Les Maîtres mosaïstes/Chapitre 14

◄  XIII.
XV.  ►

XIV.

« À quoi songes-tu, maître ? lui dit Ceccato en le joignant au milieu de la foule et en lui saisissant le bras. Comment est-il possible que tu te laisses troubler à ce point par une parole lâche et insolente ! Ne vois-tu pas que Bianchini a imaginé cette méchante ruse pour te faire manquer la bague ? Il mérite d’être châtié. Mais si tu abandonnes les compagnons, si tu attristes la fête par ton absence, les Bianchini vont triompher. Il est aisé de comprendre qu’ils ont tout fait pour cela, afin de se venger de leur expulsion. Allons, maître, viens reconduire la petite reine et faire le tour des quais avec la musique ; la compagnie ne peut se promener sans son chef. À l’heure des vêpres, nous chercherons messer Francesco.

— Mais où peut-il être ? dit Valerio en joignant les mains. Qui sait ce qu’on peut avoir imaginé pour le faire jeter en prison !

— En prison ! c’est impossible, maître ! de quel droit et sous quel prétexte ? Jette-t-on un homme en prison sur le premier propos venu ?

— Et cependant il n’est pas ici. Il faut qu’une raison bien grave le retienne. Il sait que je ne puis être heureux à cette fête sans lui ; et quoiqu’il n’aime pas les fêtes, il me devait bien cette marque de complaisance, cette récompense de mon travail. Il faut que nos ennemis l’aient attiré dans une embûche, assassiné peut-être ! Vincent Bianchini est capable de tout.

— Maître, ta raison est malade ; pour l’amour du ciel ! reviens parmi nous. Vois, notre phalange découragée se disperse, et, si nous ne prenons notre revanche à la régate de ce soir, les Bianchini crieront si haut, qu’il ne sera question demain dans tout Venise que du grand fiasco de la compagnie du Lézard. »

Valerio se laissa un peu rassurer par la pensée que Francesco avait pu aller voir son père et être retenu par lui. La bizarrerie et la sévérité du vieux Zuccato autorisaient jusqu’à un certain point cette supposition, et le regard mécontent qu’il avait jeté sur Valerio pouvait faire croire à celui-ci qu’il était venu pour le blâmer. Il tenta donc de rejoindre son père dans la foule, sauf à essuyer ses amers quolibets, dont, malgré sa tendresse pour ses fils, le vieillard était prodigue. Mais il ne put parvenir à le trouver. D’ailleurs, entouré par ses compagnons mécontents, il fut forcé, pour ne pas les voir tout à fait se débander et renoncer à leur joyeuse journée, de marcher à leur tête sur la grande rive du canal Saint-George, aujourd’hui le quai des Esclavons.

Le son animé des instruments, la gaieté un peu fière et maligne de la petite Marietta, que quatre compagnons portaient dans une sorte de palanquin élégamment décoré de fleurs, de banderoles et d’arabesques arrangées par Valerio, l’admiration de tout le peuple des lagunes et de tous les matelots du port attroupés sur la rive et à bord des bâtiments à l’ancre, le bruit et le mouvement, ranimèrent un peu Valerio. Il renaissait à l’espérance de retrouver son frère pendant les offices, dont on sonnait les premiers coups, et qui allaient suspendre les divertissements, lorsqu’une gaîne de poignard tomba des combles du palais ducal à ses pieds. Frappé d’une subite révélation, il la saisit, et en tira un billet écrit avec un bout de fusain qui s’était trouvé par bonheur dans la poche de Francesco.

« Compagnons qui passez dans la joie, au son des fanfares, dites à Valerio Zuccato que son frère est sous les plombs, et qu’il attend de lui… » Le billet n’en contenait pas davantage. Entendant la musique se rapprocher, et craignant de la laisser passer, Francesco, qui ne pouvait rien voir, mais qui connaissait la marche favorite de Valerio jouée par les hautbois, ne s’était pas donné le temps d’achever sa pensée, et il avait lancé son avertissement par la fente ménagée au haut des fenêtres murées qu’on appelle avec raison jour de souffrance en style de maçonnerie.

Un cri terrible sortit de la poitrine de Valerio, et Francesco, malgré le bruit des instruments et celui de la foule, entendit sa voix de tonnerre prononcer ces mots :

« Mon frère sous les plombs ! Malheur ! malheur à ceux qui l’y ont fait monter ! »

Valerio s’arrêta par un mouvement si énergique, qu’une armée entière ne l’eût pas entraîné. Toute la compagnie s’arrêta spontanément avec lui ; la fatale nouvelle fut répandue en un instant dans tous les rangs, et l’on se dispersa, les uns pour suivre Valerio, qui s’élança comme la foudre sous les arcades du palais, les autres pour chercher les Bianchini et leur arracher de force le secret de leurs machinations.

Valerio courait, transporté de rage et de douleur, sans trop savoir où il allait. Mais, obéissant à je ne sais quel instinct, il entra dans la cour du palais ducal. Le doge remontait en cet instant l’escalier des Géants avec le duc d’Anjou, les procurateurs et une partie du sénat. Valerio s’élança audacieusement au milieu de tous ces magnifiques seigneurs, et, se faisant jour par la force, il alla se jeter aux pieds du doge, et le saisit même par son manteau d’hermine.

— Qu’as-tu, mon enfant ? dit Mocenigo en se retournant vers lui avec bonté. D’où vient que ton beau visage porte l’empreinte du désespoir ? As-tu subi une injustice ? puis-je la réparer ?

— Altesse, s’écria Valerio en portant à ses lèvres le pan du manteau ducal, oui, j’ai subi une grande injustice, et mon âme est brisée par la douleur. Mon frère aîné, Francesco Zuccato, le meilleur artiste en mosaïque qu’il y ait dans toute l’Italie, le plus brave champion et le plus honnête citoyen de la république, a été conduit aux plombs, sans ton ordre, sans ta permission, et je viens te demander justice.

— Aux plombs ! Francesco Zuccato ! s’écria le doge. Qui peut avoir infligé un châtiment si sévère à un si brave jeune homme, à un si vaillant artiste ? et s’il a commis une faute qui mérite châtiment, comment n’en suis-je pas informé ? qui a donné cet ordre ? lequel de vous, Messieurs, m’en rendra compte ? »

Personne ne répondit. Valerio reprit la parole. « Altesse, dit-il, les procurateurs chargés des travaux de la basilique doivent le savoir ; monsignor Melchiore le caissier doit bien le savoir.

— Je le saurai, Valerio, répondit le doge. Rassure-toi, justice sera rendue. Laisse-nous passer.

— Altesse, frappe-moi du pommeau de ton épée si mon audace t’offense, dit Valerio sans abandonner le manteau du doge ; mais écoute la plainte du plus fidèle de tes concitoyens. Francesco Zuccato n’a pu commettre aucune faute. C’est un homme qui n’a jamais eu seulement la pensée du mal. Le mettre aux plombs, c’est lui faire une injure dont il ne se consolera jamais, et dont toute la ville sera informée dans une heure, si tu ne lui fais rendre la liberté, si tu ne permets qu’il se montre avec ses compagnons à tout ce public qui s’étonne de ne pas l’avoir vu paraître à leur tête. Et puis, Altesse, écoute-moi : Francesco est frêle de corps comme un roseau des lagunes. S’il passe un jour de plus sous les plombs, c’est assez pour qu’il n’en sorte jamais, et tu auras perdu le meilleur artiste et le meilleur citoyen de la république ; et il en résultera des malheurs, car je le jure par le sang du Christ…

— Tais-toi, enfant, interrompit le doge avec gravité. Ne fais pas de menaces insensées. Je ne puis faire mettre un prisonnier en liberté sans l’agrément du sénat, et le sénat ne le fera pas sans avoir examiné pour quelle faute il subit ce châtiment ; car il faut qu’un soupçon grave pèse sur la tête d’un homme pour qu’on le mette aux plombs. Je t’ai promis justice, ne doute pas du père de la république ; mais rends-toi digne de sa protection par une conduite sage et prudente. Tout ce que je puis faire pour adoucir ton inquiétude et l’ennui de ton frère, c’est de te permettre d’aller le trouver, afin de lui donner tes soins si sa santé les réclame.

— Merci, Altesse ; sois bénie pour cette permission, » dit Valerio en baissant la tête et en abandonnant le manteau du doge, qui reprit sa marche. Le duc d’Anjou s’arrêta devant Valerio, et lui dit avec un gracieux sourire : « Jeune homme, prends courage ; je te promets de rappeler au doge qu’il s’est engagé à faire prompte justice ; et si ton frère te ressemble, je ne doute pas qu’il ne soit un vaillant cavalier et un loyal sujet. Sache que, malgré ta défaite, je te regarde comme le héros de la joute, et que je m’intéresse tellement à ta bonne mine et à tes grands talents, que je veux t’attirer à la cour de France quand la noble république de Venise n’aura plus besoin de tes services. »

En parlant ainsi, il ôta sa riche chaîne d’or et la lui passa au cou en le priant de la garder en souvenir de lui.