Les Maîtres mosaïstes (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 07

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VII.

Quelque grossiers que fussent les artifices de Vincent Bianchini, l’esprit d’observation dont l’avait doué la nature et la parfaite connaissance qu’il avait des faiblesses et des travers d’autrui, le servaient mieux que la supériorité des autres. Il avait un profond et irrévocable mépris pour l’espèce humaine. Niant la conscience, il détestait tous ses semblables ; il ne reculait devant aucun moyen de corruption, et ne faisait jamais entrer en ligne de compte la possibilité des bons mouvements. Ses noires prévisions se trouvaient presque toujours justifiées ; mais il est vrai de dire que, comme le vent d’orage ne brise que les arbres où la sève commence à tarir et dont la tige a perdu sa vigueur élastique, les méchantes inspirations de Bianchini ne triomphaient que des cœurs où le sentiment de l’amour, sève de la vie, coulait avec parcimonie et se trouvait étouffé à chaque effort par la violence des passions contraires. Un instinct de lâcheté l’empêchait de s’attaquer directement aux âmes fortes et généreuses. Il ne connaissait donc que le mauvais côté de la vie, et cette triste science le rendait téméraire dans l’exercice de la duplicité.

S’il avait osé improviser un mensonge aussi grossier devant le Bozza, c’est qu’il prévoyait que celui-ci, étant d’une nature méfiante et concentrée, n’en chercherait jamais l’éclaircissement. Le Bozza, sans aimer précisément l’imposture, haïssait la franchise. Sa grande plaie était un amour-propre immense, éternellement froissé, éternellement souffrant. Bianchini savait aussi que tout l’effort de sa volonté consistait à cacher cette blessure, et que la crainte de la trahir par ses paroles le rendait taciturne, incapable de toute expansion, ennemi de toute explication qui l’eût forcé de mettre à nu le fond de son âme. Si quelquefois Bartolomeo s’expliquait à demi avec Francesco, c’est que, voyant la mélancolie de celui-ci, et le croyant atteint du même mal, il le craignait moins que les autres ; mais il se trompait : la maladie de Francesco, avec les mêmes symptômes, avait un tout autre caractère que la sienne. Quant à Valerio, le Bozza, ne le comprenant nullement, prenait le parti de le nier. Il était persuadé que toute cette naïve insouciance était une affectation perpétuelle pour avoir des amis, des partisans, et faire son chemin par la faveur des grands ; c’est à cause de cette erreur que la ruse de Bianchini avait réussi.

Quand le Bozza se vit en présence de Valerio, quoiqu’il ne fût pas lâche le moins du monde, son courage s’évanouit. L’envie qu’il avait de lui reprocher sa prétendue conduite de la veille céda devant la crainte de montrer combien son orgueil avait saigné de cette offense puérile. Il sentit bien que la dignité véritable exigeait qu’il la méprisât, ou qu’il eût l’air de la mépriser, et tout à coup, refoulant sa colère dans le fond de ses entrailles, il reprit son air froid et dédaigneux.

Valerio, étonné du changement subit de son attitude et de sa physionomie rompit le silence le premier, en lui demandant ce qu’il avait à lui dire.

« J’ai à vous dire, Messer, répondit Bozza, qu’il vous faut chercher un autre apprenti ; je quitte votre école.

— Parce que… ? s’écria Valerio avec l’impatience de la franchise.

— Parce que je sens le besoin de la quitter, répondit Bozza ; ne m’en demandez pas davantage.

— Et en me l’annonçant aussi brusquement, reprit Valerio, avez-vous l’intention de me blesser ?

— Nullement, Messer, répondit Bozza d’un ton glacial.

— En ce cas, dit Valerio, faisant un grand effort pour vaincre sa colère, vous devez à l’amitié que je vous ai toujours témoignée, de me confier les raisons de votre abandon.

— Il n’est pas question d’amitié ici, Messer, reprit le Bozza avec un sourire amer ; c’est un mot qu’il ne faut pas prodiguer, et un sentiment qui ne peut guère exister entre vous et moi.

— Il se peut que vous ne l’ayez jamais connu pour personne, dit Valerio blessé ; mais chez moi ce sentiment était sincère, et je vous en ai donné trop de preuves pour que vous ayez bonne grâce à le nier.

— Vous m’en avez donné en effet, dit le Bozza avec ironie, des preuves qu’il me serait difficile d’oublier. »

Valerio, étonné, le regarda fixement. Il ne pouvait croire à tant d’amertume ; il ne voulait pas se décider à comprendre le langage de la haine.

« Bartolomeo, lui dit-il en lui saisissant le bras et en l’entraînant sous les galeries, tu as quelque chose sur le cœur. Il faut que je t’aie offensé involontairement ; quoi que ce soit, je te jure sur l’honneur que mon intention n’y a été pour rien. Pour que je puisse te le prouver, dis-moi ce que c’est.

Il y avait tant de franchise dans l’accent du jeune maître, que l’apprenti pensa que Bianchini pouvait bien s’être joué de sa crédulité ; mais, en même temps, il sentit plus que jamais le besoin de cacher son extravagante susceptibilité, et le sentiment de sa propre faiblesse lui rendit plus humiliante la généreuse sincérité de Valerio. Son cœur, fermé à l’affection, ne sentait pas le besoin de répondre à ces avances. « Si Bianchini a menti, se dit-il, si Valerio ne m’a pas méprisé cette fois, il m’a méprisé tous les jours de sa vie, et il me méprise encore à cette heure en m’offrant une amitié protectrice et le pardon d’une faute. Puisque j’ai tant fait que de me prononcer, il faut persister. » Il y avait longtemps déjà que le Bozza souffrait de son association avec les Zuccati, et qu’il aspirait à la rompre.

« Vous ne m’avez jamais offensé, Messer, répondit-il avec froideur. Si vous l’aviez fait, je ne me bornerais pas à vous quitter, je vous en demanderais réparation.

— Et je suis, pardieu ! prêt à te la donner, si tu persistes à le croire, repartit Valerio, qui sentait bien la dissimulation de son apprenti.

— Il ne s’agit pas de cela, Messer ; et pour vous prouver que, si je ne cherche pas une querelle, du moins ce n’est point par timidité que je l’évite, je vais vous dire une raison de mon abandon qui pourra bien vous déplaire un peu.

— Dis toujours, répondit Valerio ; il faut toujours dire la vérité.

— Je vous dirai donc, maître, reprit le Bozza du ton le plus pédant et le plus blessant qu’il put affecter, que ceci est une question d’art et rien de plus. Il se peut que cela vous fasse sourire, vous qui méprisez l’art ; mais, moi qui ne prise rien autre chose au monde, je suis forcé de vous avouer que je suis homme à sacrifier les relations les plus agréables au désir de faire des progrès et de passer bientôt maître.

— Je ne blâme pas cela, dit Valerio ; mais en quoi tes progrès sont-ils gênés par moi ? Ai-je négligé de t’instruire ? et, au lieu de t’employer, comme ont coutume de faire les maîtres, au travail matériel de l’école, ne t’ai-je pas traité en artiste ? Ne t’ai-je pas offert toutes les occasions possibles de progresser, en te confiant des travaux intéressants, difficiles, et en t’indiquant la meilleure manière avec autant de zèle que si tu eusses été mon propre frère ?

— Je ne nie pas votre obligeance, répondit le Bozza ; mais, dussé-je vous sembler un peu vain, je suis contraint de vous avouer, maître, que cette manière, qui vous paraît la meilleure, ne me satisfait point. Je n’aspire pas seulement à être le premier dans mon art, mais encore à faire faire à cet art, imparfait dans nos mains, un progrès dont je sens en moi la révélation. Ainsi donc, permettez que je m’affranchisse de votre système, et que je suive le mien. Une voix intérieure me le commande. Il me semble que je suis destiné à quelque chose de mieux qu’à suivre les traces d’autrui. Si j’échoue, ne me regrettez pas ; si je réussis, comptez qu’à mon tour je ne vous refuserai ni mon aide, ni mes conseils. »

Valerio ne devinant pas (tant il était dépourvu de vanité) que ce discours était inventé dans l’unique dessein de le piquer profondément, réprima une forte envie de rire. Il s’était souvent aperçu de l’amour-propre exagéré du Bozza, et en ce moment il le croyait en proie à un accès de fatuité délirante. C’est ainsi qu’il s’expliqua le trouble où il l’avait vu toute la matinée, et, en songeant combien c’était une passion funeste et féconde en souffrances, il eut la douceur de ne pas l’en railler trop ouvertement.

« S’il en est ainsi, mon cher Bartolomeo, lui dit-il en souriant, il me semble qu’en restant avec nous tu serais beaucoup plus à même de nous donner des conseils, et nous de les recevoir. Comme jamais tu n’es contrarié dans ton travail, rien ne t’empêchera de perfectionner et d’innover à ton aise Si tu fais faire des progrès à notre art, je puis te promettre que, loin de les entraver, je serai heureux d’en profiter pour mon compte. »

Le Bozza sentit que, malgré sa complaisance, Valerio se moquait un peu de lui. Désespéré d’avoir voulu en vain être méchant et de n’avoir été que ridicule, il ne put se contenir davantage, et répondit d’un ton si aigre à plusieurs reprises, que Valerio perdit patience, et finit par lui dire :

« En vérité, mon cher ami, si c’est une révélation de ton génie que la besogne extravagante et pitoyable que tu faisais tout à l’heure quand j’ai quitté la basilique, je désire beaucoup que l’art rétrograde dans mes mains plutôt que de faire de semblables progrès dans les tiennes.

— Je vois bien, Messer, répliqua le Bozza, outré de ce que toutes ses petites vengeances tournaient contre lui, que vous n’êtes pas dupe des prétextes que j’invente depuis ce matin pour me séparer de vous. J’aurais désiré vous déplaire, afin de me faire renvoyer, et de vous épargner par là la mortification d’être quitté. Je suis fâché que vous n’ayez pas compris la générosité de ce procédé, et que vous me forciez à vous dire que je ne veux pas rester une heure de plus à votre école.

— Et la raison de ton départ reste impénétrable ? dit Valerio.

— Personne n’a le droit de me la demander, répondit le Bozza.

— Je pourrais vous forcer de remplir votre engagement, reprit Valerio ; car vous avez signé celui de travailler sous ma direction jusqu’à la Saint-Marc prochaine, mais il ne me convient pas d’être aidé par contrainte. Soyez donc libre.

— Je suis prêt, Messer, répondit le Bozza, à vous offrir toutes les indemnités que vous pourrez exiger, et je ne crains rien tant que de rester votre obligé.

— C’est à quoi pourtant il faudra vous résigner, dit Valerio en lui rendant son salut ; car je suis résolu à ne rien accepter de votre part. »

Ainsi se séparèrent le maître et l’apprenti. Valerio le regarda s’éloigner, et se promena avec agitation sous les arcades ; puis, saisi tout à coup de douleur à la vue de tant d’ingratitude et de dureté, il retourna à ses travaux, et sentit son visage inondé de larmes.

Le Bozza, au contraire, alla trouver sa maîtresse, et la traita mieux ce jour-là qu’à l’ordinaire. Il se sentait léger, presque gai. Sa poitrine lui semblait soulagée d’un poids énorme : c’était le poids de la reconnaissance, insupportable aux orgueilleux. Il s’imagina qu’il venait de triompher de tout son passé, et d’entrer à pleines voiles dans l’indépendance glorieuse de son avenir.