Les Maîtres sonneurs/Dédicace

Texte établi par Émile FaguetGeorge Bell and sons (p. xii-xvi).

À M. Eugène Lambert

Mon cher enfant, puisque tu aimes à m’entendre raconter ce que racontaient les paysans à la veillée, dans ma jeunesse, quand j’avais le temps de les écouter, je vais tâcher de me rappeler l’histoire d’Étienne Depardieu et d’en recoudre les fragments épars dans ma mémoire. Elle me fut dite par lui-même, en plusieurs soirées de breyage ; c’est ainsi, tu le sais, qu’on appelle les heures assez avancées de la nuit où l’on broie le chanvre, et où chacun alors apportait sa chronique. Il y a déjà longtemps que le père Depardieu dort du sommeil des justes, et il était assez vieux quand il me fit le récit des naïves aventures de sa jeunesse. C’est pourquoi je le ferai parler lui-même, en imitant sa manière autant qu’il me sera possible. Tu ne me reprocheras pas d’y mettre de l’obstination, toi qui sais, par expérience de tes oreilles, que les pensées et les émotions d’un paysan ne peuvent être traduites dans notre style, sans s’y dénaturer entièrement et sans y prendre un air d’affectation choquante. Tu sais aussi, par expérience de ton esprit, que les paysans devinent ou comprennent beaucoup plus qu’on ne les en croit capables, et tu as été souvent frappé de leurs aperçus soudains qui, même dans les choses d’art, ressemblaient à des révélations. Si je fusse venue te dire, dans ma langue et dans la tienne, certaines choses que tu as entendues et comprises dans la leur, tu les aurais trouvées si invraisemblables de leur part, que tu m’aurais accusée d’y mettre du mien à mon insu, et de leur prêter des réflexions et des sentiments qu’ils ne pouvaient avoir. En effet, il suffit d’introduire, dans l’expression de leurs idées, un mot qui ne soit pas de leur vocabulaire, pour qu’on se sente porté à révoquer en doute l’idée même émise par eux ; mais, si on les écoute parler, on reconnaît que s’ils n’ont pas, comme nous, un choix de mots appropriés à toutes les nuances de la pensée, ils en ont encore assez pour formuler ce qu’ils pensent et décrire ce qui frappe leurs sens. Ce n’est donc pas, comme on me l’a reproché, pour le plaisir puéril de chercher une forme inusitée en littérature, encore moins pour ressusciter d’anciens tours de langage et des expressions vieillies que tout le monde entend et connaît de reste, que je vais m’astreindre au petit travail de conserver au récit d’Étienne Depardieu la couleur qui lui est propre. C’est parce qu’il m’est impossible de le faire parler comme nous, sans dénaturer les opérations auxquelles se livrait son esprit, en s’expliquant sur des points qui ne lui étaient pas familiers, mais où il portait évidemment un grand désir de comprendre et d’être compris.

Si, malgré l’attention et la conscience que j’y mettrai, tu trouves encore quelquefois que mon narrateur voit trop clair ou trop trouble dans les sujets qu’il aborde, ne t’en prends qu’à l’impuissance de ma traduction. Forcée de choisir dans les termes usités de chez nous, ceux qui peuvent être entendus de tout le monde, je me prive volontairement des plus originaux et des plus expressifs ; mais, au moins, j’essayerai de n’en point introduire qui eussent été inconnus au paysan que je fais parler, lequel, bien supérieur à ceux d’aujourd’hui, ne se piquait pas d’employer des mots inintelligibles pour ses auditeurs et pour lui-même.

Je te dédie ce roman, non pour te donner une marque d’amitié maternelle, dont tu n’as pas besoin pour te sentir de ma famille, mais pour te laisser, après moi, un point de repère dans tes souvenirs de ce Berry qui est presque devenu ton pays d’adoption. Tu te rappelleras qu’à l’époque où je l’écrivais, tu disais : « À propos, je suis venu ici, il y a bientôt dix ans, pour y passer un mois. Il faut pourtant que je songe à m’en aller. » Et comme je n’en voyais pas la raison, tu m’as représenté que tu étais peintre, que tu avais travaillé dix ans chez nous pour rendre ce que tu voyais et sentais dans la nature, et qu’il te devenait nécessaire d’aller chercher à Paris le contrôle de la pensée et de l’expérience des autres. Je t’ai laissé partir, mais à la condition que tu reviendrais passer ici tous les étés. Dès à présent, n’oublie pas cela non plus. Je t’envoie ce roman comme un son lointain de nos cornemuses, pour te rappeler que les feuilles poussent, que les rossignols sont arrivés, et que la grande fête printanière de la nature va commencer aux champs.

George Sand.
Nohant, le 17 avril 1853.