Texte établi par Émile FaguetGeorge Bell and sons (p. 200-213).


DIX-SEPTIÈME VEILLÉE


Huriel se signa en soupirant ; je fis comme lui, et, nous détournant de ce mauvais arbre, nous passâmes notre chemin.

J’aurais voulu lui dire, comme le carme, quelque bonne parole pour le tranquilliser, car je voyais bien qu’il avait l’esprit en peine ; mais, outre que je n’étais pas assez savant pour le prêche, je me sentais coupable aussi à ma manière. Je me disais, par exemple, que si je n’eusse point raconté tout haut l’histoire du bois de la Roche, Huriel ne se serait peut-être pas si bien souvenu du serment qu’il avait fait à Brulette de la venger, et que si je ne me fusse point porté le premier son défenseur devant les muletiers et les anciens de la forêt, Huriel ne se serait pas tant pressé d’en avoir l’honneur avant moi vis-à-vis d’elle.

Tourmenté de ces idées, je ne pus m’empêcher de les dire à Huriel et de m’accuser devant lui, comme Brulette s’était accusée devant Thérence.

— Mon cher ami Tiennet, me répondit le muletier, tu es un bon cœur et un brave garçon. Je ne veux point que tu gardes du trouble en ta conscience, pour une chose que Dieu, au jour du jugement, n’attribuera ni à toi ni peut-être à moi. Le frère Nicolas a raison, il est le seul juge qui puisse rendre bonne justice, parce qu’il sait les choses comme elles sont. Il n’a pas besoin d’appeler des témoins et de faire enquête de la vérité. Il lit dans le fin fond des cœurs, et il sait bien que le mien n’avait juré ni comploté mort d’homme, au moment où j’ai pris un bâton pour corriger ce malheureux. Ces armes-là sont mauvaises ; mais elles sont les seules que nos coutumes nous permettent en pareil cas, et ce n’est pas moi qui en ai inventé l’usage. Certes, mieux vaudrait la seule force des bras et le seul office des poings, comme nous y avons eu recours une nuit, dans ton pré, à propos de mon mulet et de ton avoine ; mais sache qu’un muletier doit être aussi brave et aussi jaloux de son renom d’honneur que les plus grands messieurs portant l’épée. Si j’avais avalé l’injure de Malzac sans en chercher réparation, j’aurais mérité d’être chassé de ma confrérie. Il est bien vrai que je n’ai pas cherché cela de sang-froid, comme on doit le faire. J’avais rencontré, hier matin, ce Malzac seul à seul, dans ce même bois de la Roche, où je travaillais tranquillement, sans plus songer à lui. Il m’avait encore molesté de ses sottes paroles, prétendant que Brulette n’était qu’une ramasseuse de bois mort ; ce qui, chez les forestiers, s’entend d’un fantôme qui court la nuit, et dont la croyance sert souvent aux filles de mauvaise conduite pour n’être point reconnues, grâce à la peur que les bonnes gens ont de cet esprit follet. Aussi, dans l’idée des muletiers, qui ne sont point crédules, un pareil mot est une grande injure.

» Pourtant, je fus aussi endurant que possible ; mais, à la fin, poussé à bout, je lui fis des menaces pour m’en débarrasser. Il me répondit alors que j’étais un lâche, capable d’abuser de ma force en un endroit écarté, mais que je n’oserais pas le défier au bâton, en franche bataille, devant témoins ; que chacun savait bien que je n’avais jamais eu occasion de marquer ma hardiesse, et que là où il y avait compagnie, j’étais toujours du goût de tout le monde, afin de n’avoir point à me mesurer en partie égale.

» Là-dessus, il me quitta, disant qu’il y avait danse au bois de Chambérat, que c’était Brulette qui régalait, et qu’elle en avait le moyen, attendu qu’elle était maîtresse d’un gros bourgeois en son pays ; et que, pour sa part, il irait là se divertir et courtiser la demoiselle à ma barbe, si j’avais le cœur de m’en venir assurer.

» Tu sais, Tiennet, que j’avais intention de ne plus revoir Brulette, et cela pour des raisons que je te dirai peut-être plus tard.

— Je les sais, répondis-je, car je vois que tu as vu ta sœur cette nuit, et voilà, à ton oreille, un gage qui dépasse ton mouchoir et qui me prouve ce dont j’avais déjà une forte doutance.

— Si tu sais que j’aime Brulette et que je tiens à son gage, reprit Huriel, tu en sais autant que moi ; mais tu ne peux en savoir davantage, car je ne suis sûr que de son amitié, et quant au reste… Mais il ne s’agit pas de ça, et je te veux raconter comment le malheur m’a ramené ici. Je ne voulais ni être vu de Brulette, ni lui parler, parce que j’avais remarqué le tourment qui serrait le cœur de Joseph à mon endroit ; mais je savais que Joseph n’avait pas ses forces pour la défendre, et que Malzac était assez sournois pour s’échapper aussi de toi.

» Je suis donc venu ici au commencement de la fête, et je me suis tenu caché aux alentours de la danse, me promettant de partir sans me faire voir, si Malzac n’y venait point. Tu sais le reste jusqu’au moment où nous avons pris le bâton. Dans ce moment-là, j’étais en colère, je le confesse ; mais pouvait-il en être autrement, à moins de valoir autant qu’un saint du paradis ? Cependant, je ne voulais que donner une correction à mon ennemi, et ne pas laisser dire plus longtemps, surtout dans un moment où Brulette était au pays, qu’à force d’être doux et patient, j’étais un lièvre. Tu as vu que mon père, qui est las de pareils propos, ne m’a pas empêché de prouver que je suis un homme ; mais il faut que je sois doué d’une mauvaise chance, puisque à mon premier combat, et quasi de mon premier coup… Ah ! Tiennet ! on a beau avoir été forcé, et sentir en soi-même qu’on est doux et humain, on ne se console pas aisément, j’en ai peur, d’avoir eu la main si mauvaise ! Un homme est un homme, si mal appris et mal embouché qu’il soit : celui-là était peu de chose de bon, mais il aurait eu le temps de s’amender, et voilà que je l’ai envoyé rendre ses comptes avant qu’il les eût mis en ordre. Aussi Tiennet, tu me vois, je t’assure, bien dégoûté de l’état de muletier, et je reconnais, à présent, avec Brulette, qu’il est malaisé à un homme juste et craignant Dieu de s’y maintenir en estime avec sa conscience et l’opinion des autres. Je suis obligé d’y passer encore un temps, à cause des engagements que j’ai pris ; mais tu peux compter que le plus tôt possible, je m’en retirerai et prendrai quelque autre métier plus tranquille.

— C’est là, dis-je à Huriel, ce que je dois rapporter à Brulette, est-ce pas ?

— Non, répondit Huriel, avec une grande assurance ; à moins que Joseph ne soit si bien guéri de son amour et de sa maladie qu’il puisse renoncer à elle. J’aime Joseph autant que vous l’aimez, mes bons enfants ; et d’ailleurs, il m’a fait ses confidences, il m’a pris pour son conseil et son soutien ; je ne le veux pas tromper, ni contrecarrer.

— Mais Brulette ne veut pas de lui pour amant et mari, et peut-être vaudrait-il mieux qu’il le sût le plus tôt possible. Je me chargerais bien de le raisonner, si les autres n’osaient, et il y a chez vous une personne qui pourrait rendre Joseph heureux, tandis qu’il ne le sera point par Brulette. Il aura beau attendre, plus il se flattera, plus le coup lui paraîtra dur à porter : au lieu que, s’il ouvrait les yeux sur la véritable attache qu’il peut trouver ailleurs…

— Laissons cela, répondit Huriel en fronçant un peu le sourcil, ce qui lui fit faire la grimace d’un homme qui souffre d’un grand trou à la tête, comme il l’avait justement tout frais sous son mouchoir rouge : toutes choses sont en la main de Dieu ; et, dans notre famille, personne n’est pressé de faire son bonheur aux dépens de celui des autres. Il faut, quant à moi, que je parte, car je répondrais trop mal aux gens qui me demanderaient où a passé Malzac, et pourquoi on ne le voit plus au pays. Écoute seulement encore un mot sur Brulette et sur Joseph. Il est bien inutile de leur dire le malheur que j’ai fait. Excepté les muletiers, il n’y a que mon père, ma sœur, le moine et toi qui sachiez que quand l’homme est tombé, c’était pour ne plus se relever. Je n’ai eu que le temps de dire à Thérence tout bas : « Il est mort ; il faut que je quitte le pays. » Maître Archignat en a dit autant à mon père ; mais les autres bûcheux n’en savaient rien et ne souhaitaient point le savoir. Le moine lui-même n’y aurait vu que du feu, s’il ne nous eût suivis pour porter secours aux blessés, et les muletiers étaient tentés de le renvoyer sans lui rien dire ; mais le chef a répondu de lui, et moi, quand j’aurais dû y risquer mon cou, je ne voulais pas que cet homme fût enterré comme un chien, sans prières chrétiennes.

» À présent, c’est à la garde de Dieu. Tu comprends donc, de reste, qu’un homme menacé, comme je suis, d’une mauvaise affaire, ne peut pas, de longtemps, songer à courtiser une fille aussi recherchée et aussi précieuse que Brulette. Seulement, tu peux bien, pour l’amour de moi, ne pas lui dire où j’en suis. Je veux bien qu’elle m’oublie, mais non qu’elle me haïsse ou me craigne.

— Elle n’en aurait pas le droit, répondis-je, puisque c’est pour l’amour d’elle…

— Ah ! dit Huriel en soupirant et en passant sa main sur ses yeux, voilà un amour qui me coûte cher !

— Allons, allons, lui dis-je, du courage ! Elle ne saura rien, tu peux compter sur ma parole ; et tout ce que je pourrai faire pour qu’à l’occasion elle reconnaisse ton mérite, je le ferai bien fidèlement.

— Doucement, doucement, Tiennet, reprit Huriel ; je ne te demande pas de te mettre de côté pour moi comme je m’y suis mis pour Joseph. Tu ne me connais pas autant, tu ne me dois pas la même amitié, et je sais ce que c’est que de pousser un autre en la place qu’on voudrait occuper. Tu en tiens aussi pour Brulette, et il faudra que, sur trois prétendants que nous sommes, deux soient justes et raisonnables quand le troisième sera préféré. Encore ne savons-nous point si nous ne serons pas pillés par un quatrième. Mais, quoi qu’il en advienne, j’espère que nous resterons amis et frères tous les trois.

— Il faut me retirer de l’ordre des prétendants, répondis-je en souriant sans dépit. J’ai toujours été le moins emporté, et, à présent, je suis aussi tranquille que si je n’y avais jamais songé. Je sais le secret du cœur de cette belle ; je trouve qu’elle a fait le bon choix, et j’en suis content. Adieu donc, mon Huriel, que le bon Dieu t’assiste et que l’espérance t’aide à oublier cette mauvaise nuit !

Nous nous donnâmes l’accolade du départ, et je m’enquis du lieu où il se rendait.

— Je m’en vas, dit-il, jusqu’aux montagnes du Forez. Fais-moi écrire au bourg d’Huriel, qui est mon lieu de naissance et où nous avons des parents établis. Ils me feront passer tes lettres.

— Mais pourras-tu voyager si loin avec cette plaie à la tête ? N’est-elle point dangereuse ?

— Non, non, dit-il, ce n’est rien, et j’aurais souhaité que l’autre eût la tête aussi dure que moi !

Quand je me trouvai seul, je m’étonnai de tout ce qui était advenu en la forêt sans que j’en eusse ouï ou surpris la moindre chose. D’autant plus que, repassant, au grand jour, sur la place de la danse, je vis que, depuis le minuit, on était revenu faucher l’herbe et piocher la terre pour enlever toute trace du malheur qui y était arrivé. Ainsi, d’une part, on était venu, par deux fois, raccommoder les choses en cet endroit ; de l’autre, Thérence avait communiqué avec son frère, et, au milieu de tout cela, on avait pu faire un enterrement, sans que, malgré la nuit claire et le silence des bois, en les suivant dans toute leur longueur et en prêtant grande attention, j’eusse été averti par la moindre apparence et le moindre souffle. Cela me donna bien à penser sur la différence des habitudes et partant des caractères, entre les gens forestiers et les laboureurs des pays découverts. Dans les plaines, le bien et le mal se voient trop pour qu’on n’apprenne pas, de bonne heure, à se soumettre aux lois et à se conduire suivant la prudence. Dans les forêts, on sent qu’on peut échapper aux regards des hommes, et on ne s’en rapporte qu’au jugement de Dieu ou du diable, selon qu’on est bien ou mal intentionné.

Quand je regagnai les loges, le soleil était levé ; le grand bûcheux était parti pour son ouvrage, Joseph dormait encore, Thérence et Brulette causaient ensemble sous le hangar. Elles me demandèrent pourquoi je m’étais levé si matin, et je vis que Thérence était inquiète de ce que j’avais pu voir et apprendre. Je fis comme si je ne savais rien, et comme si je n’avais pas quitté le bois de l’Alleu.

Joseph vint bientôt nous rejoindre, et j’observai qu’il avait beaucoup meilleure mine qu’à notre arrivée.

— Je n’ai pourtant guère dormi, répondit-il, je me suis senti agité jusqu’à l’approche du jour ; mais je crois que c’est parce que la fièvre, qui m’a tant accablé, m’a enfin quitté depuis hier soir, car je me sens plus fort et plus dispos que je ne l’ai été depuis longtemps.

Thérence, qui se connaissait à la fièvre, lui questionna le pouls, et la figure de cette belle, qui était bien fatiguée et abattue, s’éclaircit tout d’un coup.

— Allons ! dit-elle, le bon Dieu nous envoie au moins ce bonheur, que voilà un malade en bon chemin pour guérir. La fièvre est partie et les forces du sang reviennent déjà.

— S’il faut que je vous dise ce que j’ai senti, reprit Joseph, ne dites pas que c’est une songerie ; mais voici la chose. D’abord, apprenez-moi si Huriel est parti sans blessure, et si l’autre n’en a pas plus qu’il ne faut. Avez-vous reçu des nouvelles du bois de Chambérat ?

— Oui, oui, répliqua vivement Thérence. Tous deux sont partis pour le haut pays. Dites ce que vous alliez dire.

— Je ne sais pas trop si vous le comprendrez, vous deux, reprit Joseph, s’adressant aux jeunes filles, mais voilà Tiennet qui l’entendra bien. En voyant hier notre Huriel se battre si résolûment, les jambes m’ont manqué, et, me sentant plus faible qu’une femme, j’aurais, pour un rien, perdu ma connaissance ; mais, en même temps que mon corps s’en allait défaillant, mon cœur devenait chaud et mes yeux ne lâchaient point de regarder le combat. Quand Huriel a abattu son homme et qu’il est resté debout, il m’a passé un vertige, et, si je ne me fusse retenu, j’aurais crié victoire, et mêmement chanté comme un fou ou comme un homme pris de vin. J’aurais couru l’embrasser si j’avais pu ; mais tout s’est dissipé, et, en revenant ici, j’étais brisé dans tous mes os, comme si j’eusse porté et reçu les coups.

— N’y pensez plus, dit Thérence, ce sont de vilaines choses à voir et se remémorer. Je gage que vous en avez mal rêvé ce matin ?

— Je n’en ai rêvé ni bien ni mal, dit Joseph ; j’y ai songé, et me suis senti peu à peu tout réveillé dans mes idées, et tout raccommodé dans mon corps, comme si l’heure était venue pour moi d’emporter mon lit et de marcher, à la manière de ce paralytique dont il est parlé aux Évangiles. Je voyais Huriel devant moi, tout brillant de lumière, et me reprochant ma maladie comme une lâcheté de mon esprit. Il avait l’air de me dire : « Je suis un homme, et tu n’es qu’un enfant ; tu trembles la fièvre pendant que mon sang est en feu. Tu n’es bon à rien, et moi je suis bon à tout pour les autres et pour moi-même ! Allons, allons, écoute cette musique… » Et j’entendais des airs qui grondaient comme l’orage, et qui m’enlevaient sur mon lit, comme le vent enlève les feuilles tombées. Tenez, Brulette, je crois que j’ai fini d’être lâche et malade, et que je pourrais, à présent, aller au pays, embrasser ma mère et faire mon paquet pour partir, car je veux voyager, apprendre, et me faire ce que je dois être.

— Vous voulez voyager ? dit Thérence, qui s’était allumée de contentement comme un soleil, et qui redevint blanche et brouillée comme la lune d’automne. Vous espérez trouver un meilleur maître que mon père, et de meilleurs amis que les gens d’ici ? Allez voir vos parents, vous ferez bien, si vous en avez la force ; mais, à moins que vous n’ayez envie de mourir au loin…

Le chagrin ou le mécontentement lui coupèrent la parole. Joseph, qui l’observait, changea tout de suite de mine et de langage.

— Ne faites pas attention à ce que je rêvais ce matin, Thérence, lui dit-il ; jamais je ne trouverai meilleur maître ni meilleurs amis. Vous m’avez dit de vous raconter mes songes ; je vous les raconte, voilà tout. Quand je serai guéri, je vous demanderai conseil à vous trois, ainsi qu’à votre père. Jusque-là, ne pensons point à ce qui peut me passer par la tête, et réjouissons-nous, du temps que nous sommes ensemble.

Thérence s’apaisa ; mais Brulette et moi, qui connaissions bien comme Joseph était décidé et entêté sous son air doux ; nous, qui nous souvenions de la manière dont il nous avait quittés, sans rien contredire et sans se laisser rien persuader, nous pensâmes que son parti était pris, et que personne n’y pourrait rien changer.

Pendant les deux jours qui s’ensuivirent, je recommençai de m’ennuyer, et Brulette pareillement, malgré qu’elle se dégageât beaucoup pour achever la broderie dont elle voulait faire don à Thérence, et qu’elle allât voir le grand bûcheux souvent, tant pour laisser Joseph aux soins de la fille des bois, que pour parler d’Huriel avec son père et consoler ce brave homme de la tristesse et de la crainte où l’avait mis la bataille. Le grand bûcheux, touché de l’amitié qu’elle lui marquait, eut la confiance de lui dire toute la vérité sur Malzac, et loin que Brulette en voulût mal à Huriel, comme celui-ci l’avait redouté, elle ne s’en attacha que mieux à lui, par l’intérêt qu’elle lui portait et la reconnaissance qu’elle lui devait.

Le sixième jour, on parla de se séparer, car le terme approchait, et il fallait s’occuper du départ. Joseph reprenait à vue d’œil ; il travaillait un peu et faisait de tout son mieux pour vitement éprouver et ramener ses forces. Il était décidé à nous reconduire et à passer un ou deux jours au pays, disant qu’il reviendrait au bois de l’Alleu tout de suite, ce qui ne nous paraissait pas bien certain, non plus qu’à Thérence, qui commençait à s’inquiéter de sa santé quasi autant qu’elle s’était inquiétée de sa maladie. Je ne sais si ce fut elle qui persuada au grand bûcheux de nous reconduire jusqu’à mi-chemin, ou si l’idée lui en vint de lui-même, mais il nous en fit l’offre, qui fut bien vite acceptée de Brulette, et ne plut qu’à moitié à Joseph, encore qu’il n’en fît rien voir.

Ce bout de voyage ne pouvait que donner au grand bûcheux une diversion à son chagrin, et, en s’y préparant, la veille du départ, il reprit une bonne partie de sa belle humeur. Les muletiers avaient quitté le pays sans encombre, et il n’y était point question de Malzac, qui n’avait ni parents ni amis pour le réclamer. Il pouvait donc bien se passer un an ou deux avant que la justice se tourmentât de ce qu’il était devenu, et encore, était-elle bien capable de ne s’en enquérir jamais ; car, dans ce temps-là, il n’y avait pas grand’police en France, et un homme de peu pouvait disparaître sans qu’on y prît garde.

De plus, la famille du grand bûcheux devait quitter l’endroit à la fin de la saison, et comme ni le père ni le fils ne se tenaient plus de six mois au même lieu, il eût fallu être habile pour savoir où les réclamer.

Pour toutes ces raisons, le grand bûcheux, qui ne craignait que le premier contre-coup de l’événement, voyant que le secret ne s’ébruitait point, reprit confiance et nous rendit le courage.

Le matin du huitième jour, il nous fit tous monter dans une petite charrette basse qu’il avait empruntée, ainsi qu’un cheval, à un sien ami de la forêt, et, prenant les rênes, nous conduisit par le plus long, mais par le plus sûr chemin, jusqu’à Sainte-Sevère, où nous devions prendre congé de lui et de sa fille.

Brulette regrettait, en elle-même, de passer par un pays nouveau, où elle ne revoyait aucun des endroits où elle avait cheminé en la compagnie d’Huriel. Pour moi, j’étais content de voyager et de voir Saint-Pallais en Bourbonnais, et Préveranges, qui sont petits bourgs sur grandes hauteurs ; puis, Saint-Prejet et Pérassay, qui sont autres bourgs, en descendant le courant de l’Indre ; et, comme nous suivions, quasi depuis sa source, cette rivière qui passe chez nous, je ne me trouvais plus si étrange et ne me sentais plus en un pays perdu.

Je me reconnus tout à fait à Sainte-Sevère, qui n’est plus qu’à six lieues de chez nous, et où j’étais déjà venu une fois. Là, du temps que mes compagnons de route parlaient d’adieux, je fus m’enquérir d’une voiture à louer pour continuer notre voyage ; mais je ne pus en trouver une que pour le lendemain, aussi matin que je le souhaiterais.

Quand j’en revins dire la nouvelle, Joseph prit de l’humeur. — Quoi donc faire d’une charrette ? dit-il ; ne pouvons-nous, de notre pied, nous en aller chez nous à la fraîcheur et arriver sur la tardée du soir ? Brulette a fait souvent plus de chemin pour aller danser à quelque assemblée, et je me sens tout capable d’en faire autant qu’elle.

Thérence observa qu’une si longue course lui ferait revenir la fièvre, et il s’y obstina d’autant plus ; mais Brulette, qui voyait bien le chagrin de Thérence, coupa court en disant qu’elle se sentait lasse, qu’elle serait aise de passer la nuit à l’auberge et de s’en aller ensuite en voiture.

— Eh bien, dit le grand bûcheux, nous ferons de même. Nous laisserons reposer notre cheval toute la nuit, et nous nous départirons de vous autres au jour de demain. Et, si vous m’en croyez, au lieu de nous restaurer en cette auberge pleine de mouches, nous emporterons notre dîner sous quelque feuillade, ou au bord de l’eau, et y passerons la soirée à deviser jusqu’à l’heure de dormir.

Ainsi fut fait. Je retins deux chambres, l’une pour les filles, l’autre pour les hommes, et voulant régaler une bonne fois le père Bastien à mon idée, m’étant aperçu qu’à l’occasion il était beau mangeur, je fis remplir une grande corbeille de ce qu’il y avait de mieux en pâtés, pain blanc, vin et brandevin, et l’emportai au dehors de la ville. Il est heureux que la mode de boire le café et la bière ne régnât pas encore, car je n’y aurais pas regardé et y eusse laissé le restant de ma poche.

Sainte-Sevère est un bel endroit coupé en ravins bien arrosés, et réjouissant à la vue. Nous fîmes choix d’un tertre élevé, où l’air était si vif que, du repas, il ne resta ni une croûte, ni une verrée de boisson.

Après quoi, le grand bûcheux se sentant tout gaillard, prit sa musette, qui ne le quittait jamais, et dit à Joseph :

— Mon enfant, on ne sait qui vit ou qui meurt ; nous nous quittons, selon toi, pour deux ou trois jours ; selon moi, tu as l’idée d’une plus longue départie ; mais peut-être que, selon Dieu, nous ne devons point nous revoir. Voilà ce qu’il faut toujours se dire quand, au croisement d’un chemin, chacun tire de son côté. J’espère que tu t’en vas content de moi et de mes enfants, comme je suis content de toi et de tes amis qui sont là ; mais je n’oublie point que le principal a été de t’enseigner la musique, et j’ai regret aux deux mois de maladie qui t’ont forcé de t’arrêter. Je ne prétends pas que j’aurais pu faire de toi un grand savant, je sais qu’il y en a dans les villes, messieurs et dames, qui sonnent sur des instruments que nous ne connaissons pas, et qui lisent des airs écrits comme on lit la parole écrite dans les livres. Sauf le plain-chant, que j’ai appris dans ma jeunesse, je ne connais pas beaucoup cette musique-là et t’en ai montré tout ce que je savais, c’est-à-dire les clefs, les notes et la mesure. Quand tu auras envie d’en connaître plus long, tu iras dans les grandes villes, où les violoneurs t’apprendront le menuet et la contredanse ; mais je ne sais pas si ça te servira, à moins que tu ne veuilles quitter ton pays et ta condition de paysan.

— Dieu m’en garde ! répondit Joseph en regardant Brulette.

— Or donc, reprit le grand bûcheux, tu trouveras ailleurs l’instruction qu’il te faut pour sonner la musette ou la vielle. Si tu veux revenir à moi, je t’y aiderai ; si tu crois trouver du nouveau dans le pays d’en sus, il faut y aller. Tout ce que j’aurais souhaité, c’est de te mener tout doucement, jusqu’au temps où ton souffle saura se donner sans effort, et où tes doigts ne se tromperont plus ; car pour l’idée, ça ne se donne point, et tu as la tienne, que je sais être de bonne qualité. Je ne t’ai pas épargné la provision que j’ai dans la tête, et ce que tu auras retenu, tu t’en serviras s’il te plaît ; mais, comme ton vouloir est de composer, tu ne peux mieux faire que de voyager un jour ou l’autre, pour tirer la comparaison de ton fonds avec celui d’autrui. Il te faut donc monter jusqu’à l’Auvergne et au Forez, afin de voir, de l’autre côté de nos vallons, comme le monde est grand et beau, et comme le cœur s’élargit quand, du haut d’une vraie montagne, on regarde rouler des eaux vives qui couvrent la voix des hommes et font verdir des arbres qui ne déverdissent jamais. Ne descends pourtant guère dans les plaines des autres pays. Tu y retrouverais ce que tu aurais laissé dans les tiennes ; car voici le moment de te donner un enseignement que tu ne dois pas oublier. Écoute-le donc bien fidèlement.