourgeoise, dont quelques-uns devaient bientôt paraître sur un nouveau théâtre, en changeant seulement de costume et de langage. Ce spectacle curieux captiva toute mon attention ; et je n’oublierai jamais ce qui s’y débita de sentences républicaines sur l’horreur du pouvoir absolu, devant celui qui devait s’en saisir le premier.