Texte établi par Émile FaguetGeorge Bell and sons (p. 77-90).

Septième veillée

Là-dessus, Huriel alla rejoindre Joseph et moi mon lit, en dépit de la critique du muletier ; car si j’avais, jusque-là, caché par amour-propre et oublié par curiosité le mal que je me sentais dans les os, je n’en étais pas moins vanné des pieds à la tête. Il paraît que maître Huriel reprit sa marche bien allègrement sans se ressentir de rien ; pour moi, je fus forcé de rester couché environ une semaine, car je crachais le sang et je me sentais l’estomac tout décroché. Joseph me vint visiter et s’étonna de me voir ainsi ; mais, par mauvaise honte, je ne lui voulus point raconter mon aventure, voyant que maître Huriel, en lui parlant de moi, ne lui avait pas mentionné de quelle manière nous nous étions expliqués.

Il y eut grand étonnement au pays pour le dommage des blés de l’Aulnières, et la piste des mulets sur nos chemins fut une chose imaginante.

En remettant à mon beau-frère l’argent que j’avais si durement gagné pour lui, je lui racontai le tout, mais sous le secret ; et comme c’était un bon gars bien prudent, il n’en fut rien ébruité.

Cependant Joseph avait caché sa musette au logis de Brulette, et n’en pouvait faire usage, pour ce que, d’une part, la rentrée des foins ne lui en laissa pas le temps, et que, de l’autre, Brulette craignant la malice de Carnat, fit de son mieux pour qu’il renonçât à son idée.

Joseph feignit de se soumettre ; mais il nous parut bientôt qu’il manigançait un nouveau plan, et qu’il songeait de se louer dans une autre paroisse où il espérait d’avoir ses coudées franches.

Aux approches de la Saint-Jean d’été, il ne s’en cacha plus et avertit son maître de se procurer un autre laboureur ; mais il ne fut jamais possible de lui faire dire où il voulait aller ; et, comme il avait coutume de dire : Je ne sais pas, à tout ce qu’il voulait taire, nous crûmes que véritablement il s’en allait à la loue comme les autres, sans avoir rien d’arrêté dans son vouloir.

Comme la foire aux chrétiens est grande fête à la ville, Brulette y alla pour danser, et moi aussi. Nous pensions y trouver Joseph et savoir, à la fin de la journée, pour quel maître et pour quel endroit il se serait décidé ; mais il ne parut ni au matin ni au soir sur la place. Personne ne le vit dans la ville. Il avait laissé sa musette, mais emporté, la veille, ceux de ses effets qu’il déposait d’ordinaire au logis du père Brulet.

Comme nous revenions le soir, Brulette et moi, avec tout son cortège d’amoureux et d’autres jeunesses de notre paroisse, elle me prit le bras, et, marchant avec moi sur le bas-côté herbu de la route, à part des autres, elle me dit :

— Sais-tu, Tiennet, que me voilà en peine de notre Joset ? Sa mère, que j’ai vue tantôt à la ville, est en grand chagrin et ne se peut imaginer où il aura passé. Il y a longtemps déjà qu’il lui a donné à entendre l’intention qu’il avait de s’en aller un peu plus loin ; mais de savoir où, il n’y a pas eu moyen, et aujourd’hui cette pauvre femme se désole.

— Et vous, Brulette, lui dis-je, m’est avis que vous n’êtes point du tout gaie, et que vous n’avez point dansé du même cœur qu’aux autres fêtes ?

— J’en conviens, répondit-elle. J’ai de l’amitié pour ce pauvre gars lunatique. D’abord, c’est par devoir, à cause de sa mère ; et puis, par accoutumance ; et enfin, c’est pour estime de son flûtage.

— Est-il possible que le flûtage te fasse tant d’effet ?

— L’effet n’en a rien de blâmable, cousin. Qu’est-ce que tu y trouves à reprendre ?

— Rien ; mais…

— Allons, explique-toi donc, fit-elle en riant, car il y a longtemps que tu me chantes je ne sais quelle antienne là-dessus, et je voudrais pouvoir te dire amen pour qu’il n’en soit plus question.

— Eh bien, Brulette, lui dis-je, ne parlons plus de Joseph et parlons de nous deux : ne veux-tu point comprendre que j’ai un grand amour pour toi, et ne me veux-tu point dire si tu y répondras un jour ou l’autre ?

— Oh ! oh ! parles-tu bien sérieusement, cette fois ?

— Cette fois comme les autres. Ça a toujours été très-sérieux de ma part, mêmement quand la honte me faisait tourner la chose en badinage.

— Alors, dit Brulette en doublant le pas avec moi, pour n’être point écoutée de ceux-qui nous suivaient, dis-moi comment et pourquoi tu m’aimes : je te répondrai après.

Je vis qu’elle voulait des louanges et de jolies paroles, et je n’étais pas des plus adroits à ce jeu-là. J’y fis de mon mieux et lui dis que depuis que j’étais venu au monde, je n’avais eu qu’elle dans mon idée, comme étant la plus aimable et la plus belle des filles ; mêmement qu’à l’âge où elle n’avait que douze ans, elle m’avait déjà ensorcelé.

Je ne lui apprenais rien de nouveau, et elle confessa s’en être très-bien aperçue au catéchisme. Mais, me raillant :

— Explique-moi donc, me dit-elle, pourquoi tu n’en es point mort de chagrin, puisque je te rembarrais si bien ? et comment tu as fait pour devenir un gars si fort et si bien portant, encore que l’amour te fît, comme tu prétends, sécher sur pied ?

— Ce n’est point là s’expliquer sérieusement comme tu me le promettais, lui répondis-je.

— Si fait, répliqua-t-elle, c’est sérieux, car je n’aurai jamais de préférence que pour celui qui pourra me jurer de n’avoir regardé, aimé, convoité que moi dans toute sa vie.

— Oh ça, c’est bien, Brulette ! m’écriai-je, et, en ce cas, je ne crains personne, sans exception de ton Joset, qui, j’en conviens, n’a jamais regardé aucune fille, mais dont les yeux ne voient rien, pas même toi, puisqu’il te quitte.

— Laissons Joset, c’est convenu, reprit Brulette un peu vivement, et, puisque tu te vantes de voir si clair, confesse que, malgré ton goût pour moi, tu as reluqué déjà plus d’une fille. Çà, ne mens pas, je hais le mensonge. Qu’est-ce que tu contais si joyeusement, l’an passé, à la Sylvaine ? Et, il n’y a pas plus d’un mois ou deux, à la grand’Bonnine, que tu fis danser, sous mon nez, deux dimanches de suite ? Crois-tu que je sois aveugle, et que l’on m’en donne à garder ?

Je fus un peu mortifié d’abord, et puis, encouragé par l’idée qu’il y avait un brin de jalousie chez Brulette, je lui répondis bien franchement :

— Ce que je contais à ces filles-là, ma cousine, n’est pas assez joli pour que je le répète à une personne que je respecte. Un garçon peut faire des sottises pour se désennuyer, et le regret qu’il en a ensuite prouve d’autant mieux que son cœur et son esprit n’étaient point de la partie.

Brulette devint rouge ; mais elle reprit aussitôt :

— Alors, Tiennet, tu me peux jurer que mon humeur et ma figure n’ont jamais été rabaissées dans ton estime par la figure et la gentillesse d’aucune autre fille, et cela, depuis que tu es au monde ?

— J’en ferais serment, lui dis-je.

— Fais-le donc : mais donne ton attention et ta religion à ce que tu vas dire. Jure-moi par ton père et ta mère, par le bon Dieu et par ta conscience, qu’aucune ne t’a jamais semblé aussi belle que moi.

J’allais jurer, quand, je ne sais comment, un souvenir me fit trembler la langue. Je fus bien simple, peut-être, d’y faire attention, car ça n’en eût pas valu la peine pour un esprit plus dégourdi que le mien ; mais il ne me fut point possible de mentir, au moment où l’image me revint si claire devant les yeux. Et pourtant, je l’avais oubliée jusqu’à cette heure, et je n’y eusse peut-être jamais repensé, sans les questions et commandements de Brulette.

— Tu n’y vas point vite, dit-elle ; mais j’aime mieux ça : je t’estimerai pour une vérité et te mépriserais pour un mensonge.

— Eh bien ! Brulette, répondis-je, puisque tu veux que je sois juste, sois-le aussi. Dans toute ma vie, j’ai vu deux filles, deux enfants, l’on peut dire, à l’une desquelles j’aurais barguigné à donner la préférence, si l’on m’eût dit dans ce temps-là, où je n’étais qu’un enfant moi-même : « Voilà les deux mignonnes qui t’écouteront dans la suite des temps ; choisis celle que tu voudrais avoir pour femme. » J’aurais sans doute dit : « C’est ma cousine, » parce que je te connaissais aimable, et que, de l’autre, je ne savais rien de rien, l’ayant vue en tout dix minutes. Et cependant, par réflexion, il est possible que j’eusse senti quelque regret, non parce qu’elle était plus parfaite que toi en beauté, je ne crois point la chose possible ; mais parce qu’elle me donna un baiser gros et bon sur chaque joue, lequel je n’avais et n’ai encore jamais reçu de toi. D’où j’aurais pu conclure qu’elle était fille à donner un jour son cœur bien franchement, tandis que la discrétion du tien me tenait dès lors, et m’a toujours tenu depuis, en peine et en crainte.

— Où donc est cette fille à présent ? demanda Brulette, qui me parut saisie de ce que je disais ; et comment est-ce qu’on la nomme ?

Elle fut bien étonnée d’apprendre que je ne savais ni son nom ni son pays, et que dans ma souvenance, je ne la pouvais désigner qu’en l’appelant la fille des bois. Je lui racontai simplement la petite aventure de la charrette embourbée, et elle en prit occasion de me faire plus de questions que je n’en pouvais contenter ; car il y avait déjà de la confusion dans mes remembrances, et je ne faisais point tant d’état d’une si chétive affaire que Brulette en voulait supposer. Sa tête travaillait pour comprendre chaque mot qu’elle m’arrachait, et on eût dit qu’elle se questionnait elle-même, avec un peu de dépit, pour savoir si elle était assez jolie pour avoir tant d’exigences, et si le moyen de plaire aux garçons était la franchise ou le déguisement.

Peut-être qu’elle fut tentée un petit moment de me faire oublier, par des coquetteries, cette petite revenante que j’avais dans la tête, et qui, plus que de raison, lui portait ombrage ; mais après deux ou trois mots de badinage, elle répondit à mes reproches : — Non, Tiennet, je ne te ferai pas un tort d’avoir eu des yeux pour une jolie fille, quand la chose est innocente et naturelle comme tu me la racontes ; mais cette bêtise-là, dont nous venons d’amuser nos esprits, a tourné le mien, je ne sais comment, à des réflexions sérieuses sur toi et sur moi. Je suis coquette, mon bon cousin ; je sens cette fièvre-là jusque dans la racine de mes cheveux ; je ne sais point si j’en guérirai ; mais, telle que me voilà, je ne songe à l’amour et au mariage que comme à la fin de toute aise et de toute fête. J’ai dix-huit ans, et c’est déjà l’âge de réfléchir : Eh bien, la réflexion ne me vient encore que comme un coup de poing dans l’estomac ; tandis que toi, dès l’âge de quinze ou seize ans, tu t’es déjà questionné sur la manière d’être heureux en ménage. Et là-dessus, ton cœur simple t’a fait une réponse juste : c’est qu’il te fallait une bonne amie simple et juste comme toi-même, et sans malice, fierté ni folie. Or je te tromperais vilainement si je te disais que je suis ton fait. Que ce soit caprice ou défiance, je ne me sens portée pour aucun de ceux que je peux choisir, et je ne voudrais pas répondre de changer bientôt. Plus je vas, plus ma liberté et ma gaieté me plaisent. Sois donc mon ami, mon camarade et mon parent ; je t’aimerai comme j’aime Joseph, et mieux encore si tu es plus fidèle à mon amitié ; mais ne songe plus à m’épouser. Je sais que tes parents y seraient contraires, et moi-même je le serais malgré moi, et avec le regret de te mécontenter. Voyons, voilà qu’on nous observe et qu’on court après nous pour déranger le discours trop long que nous faisons ensemble. Veux-tu ne me point bouder, prendre ton parti, et me rester frère ? Si tu dis oui, nous ferons la jaunée de Saint-Jean en arrivant au bourg, et nous ouvrirons gaiement la danse tous les deux.

— Allons, Brulette ! lui dis-je en soupirant, c’est comme tu voudras ; je ferai mon possible pour ne plus t’aimer que comme tu me le commandes, et, dans tous les cas, je te resterai bon parent et bon ami, comme c’est mon devoir.

Elle me prit la main, et, s’amusant à faire galoper ses amoureux, elle courut avec moi jusque sur la place du bourg, où déjà les vieux de l’endroit avaient dressé les fagots et la paille de la jaunée. Brulette fut requise, comme étant arrivée la première, d’y mettre le feu, et bientôt la flamme s’éleva jusqu’au-dessus du porche de l’église.

Mais nous n’avions point de musique pour danser, lorsque le garçon à Carnat, qui s’appelait François, arriva avec sa musette et ne se fit point prier pour nous venir en aide, car lui aussi en tenait sa bonne part pour Brulette, comme les autres.

On se mit donc à baller bien joyeusement ; mais, au bout de peu de minutes, chacun s’écria que cette musique coupait les jambes. François Carnat y était encore trop novice, et il avait beau faire de son mieux, on ne pouvait pas se mettre en train. Il s’en laissa plaisanter, et continua, bien content d’avoir occasion de s’exercer, car c’était, je le crois, la première fois qu’il faisait danser le monde.

Ça ne faisait l’affaire de personne, et quand on vit que cette danse, au lieu d’adoucir les jambes déjà lasses, ne faisait que les achever, on parla de se dire bonsoir, ou d’aller finir la journée entre hommes au cabaret. Brulette et les autres fillettes se récrièrent, nous traitant de beuveraches et de malplaisants garçons ; et cela fit un débat, au milieu duquel un grand beau sujet se montra tout d’un coup, avant qu’on eût pu voir d’où il sortait.

— Oui-dà, enfants ! cria-t-il d’une voix si forte qu’elle couvrit tout notre vacarme et se fit écouter d’un chacun : vous voulez danser encore ? qu’à cela ne tienne ! Voilà un cornemuseux de rencontre qui vous en baillera tant que vous en voudrez, et qui, mêmement, ne vous prendra rien pour sa peine. Donnez-moi ça, dit-il à François Carnat, et m’écoutez : ça vous pourra servir, car, encore que je ne fasse point mon état de musiquer, j’en sais un peu plus long que vous.

Et, sans attendre le consentement de François, il enfla sa musette et se mit à en jouer, aux cris de joie des filles et au grand remercîment des garçons.

J’avais, dès les premiers mots, reconnu la voix et l’accent bourbonnais du muletier ; mais je ne pouvais en croire mes yeux, tant je le voyais changé à son profit.

Au lieu de son sarrau encharbonné, de ses vieilles guêtres de cuir, de son chapeau cabossé et de sa figure noire, il avait un habillement neuf, tout en fin droguet blanc jaspé de bleu, du beau linge, un chapeau de paille enrubanné de trente-six couleurs, la barbe faite, la face bien lavée et rose comme une pêche : enfin, c’était le plus bel homme que j’aie vu de ma vie : grand comme un chêne, bien pris de tout son corps, la jambe sèche et nerveuse, les dents comme un chapelet de graines d’ivoire, les yeux comme deux lames de couteau, et l’air avenant d’un bon seigneur. Il reluquait toutes nos filles, souriant aux belles, riant jusqu’aux oreilles devant celles qui n’avaient pas bonne grâce, mais se montrant joyeux et bon compère à tout le monde, encourageant et animant la danse de l’œil, du pied et de la voix ; car il ne soufflait que peu dans la musette, tant il était habile à gouverner son vent, et disait, entre chaque bouffée, mille drôleries et sornettes qui mettaient tous les esprits en joie et folie.

Et de plus, au lieu de compter les reprises et carrements comme font les ménétriers de profession, qui s’arrêtent tout juste, quand ils ont gagné leurs deux sous par chaque couple, il se mit à cornemuser d’affilée un bon quart d’heure durant, changeant ses airs on ne sait comment, car il passait de l’un à l’autre sans qu’on en vît la couture ; et c’était les plus belles bourrées du monde, toutes inconnues chez nous, mais si enlevantes et d’un mouvement si dansable, qu’il nous semblait voler en l’air plutôt que gigoter sur le gazon.

Je crois qu’il aurait cornemusé et que nous aurions dansé toute la nuit sans nous lasser, ni lui ni nous autres, s’il n’eût été dérangé par le père Carnat, lequel, du cabaret de la Biaude, entendant si bien mener sa musette, était arrivé, bien étonné et bien fier du savoir-faire de son garçon. Mais quand il vit l’instrument dans les mains d’un étranger, et François qui prenait sa part de la danse sans songer à mal, la colère le gagna, et, poussant le muletier par surprise, il le fit sauter, de la pierre où il était juché, tout au beau milieu de la danse.

Maître Huriel fut un peu étonné de l’aventure, et, se retournant, il vit Carnat tout dépité, qui lui faisait semonce de lui rendre son instrument.

Vous n’avez point connu Carnat le cornemuseux ; c’était déjà un homme d’âge en ce temps-là, mais encore solide, et malicieux comme un vieux diable.

Le muletier commença de lui montrer les poings ; mais, retenu par ses cheveux blancs, il lui rendit doucement la musette, en lui répondant : — Vous auriez pu m’avertir avec plus d’honnêteté, mon vieux ; mais s’il vous fâche que je prenne votre place, je vous la rends de bon cœur ; d’autant que je serai content de danser à mon tour, si la jeunesse d’ici veut souffrir un étranger en sa compagnie.

— Oui, oui ! dansez ! vous l’avez bien gagné ! cria le monde de la paroisse, qui s’était tout rassemblé autour de sa belle musique, et qui déjà s’était affolé de lui, les vieux comme les jeunes.

— Or donc, dit-il en prenant la main de Brulette, qu’il avait regardée plus que toutes les autres, je demande, pour mon payement, de danser avec cette jolie blonde, quand même elle serait déjà engagée.

— Elle est engagée avec moi, Huriel, dis-je au muletier ; mais comme nous sommes amis, je te cède mon droit pour cette bourrée.

— Merci ! répondit-il, en me donnant une poignée de main ; et il ajouta dans mon oreille : — Je ne voulais point avoir l’air de te connaître ; si tu n’y vois pas d’inconvénient pour toi, à la bonne heure !

— Ne dites pas que vous êtes muletier, repris-je, et tout ira bien.

Tandis qu’un chacun me questionnait sur l’étranger, une autre question s’élevait sur la pierre des ménétriers : le père Carnat ne voulait ni jouer, ni faire jouer son garçon. Mêmement, il lui faisait grand reproche de s’être laissé supplanter par un homme inconnu, et plus on voulait arranger la chose en lui disant que cet étranger ne prenait pas d’argent, plus il se fâchait rouge. Il en vint à ne se plus connaître quand le père Maurice Viaud lui dit qu’il était un jaloux, et que cet étranger en remontrerait à tous ceux de son état dans le pays.

Alors, il vint au milieu de nous, et, s’adressant à Huriel, lui demanda s’il avait patente pour cornemuser, ce qui fit rire tout le monde, et le muletier encore plus. Enfin, sommé de répondre à ce vieux enragé, Huriel lui dit : — Je ne sais pas les coutumes de votre pays, mon vieux ; mais j’ai assez voyagé pour connaître la loi, et je sais que nulle part en France les artistes ne payent patente.

— Les artistes ? fit Carnat, étonné d’un mot que, pas plus que nous, il n’avait jamais ouï employer. Qu’est-ce que vous entendez par là ? Est-ce une sottise que vous me voulez dire ?

— Non point ! reprit Huriel ; je dirai les musiqueux, si vous voulez, et je vous déclare que je suis libre de musiquer sans payer aucun droit au roi de France.

— Bien, bien, je sais ça, répondit Carnat ; mais ce que vous ne savez pas, vous, c’est qu’au pays d’ici, les musiqueux payent un droit au corps des ménétriers pour avoir licence d’exercer, et ils en reçoivent lettres patentes, s’ils en sont agréés après les épreuves.

— Oui-da ! Je connais cela, répondit Huriel, et sais très-bien quelle monnaie il faut empocher ou débourser dans vos épreuves. Je ne vous conseillerais pas de m’y essayer ; mais, heureusement pour vous, je n’exerce pas votre état et ne prétends rien chez vous ; je joue gratis où il me plaît, et cela, nul ne m’en peut empêcher, par la raison que je suis reçu maître sonneur, tandis que vous ne l’êtes peut-être point, vous qui parlez si haut.

Carnat s’apaisa un peu à cette parole, et ils se dirent tout bas quelques mots que personne n’entendit, par lesquels ils se firent connaître l’un à l’autre qu’ils étaient de la même corporation, sinon de la même compagnie. Les deux Carnat, n’ayant plus rien à objecter, vu que tout le monde rendait témoignage pour Huriel qu’il avait joué sans se faire payer, se retirèrent tout grommelants, et en disant des malhonnêtetés que personne ne voulut relever, afin d’en finir.

Dès qu’ils furent partis, on appela la Marie Guillard, qui était une petite jeunesse très-subtile de sa langue, et on la fit chanter, pour que l’étranger pût avoir son plaisir de la danse.

Il ne dansait pas de la même manière que nous autres, encore qu’il s’accordât très-bien à nos carrements et à notre mesure ; mais il avait meilleure façon et donnait du jeu à tout son corps si librement, qu’il paraissait encore plus beau et plus grand que de coutume. Brulette y fit attention, car, au moment qu’il l’embrassa, comme c’est la manière de chez nous au commencement de chaque bourrée, elle devint toute rouge et confuse, contrairement à son habitude, qui était tranquille et indifférente à ce baiser-là.

J’en augurai qu’elle m’avait un peu surfait son mépris pour l’amour ; mais je n’en témoignai rien, et j’avoue qu’en dépit de tout, je me coiffais pour mon compte des grands talents et des belles façons du muletier.

La danse finie, il vint à moi, tenant Brulette par le bras et me disant :

— C’est à ton tour, mon camarade, et je ne peux pas te faire plus grand remercîment que de te rendre cette jolie danseuse. C’est une vraie beauté de mon pays, et, à cause d’elle, je fais réparation à la race berrichonne ; mais pourquoi finir sitôt la fête ? Est-ce qu’il n’y a pas, dans votre bourg, une autre musette que celle de ce vieux chagriné ?

— Si fait, dit vivement Brulette à qui l’envie de danser encore fit échapper le secret qu’elle eût voulu garder ; mais, tout aussitôt, elle se reprit en rougissant, et ajouta. Du moins, il y a des pipeaux et des porchers qui en savent jouer tant bien que mal.

— Fi ! des pipeaux ! dit le muletier ; si on vient à rire, on les avale, et ça fait tousser. J’ai la bouche trop grande ; pour ces instruments-là, et c’est pourtant moi qui veux vous faire danser, gentille Brulette ; car c’est votre nom, je l’ai entendu, dit-il encore en s’éloignant un peu avec elle et moi ; et je sais qu’il y a chez vous une musette belle et bonne, venant du Bourbonnais, et appartenant à un certain Joseph Picot, votre ami d’enfance, votre camarade de première communion.

— Oh ! oh ! d’où savez-vous cela ? dit Brulette bien confondue. Vous connaissez donc notre Joseph ? Et peut-être pourriez-vous nous dire où il a passé ?

— En êtes-vous en peine ? dit Huriel en l’observant.

— Si fort en peine que je vous remercierais, d’un grand cœur, de m’en donner nouvelles.

— Eh bien, je vous en donnerai, mignonne, mais pas avant que vous m’ayez remis sa musette, que je suis chargé de lui porter au pays où il est maintenant.

— Quoi ? dit Brulette, il est donc déjà bien éloigné ?

— Assez pour ne pas avoir envie de revenir.

— Vrai, il ne reviendra pas ? Il s’en va pour tout à fait ? Voilà qui m’ôte l’envie de rire et de danser.

— Oh ! ma belle enfant, fit Huriel, vous êtes donc la fiancée de ce petit Joseph ? Il ne m’avait pas dit cela !

— Je ne suis la fiancée de personne, répondit Brulette en se redressant.

— Et pourtant, reprit le muletier, voilà un gage qu’on m’a dit de vous montrer, dans le cas où vous douteriez que je suis chargé d’emporter la musette.

— Où donc ? quel gage ? fis-je à mon tour.

— Regardez à mon oreille, dit le muletier, en relevant une peignée de ses cheveux noirs tout crépus, et en nous montrant un tout petit cœur en argent, passé par son anneau à une grande boucle en or fin qui lui traversait l’oreille à la manière des bourgeois de ce temps-là.

Je crois bien que ces oreilles percées commencèrent à donner dans la vue de Brulette, car elle lui dit : — Vous n’êtes pas ce que vous paraissez, et je vois bien que vous n’êtes pas un homme à vouloir tromper de pauvres gens. D’ailleurs, c’est bien à moi, le gage que vous portez là ; ou plutôt c’est à Joset, car c’est un cadeau que sa mère m’a fait le jour de notre première communion, et que je lui ai donné en souvenance de moi, le lendemain, quand il a quitté la maison pour entrer dans un service. Or donc, Tiennet, me dit-elle, va-t’en à mon logis, chercher la musette, et l’apporte là, sous le porche de l’église où il fait noir, sans qu’on voie où tu l’as prise, car le père Carnat est un homme méchant qui ferait des peines à mon grand-père s’il savait que nous nous sommes prêtés à une pareille chose.