Les Maîtres mosaïstes/Chapitre 17

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XVII.

Sébastien Zuccato courut se jeter aux pieds du doge et lui demanda justice avec toute l’éloquence de l’amour paternel et de l’honneur outragé. Mocenigo l’écouta avec bonté et lui donna des marques de la plus haute estime. Il s’affligea de la longue torture qu’avaient subie ses fils, et prit sur lui de les faire transférer dans une prison moins affreuse. Il permit même au vieux Sébastien de les voir tous les jours et de leur donner les soins que lui suggérerait sa tendresse ; mais il ne lui cacha pas que les charges les plus graves pesaient sur eux, et que leur procès serait une affaire longue et sérieuse.

Cependant, grâce à l’ardente obsession du vieux Zuccato, à l’influence du Titien, du Tintoret, et de plusieurs autres grands maîtres, tous amis des Zuccati, grâce aussi à la bienveillante protection du doge, le conseil des Dix, dont la peste avait suspendu les fonctions depuis plusieurs mois, s’assembla enfin, et la première affaire dont fut saisi ce tribunal austère fut le procès des Zuccati, accusés :

1o D’avoir volé leur salaire en faisant à la hâte des travaux sans solidité ; par exemple, en travaillant hors de saison (fuor di stagione), c’est-à dire dans les temps de gelée, où les ouvrages de mastic ne tiennent pas, afin de réparer le temps perdu, durant la belle saison, en promenades, en dissipations et en débauches de toute espèce ;

2o D’avoir fait des figures mal dessinées et bizarrement coloriées, en s’obstinant au travail une grande partie des nuits, toujours à l’effet de réparer leur précédente paresse (ingordigia) ;

3o D’avoir fait cette détestable besogne par ignorance complète du métier, ignorance qui rendait Valerio Zuccato incapable de faire autre chose que des ouvrages frivoles pour la toilette des femmes et des jeunes gens (cuffie, frastagli, vesture, etc.), lesquels travaux puérils l’occupaient incessamment et le mettaient à même d’exercer une profession lucrative à San-Filippo, pendant que la république lui payait chèrement un travail qu’il ne faisait pas, et qu’il ne pouvait pas faire ;

4o D’avoir, par une détestable friponnerie, remplacé en beaucoup d’endroits les compartiments d’émail et de pierre (i pezzi) par le bois et le carton peints au pinceau, afin de montrer des finesses de travail dont les matériaux de la mosaïque ne sont pas susceptibles, et de se donner un grand mérite d’artiste durant leur vie, sauf à laisser des ouvrages qui n’auraient pas une plus longue durée.

Les pièces de cet étrange procès se trouvent encore dans les archives du palais ducal, et le signor Quadri en a extrait la fidèle relation qu’on peut lire dans un article intitulé dei Musaïci, placé à la fin de son excellent ouvrage sur la peinture vénitienne.

Les accusateurs étaient le procurateur caissier Melchiore, Bartolomeo Bozza, les trois Bianchini, Jean Visentin, et plusieurs autres élèves de leur école, enfin Claude de Corrège, organiste de Saint-Marc, qui détestait le bruit des ouvriers, et qui eût également témoigné en faveur des Zuccati contre les Bianchini, espérant qu’ennuyé de ces querelles et de ces dilapidations, le gouvernement renoncerait à des réparations ruineuses, dont le principal inconvénient aux yeux de l’organiste était de déranger par un bruit continuel l’école de plain-chant qu’il tenait dans la tribune de l’orgue.

Les témoins en faveur des Zuccati étaient le Titien et son fils Orazio, le Tintoret, Paul Véronèse, Marini, Ceccato, et le bon prêtre Alberto Zio. Tous comparurent devant le conseil des dix et soutinrent le grand talent, le beau travail, l’honnête conduite, l’humeur laborieuse, et l’exacte probité des frères Zuccati et de leur école.

À leur tour, les frères Zuccati furent amenés devant les juges ; Valerio soutenait dans ses bras son frère chéri, à peine rétabli de sa longue et cruelle maladie, languissant, accablé, indifférent en apparence à l’issue d’une épreuve qu’il n’avait plus la force de supporter. Valerio était pâle et défait. On lui avait procuré des vêtements ; mais sa longue barbe, sa chevelure mal soignée, sa démarche brisée, un certain tremblement convulsif, attestaient ses souffrances et ses douleurs. Indifférent à ses propres maux, mais indigné de l’injustice faite à son frère, il avait enfin pris la vie au sérieux. La colère et la vengeance étincelaient dans son regard. Un feu sombre jaillissait de ses orbites creusés par la faim, la fatigue et l’inquiétude. En passant devant Bartolomeo Bozza pour aller s’asseoir sur le banc des accusés, il leva ses deux bras chargés de fers, comme s’il eût voulu l’écraser, et son visage rayonnant de fureur sembla vouloir le faire rentrer sous terre. Les gardes l’entraînèrent, et il s’assit, tenant, toujours la main de Francesco dans sa main froide et tremblante.

« Francesco Zuccato, dit un juge, vous êtes accusé de dol et de fraude envers la république ; qu’avez-vous à répondre ?

— Je répondrai, dit Francesco, que je pourrais tout aussi bien être accusé de meurtre et de parricide, si c’était le bon plaisir de ceux qui me persécutent.

— Et moi, dit impétueusement Valerio en se levant, je réponds que nous sommes sous le poids d’une accusation infâme, et que nous languissons depuis trois mois sous les plombs, d’où mon frère est sorti mourant, le tout parce que les Bianchini nous haïssent, et que Bozza, notre élève, est un misérable ; mais surtout parce que le procurateur monsignor Melchiore a fait une faute de latinité que nous nous sommes permis de corriger. C’est la première fois que deux citoyens vont aux plombs pour n’avoir pas voulu faire un barbarisme. »

L’emportement du jeune Zuccato n’était pas fait pour lui concilier la bienveillance des magistrats. Le vieux Sébastien, voyant le mauvais effet de sa harangue, se leva et dit :

« Taisez-vous, mon fils, vous parlez comme un fou et comme un insolent. Ce n’est pas ainsi qu’un honnête citoyen doit se défendre devant les pères de la patrie. Messeigneurs, excusez son égarement. Ces pauvres jeunes gens sont troublés par la fièvre. Examinez leur cause selon votre impassible équité ; s’ils sont coupables, châtiez-les sans pitié : leur père sera le premier à vous louer de cet acte de justice et à bénir les lois sévères qui répriment la fraude. Oui, oui, fallût-il verser leur sang moi-même, je le ferais, mes pères, plutôt que de voir tomber en discrédit le pouvoir auguste de la république. Mais s’ils sont innocents, comme j’en ai la conviction et la certitude, faites-leur prompte et généreuse merci ; car voici mon aîné qui n’a plus qu’un souffle de vie ; et, quant au plus jeune, vous voyez qu’il est sous l’influence du délire. »

En parlant ainsi d’une voix forte, le vieillard tomba sur ses genoux, et deux ruisseaux de larmes coulèrent sur sa longue barbe blanche.

« Sébastien Zuccato, répondit le juge, la république connaît ta probité et ton dévouement ; tu as parlé comme un bon père et comme un bon citoyen ; mais si tu n’as pas autre chose à dire pour la défense de tes fils, il faut te retirer. »

À un signe du magistrat, le familier qui avait amené Sébastien l’emmena. Le vieillard, en se retirant, jeta un regard de désespoir sur ses fils ; puis, se retournant une dernière fois vers les juges, il joignit les mains en levant les yeux au ciel avec une expression si déchirante, qu’elle eût attendri les piliers de marbre de la grande salle ; mais le tribunal des Dix était plus froid et plus inflexible encore.

Après que les trois Bianchini eurent affirmé par serment leur accusation, Bartolomeo Bozza, sommé à son tour de rendre témoignage, leva la main sur le crucifix qu’on lui présentait, et dit :

« Je jure sur le Christ que j’ai passé trois mois aux plombs pour n’avoir pas voulu faire un faux témoignage. »

Un tressaillement de surprise passa dans l’assemblée ; Melchiore fronça le sourcil, Bianchini le Rouge grinça des dents, et le jeune Valerio, se levant avec impétuosité, s’écria :

« Serait-il vrai, ô mon pauvre élève ! puis je encore te plaindre et t’estimer ? Ah ! cette pensée allège tous mes maux.

— Tais-toi, Valerio Zuccato, dit le juge, et laisse parler le témoin. »

Bartolomeo était aussi accablé, aussi malade que les Zuccati. Lui aussi avait subi les lentes tortures de la captivité. Il déclara que quelques jours avant la Saint Marc, Vincent Bianchini l’avait mené sur les planches des Zuccati pour lui faire voir de près et toucher plusieurs endroits de leur travail où le carton peint remplaçait évidemment la pierre, et que de là il l’avait mené chez le procurateur-caissier pour qu’il en déposât, ce qu’il avait fait dans l’indignation et dans la sincérité de son cœur. Depuis ce jour, convaincu de la mauvaise foi des Zuccati, il n’avait pas voulu être complice d’un travail qui ne pouvait pas manquer d’être condamné, et il avait travaillé dans l’école des Bianchini. Mais la veille de la Saint-Marc, Vincent, l’ayant encore conduit chez le procurateur, avait voulu l’engager à déposer qu’il avait été témoin oculaire du fait de l’accusation, ce à quoi il s’était refusé, parce que, s’il avait vu les preuves de la fraude, du moins il n’avait pas vu commettre cette fraude. « Si je l’avais vu, dit-il, je n’aurais pas attendu l’avertissement des Bianchini pour quitter l’école des Zuccati ; mais je n’avais jamais rien vu de semblable. Il n’existait même pas dans la conduite de mes maîtres le plus petit fait qui jusque-là eût pu rendre vraisemblable la découverte qu’on venait de me faire faire. Il m’était donc impossible de jurer par le Christ que je les avais vus employer le carton et le pinceau. Quand Vincent Bianchini vit que je ne servais pas ses desseins à son gré, il s’emporta contre moi et m’accusa de complicité avec les Zuccati. Monsignor Melchiore me fit beaucoup de menaces qui m’irritèrent au point que je lui dis de se méfier des Bianchini. Le soir même je fus arrêté et conduit aux plombs. Depuis ce jour, j’ai pensé que mes anciens maîtres étaient innocents, et que l’homme capable de me demander un faux serment était bien capable aussi d’avoir, pendant la nuit, à l’insu des Zuccati et de tout le monde, détruit une partie de la mosaïque, et remplacé la pierre par le bois et le carton, afin d’avoir un moyen de les perdre. Je dois déclarer que cette substitution est faite avec tant d’art, qu’à moins de gratter les fragments (i pezzi) il est impossible de s’en apercevoir. »

Ainsi parla le Bozza d’une voix ferme et avec une prononciation bolonaise très-lente et très-distincte. Sommé de s’expliquer sur les divertissements continuels auxquels Valerio se livrait, il avoua que souvent ce jeune maître avait été repris de paresse et de dissipation par son frère aîné, et qu’il réparait ensuite le temps perdu en travaillant de nuit, ce qui pouvait confirmer le reproche que lui adressait l’accusation d’avoir fait (fuor di stagione) des travaux sans solidité. Il déclara aussi que Valerio connaissait le métier moins bien que son frère, et faisait beaucoup d’objets de parure pour son compte particulier. En un mot, il fut aisé de voir dans sa déposition qu’il n’était pas porté à la bienveillance pour les Zuccati, et qu’il n’eût pas été fâché de leur nuire en disant la vérité ; mais qu’il avait horreur du mensonge dans lequel on avait voulu l’attirer, et qu’il ne pardonnerait jamais aux Bianchini de l’avoir fait mettre aux plombs.

Le conseil ferma la séance de ce jour en nommant une commission de peintres chargée d’examiner sous les yeux des procurateurs la besogne des deux écoles rivales. Cette commission fut composée du Titien, du Tintoret, de Paul Véronèse, de Jacopo Pistoja et d’Andrea Schiavone, qui, depuis ce temps, fut surnommé Medola, par allusion au soin qu’il avait pris d’analyser la mosaïque jusqu’à la moelle.