Les Maladies de la volonté/Chapitre III


CHAPITRE III

LES AFFAIBLISSEMENTS DE L’ATTENTION VOLONTAIRE


Nous allons étudier maintenant des affaiblissements de la volonté d’un caractère moins frappant, ceux de l’attention volontaire. Ils ne diffèrent pas en nature de ceux du dernier groupe, consistant comme eux en un affaiblissement du pouvoir de direction et d’adaptation. C’est une diminution de la volonté au sens le plus strict, le plus étroit, le plus limité, indiscutable même pour ceux qui se renferment obstinément dans l’observation intérieure.

Avant de nous occuper de la faiblesse acquise, examinons la faiblesse congénitale de l’attention volontaire. Laissons de côté les esprits bornés ou médiocres, chez qui les sentiments, l’intelligence et la volonté sont à un même unisson de faiblesse. Il est plus curieux de prendre un grand esprit, un homme doué d’une haute intelligence, d’une vive faculté de sentir, mais chez qui le pouvoir directeur manque, en sorte que le contraste entre la pensée et le vouloir soit complet. Nous en avons un exemple dans Coleridge.

« Aucun homme de son temps ni peut-être d’aucun temps, dit Carpenter[1], n’a réuni plus que Coleridge la puissance de raisonnement du philosophe, l’imagination du poète et l’inspiration du voyant. Personne peut-être dans la génération précédente n’a produit une plus vive impression sur les esprits engagés dans les spéculations les plus hautes. Et pourtant il n’y a probablement personne qui, étant doué d’aussi remarquables talents, en ait tiré si peu, — le grand défaut de son caractère étant le manque de volonté pour mettre ces dons naturels à profit ; si bien que, ayant toujours flottants dans l’esprit de nombreux et gigantesques projets, il n’a jamais essayé sérieusement d’en exécuter un seul. Ainsi, dès le début de sa carrière, il trouva un libraire généreux, qui lui promit trente guinées pour des poèmes qu’il avait récités, le payement intégral devant se faire à la remise du manuscrit. Il préféra venir, toutes les semaines, mendier de la manière la plus humiliante pour ses besoins journaliers la somme promise, sans fournir une seule ligne de ce poème, qu’il n’aurait eu qu’à écrire pour se libérer. L’habitude qu’il prit de bonne heure et dont il ne se défit jamais de recourir aux stimulants nerveux (alcool, opium) affaiblit encore son pouvoir volontaire, en sorte qu’il devint nécessaire de le gouverner. »

La composition de son fragment poétique Kuhla Khan, qu’il a racontée dans sa Biographie littéraire, est un exemple typique d’action mentale automatique. Il s’endormit en lisant. À son réveil, il sentit qu’il avait composé quelque chose comme deux ou trois cents vers qu’il n’avait qu’à écrire, « les images naissant comme des réalités, avec les expressions correspondantes, sans aucune sensation ou conscience d’effort. » L’ensemble de ce singulier fragment, tel qu’il existe, comprend cinquante-quatre lignes, qui furent écrites aussi vite que la plume pouvait courir ; mais ayant été interrompu pour une affaire, par quelqu’un qui resta environ une heure, Coleridge, à sa grande surprise et mortification, trouva « que, quoiqu’il eût encore un vague et obscur souvenir de l’ensemble général de sa vision, à l’exception de huit ou dix vers épars, tout le reste avait disparu sans retour. »

Les récits de ses contemporains sur son intarissable conversation, son habitude de rêver tout haut, son parfait oubli de ses interlocuteurs, laissent l’impression d’une intelligence exubérante, livrée à un automatisme sans frein. Les anecdotes curieuses ou plaisantes abondent sur ce point. Je n’en citerai aucune ; j’aime mieux laisser à un maître le soin de peindre l’homme.

« La figure de Coleridge et son extérieur, d’ailleurs bon et aimable, avait quelque chose de mou et d’irrésolu, exprimant la faiblesse avec la possibilité de la force. Il pendillait sur ses membres, les genoux fléchis, dans une attitude courbée. Dans sa marche, il y avait quelque chose de confus et d’irrégulier, et quand il se promenait dans l’allée d’un jardin, il n’arrivait jamais à choisir définitivement l’un des côtés, mais se mouvait en tire-bouchon, essayant des deux.

« Rien n’était plus abondant que sa conversation ; toujours et à la lettre de la nature d’un monologue, ne souffrant aucune interruption même respectueuse, écartant immédiatement toute addition ou annotation étrangères, même les plus sincères désirs d’éclaircissement, comme des superfluités qui n’auraient jamais dû se produire. En outre, sa conversation n’allait pas dans un sens comme une rivière, mais dans tous les sens, en courants inextricables ou en remous comme ceux d’un lac ou de la mer ; terriblement dépourvue de but défini, même souvent d’intelligibilité logique : ce que vous deviez faire ou croire se refusant obstinément à sortir de ce flot de paroles ; en sorte que, le plus souvent, vous vous sentiez logiquement perdu, engouffré et près d’être noyé par cette marée de mots ingénieux, débordant sans limites comme pour submerger le monde.

« Il commençait d’une façon quelconque. Vous lui posiez une question, vous lui faisiez une observation suggestive. Au lieu de répondre, il commençait par accumuler un appareil formidable de vessies natatoires logiques, de préservatifs transcendantaux, d’autres accoutrements de précaution et de véhiculation. Peut-être à la fin succombait-il sous le poids ; mais il était bien vite sollicité par l’attrait de quelque nouveau gibier à poursuivre d’ici ou de là, par quelque nouvelle course, et de course en course à travers le monde, incertain du gibier qu’il prendrait et s’il en prendrait. Sa conversation se distinguait comme lui-même par l’irrésolution ; elle ne pouvait se plier à des conditions, des abstentions, un but défini ; elle voguait à son bon plaisir, faisant de l’auditeur avec ses désirs et ses humbles souhaits un repoussoir purement passif.

« Brillants îlots embaumés, ensoleillés et bénis, îlots de l’intelligible ! je les ai vus sortir du brouillard, mais rares et pour être engloutis aussitôt dans l’élément général.

« On avait toujours des mots éloquents, artistement expressifs ; par intervalles, des vues d’une pénétrante subtilité ; rarement manquait le ton d’une sympathie noble, quoique étrangement colorée ; mais, en général, cette conversation sans but, faite de nuages, assise sur des nuages, errant sans loi raisonnable, ne pouvait être appelée excellente, mais seulement surprenante ; elle rappelait l’expression amère de Hazlitt : Excellent causeur, en vérité, si on le laisse ne partir d’aucune prémisse, pour n’arriver à aucune conclusion[2]. »


Descendons maintenant aux vulgaires exemples d’affaiblissement acquis de l’attention volontaire. Elle se présente sous deux formes :

1o La première est caractérisée par une activité intellectuelle exagérée, une surabondance d’états de conscience, une production anormale de sentiments et d’idées dans un temps donné. Nous en avons fait déjà mention à propos de l’ivresse alcoolique. Cette exubérance cérébrale éclate davantage dans l’ivresse plus intelligente du hachich et de l’opium. L’individu se sent débordé par le flux incoercible de ses idées, et le langage n’est pas assez rapide pour rendre la rapidité de la pensée ; mais en même temps le pouvoir de diriger les idées devient de plus en plus faible, les moments lucides de plus en plus courts[3]. Cet état d’exubérance psychique, quelle qu’en soit la cause (fièvre, anémie cérébrale, émotion), aboutit toujours au même résultat.

Entre cet état et l’attention, il y a donc un antagonisme complet : l’un exclut l’autre. Ce n’est d’ailleurs qu’un cas particulier de l’exagération des réflexes ; seulement il s’agit ici de réflexes psychiques ; en d’autres termes, tout état de conscience actuel tend à se dépenser, et il ne peut le faire que de deux manières : produire un mouvement, un acte ; ou bien éveiller d’autres états de conscience suivant les lois de l’association. Ce dernier cas est un réflexe d’ordre plus complexe, un réflexe psychique, mais il n’est comme l’autre qu’une forme de l’automatisme.

2o La deuxième forme nous ramène au type de l’aboulie : elle consiste en une diminution progressive du pouvoir directeur et une impossibilité finale de l’effort intellectuel.

« Dans la période initiale de certaines maladies du cerveau et de l’esprit, le malade se plaint d’incapacité à gouverner et à diriger la faculté de l’attention. Il trouve qu’il lui est impossible, sans un effort visible et pénible, d’accomplir son travail mental accoutumé, de lire ou de comprendre le contenu d’une lettre, d’un journal, même une ou deux pages de quelque livre favori ; l’esprit tombe à un état vacillant, incapable de continuité dans la pensée.

« Conscient de cet affaiblissement d’énergie, le malade tâche de la reconquérir ; il prend un livre, résolu à ne pas céder à ses sensations d’incapacité intellectuelle, de langueur psychique, de faiblesse cérébrale ; mais souvent il découvre qu’il a perdu tout pouvoir d’équilibre mental, de concentration et de coordination de ses idées. Dans ses tentatives pour comprendre le sens de ce qu’il a sous les yeux, il lit et relit avec résolution, avec une apparence d’énergie victorieuse certains passages frappants, mais sans être capable de saisir un ensemble d’idées très simples ou de poursuivre avec succès un raisonnement élémentaire. Cette tentative, surtout si elle est soutenue, de faire converger l’attention sur un point, accroît souvent la confusion de l’esprit et produit une sensation physique de lassitude cérébrale et de céphalalgie[4]. »

Beaucoup de paralytiques généraux, après avoir traversé la période de suractivité intellectuelle, celle des projets gigantesques, des achats immodérés, des voyages sans motif, de la loquacité incessante, où la volonté est dominée par les réflexes, en viennent à la période où elle est impuissante par atonie ; l’effort ne dure qu’un moment, jusqu’à ce que cette passivité toujours croissante aboutisse à la démence[5].

Le lecteur voit, sans commentaires, que les maladies de l’attention volontaire sont réductibles aux types déjà étudiés. Il est donc plus fructueux, sans multiplier les exemples, de rechercher ce que cet état de l’esprit qu’on nomme l’attention peut nous apporter de renseignements sur la nature de la volonté et de suggestions pour les conclusions de ce travail.

Je n’ai pas à étudier l’attention, quelque intéressant et mal connu que soit ce sujet. La question ne peut être prise ici que de biais, c’est-à-dire qu’autant qu’elle touche à la volonté. Je réduirai mes conclusions sur ce point aux propositions suivantes :

1o L’attention volontaire, celle dont on célèbre d’ordinaire les merveilles, n’est qu’une imitation artificielle, instable et précaire, de l’attention spontanée.

2o Celle-ci seule est naturelle et efficace.

3o Elle dépend, quant à son origine et à sa durée, de certains états affectifs, de la présence de sentiments agréables ou désagréables ; en un mot, elle est sensitive dans son origine, ce qui la rapproche des réflexes.

4o Les actions d’arrêt paraissent jouer un rôle important, mais mal connu, dans le mécanisme de l’attention.

Pour justifier ces propositions, il est bon d’examiner d’abord l’attention spontanée et de la prendre sous ses formes les plus diverses. L’animal en arrêt qui guette sa proie, l’enfant qui contemple avec ardeur quelque spectacle banal, l’assassin qui attend sa victime au coin d’un bois (ici l’image remplace la perception de l’objet réel), le poète possédé par une vision intérieure, le mathématicien qui poursuit la solution d’un problème[6] : tous présentent essentiellement les mêmes caractères externes et internes.

L’état d’attention intense et spontanée, je le définirais volontiers, comme Sergi, une différenciation de la perception produisant une plus grande énergie psychique dans certains centres nerveux avec une sorte de catalepsie temporaire des autres centres[7]. Mais je n’ai pas à étudier l’attention en elle-même ; ce qui nous importe, c’est de déterminer son origine, sa cause.

Il est clair que, dans les états ci-dessus énumérés et leurs analogues, la vraie cause est un état affectif, un sentiment de plaisir, d’amour, de haine, de curiosité : bref, un état plus ou moins complexe, agréable, désagréable ou mixte. C’est parce que la proie, le spectacle, l’idée de la victime, le problème à résoudre produisent chez l’animal, l’enfant, l’assassin, le mathématicien, une émotion intense et suffisamment durable qu’ils sont attentifs. Ôtez l’émotion, tout disparaît. Tant qu’elle dure, l’attention dure. Tout se passe donc ici à la manière de ces réflexes qui paraissent continus, parce qu’une excitation sans cesse répétée et toujours la même les maintient, jusqu’au moment où l’épuisement nerveux se produit.

Veut-on la contre-épreuve ? Qu’on remarque que les enfants, les femmes et en général les esprits légers ne sont capables d’attention que pendant un temps très court ; parce que les choses n’éveillent en eux que des sentiments superficiels et instables ; qu’ils sont complètement inattentifs aux questions élevées, complexes, profondes, parce qu’elles les laissent froids ; qu’ils sont au contraire attentifs aux choses futiles, parce qu’elles les intéressent. Je pourrais rappeler encore que l’orateur et l’écrivain maintiennent l’attention de leur public en s’adressant à leurs sentiments (agrément, terreur, etc.). On peut tourner et retourner la question en tous sens ; la même conclusion s’impose et je n’insisterais pas sur un fait évident, si les auteurs qui ont étudié l’attention ne me paraissaient avoir oublié cette influence capitale.

À ce compte, on doit dire que l’attention spontanée donne un maximum d’effet avec un minimum d’effort ; tandis que l’attention volontaire donne un minimum d’effet avec un maximum d’effort et que cette opposition est d’autant plus tranchée que l’une est plus spontanée et l’autre plus volontaire. À son plus haut degré, l’attention volontaire est un état artificiel où, à l’aide de sentiments factices, nous maintenons à grand’peine certains états de conscience qui ne tendent qu’à s’évanouir (par exemple, quand nous poursuivons par politesse une conversation très ennuyeuse). Dans un cas, ce qui détermine cette spécialisation de la conscience, c’est toute notre individualité ; dans le second, c’est une portion extrêmement faible et restreinte de notre individualité.

Bien des questions se poseraient ici ; mais, je le répète, je n’ai pas à étudier l’attention en elle-même. J’avais simplement à montrer (ce qui, je l’espère, ne laisse aucun doute) qu’elle est dans son origine de la nature des réflexes ; que sous sa forme spontanée elle a leur régularité et leur puissance d’action ; que, sous sa forme volontaire, elle est beaucoup moins régulière et puissante ; mais que, dans les deux cas, c’est une excitation sensitive qui la cause, la maintient et la mesure.

On voit une fois de plus que le volontaire est fait avec l’involontaire, s’appuie sur lui, tire de lui sa force et est, en comparaison, bien fragile. L’éducation de l’attention ne consiste en définitive qu’à susciter et à développer ces sentiments factices et à tâcher de les rendre stables par la répétition ; mais, comme il n’y a pas de création ex nihilo il leur faut une base naturelle, si mince qu’elle soit. Pour conclure sur ce point, j’avouerai que j’accepte pour mon compte le paradoxe si souvent combattu d’Helvétius « que toutes les différences intellectuelles entre les hommes ne viennent que de l’attention », sous la réserve qu’il s’agit de l’attention spontanée seule ; mais alors tout se réduit à dire que les différences entre les hommes sont innées et naturelles.

Après avoir montré comment l’attention se produit, il reste à chercher comment elle se maintient. La difficulté ne porte que sur l’attention voulue. Nous avons vu, en effet, que le maintien de l’attention spontanée s’explique de lui-même. Elle est continue, parce que l’excitation qui la cause est continue. Par contre, plus l’attention est volontaire, plus elle requiert d’effort et plus elle est instable. Les deux cas se réduisent à une lutte entre des états de conscience. Dans le premier cas, un état de conscience (ou pour mieux dire un groupe d’états) est tellement intense qu’il n’y a contre lui aucune lutte possible et qu’il s’impose de vive force. Dans le second cas, le groupe n’a pas de lui-même une intensité suffisante pour s’imposer : il n’y parvient que par une force additionnelle, qui est l’intervention de la volonté.

Par quel mécanisme agit-elle ? Autant qu’il semble, par un arrêt de mouvements. Nous revenons ainsi à ce problème de l’inhibition, plus obscur ici que partout ailleurs. Voyons ce qu’on peut supposer à cet égard. D’abord, il est à peine nécessaire de rappeler que le cerveau est un organe moteur, c’est-à-dire qu’un grand nombre de ses éléments sont consacrés à produire du mouvement et qu’il n’y a pas un seul état de conscience qui ne contienne à un degré quelconque des éléments moteurs. Il s’ensuit que tout état d’attention implique l’existence de ces éléments. « Dans les mouvements de nos membres et de notre corps, nous avons le sentiment très net d’une opération[8]. Nous l’avons à un degré moindre dans l’ajustement délicat de nos yeux, de nos oreilles, etc. Nous ne le reconnaissons que par induction dans l’ajustement encore plus délicat de l’attention et de la compréhension, qui sont aussi, et sans métaphore, des actes de l’esprit. Les combinaisons intellectuelles les plus pures impliquent des mouvements (avec les sentiments concomitants) aussi nécessairement que la combinaison des muscles pour manipuler. Le sentiment d’effort ou de repos éprouvé, quand nous cherchons ou trouvons notre route à travers une masse d’idées obscures et enchevêtrées, n’est qu’une forme affaiblie du sentiment que nous avons en cherchant ou en trouvant notre route dans une forêt épaisse et sombre. »

Rappelons encore que tout état de conscience, surtout lorsqu’il est très intense, tend à passer à l’acte, à se traduire en mouvements, et que, dès qu’il entre dans sa phase motrice, il perd de son intensité, il est en déclin, il tend à disparaître de la conscience. — Mais un état de conscience actuel a une autre manière de se dépenser : c’est de transmettre sa tension à d’autres états d’après le mécanisme de l’association. C’est, si l’on veut, une dépense interne au lieu d’une dépense externe. Toutefois, l’association qui part de l’état présent ne se fait pas d’une seule manière. Dans l’attention spontanée, certaines associations prévalent seules et d’elles-mêmes, par leur propre intensité. Dans l’attention voulue (la réflexion en représente la forme la plus élevée), nous avons conscience d’une irradiation en divers sens. Bien mieux, dans les cas où nous avons beaucoup de peine à être attentifs, les associations qui prévalent sont celles que nous ne voulons pas, c’est-à-dire qui ne sont pas choisies, affirmées comme devant être maintenues.

Par quel moyen donc les plus faibles sont-elles maintenues ? Pour nous représenter, dans la mesure possible, ce qui se passe en pareil cas, considérons des faits analogues, mais d’un ordre plus palpable. Prenons un homme qui apprend à jouer d’un instrument, à manier un outil, ou mieux encore un enfant qui apprend à écrire. Au début, il produit un grand nombre de mouvements complètement inutiles ; il fait mouvoir sa langue, sa tête, sa face, ses jambes, ce n’est que peu à peu qu’il apprend à tenir ses organes en sujétion et à se restreindre aux mouvements nécessaires des mains et des yeux.

Dans l’attention voulue, les choses se passent d’une manière analogue. Les associations qui diffusent en tous sens sont assimilables à ces mouvements inutiles. Le problème, dans un cas comme dans l’autre, c’est de substituer une diffusion limitée, restreinte, à une diffusion illimitée. Pour cela, nous enrayons les associations inutiles à notre but. À proprement parler, nous ne supprimons pas des états de conscience, mais nous empêchons qu’ils se survivent en éveillant des états analogues et qu’ils prolifèrent à leur gré. On sait d’ailleurs que cette tentative est souvent impuissante, toujours pénible et, dans certains cas, incessamment répétée. En même temps que nous empêchons cette diffusion en tous sens, la force nerveuse disponible est économisée à notre profit. Diminuer la diffusion inutile, c’est augmenter la concentration utile.

Telle est l’idée qu’on peut se faire de ce phénomène obscur, quand on essaye d’en pénétrer le mécanisme, au lieu d’avoir recours à une prétendue « faculté » d’attention qui n’explique rien. On doit d’ailleurs reconnaître avec Ferrier « que le fondement physiologique, sur lequel repose ce contrôle de l’idéation, est une question fort délicate et à peine susceptible d’une démonstration expérimentale[9]. » Ajoutons que ce qui précède ne prétend qu’à être une approximation, non une explication.

  1. Mental physiology, p. 266 et suiv.
  2. Carlyle, The Life of Sterling, ch. VIII.
  3. Moreau, Du hachich et de l’aliénation mentale, p. 60. Richet, Les poisons de l’intelligence, p. 71.
  4. Forbes Winslow, On the obscure Diseases of the Brain, etc., p. 216.
  5. Parmi ces malades, quelques-uns, assez rares, traversent une période de lutte qui montre bien en quelle mesure la volonté est maîtresse et comment elle finit par succomber : « J’ai vu à Bicêtre, dit Billod (loc. cit.), un paralytique général dont le délire des grandeurs était aussi prononcé que possible, s’évader, se rendre pieds nus, par une pluie battante et de nuit, de Bicêtre aux Batignolles. Le malade resta dans le monde un an entier, pendant lequel il lutta de toute sa volonté contre son délire intellectuel, sentant très bien qu’à la première idée fausse on le ramènerait à Bicêtre. Il y revint cependant. — J’ai rencontré plusieurs autres exemples de cette intégrité de la volonté se conservant assez longtemps, chez les paralytiques généraux. »
  6. Il ne s’agit, bien entendu, que de ceux qui sont poètes ou mathématiciens par nature, non par éducation.
  7. « Le processus si compliqué de l’attention est déterminé par les mêmes conditions anatomo-physiologiques des organes encéphaliques qui se rencontrent plus simples dans l’excitation sensitive. Ces conditions dépendent du processus continu de différenciation que subissent les éléments nerveux. Nous avons déjà vu un premier processus de différenciation dans le passage de l’onde (nerveuse) diffuse à l’onde restreinte, c’est-à-dire dans le passage de la sensation à la perception distincte : ce qui implique une localisation cérébrale. C’est un processus de différenciation encore plus grand que nous nommons attention : l’onde excitatrice devient plus restreinte et plus intense, plus localisée et plus directe : par suite, le phénomène entier prend une forme claire et distincte. » (Sergi, Teoria fisiologica della percezione, ch. XII, p. 216. Outre ce substantiel chapitre, on pourra consulter sur l’attention étudiée du point de vue de la psychologie nouvelle : Lewes, Problems of life and Mind, 3e série, p. 184 ; Maudsley, Physiol. de l’esprit, trad. franç., p. 457 ; Wundt, Grundzüge der physiol. Psychologie, 2e éd., p. 391 ; Ferrier, Les fonctions du cerveau, § 102.)
  8. Lewes, Problems of life and Mind, 3e série, p. 397.
  9. Pour une étude plus détaillée de cette question, nous renvoyons à notre Psychologie de l’attention.