Les Maîtres mosaïstes/Chapitre 4

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IV.

Quand la journée de travail fut finie, les Zuccati ayant soupé avec leurs principaux apprentis, Bozza, Marini et Ceccato (qui tous plus tard furent d’excellents artistes), dans une petite bottega où ils avaient coutume de se rassembler sous les Procuraties. Valerio s’apprêtant à courir à ses affaires ou à ses plaisirs, son frère le retint et lui dit :

« Pour aujourd’hui, mon cher Valerio, il faut que tu me fasses le sacrifice d’une partie de ta soirée. Je me retire de bonne heure, tu le sais ; tu auras donc encore du temps de reste quand nous aurons causé.

— J’y consens répondit Valerio ; mais c’est à condition que nous allons prendre une barque de régate, et courir un peu le flot ; car je me sens brisé par le travail de la journée, et je ne puis me reposer d’une fatigue que par une autre.

— Je ne saurais t’aider à la rame, répondit Francesco ; je n’ai pas ta santé robuste, mon cher Valerio, et comme je ne veux pas manquer à mon travail de demain, il ne faut pas que je me fatigue ce soir ; mais comme, si je te refuse ce divertissement, je vois bien que je ne pourrai obtenir de toi que tu me consacres ces deux ou trois heures, je vais prier Bozza d’être de la partie ; c’est un digne garçon, il ne sera pas de trop dans l’entretien que je veux avoir avec toi. »

Bartolomeo Bozza accepta cette offre avec empressement, fit avancer une des barques les mieux décorées, et saisit une rame, tandis que Valerio s’empara de l’autre. Chacun, debout à une extrémité de la barquette, l’enleva d’un bras vigoureux et la fit bondir sur les ondes écumantes. C’était l’heure où le beau monde allait jouir, sur le grand canal, de la fraîcheur du soir. L’étroite nacelle se glissa rapide et furtive parmi les gondoles, comme un oiseau des mers qui fuit le chasseur en volant au ras des herbes marines. Mais, malgré l’agilité et le silence des rameurs, tous les regards s’attachèrent sur eux, et toutes les dames se penchèrent sur leurs coussins pour voir plus longtemps le beau Valerio, dont la grâce et la force faisaient envie aux patriciens comme aux gondoliers, et dont les regards offraient un mélange singulier d’audace et de candeur. Le Bozza était aussi un garçon robuste, bien fait, quoique maigre et pâle. Un feu sombre brillait dans ses yeux noirs, une barbe épaisse couvrait la moitié de ses joues, et quoique ses traits manquassent de régularité, il fixait l’attention par leur expression triste et dédaigneuse. Maigre et pâle aussi, mais noble et non arrogant, mélancolique et non chagrin, Francesco Zuccato, couché au fond de la barque sur un tapis de velours noir, appuyé nonchalamment sur un de ses coudes, et plongé dans une rêverie qui ne lui permettait guère de s’occuper de la foule, partageait avec Valerio les suffrages des dames et ne s’en apercevait pas.

Quand ces trois jeunes gens eurent remonté tout le canal, ils errèrent doucement sur les lagunes, bien loin des endroits fréquentés ; puis, se laissant aller à la dérive, couchés dans la barque, sous un beau ciel semé d’innombrables étoiles, ils causèrent sans contrainte.

« Mon cher Valerio, dit l’aîné des Zuccati, je vais encore vous obséder de mes représentations : mais il faut absolument que vous me promettiez de mener une vie plus sage.

— Tu ne pourras jamais m’obséder, mon frère bien-aimé, répondit Valerio, et ta sollicitude me trouvera toujours reconnaissant. Mais je ne puis te promettre de changer. Je me trouve si bien de cette vie que je mène ! je suis heureux autant qu’un homme peut l’être. Pourquoi veux-tu que je m’abstienne de bonheur, toi qui m’aimes tant ?

— Cette vie te tuera, s’écria Francesco ; il est impossible de mener de front, comme tu le fais, le plaisir et la fatigue, la dissipation et le travail.

— Cette vie m’anime et me soutient, au contraire ! reprit Valerio. Qu’est-ce que la vie dans les desseins de Dieu, sinon une continuelle alternative de jouissances et de privations, de fatigue et d’activité ? Laisse-moi faire, Francesco, et ne juge pas mes forces d’après les tiennes, la nature a été certainement inconséquente, en ne donnant pas au meilleur et au plus estimable de nous deux la santé la plus forte et le caractère le plus enjoué. Mais tant d’autres dons te sont échus, que tu peux bien, cher Francesco, ne pas m’envier ceux-là.

— Je ne te les envie pas, dit Francesco, quoique ce soient les plus précieux de tous, et qu’eux seuls nous rendent propres à sentir le bonheur. Il m’est doux de penser qu’un frère que j’aime plus que moi-même ne souffre pas dans son corps et dans son âme les maux et les ennuis qui me rongent. Mais il n’est pas question de cela seulement, Valerio ; vous tenez certainement à votre état, à l’amitié des maîtres illustres, à la protection du sénat, aux bonnes grâces des procurateurs…

— Moi, mon frère, s’écria l’insouciant jeune homme, sauf l’amitié de notre cher compère Tiziano et la bienveillance de Robusti (deux hommes que je vénère), sauf la tendresse de mon père et celle de mon frère, que je préfère à tout au monde, tout le reste à mes yeux est de peu d’importance, et il ne me faudrait pas deux bouteilles de Scyros pour me consoler de la perte de mon emploi et de la disgrâce du sénat.

— Vous tenez du moins à l’honneur, dit Francesco avec gravité, à l’honneur du nom de votre père, au vôtre, dont je me suis porté garant, et dont le mien répond.

— Certes ! s’écria Valerio en se relevant sur un de ses coudes avec vivacité ; où veux-tu en venir ?

— À te dire que les Bianchini conspirent contre nous, et qu’ils peuvent nous faire perdre, je ne dis pas seulement la position avantageuse et le riche salaire auxquels tu as la philosophie de préférer le vin de Scyros et les parties de plaisir, mais la confiance du sénat, et partant l’estime des citoyens.

— Évohe ! dit Valerio, je voudrais bien voir cela ! Allons trouver ces Bianchini, s’il en est ainsi, et proposons-leur un cartel. Ils sont trois ; notre ami Bozza sera notre troisième. Le bon droit est pour nous, nous ferons un vœu à la Madone, et nous serons délivrés de ces traîtres.

— Folie que tout cela ! dit Francesco ; les puissances divines ne se déclarent point en faveur des provocateurs, et nous le serions si nous appelions au combat des hommes contre lesquels nous n’avons encore aucun grief prouvé. D’ailleurs les Bianchini répondraient à l’offre de croiser la dague, comme ils ont coutume de le faire, en aiguisant le stylet, afin de nous frapper dans l’ombre. Ce sont des adversaires insaisissables. Ils ne nous offenseront jamais ouvertement, tant que nous serons sous la protection des puissants ; et quand ils nous feront savoir qu’ils nous haïssent, nous serons déjà perdus. Au reste, c’est ce que je crains un peu. Vincent, toujours si poli envers moi, commence à ne plus me saluer quand je passe devant ses échafauds. Ce matin, tandis que nous reconduisions notre père au bas des marches de la basilique, il m’a semblé voir, sous le portique, les trois Bianchini qui nous observaient malignement et nous tournaient en dérision. La haine, concentrée depuis longtemps au fond de leurs âmes, commence à briller dans leurs yeux. Bozza peut te dire, d’ailleurs, que mainte fois, après la journée close, ou le matin, lorsqu’il arrivait au travail le premier, il a surpris Vincent ou Dominique Bianchini sur nos échafauds, observant avec une attention scrupuleuse les moindres détails de notre ouvrage.

— Bah ! tout cela ne prouve pas grand’chose ! S’ils ne vous saluent pas, c’est qu’ils sont naturellement grossiers ; s’ils nous ont regardés de travers ce matin, c’est qu’ils nous enviaient le bonheur d’avoir un bon père ; s’ils examinent notre travail, c’est qu’ils voudraient étudier les causes de notre supériorité. Sont-ce là des motifs d’inquiétude ?

— Pourquoi donc, au lieu de causer naturellement avec le Bozza lorsqu’il les rencontre sur nos planches, se retirent-ils lestement par les échelles opposées, comme des gens qui viennent de faire un mauvais coup ?

— Si je les y rencontre, moi, s’écria Valerio en serrant le poing, il faudra bien qu’ils s’expliquent, ou, par Bacchus ! je les en ferai descendre plus vite qu’ils n’y seront montés.

— Ce sera envenimer le mal. Pour venger celui que vous aurez maltraité, les deux autres se ligueront contre vous jusqu’à la mort. Croyez-moi, les moyens les plus honnêtes sont toujours les plus sages. Soyons modérés, et gardons la noble attitude qui convient à des gens de cœur. De généreux procédés les ramèneront peut-être ; du moins ils donneront tort à leur animosité ; et, s’ils nous persécutent, nous obtiendrons justice.

— Mais enfin, frère, quelle persécution peuvent-ils donc nous susciter ? Quel pouvoir ont-ils pour nous nuire ? Prouveront-ils que nous ne travaillons pas aussi bien qu’eux ?

— Ils diront que nous ne travaillons pas aussi vite, et il leur sera aisé de le prouver.

— Nous prouverons qu’il est aisé de travailler vite quand on travaille mal, et que la perfection du travail ne souffre pas la précipitation.

— Cela n’est pas bien facile à prouver. Entre nous soit dit, le procurateur-caissier, commis à l’examen des travaux, n’est point un artiste. Il ne voit dans la mosaïque qu’une application de parcelles coloriées plus ou moins brillantes. La vérité des tons, la beauté du dessin, l’entente de la composition, ne sont rien pour lui. Il ne voit que ce qui frappe le public grossier, l’éclat et la promptitude du travail. N’ai-je pas vainement essayé l’autre jour de lui faire comprendre que les anciens morceaux de cristal dorés, employés par nos ancêtres et un peu ternis par le temps, étaient plus favorables à la couleur que ceux que la fabrique nous fournit aujourd’hui ? « Vous vous êtes fait tort, messer Francesco, m’a-t-il dit, en abandonnant aux Bianchini tous les ors de fabrique moderne. La commission avait décidé que les anciens serviraient mêlés avec les nouveaux. Je ne conçois pas pourquoi vous vous êtes réservé les premiers. Pensez-vous donc que ce mélange de vieux or et d’or moderne eût fait un mauvais effet ? En cela vous sembleriez vouloir être meilleur juge que les procurateurs de la commission. »

— Et vous m’avez donné grande envie de rire, interrompit Valerio, lorsque vous lui avez répondu de l’air le plus sérieux : « Monseigneur, je n’ai pas cette insolente prétention. »

— Mais n’ai-je pas vainement essayé de lui démontrer, reprit Francesco, que cet or éclatant nuisait aux figures et écrasait complètement l’effet des couleurs ? que mes étoffes ne peuvent ressortir que sur de l’or un peu rougeâtre, et que, si j’avais adopté les fonds étincelants, j’aurais été forcé de sacrifier toutes les nuances et de faire des chairs violacées et sans contours, des étoffes sans plis et sans reflets ?

— Il vous a donné, reprit Valerio en riant, une raison sans réplique et d’un ton fort sec. « Les Bianchini ne se gênent pas pour le faire, a-t-il dit, et leurs mosaïques plaisent beaucoup mieux à l’œil que les vôtres. » De quoi vous inquiétez-vous après une pareille solution ? Supprimez les nuances, taillez-moi des pans d’étoffe dans une grande lame d’émail, et appliquez-la sur le ventre de saint Nicaise ; faites à sainte Cécile une belle chevelure avec une tuile mal cuite, à saint Jean-Baptiste un joli agneau avec une poignée de chaux vive, et la commission doublera votre salaire, et le public battra des mains. Pardieu ! mon frère, vous qui rêvez la gloire, je ne conçois pas que vous vous obstiniez au culte de l’art.

— Je rêve la gloire, il est vrai, répondit Francesco, mais une gloire durable, et non la vaine popularité d’un jour. Je voudrais laisser un nom honoré, sinon illustre, et faire dire à ceux qui examineront les coupoles de Saint-Marc dans cinq cents ans : « Ceci fut l’ouvrage d’un artiste consciencieux. »

— Et qui vous dit que, dans cinq cents ans, le public sera plus éclairé qu’aujourd’hui ! dit le Bozza d’une voix creuse, et rompant le silence pour la première fois.

— Il y aura du moins toujours des connaisseurs pour reviser les jugements du public, et c’est aux connaisseurs de tous les temps que j’ai l’ambition d’agréer. Est-ce une ambition condamnable, Valerio ?

— C’est une ambition noble, mais c’est une ambition, et toute ambition est une maladie de l’âme, répondit le jeune Zuccato.

— Une maladie, reprit Francesco, sans laquelle pourtant l’intelligence ne saurait vivre et languirait dans l’ombre sans éclairer le monde. C’est le vent qui tire l’étincelle du charbon, qui agite la flamme et l’étend au loin. Sans cette brise céleste, point de chaleur, point de lumière, point de vie.



Le Tintoret et le vieux Zuccato.

— J’ai la prétention de n’être pas mort, s’écria Valerio, et pourtant ce vent d’orage n’a jamais soufflé sur moi. Je sens que l’étincelle de la vie jaillit à toute heure de ma poitrine et de mon cerveau. Mais pourvu que je sois échauffé par la flamme divine, et que je me sente vivre, peu m’importe que la lumière émane de moi ou d’autre chose. Toute lumière vient du foyer divin ; qu’est-ce que l’auréole d’une tête humaine ? Gloire au génie incréé ! La gloire de l’homme n’est pas plus en lui-même que le soleil n’est dans les eaux qui répètent son image.

— Peut-être ! dit Francesco en levant au ciel ses grands yeux bruns humides de larmes. Peut-être est-ce une folie et une vanité que de se croire quelque chose, parce qu’à force de se rapprocher de l’idéal par la pensée, on en est venu à concevoir le beau un peu mieux que les autres hommes. Et pourtant de quoi l’homme se glorifiera-t-il, si ce n’est de cela ?

— Pourquoi faut-il que l’homme se glorifie ? Pourvu qu’il jouisse, n’est-il pas assez heureux ?

— La gloire n’est-elle pas la plus sensible, la plus âpre, la plus ardente de ses jouissances ! » dit le Bozza d’un ton incisif en tournant ses regards vers Venise.

C’était l’heure où la reine de l’Adriatique, semblable à une beauté qui se couvre de diamants pour le bal, commençait à s’illuminer, et les guirlandes de feu se répétaient dans les ondes calmes et muettes, comme dans un miroir habitué à l’admirer.

« Tu fais abus des mots, ami Bartolomeo, s’écria le jeune Valerio en donnant un grand coup de rame dans l’eau phosphorescente, et en faisant jaillir un pâle éclair autour des flancs noirs de la barque. La plus ardente des jouissances humaines, c’est l’amour ; la plus sensible, c’est l’amitié ; la plus âpre, c’est en effet la gloire. Mais qui dit âpre dit poignant, terrible et dangereux.

— Mais ne peut-on dire aussi que cette âpre jouissance est la plus élevée de toutes ? reprit Francesco avec douceur.

— Je ne saurais le penser, répondit Valerio. Ce qu’il y a de plus doux, de plus noble et de plus bienfaisant dans la vie, c’est d’aimer, c’est de sentir et de concevoir le beau idéal. Voilà pourquoi il faut aimer tout ce qui s’en rapproche, le rêver sans cesse, le chercher partout, et le prendre tel qu’on le trouve.



Le Bozza.

— C’est-à-dire, répliqua Francesco, embrasser de vains fantômes, saisir de pâles reflets, fixer une ombre incertaine, adorer le spectre de ses propres illusions ; cela s’appelle-t-il jouir et posséder ?

— Mon frère, si tu n’étais pas un peu malade, dit Valerio, tu ne parlerais pas ainsi. L’homme qui désire en cette vie mieux que cette vie est un orgueilleux qui blasphème ou un ingrat qui souffre. Il y a d’assez grandes jouissances pour quiconque sait aimer. N’y eût-il que l’amitié sur la terre, l’homme n’aurait pas le droit de se plaindre. N’eussé-je que toi au monde, je bénirais encore le ciel. Je n’ai jamais imaginé rien de meilleur, et, si Dieu m’eût permis de me créer un frère, je n’aurais pu rien créer d’aussi parfait que Francesco. Va, Dieu seul est un grand artiste ! et ce que nous lui demandons dans nos jours de folie ne vaut pas ce qu’il nous donne dans son immuable sagesse.

— Ah ! mon cher Valerio, s’écria Francesco en serrant son frère dans ses bras, tu as bien raison, je suis un orgueilleux et un ingrat. Tu vaux mieux que nous tous, et tu es bien la preuve vivante de ce que tu dis. Oui, en effet, mon âme est malade ! Guéris-moi par ta tendresse, toi dont l’âme est si saine et si forte. Sainte Vierge ! priez pour moi ; car j’ai été bien coupable, ayant un si bon frère, en commettant le péché de tristesse.

— Et pourtant, reprit Valerio en souriant, le proverbe dit : « Point de grand artiste sans beaucoup de tristesse. »

— Et sans un peu de haine, ajouta le Bozza d’un air sombre

— Oh ! les proverbes mentent toujours à moitié, répondit Valerio, par la raison que tout proverbe, ayant sa contre-partie, dit le faux et le vrai en même temps. Francesco est un grand artiste, et je gagerais mon corps et mon âme qu’il n’a jamais connu la haine.

— Jamais envers les autres, dit Francesco ; envers moi-même fort souvent, et c’est là le crime de mon orgueil. Je voudrais toujours être meilleur et plus habile que je ne le suis en effet. Je voudrais qu’on m’aimât à cause de mon mérite, et non à cause de ma souffrance.

— On t’aime à cause de l’un et de l’autre, s’écria Valerio ; mais peut-être que tous les hommes ne sont pas propres à se contenter de l’affection. Peut-être, sans le besoin d’être admiré, n’y aurait-il ni grands artistes ni chefs-d’œuvre. L’admiration des indifférents est une amitié dont on n’a que faire. On la trouve indispensable pourtant. Ce besoin est si étrange, qu’il faut bien qu’il serve à quelque chose dans les desseins de Dieu.

— Il sert à nous faire souffrir, et Dieu est souverainement injuste, dit Bartolomeo Bozza en se recouchant dans la barque avec une sorte de désespoir.

— Ne parle pas ainsi ! s’écria Valerio. Vois, mon pauvre camarade, comme la mer est belle là-bas sous l’horizon ! Écoute comme cette guitare qui passe soupire de doux accords ! Est-ce que tu n’as pas une maîtresse, Bartolomeo ? est-ce que nous ne sommes pas tes amis ?

— Vous êtes des artistes, répondit Bozza, et je ne suis qu’un apprenti.

— Cela nous empêche-t-il de t’aimer ?

— Cela ne doit pas vous empêcher de m’aimer ; mais, moi, cela m’empêche de vous aimer autant que je le ferais si j’étais votre égal.

— Pardieu ! à ce compte, je n’aimerais pas grand monde, dit Valerio ; car je n’ai d’artiste que le titre, et je ne suis, à vrai dire, qu’un artisan. Tous ceux que je chéris sont au-dessus de moi, à commencer par mon frère, qui est mon maître. Mon père était un bon peintre ; Vicelli et Robusti sont des colosses devant lesquels je ne suis rien ; et pourtant je les aime, et je n’ai jamais songé à souffrir de mon infériorité. Artistes ! artistes ! vous êtes tous les enfants de la même mère ; elle s’appelait Convoitise ! et vous tenez d’elle tous plus ou moins. C’est ce qui me console de n’être qu’un écervelé.

— Ne dites pas cela, Valerio, repartit le frère aîné. Si vous daigniez vous en donner la peine, vous seriez le premier mosaïste de votre temps ; votre nom effacerait celui du Rizzo, et le mien ne viendrait qu’à la suite du vôtre.

— J’en serais bien fâché. Par saint Théodose ! sois toujours le premier. Sainte fainéantise ! préserve-moi d’un si fâcheux honneur !

— Ne prononce pas ce blasphème, Valerio ; l’art est au-dessus de toutes les affections.

— Quiconque aime l’art aime la gloire, ajouta Bozza, toujours triste et lugubre comme une grosse note de cuivre au milieu d’un chant joyeux et tendre ; quiconque aime la gloire est prêt à lui tout sacrifier.

— Grand merci ! s’écria Valerio ; quant à moi, je ne lui sacrifierai jamais rien. Foin de la prostituée ! Et pourtant j’aime l’art, vous le savez, vous autres, bien qu’on m’accuse de n’aimer que le vin et les femmes. Il faut que je l’aime bien, puisque je lui sacrifie la moitié d’une vie que je me sens de force à consacrer tout entière au plaisir. Jamais je ne suis si heureux que quand je travaille. Quand je réussis, je ferais sauter mon bonnet par-dessus la grande tour de Saint-Marc. Si j’échoue, rien ne me décourage, et l’espèce de colère que j’éprouve contre moi est encore un plaisir du genre de celui que procurent un cheval rétif, une mer houleuse, un vin brûlant. Mais l’approbation d’autrui ne me stimule pas plus que ne le ferait un coup de bonnet des seigneurs Bianchini. Quand Francesco, cet autre moi-même, m’a dit : « Cela va bien », je suis satisfait. Quand mon père, en regardant mon archange, souriait malgré lui ce matin, tout en fronçant le sourcil, j’étais heureux. À présent, que le procurateur-caissier dise que Dominique le Rouge fait mieux que moi, tant pis pour le procurateur-caissier ; je ne pousserai pas la compassion jusqu’aux larmes. Que le bon peuple de Venise trouve que je n’ai pas mis assez de brique dans mes chairs et assez d’ocre dans mes draperies, evviva giumento ! Si tu n’étais pas si sot, tu ne me ferais pas tant rire, et ce serait dommage ; car je ris de bon cœur !

— Heureuse, trois fois heureuse insouciance ! » s’écria Francesco.

En devisant ainsi, ils se rapprochaient de la ville. Quand ils furent près de la rive : « Avant que je vous quitte, dit Valerio, il faut conclure. De quoi vous plaignez-vous ? qu’exigez-vous de moi ? Que je cesse de me divertir ? autant vaudrait empêcher l’eau de couler.

— Que tu te divertisses moins publiquement, répondit Francesco, et que tu renonces, pour quelque temps du moins, à ton atelier de San Filippo. Tout cela peut être mal interprété. On demande déjà comment cette prodigieuse quantité d’arabesques que tu dessines, et de menus travaux auxquels tu te prêtes, peut se concilier avec le travail de la basilique. Si je ne connaissais ton activité infatigable, je n’y comprendrais rien moi-même ; et si je ne voyais par mes yeux avancer ta besogne, je ne croirais pas que deux ou trois heures de sommeil, après des nuits de plaisir et de bruit, pussent suffire à un ouvrier attaché tout le jour à un travail pénible. Empêche tes nombreuses connaissances, et surtout ces jeunes patriciens si babillards, de venir te rendre à la basilique des visites continuelles. Un tel honneur blesse l’amour-propre des Bianchini : ils disent que ces jeunes gens te font perdre ton temps, qu’ils te détournent du travail pour t’occuper de choses futiles ; par exemple, cette joyeuse confrérie que vous venez d’instituer, et qui met en rumeur tous les fournisseurs de la ville…

Oimè ! s’écria Valerio, c’est précisément pour cela que je suis si pressé de vous quitter ce soir : on m’attend pour régler le costume. Il n’y a pas à reculer, et tu es engagé sur l’honneur, Francesco, à en faire partie.

— Je m’y suis engagé, à condition que l’affaire ne commencerait qu’après la Saint-Marc, parce qu’alors j’espère avoir terminé ma coupole.

— J’ai dit cela et pour ton compte et pour le mien ; mais tu penses bien que deux ou trois cents jeunes gens avides de plaisir n’entendent pas facilement les raisons d’un seul qui est avide de travail. Ils ont juré que si nous nous refusions à être des leurs sur-le-champ, l’association était manquée, que rien n’était possible sans moi ; et là-dessus ils m’ont fait de grands reproches, prétendant que je les avais lancés, que les dépenses étaient faites, la fête ordonnée, et qu’un aussi long retard donnerait un triomphe aux autres compagnies. Bref, ils ont tant fait que je me suis engagé, et pour toi et pour moi, à inaugurer la bannière des compagnons du Lézard dans quinze jours. On débutera par un grand jeu de bagues et par un repas magnifique, où chaque compagnon sera tenu d’amener une dame jeune et belle.

— Ne penses-tu pas que ces folies vont retarder ton travail ?

— Vive la folie ! mais je la défie bien de m’empêcher de travailler quand l’heure du travail sonne. Il y a temps pour tout, frère. Ainsi, je puis compter sur toi ?

— Tu peux m’inscrire, et, par tes mains, je déposerai ma cotisation ; mais je ne paraîtrai point à cette fête : je ne veux pas qu’on dise que les deux Zuccati s’amusent à la fois. Il faut que l’on sache que, quand l’un se divertit, l’autre travaille pour deux.

— Cher frère ! s’écria Valerio en l’embrassant, je travaillerai pour quatre la veille, et tu viendras à la fête. Va, ce sera une fête superbe et dont le but est noble, une fête toute plébéienne et toute fraternelle. Il ne sera pas dit que les patriciens seuls ont le droit de s’amuser, et que les ouvriers n’ont que des confréries dévotes. Non, non ! l’artisan n’est pas réservé à faire toujours pénitence ! les riches s’imagineraient que nous sommes faits pour expier leurs péchés. Allons, Bartolomeo, tu en seras aussi, je vais te faire inscrire ; cela t’occasionnera un peu de dépense. Si tu n’as pas d’argent, j’en ai, moi, et je prends tout sur mon compte. Au revoir, chers amis, à demain. Frère bien-aimé, tu ne diras pas que je n’écoute pas tes conseils avec le respect qu’en doit à son aîné. Allons, avoue que tu es content de moi ! »

En parlant ainsi, Valerio sauta légèrement sur la rive du palais ducal, et disparut sous les ombres fuyantes de la colonnade.