Texte établi par Émile FaguetGeorge Bell and sons (p. 389-401).



TRENTE-DEUXIÈME VEILLÉE


Quand je me réveillai, je me vis couché dans un même lit avec Joseph ; et il me fallut un peu de peine pour réclamer mes esprits. Enfin, je connus que j’étais en la propre chambre de Benoît, que le lit était bon, les draps bien blancs, et que j’avais au bras la ligature d’une saignée. Le soleil brillait sur les courtines jaunes, et, sauf une grande faiblesse, je ne sentais aucun mal. Je me tournai vers Joseph, qui avait bien des marques, mais aucune dont il dût rester dévisagé, et qui me dit en m’embrassant : — Eh bien, mon Tiennet, nous voilà comme autrefois, quand, au retour du catéchisme, nous nous reposions dans un fossé, après nous être battus avec les gars de Verneuil ? Comme dans ce temps-là, tu m’as défendu à ton dommage, et, comme dans ce temps-là, je ne sais point t’en remercier comme tu le mérites ; mais en tout temps, tu as deviné peut-être que mon cœur n’est pas si chiche que ma langue. — Je l’ai toujours pensé, mon camarade, lui répondis-je en l’embrassant aussi, et si je t’ai encore une fois secouru, j’en suis content. Cependant, il n’en faut pas prendre trop pour toi. J’avais une autre idée… Je m’arrêtai, ne voulant point céder à la faiblesse de mes esprits, qui m’aurait, pour un peu, laissé échapper le nom de Thérence ; mais une main blanche tira doucement la courtine, et je vis devant moi la propre image de Thérence qui se penchait vers moi, tandis que la Mariton, passant dans la ruelle, caressait et questionnait son fils.

Thérence se pencha sur moi, comme je vous dis, et moi, tout saisi, croyant rêver, je me soulevais pour la remercier de sa visite et lui dire que je n’étais point en danger, quand, sot comme un malade et rougissant comme, une fille, je reçus d’elle le plus beau baiser qui ait jamais fait revenir un mort.

— Qu’est-ce que vous faites, Thérence ? m’écriai-je en lui empoignant les mains que j’aurais quasi mangées ; voulez-vous donc me rendre fou ?

— Je veux vous remercier et aimer toute ma vie, répondit-elle, car vous m’avez tenu parole ; vous m’avez renvoyé mon père et mon frère sains et saufs, dès ce matin, et je sais tout ce que vous avez fait, tout ce qui vous est arrivé pour l’amour d’eux et de moi. Aussi me voilà pour ne plus vous quitter tant que vous serez malade.

— À la bonne heure, Thérence, lui dis-je en soupirant : c’est plus que je ne mérite. Fasse donc le bon Dieu que je ne guérisse point, car je ne sais ce que je deviendrais après.

— Après ? dit le grand bûcheux, qui venait d’entrer avec Huriel et Brulette. Voyons, ma fille, que ferons-nous de lui après ?

— Après ? dit Thérence, rougissant en plein pour la première fois.

— Allons ! allons ! Thérence la sincère, reprit le grand bûcheux, parlez comme il convient à la fille qui n’a jamais menti.

— Eh bien, mon père, dit Thérence, après, je ne le quitterai pas davantage.

— Ôtez-vous de là ! m’écriai-je, fermez les rideaux, je me veux habiller, lever, et puis sauter, chanter et danser ; je ne suis point malade, j’ai le paradis dans l’âme… Mais, disant cela, je retombai en faiblesse, et ne vis plus que dans une manière de rêve, Thérence, qui me soutenait dans ses bras et me donnait des soins.

Le soir, je me sentis mieux ; Joseph était déjà sur pied, et j’aurais pu y être aussi, mais on ne le souffrit point, et force me fut de passer la veillée au lit, tandis que mes amis causaient dans la chambre, et que ma Thérence, assise à mon chevet, m’écoutait doucement et me laissait lui répandre en paroles tout le baume dont j’avais le cœur rempli.

Le carme causait avec Benoît, tous deux arrosant la conversation de quelques pichets de vin blanc, qu’ils avalaient en guise de tisane rafraîchissante. Huriel causait avec Brulette en un coin ; Joseph avec sa mère et le grand bûcheux.

Or Huriel disait à Brulette :

— Je t’avais bien dit, le premier jour que je te vis, en te montrant ton gage à mon anneau d’oreille : « Il y restera toujours, à moins que l’oreille n’y soit plus. » Eh bien, l’oreille, quoique fendue dans la bataille, y est encore, et l’anneau, quoique brisé, le voilà, avec le gage un peu bosselé. L’oreille guérira, l’anneau sera ressoudé, et tout reprendra sa place, par la grâce de Dieu.

La Mariton disait au grand bûcheux :

— Eh bien, qu’est-ce qui va résulter de cette bataille, à présent ? Ils sont capables de m’assassiner mon pauvre enfant, s’il essaye de cornemuser dans le pays ?

— Non, répondait le grand bûcheux ; tout s’est passé pour le mieux, car ils ont reçu une bonne leçon, et il s’y est trouvé assez de témoins étrangers à la confrérie pour qu’ils n’osent plus rien tenter contre Joseph et contre nous. Ils sont capables de faire le mal quand cela se passe entre eux, et qu’ils ont, par force ou par amitié, arraché à un aspirant le serment de se taire. Joseph n’a rien juré ; il se taira parce qu’il est généreux, Tiennet aussi, de même que mes jeunes bûcheux par mon conseil et mon commandement. Mais vos sonneurs savent bien que s’ils touchaient, à présent, à un cheveu de nos têtes, les langues seraient déliées et l’affaire irait en justice.

Et le carme disait à Benoît :

— Je ne saurais point rire avec vous de l’aventure, depuis que j’y ai eu un accès de colère dont il me faudra faire confession et pénitence. Je leur pardonne bien les coups qu’ils ont essayé de me porter, mais non ceux qu’ils m’ont forcé de leur appliquer. Ah ! le père prieur de mon couvent a bien raison de me tancer quelquefois, et de me dire qu’il faut combattre en moi non-seulement le vieil homme, mais encore le vieux paysan, c’est-à-dire celui qui aime le vin et la bataille. Le vin, continua le carme en soupirant et en remplissant son verre jusqu’aux bords, j’en suis corrigé, Dieu merci ! mais je me suis aperçu cette nuit que j’avais encore le sang querelleur et qu’une tape me rendait furieux.

— N’étiez-vous point là en état et en droit de légitime défense ? dit Benoît. Allons donc ! vous avez parlé aussi bien que vous deviez, et n’avez levé le bras que quand vous y avez été forcé.

— Sans doute, sans doute, répondit le carme ; mais mon malin diable de père prieur me fera des questions. Il me tirera les vers du nez, et je serai forcé de lui confesser qu’au lieu d’y aller avec réserve et à regret, je me suis laissé emporter au plaisir de taper comme un sourd, oubliant que j’avais le froc au dos, et m’imaginant être au temps où, gardant les vaches avec vous, dans les prairies du Bourbonnais, j’allais cherchant querelle aux autres pâtours pour la seule vanité mondaine de montrer que j’étais le plus fort et le plus têtu.

Joseph ne disait rien, et sans doute il souffrait de voir deux couples heureux qu’il n’avait plus le droit de bouder, ayant reçu d’Huriel et de moi si bonne assistance.

Le grand bûcheux, qui avait pour lui, en plus, un faible de musicien, l’entretenait dans ses idées de gloire. Il faisait donc de grand efforts pour voir sans jalousie le contentement des autres, et nous étions forcés de reconnaître qu’il y avait, dans ce garçon si fier et si froid, une force d’esprit peu commune pour se vaincre.

Il resta caché, ainsi que moi, dans la maison de sa mère, jusqu’à ce que les marques de la bataille fussent effacées ; car le secret de l’affaire fut gardé par mes camarades, avec menaces aux sonneurs toutefois, de la part de Léonard, qui se conduisit très-sagement et très-hardiment avec eux, de tout révéler aux juges du canton, s’ils ne se rangeaient à la paix, une fois pour toutes.

Quand ils furent tous debout, car il y en avait eu plus d’un de bien endommagé, et notamment le père Carnat, à qui il paraît que j’avais démanché le poignet, les paroles furent échangées et les accords conclus. Il fut décidé que Joseph aurait plusieurs paroisses, et il se les fit adjuger, encore qu’il eût l’intention de n’en point jouir.

Je fus un peu plus malade que je ne croyais, non tant à cause de ma blessure, qui n’était pas bien grande, ni des coups dont on m’avait assommé le corps, que de la saignée trop forte que le carme m’avait faite à bonne intention. Huriel et Brulette eurent l’amitié bien charmante de vouloir retarder leur mariage, à seules fins d’attendre le mien ; et un mois après, les deux noces se firent ensemble, mêmement les trois, car Benoît voulut rendre le sien public et en célébrer la fête avec la nôtre. Ce brave homme, heureux d’avoir un héritier si bien élevé par Brulette, essaya de lui faire accepter un don de conséquence ; mais elle le refusa obstinément, et se jetant aux bras de la Mariton :

— Ne vous souvient-il donc plus, s’écria-t-elle, que cette femme-là m’a servi de mère pendant une douzaine d’années, et croyez-vous que je puisse accepter de l’argent quand je ne suis pas encore quitte envers elle ?

— Oui, dit la Mariton ; mais ton éducation a été tout honneur et tout plaisir pour moi, tandis que celle de mon Charlot t’a causé des affronts et des peines.

— Ma chère amie, répondit Brulette, ceci est la chose qui remet un peu d’égalité dans nos comptes. J’aurais souhaité pouvoir faire le bonheur de votre Joset en retour de vos bontés pour moi ; mais cela n’a pas dépendu de mon pauvre cœur, et dès lors, pour vous compenser de la peine que je lui causais, je devais bien m’exposer à souffrir pour l’amour de votre autre enfant.

— Voilà une fille !… s’écria Benoît, essuyant ses gros yeux ronds qui n’étaient point sujets aux larmes. Oui, oui, voilà une fille !… Et il n’en pouvait dire davantage.

Pour se venger des refus de Brulette, il voulut faire les frais de sa noce, et celle de la mienne par-dessus le marché. Et comme il n’y épargna rien et y invita au moins deux cents personnes, il y fut pour une grosse somme, de laquelle il ne marqua jamais aucun regret.

Le carme nous avait fait trop bonne promesse pour y manquer, d’autant plus que son père prieur l’ayant mis à l’eau pendant un mois pour sa pénitence, le jour de nos noces fut celui où l’interdit était levé de son gosier. Il n’en abusa point, et se comporta d’une manière si aimable, que nous fîmes tous avec lui la même amitié qu’il y avait entre lui, Huriel et Benoît.

Joseph alla bien courageusement jusqu’au jour des noces. Le matin, il fut pâle et comme accablé de réflexions ; mais, en sortant de l’église, il prit la musette des mains de mon beau-père et joua une marche de noces qu’il avait composée, la nuit même, à notre intention. C’était une si belle chose de musique, et il y fut donné tant d’acclamation, que son chagrin se dissipa, qu’il sonna triomphalement ses plus beaux airs de danse et se perdit dans son délice tout le temps que dura la fête.

Il nous suivit ensuite au Chassin, et là, le grand bûcheux, ayant réglé toutes nos affaires : — Mes enfants, vous voilà heureux et riches pour des gens de campagne ; je vous laisse l’affaire de cette futaie, qui est une belle affaire, et tout ce que je possède d’ailleurs est à vous. Vous allez passer ici quasiment le reste de l’année, et vous déciderez, pendant ce temps-là, de vos plans de campagnes pour l’avenir. Vous êtes de pays différents et vous avez des goûts et des habitudes divers. Essayez-vous à la vie que chacun de vous doit procurer à sa femme pour la rendre heureuse de tous points et ne lui pas faire regretter des unions si bien commencées. Je reviendrai dans un an. Tâchez que j’aie deux beaux petits enfants à caresser. Vous me direz alors ce que vous aurez réglé. Prenez votre temps, telle chose paraît bonne aujourd’hui qui paraît pire ou meilleure le lendemain.

— Et où donc allez-vous, mon père ? dit Thérence en l’entourant de ses bras avec frayeur.

— Je vas musiquer un peu par les chemins avec Joseph, répondit-il, car il a besoin de cela, et moi, il y a trente ans que j’en jeûne.

Ni larmes ni prières ne le purent retenir, et nous leur fîmes la conduite jusqu’à moitié chemin de Sainte-Sevère. Là, tandis que nous embrassions le grand bûcheux avec beaucoup de chagrin, Joseph nous dit : — Ne vous désolez point. C’est à moi, je le sais, qu’il sacrifie la vue de votre bonheur, car il a pour moi aussi le cœur d’un père, et il sait que je suis le plus à plaindre de ses enfants ; mais peut-être n’aurai-je pas longtemps besoin de lui, et j’ai dans l’idée que vous le reverrez plus tôt qu’il ne le croit lui-même.

Là-dessus, pliant les genoux devant ma femme et devant celle d’Huriel :

— Mes chères sœurs, dit-il, je vous ai offensées l’une et l’autre, et j’en ai été assez puni par mes pensées. Ne me voulez-vous point pardonner, afin que je me pardonne et m’en aille plus tranquille ?

Toutes deux l’embrassèrent de grande affection, et il vint ensuite à nous, nous disant, avec une surprenante abondance de cœur, les meilleures et les plus douces paroles qu’il eût dites de sa vie, nous priant aussi de lui pardonner ses fautes et de garder mémoire de lui.

Nous montâmes sur une hauteur pour les voir le plus longtemps possible. Le grand bûcheux sonnait généreusement dans sa musette, et, de temps en temps, se retournait pour agiter son bonnet et nous envoyer des baisers avec la main.

Joseph ne se retourna point. Il marchait en silence et la tête baissée, comme brisé ou recueilli. Je ne pus m’empêcher de dire à Huriel que je lui avais trouvé sur la figure, au moment du départ, ce je ne sais quoi que j’y avais remarqué souvent dans sa première jeunesse, et qui est, chez nous, réputé la physionomie d’un homme frappé d’un mauvais destin.

Les larmes de la famille se séchèrent peu à peu dans le bonheur et l’espérance. Ma belle chère femme y fit plus d’effort que les autres ; car, n’ayant jamais quitté son père, elle semblait perdre avec lui la moitié de son âme, et je vis bien que, malgré son courage, son amitié pour moi, et le bonheur que lui donna bientôt l’espoir d’être mère, il lui manquait toujours quelque chose après quoi elle soupirait en secret.

Aussi, je songeais sans cesse à arranger ma vie de manière à nous réunir avec le grand bûcheux, dussé-je vendre mon bien, quitter ma famille, et suivre ma femme où il lui plairait d’aller.

Il en était de même de Brulette, qui se sentait résolue à ne consulter que les goûts de son mari, surtout quand son grand-père, après une courte maladie, se fut éteint bien tranquillement comme il avait vécu, au milieu de nos soins et des caresses de sa chère enfant.

— Tiennet, me disait-elle souvent, il faudra, je le vois, que le Berry soit vaincu en nous par le Bourbonnais. Huriel aime trop cette vie de force et de changement d’air, pour que nos plaines dormantes lui plaisent. Il me donne trop de bonheur pour que je lui souffre quelque regret caché. Je n’ai plus de famille chez nous ; tous mes amis, hormis toi, m’y ont fait des peines, je ne vis plus que dans Huriel. Où il sera bien, c’est là que je me sentirai le mieux.

L’hiver nous trouva encore au bois du Chassin. Nous avions bien gâté ce bel endroit dont la futaie de chênes était le plus grand ornement. La neige couvrait les cadavres de ces beaux arbres dépouillés par nous et jetés tous, la tête en avant, dans la rivière, qui les retenait, encore plus froids et plus morts, dans la glace. Nous goûtions, Huriel et moi, auprès d’un feu de copeaux que nos femmes venaient d’allumer pour y réchauffer nos soupes, et nous les regardions avec bonheur, car toutes deux étaient en train de tenir la promesse qu’elles avaient faite au grand bûcheux de lui donner de la survivance.

Tout d’un coup elles s’écrièrent, et Thérence, oubliant qu’elle n’était plus aussi légère qu’au printemps, s’élança quasi au travers du feu pour embrasser un homme que nous cachait la fumée épaisse des feuilles humides. C’était son brave homme de père, qui bientôt n’eut plus assez de bras et de bouche pour répondre à toutes nos caresses. Après la première joie, nous lui demandâmes nouvelles de Joseph et vîmes sa figure s’obscurcir et ses yeux se remplir de larmes.

— Il vous l’avait annoncé, répondit-il, que vous me reverriez plus tôt que je ne pensais ! Il sentait comme un avertissement de son sort, et Dieu, qui amollissait l’écorce de son cœur en ce moment-là, lui conseillait sans doute de réfléchir sur lui-même.

Nous n’osions plus faire de questions. Le grand bûcheux s’assit, ouvrit sa besace et en tira les morceaux d’une musette brisée.

— Voilà tout ce que je vous rapporte de ce malheureux enfant, dit-il. Il n’a pu échapper à son étoile. Je pensais avoir adouci son orgueil, mais, pour tout ce qui tenait de la musique, il devenait chaque jour plus hautain et plus farouche. C’est ma faute, peut-être ! Je voulais le consoler des peines d’amour en lui montrant son bonheur dans son talent. Il a goûté au moins les douceurs de la louange ; mais à mesure qu’il s’en nourrissait, la soif lui en venait plus acre. Nous étions loin : nous avions poussé jusque dans les montagnes du Morvan, où il y a beaucoup de sonneurs encore plus jaloux que ceux d’ici, mais non pas tant pour leurs intérêts que pour leur amour-propre. Joseph a manqué de prudence, il les a offensés en paroles, dans un repas qu’ils lui avaient offert très-honnêtement et à bonnes intentions d’abord. Par malheur, je ne l’y avais point suivi, me trouvant un peu malade, et n’ayant pas sujet de me méfier de la bonne intelligence qu’il y avait entre eux au départ.

Il passa la nuit dehors, comme il faisait souvent ; et comme j’avais remarqué qu’il était parfois un peu jaloux de l’applaudissement qu’on donnait à mes vieilles chansons, je ne le voulais point gêner. Au matin, je sortis, encore un peu tremblant de fièvre, et j’appris, dans le bourg, qu’on avait ramassé une musette brisée au bord d’un fossé. Je courus pour la voir et la reconnus bien vite. Je me rendis à l’endroit où elle avait été trouvée, et, cassant la glace du fossé, j’y découvris son malheureux corps tout gelé. Il ne portait aucune marque de violence, et les autres sonneurs ont juré qu’ils l’avaient quitté, sans dispute et sans ivresse, à une lieue de là. J’ai en vain recherché les auteurs de sa mort. C’est un endroit sauvage où les gens de justice craignent le paysan, et où le paysan ne craint que le diable. Il m’a fallu partir en me contentant de leurs tristes et sots propos. Ils croient fermement en ce pays, ce que l’on croit un peu dans celui-ci, à savoir : qu’on ne peut devenir musicien sans vendre son âme à l’enfer, et qu’un jour ou l’autre, Satan arrache la musette des mains du sonneur et la lui brise sur le dos, ce qui l’égare, le rend fou et le pousse à se détruire. C’est comme cela qu’ils expliquent les vengeances que les sonneurs tirent les uns des autres, et ceux-ci n’y contredisent guère, ce qui leur est moyen de se faire redouter et d’échapper aux conséquences. Aussi les tient-on en si mauvaise estime et en si grande crainte, que je n’ai pu faire entendre mes plaintes, et que, pour un peu, si je fusse resté dans l’endroit, l’on m’eût accusé d’avoir moi-même appelé le diable pour me débarrasser de mon compagnon.

— Hélas ! dit Brulette en pleurant, mon pauvre Joset ! mon pauvre camarade ! Et qu’est-ce que nous allons dire à sa mère, mon bon Dieu ?

— Nous lui dirons, répliqua tristement le grand bûcheux, de ne point laisser Charlot s’énamourer de la musique. C’est une trop rude maîtresse pour des gens comme nous autres. Nous n’avons point la tête assez forte pour ne point prendre le vertige sur les hauteurs où elle nous mène !

— Oh ! mon père, s’écria Thérence, si vous pouviez l’abandonner, Dieu sait dans quels malheurs elle vous jettera aussi !

— Sois tranquille, ma chérie, répondit le grand bûcheux. M’en voilà revenu ! Je veux vivre en famille, élever ces petits enfants-là, que je vois déjà en rêve danser sur mes genoux. Où est-ce que nous nous fixons, mes chers enfants ?

— Où vous voudrez, s’écria Thérence.

— Et où voudront nos maris, s’écria Brulette.

— Où voudra ma femme, m’écriai-je aussi.

— Où vous voudrez tous, dit Huriel à son tour.

— Eh bien, dit le grand bûcheux, comme je sais vos humeurs et vos moyens, et que je vous rapporte encore un peu d’argent, j’ai calculé, en route, qu’il était aisé de contenter tout le monde. Quand on veut que la pêche mûrisse, il ne faut point arracher le noyau. Le noyau, c’est la terre que possède Tiennet. Nous allons l’arrondir et y bâtir une bonne maison pour nous tous. Je serai content de faire pousser le blé, de ne plus abattre les beaux ombrages du bon Dieu, et de composer mes petites chansons à l’ancienne mode, le soir, sur ma porte, au milieu des miens, sans aller boire le vin des autres et sans faire de jaloux. Huriel aime à courir le pays, sa femme est, à présent, de la même humeur. Ils prendront des entreprises comme celle de cette futaie, où je vois que vous avez bien travaillé, et iront passer la belle saison dans les bois. Si leur famille trop jeune les embarrasse quelquefois, Thérence est de force et de cœur à gouverner double nichée, et on se retrouvera à la fin de chaque automne avec double plaisir, jusqu’au jour où mon fils, après m’avoir fermé les yeux depuis longtemps, sentira le besoin du repos de toute l’année, comme je le sens à cette heure.

Tout ce que disait là mon beau-père arriva comme il le conseillait et l’augurait. Le bon Dieu bénit notre obéissance ; et, comme la vie est un ragoût mélangé de tristesse et de contentement, la pauvre Mariton vint souvent pleurer chez nous, et le bon carme y vint souvent rire.




FIN