Texte établi par Émile FaguetGeorge Bell and sons (p. 228-240).



DIX-NEUVIÈME VEILLÉE


Je ne suis pas beaucoup choquable, et cependant je me trouvai choqué d’être si mal reçu, et m’en fus chez nous remiser ma carriole et m’informer de ma famille. Et puis, la journée étant trop avancée pour se mettre au travail, je dévalai par le bourg pour voir si chaque chose était en sa place, et n’y trouvai aucun changement, sinon qu’un des arbres couchés sur le communal, devant la porte du sabotier, avait été débité en sabots, et que le père Godard avait ébranché son peuplier et mis de la tuile neuve sur son courtil.

J’avais cru que mon voyage dans le Bourbonnais aurait fait plus de bruit, et je m’attendais à tant de questions que j’aurais fort à faire d’y répondre ; mais le monde de chez nous est très-indifférent, et, pour la première fois, je m’avisai qu’il était même endormi à toutes choses, car je fus obligé d’apprendre à plusieurs que j’arrivais de loin. Ils ne savaient seulement point que je me fusse absenté.

Vers le soir, comme je retournais à mon logis, je rencontrai le carme qui s’en allait à la Châtre, et qui me dit, de la part du père Brulet, qu’il me voulait avoir à souper.

Qui fut bien étonné, en entrant chez Brulette ? ce fut moi, d’y trouver le grand-père, assis d’un côté et la belle de l’autre, regardant sur la table, entre eux deux, la corbeille du moine, ouverte, et remplie d’un gros gars d’environ un an, assis sur un coussin et s’essayant à manger des guignes noires, dont il s’embarbouillait tout le museau !

Brulette me sembla d’abord très-pensive et même triste ; mais quand elle vit mon étonnement, elle ne se put retenir de rire ; après quoi elle s’essuya les yeux et me parut avoir versé quelques larmes, plutôt de chagrin ou de dépit, que de gaieté.

— Allons, dit-elle enfin, ferme la porte et nous écoute. Voilà mon père qui veut te mettre au fait du beau cadeau que le moine nous a apporté.

— Vous saurez, mon neveu, dit le père Brulet, qui jamais ne riait d’aucune chose plaisante, non plus qu’il ne se troublait d’aucun souci, que voilà un enfant orphelin dont nous nous sommes arrangés avec le carme, pour prendre soin, moyennant pension. Nous ne connaissons à cet enfant ni père, ni mère, ni pays, ni rien. Il s’appelle Charlot, voilà tout ce que nous en savons. La pension est bonne, et le carme nous a donné la préférence, pour ce qu’il avait rencontré ma fille en Bourbonnais ; et, comme il lui avait été dit d’où elle était, et que c’était une personne bien comme il faut, n’ayant pas grand bien, mais n’étant chargée d’aucune misère et pouvant disposer de son temps, il a pensé à lui faire plaisir et à lui rendre service en lui donnant la garde et le profit de ce marmot.

Encore que la chose fût assez étonnante, je ne m’en étonnai pas dans le premier moment, et demandai seulement si ce carme était anciennement connu du père Brulet, pour qu’il eût fiance en ses paroles, au sujet de la pension.

— Je ne l’avais jamais vu, dit-il ; mais je sais qu’il est venu plusieurs fois dans les environs, et qu’il est connu de gens dont je suis sûr, et qui m’avaient déjà annoncé de sa part, il y a deux ou trois jours, l’affaire dont il me voulait parler. D’ailleurs, une année de la pension est payée par avance, et quand l’argent manquera, il sera temps de s’en tourmenter.

— À la bonne heure, mon oncle ; vous savez ce que vous avez à faire ; mais je ne me serais pas attendu à voir ma cousine, qui aime tant sa liberté, s’embarrasser d’un marmot qui ne lui est de rien, et qui, sans vous offenser par conséquent, n’est pas bien gentil dans son apparence.

— Voilà ce qui me fâche, dit Brulette, et ce que j’étais en train de dire à mon père quand tu es entré céans. — Et elle ajouta, en frottant le bec du petit avec son mouchoir : — J’ai beau l’essuyer, il n’en a pas la bouche mieux fendue, et j’aurais pourtant souhaité faire mon apprentissage avec un enfant agréable à caresser. Celui-ci paraît de mauvaise humeur et ne répond à aucune risée. Il ne regarde que la mangeaille.

— Bah ! dit le père Brulet, il n’est pas plus vilain qu’un autre enfant de son âge, et quant à devenir mignon, c’est ton affaire. Il est fatigué d’avoir voyagé et ne sait point où il en est, ni ce qu’on lui veut.

Le père Brulet étant sorti pour aller chercher son couteau, qu’il avait laissé chez la voisine, je commençai à m’étonner davantage en me trouvant seul avec Brulette. Elle paraissait contrariée par moments, et même peinée pour tout de bon.

— Ce qui me tourmente, dit-elle, c’est que je ne sais point soigner un enfant. Je ne voudrais pas laisser souffrir une pauvre créature qui ne se peut aider en rien ; mais je m’y trouve si maladroite, que j’ai regret d’avoir été jusqu’à cette heure, peu portée à m’occuper de ce petit monde-là.

— En effet, lui dis-je ; tu ne me parais point née à ce métier, et je ne comprends pas que ton grand-père, lequel je n’ai jamais connu intéressé, te donne une pareille charge pour quelques écus de plus au bout de l’année.

— Tu parles comme un riche, reprit-elle. Songe que je n’ai rien en dot, et que la peur de la misère est ce qui m’a toujours détournée du mariage.

— Voilà une mauvaise raison, Brulette ; car tu as été et tu seras encore recherchée par de plus riches que toi, qui t’aiment pour tes beaux yeux et ton joli ramage.

— Mes beaux yeux passeront, et mon joli ramage ne me servira de rien quand la beauté s’en ira. Je ne veux pas qu’on me reproche, au bout de quelques années, d’avoir dépensé ma dot d’agréments et de n’en avoir pas apporté une plus solide dans le ménage.

— C’est donc que tu penses pour de bon à te marier, depuis que nous sommes revenus du Bourbonnais ? Voici la première fois que je t’entends faire des projets d’épargne.

— Je n’y pense pas plus que je n’y pensais, répondit-elle d’un ton moins assuré qu’à l’ordinaire ; mais je n’ai jamais dit que je voulusse rester fille.

— Si fait, si fait, tu penses à t’établir, lui dis-je en riant. Tu n’as pas besoin de t’en cacher avec moi, je ne te demande plus rien, et ce que tu fais en te chargeant de ce petit malheureux riche que voilà, lequel a des écus et point de mère, me marque bien que tu veux faire ton meuriot[1]. Sans cela, ton grand-père, que tu as toujours gouverné comme s’il était ton petit-fils, ne t’aurait pas forcé la main pour prendre un pareil gars en sevrage.

Brulette prit alors l’enfant pour l’ôter de dessus la table et mettre le couvert, et, en le portant sur le lit de son grand-père, elle le regarda d’un air fort triste.

— Pauvre Charlot ! dit-elle, je ferai bien pour toi mon possible, car tu es à plaindre d’être venu au monde, et m’est avis qu’on ne t’y avait point souhaité.

Mais sa gaieté fut vite revenue, et mêmement elle eut de grandes risées à souper, en faisant manger Charlot, qui avait l’appétit d’un petit loup et répondait à toutes ses prévenances en lui voulant griffer la figure.

Sur les huit heures du soir, Joseph entra et fut bien accueilli du père Brulet ; mais j’observai que Brulette, qui venait de remettre Charlot sur le lit, tira vitement la courtine comme pour le cacher, et parut tourmentée tout le temps que Joseph demeura. J’observai aussi qu’il ne lui fut pas dit un mot de cette singulière trouvaille, ni par le vieux ni par Brulette, et je pensai devoir m’en taire pareillement pour leur complaire.

Joseph était chagrin et répondait le moins possible aux questions de mon oncle. Brulette lui demanda s’il avait trouvé sa mère en bonne santé, et si elle avait été bien surprise et bien contente de le voir. Et, comme il disait oui tout court à chaque chose, elle lui demanda encore s’il ne s’était pas trop fatigué en allant à Saint-Chartier, de son pied, et en revenant le soir même.

— Je ne voulais point passer la journée, dit-il, sans rendre mes devoirs à votre grand-père, et, à présent, je me sens fatigué pour de vrai et m’en irai passer la nuit chez Tiennet, si je ne le dérange point.

Je lui répondis qu’il me ferait plaisir, et l’emmenai à la maison, où, quand nous fûmes couchés, il me dit :

— Tiennet, me voilà autant sur mon départ comme sur mon arrivée. Je ne suis venu au pays que pour quitter le bois de l’Alleu, qui m’était tourné en déplaisance.

— Et c’est le tort que tu as, Joseph ; tu étais là chez des amis qui remplaçaient ceux que tu avais quittés…

— Enfin, c’est mon idée, dit-il un peu sèchement ; mais, prenant un ton plus doux, il ajouta : — Tiennet ! Tiennet ! il y a des choses qu’on peut dire, et il y en a aussi qu’on doit taire. Tu m’as fait du mal aujourd’hui, en me donnant à entendre que je ne serais peut-être jamais agréé de Brulette.

— Joseph, je ne t’ai rien dit de pareil, par la raison que je ne sais point si tu songes à ce que tu dis là.

— Tu le sais, reprit-il, et mon tort est de n’en avoir jamais ouvert mon cœur avec toi. Mais que veux-tu ? je ne suis point de ceux qui se confessent aisément, et les choses qui me tracassent le plus sont celles dont je m’explique le moins volontiers. C’est mon malheur, et je crois que je n’ai point d’autre maladie qu’une idée toujours tendue aux mêmes fins, et toujours rentrée au moment qu’elle me vient sur les lèvres. Écoute-moi donc, pendant que je peux causer, car Dieu sait pour combien de temps je vas redevenir muet. J’aime, et je vois que je ne suis point aimé. Il y a si longues années qu’il en est ainsi (car j’aimais déjà Brulette alors qu’elle était une enfant), que je suis accoutumé à ma peine. Je ne me suis jamais flatté de lui plaire, et j’ai vécu avec la croyance qu’elle ne ferait jamais attention à moi. À présent, j’ai vu par sa venue en Bourbonnais que j’étais quelque chose pour elle, et c’est ce qui m’a rendu la force et la volonté de ne point mourir. Mais je sais très-bien qu’elle a vu là-bas quelqu’un qui lui conviendrait mieux que moi.

— Je n’en sais rien, répondis-je ; mais si cela était, ce quelqu’un-là ne t’aurait pas donné sujet de plainte ou de reproche.

— C’est vrai, reprit Joseph, mon dépit est injuste ; d’autant plus qu’Huriel, connaissant Brulette pour une honnête fille, et n’étant pas en position de se marier avec elle, tant qu’il sera de la confrérie des muletiers, a, de lui-même, fait ce qu’il devait faire en s’éloignant d’elle pour longtemps. Je peux donc avoir espérance de me revenir présenter à Brulette, un peu plus méritant que je ne le suis. À cette heure, je ne me puis souffrir ici, car je sens que je n’y apporte rien de plus que par le passé. Il a quelque chose dans l’air et dans les paroles de chacun qui me dit :

« Tu es malade, tu es maigre, tu es laid, tu es faible, et tu ne sais rien de bon ni de neuf pour nous intéresser à toi ! » Oui, Tiennet, ce que je te dis est certain : ma mère a eu comme peur de ma figure en me voyant paraître, et elle a versé tant de larmes en m’embrassant, que la peine y était pour plus que la joie. Ce soir encore, Brulette a eu l’air embarrassé en me voyant chez elle, et son grand-père, tout brave homme et bon ami qu’il est pour moi, a paru inquiet si j’allongerais ou non sa veillée. Ne dis pas que je me suis imaginé tout cela. Comme tous ceux qui parlent peu, je vois beaucoup. Mon temps n’est donc pas venu : il faut que je parte, et le plus tôt sera le mieux.

— Je crois, lui dis-je, qu’il faudrait au moins prendre quelques journées pour te reposer ; car m’est avis que tu veux t’éloigner beaucoup d’ici, et je ne trouve pas de bonne amitié, que tu nous mettes sur ton compte dans des inquiétudes que tu nous pourrais épargner.

— Sois tranquille, Tiennet, répondit-il. J’ai la force qu’il faut, et ne serai plus malade. Je sais une chose, à présent, c’est que les corps chétifs, à qui Dieu n’a pas donné grands ressorts, sont pourvus d’un vouloir qui les mène mieux que la grosse santé des autres. Je n’ai rien inventé quand je vous ai dit là-bas que j’avais été comme renouvelé en voyant Huriel se battre si hardiment ; et que, tout éveillé, dans la nuit, j’avais ouï sa voix me dire : « Sus ! sus ! je suis un homme, et tant que tu n’en seras pas un, tu ne compteras pour rien. » Je me veux donc départir de ma pauvre nature, et revenir ici aussi bon à voir et meilleur à entendre que tous les galants de Brulette.

— Mais, lui dis-je encore, si elle fait son choix avant ton retour ? La voilà qui prend dix-neuf ans, et pour une fille courtisée comme elle l’est, il est temps qu’elle se décide.

— Elle ne se décidera que pour Huriel ou pour moi, répondit Joseph d’une voix assurée. Il n’y a que lui ou moi qui soyons faits pour lui donner de l’amour. Excuse-moi, Tiennet, je sais, ou, tout au moins, je crois que tu y as songé…

— Oui, répondis-je, mais je n’y songe plus.

— Et bien tu fais, dit Joseph, car tu n’aurais point été heureux avec elle. Elle a des goûts et des idées qui ne sont pas du terrain où elle a fleuri, et il faut qu’un autre vent la secoue. Celui qui souffle ici n’est pas assez subtil et ne pourrait que la dessécher. Elle le sent bien, malgré qu’elle ne le sache point dire, et je te réponds que si Huriel ne me trahit point, je la retrouverai libre dans un an et même dans deux.

Là-dessus, Joseph, comme épuisé de s’être abandonné si longtemps, laissa retomber sa tête sur l’oreiller et s’endormit. Il y avait bien une heure que je me débattais pour ne pas lui en donner exemple, car j’étais las tout mon soûl ; mais quand, à la levée du jour, j’appelai Joseph, rien ne me répondit. Je le cherchai ; il était parti sans réveiller personne.

Brulette alla, dans le jour, voir la Mariton, disant que c’était pour lui apprendre doucement la chose et savoir ce qui s’était passé entre elle et son fils. Elle ne voulut point de ma compagnie pour cette visite, et me dit, au retour, qu’elle n’avait pu beaucoup la faire expliquer, parce que son maître Benoît était malade et même en danger pour un coup de sang. J’augurai que cette femme, obligée de soigner son bourgeois, n’avait pas pu, la veille, s’occuper de son garçon autant qu’elle l’aurait souhaité, et que Joseph en avait pris de la jalousie, comme son naturel annonçait de s’y porter en toutes choses.

— Cela est vrai, me dit Brulette ; à mesure que Joset s’est déniaisé par l’ambition, il est devenu exigeant, et je crois que je l’aimais mieux simple et soumis comme il était d’abord.

Et comme je racontai à Brulette tout ce qu’il m’avait dit la veille, avant de s’endormir : — S’il a un si beau vouloir, dit-elle, nous ne ferions que le contrarier en nous tourmentant de lui plus qu’il ne souhaite. Qu’il s’en aille donc à la garde de Dieu ! Si j’étais une coquette mauvaise comme tu me l’as quelquefois reproché dans le temps, je serais fière d’être la cause que ce garçon en cherche si long pour élever son esprit et son sort ; mais cela n’est point, et je regrette plutôt qu’il n’agisse pas seulement en vue de sa mère et de lui-même.

— Mais n’a-t-il pas raison pourtant, quand il dit que tu ne pourras choisir qu’entre Huriel et lui ?

— J’ai du temps pour penser à cela, dit-elle en riant des lèvres sans que sa figure en fût égayée, puisque voilà les deux seuls galants que Joseph me permette, s’enfuyant de moi de toutes leurs jambes.

Pendant une semaine, l’arrivée de l’enfant que le moine avait apporté chez Brulette fit la nouvelle du bourg et le tourment des curieux. Il en fut bâti tant d’histoires que, pour un peu, Charlot aurait été le fils d’un prince, et chacun voulait emprunter de l’argent ou vendre des biens au père Brulet, estimant que la pension qui avait pu décider sa fille à un métier si contraire à ses goûts devait être le revenu d’une province, à tout le moins. On s’étonna vite de voir que le vieux et la fillette ne changeaient rien à leur pauvre vie, ne quittaient point leur petit logis et n’y ajoutaient qu’un berceau pour coucher l’enfant, et une écuelle pour lui faire sa soupe. Il en fallut donc rabattre ; mais des commères, qui n’en voulaient point avoir sitôt le démenti, commencèrent à critiquer mon oncle sur son avarice, et même à le blâmer, prétendant qu’on ne faisait pas, pour le soin de cet enfant, tout ce qui était dû en rapport d’un si gros profit.

La jalousie des uns et le mécontentement des autres lui firent donc des ennemis qu’il n’avait jamais eus, dont bien il s’étonna ; car il était homme simple et d’une si bonne religion, qu’il n’avait pas seulement prévu qu’une telle chose ferait tant parler. Mais Brulette n’en fit que rire, et lui persuada de n’y point donner attention.

Cependant les jours et les semaines se suivirent, sans qu’il nous vînt aucune nouvelle de Joseph, d’Huriel, du grand bûcheux ni de Thérence. Brulette envoya des lettres à Thérence, moi à Huriel, et il ne nous fut fait aucune réponse. Brulette s’en affligea et en prit même du dépit ; si bien qu’elle me dit vouloir ne plus songer à des étrangers, qui n’avaient pas seulement mémoire d’elle et ne lui retournaient pas l’amitié qu’elle leur avait avancée.

Elle recommença donc à se faire belle et à se montrer aux danses, car les galants se tourmentaient de son air triste et du mal de tête dont elle se plaignait souvent depuis son voyage en Bourbonnais. Ce voyage même avait bien été un peu critiqué, et on avait dit qu’elle avait par là une amour cachée, soit pour Joseph, soit pour un autre. On souhaitait qu’elle se montrât encore plus aimable que de coutume, pour lui pardonner de s’être absentée sans consulter personne.

Brulette était trop fière pour s’en tirer par des câlineries ; mais le goût qu’elle avait pour le plaisir l’emportant de ce côté-là, elle essaya de confier la garde de Charlot à sa voisine, la mère Lamouche, et de se donner, comme par le passé, de l’étourdissement.

Or, un soir que je revenais avec elle du pélerinage de Vaudevant, qui est une grande fête, nous ouïmes Charlot brailler, du plus loin que nous pouvions accourir vers la maison. — Ce maudit gars, me dit Brulette, ne décote pas d’être en malice, et je ne sais qui serait capable de le gouverner.

— Es-tu sûre, lui dis-je, que la Lamouche en prend le soin qu’elle t’a promis ?

— Sans doute, sans doute. Elle n’a que ça à faire, et je l’en récompense de manière à la contenter.

Mais Charlot braillait toujours, et la maison nous paraissait fermée comme si tout le monde en fût sorti.

Brulette se mit de courir et eut beau cogner à la porte de la voisine, personne ne répondit, sinon Charlot qui criait encore plus fort, soit de peur, soit d’ennui ou de rage.

Je fus obligé de monter sur le chaume de la maison et de descendre en la chambre par la trappe du fenil. J’ouvris vitement la porte à Brulette, et nous vîmes Charlot tout seul, se roulant dans les cendres, où, par bonheur, il ne se trouvait plus de feu, et violet comme une bette à force de hurler.

— Oui-dà ! dit Brulette, est-ce ainsi qu’on garde ce pauvre petit malheureux ? Allons ! qui prend enfant prend maître. J’aurais dû le savoir, et ne me point charger de celui-ci ou renoncer à tout divertissement.

Elle emporta Charlot en son logis, moitié apitoyée, moitié impatientée, et, l’ayant lavé, repu et reconsolé de son mieux, elle le mit dormir et s’assit bien soucieuse, la tête dans ses mains. J’essayai de lui remontrer qu’il n’était pas malaisé, en faisant le sacrifice de l’argent qu’elle empochait, de confier ce petit à quelque femme bien douce et bien soigneuse.

— Non, fit-elle. Il faudra toujours le surveiller, puisque j’ai répondu de lui, et tu vois ce que c’est que la surveillance. Pour un jour qu’on croit pouvoir y manquer, c’est justement ce jour-là qu’il aurait fallu n’y manquer point. D’ailleurs, cela ne se peut, ajouta-t-elle en pleurant. Ce serait mal, et je me le reprocherais toute ma vie.

— Tu aurais tort, si l’enfant doit y gagner. Il n’est point heureux chez toi ; il pourrait l’être ailleurs.

— Comment ! il n’est point heureux ? J’espère que si, sauf les jours où je m’absente. Eh bien, je ne m’absenterai plus.

— Je te dis qu’il n’est guère mieux les autres jours.

— Comment ! comment ! dit encore Brulette, frappant ses mains avec dépit, où prends-tu cela ? M’as-tu jamais vue le maltraiter ou seulement le menacer ? Puis-je l’empêcher d’être d’un naturel mal plaisant et rechigneux ? Il serait à moi que je n’en saurais faire davantage.

— Oh ! je sais que tu ne lui fais aucun mal et ne le laisses souffrir de rien, parce que tu es douce chrétienne ; mais enfin, tu ne saurais l’aimer, cela ne dépend pas de toi, et, sans le savoir, il le sent si bien qu’il n’est porté à aimer et à caresser personne. Les animaux ont bien la connaissance du bon vouloir ou de la répugnance qu’ils nous occasionnent ? Pourquoi les petits humains ne l’auraient-ils pas ?


  1. Provision de fruits qu’on fait mûrir après la cueillette.