Les Mœurs romaines sous l’empire
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 96 (p. 617-650).
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les associations ouvrières et charitables
dans l’empire romain.



On est beaucoup trop porté à croire que toutes les questions qui nous préoccupent sont nées d’hier, et que les siècles précédens ne les ont pas connues ; l’histoire nous montre au contraire que les sociétés antiques ont à peu près rencontré devant elles les mêmes difficultés que la nôtre, et il n’est ni sans intérêt ni sans profit de chercher comment elles les ont résolues. On sait combien l’opinion publique est aujourd’hui émue des périls dont nous menace la puissance des associations ouvrières. Il nous semble, dans notre effroi, que c’est un danger nouveau, et qu’avant notre époque aucun état n’eut à se demander comment il pourrait durer ou même s’il pouvait vivre en laissant subsister dans son sein ces organisations redoutables. Ce problème est pourtant presque aussi ancien que le monde. Le besoin de se réunir, de se fortifier en s’associant, n’a pas commencé de nos jours ; il était au moins aussi grand dans l’antiquité qu’aujourd’hui, et parmi les peuples anciens les Romains sont peut-être celui qui l’a le plus vivement éprouvé. Leurs historiens font remonter la naissance des premières associations romaines jusqu’à l’origine même de la ville, ils nous disent que Numa, pour mêler ensemble les Latins et les Sabins qui persistaient à rester séparés, divisa tout le peuple en neuf corps de métiers. À côté de ces corporations ouvrières, auxquelles on accordait une antiquité si respectable, il existait des confréries religieuses appelées des sodalités, qu’on croyait plus anciennes encore. Elles étaient affectées au service d’un dieu, et se réunissaient dans son temple. Le prêtre de la société (flamen) immolait la victime, les confrères la mangeaient, et le repas commun était la grande affaire des associés. Toutes les fois qu’un culte étranger était introduit dans Rome, ou même simplement quand un temple était bâti, on se hâtait d’instituer une sodalité qui devait fêter le nouveau dieu ou se charger du service du temple.

Ces associations ou, comme on les appelait, ces collèges se multiplièrent sans être inquiétés par l’autorité. Tant que la république fut florissante, il ne semble pas qu’aucune entrave sérieuse ait été mise au droit de s’associer. La loi se contentait d’en prévenir les excès; elle défendait les réunions nocturnes ou clandestines qui pouvaient nuire à la sécurité publique, mais elle permettait les autres. Le peuple usa longtemps avec modération de cette faculté qu’on lui donnait de se réunir; c’est seulement vers la fin du VIIe siècle qu’il en abusa. Des sociétés politiques se formèrent alors sous le nom de collegia sodalicia ou compitalicia pour influer sur les élections ou exciter des mouvemens populaires, et l’abus, comme il arrive toujours, amena la perte du droit. Les associations entrèrent avec l’empire sous un régime nouveau. César et plus tard Auguste supprimèrent tous les collèges qui leur semblaient dangereux; ils ne laissèrent subsister que les plus innocens ou ceux que leur antiquité rendait vénérables, et il fut établi qu’à l’avenir on n’en pourrait plus instituer de nouveaux sans une autorisation spéciale. Ces autorisations n’étaient pas accordées sans peine. Comme la paix intérieure que les césars donnaient à Rome et au monde était leur principale raison d’exister, ils voulaient la maintenir à tout prix. Pleins d’une juste méfiance pour cette multitude affamée et cosmopolite qui allait se cacher dans les quartiers obscurs des grandes villes, ils étaient décidés à lui enlever d’avance tout moyen de s’organiser. Les princes les plus sages et les plus fermes, ceux qui tenaient le plus à la bonne administration de l’empire, étaient ceux aussi qui surveillaient le plus sévèrement les anciennes associations et qui permettaient le moins d’en établir de nouvelles. Pendant que Pline gouvernait la Bithynie, il demanda l’autorisation à Trajan de fonder à Nicomédie un collège de 150 ouvriers charpentiers (collegium fabrorum) qui serait chargé d’éteindre les incendies; l’empereur refusa. « N’oublions pas, lui écrivait-il, combien cette province et surtout cette ville ont été troublées par des sociétés de ce genre. Quelque nom qu’on leur donne, pour quelque motif qu’ils soient institués, ils ne tarderont pas, quand ils seront réunis, à devenir une association factieuse. » Les codes romains conservent la mention de lois, de sénatus-consultes, de décrets impériaux, qui interdisaient ou limitaient le droit d’association. Les gouverneurs avaient ordre de faire exécuter rigoureusement ces lois dans les provinces; à Rome ceux qui osaient les violer étaient traduits devant la première autorité de la ville, le prœfectus urbi. La punition du coupable était terrible. « Quiconque, dit Ulpien, établit un collège illicite est passible des mêmes peines que ceux qui attaquent à main armée les lieux publics et les temples. » Il pouvait être, au choix des juges, décapité, jeté aux bêtes ou brûlé vivant.

Malgré la rigueur de ces menaces, elles furent tout à fait impuissantes. Il est remarquable que les collèges se soient beaucoup plus multipliés sous l’empire, où on les traitait si sévèrement, que sous la république, où on les laissait libres. Au moment même où le jurisconsulte Gaius, interprète de la doctrine officielle, disait : « il y a très peu de motifs pour lesquels on permette d’établir de ces associations, » elles remplissaient Rome, elles se glissaient dans les plus petites villes, elles pénétraient dans les camps d’où l’on tenait spécialement à les exclure, elles couvraient les plus riches provinces. Il n’est guère croyable que ces innombrables collèges dont les inscriptions de l’empire nous ont conservé le souvenir fussent tous munis d’une autorisation particulière, ainsi que le voulait la loi. Quelques-uns d’entre eux le disent et s’en vantent. Les négocians de Lyon, les pêcheurs et plongeurs du Tibre, les charpentiers de navires d’Ostie, ont grand soin de rappeler qu’un sénatus-consulte leur a permis de se réunir; mais l’empressement même qu’ils mettent à nous l’apprendre semble indiquer que c’était un privilège assez rare : ils n’auraient pas songé à s’en faire honneur, si tous les autres collèges en avaient joui comme eux. Il y avait donc à côté des associations permises beaucoup d’autres qui n’étaient que tolérées. L’autorité ne se décidait à faire usage des lois rigoureuses qui frappaient les sociétés illicites que dans les cas extraordinaires : on sait par exemple qu’on les appliqua sans pitié aux chrétiens; mais le plus souvent elle fermait les yeux et laissait faire. Avec le temps, elle finit même par permettre de bonne grâce ce qu’elle était impuissante à empêcher. L’empereur Alexandre Sévère se fit le protecteur déclaré de ces associations qui avaient, tant inquiété ses prédécesseurs. « Il donna, dit son biographe, une existence officielle à tous les collèges d’arts et de métiers, leur accorda des défenseurs et décréta devant quels juges ils devaient comparaître pour chaque délit.» Était-ce un acte de faiblesse ou un calcul de politique? n’y faut-il pas voir aussi un effet de cet adoucissement général des mœurs qui finissait par pénétrer dans la loi? Il y avait quelques années à peine que par une constitution célèbre Caracalla venait d’étendre le droit de cité à tous les peuples de l’empire. La vieille législation romaine, étroite et rigoureuse, s’élargissait de tous les côtés, et au milieu même des malheurs publics, sous des princes détestables ou impuissans, la société et les lois s’imprégnaient tous les jours davantage de civilisation et d’humanité.

Les collèges étaient surtout nombreux à Rome : de là, ils s’étaient répandus dans presque toutes les provinces de l’empire; mais ils n’eurent pas partout la même fortune. Ils se multiplièrent et devinrent puissans dans les pays riches, où florissaient le commerce et l’industrie, où la vie municipale s’était développée, en Orient, en Italie, dans les Gaules. Là, on les rencontre partout et à tous les degrés de la société. Les négocians, les affranchis, les esclaves, y sont comme distribués dans des associations de toute sorte, qui portent les noms les plus variés. Leur nombre est souvent considérable dans la même ville, il arrive qu’on en compte plusieurs sur la même place, dans la même rue. Tous ces collèges se ressemblent pour l’essentiel, et ils diffèrent entre eux plutôt d’importance que de nature. Leur organisation surtout est la même, et l’on voit bien qu’ils ont été institués sur un modèle commun. On peut donc, en réunissant ce qu’on sait de chacun d’eux et en négligeant quelques diversités de détail, tracer de la manière dont ils s’administraient, de la vie qu’on y menait, du bien qu’ils ont pu faire et des limites dans lesquelles ce bien s’est arrêté, un tableau général qui puisse à peu près convenir à tous.


I.

Essayons d’abord de nous faire quelque idée de la manière dont ces associations se formaient. Les occasions qui pouvaient leur donner naissance étaient très diverses, et l’on comprend qu’il ne soit pas possible de les indiquer toutes. Cependant, comme il faut se connaître avant d’avoir la pensée de s’associer, il était naturel que les collèges fussent composés d’ordinaire de personnes que rapprochaient des occupations communes, qui par exemple exerçaient les mêmes métiers. C’est la raison qui rendit les associations ouvrières si nombreuses à Rome et dans l’empire; il y en avait de toutes les sortes et qui répondaient à tous les commerces. Dans les plus humbles comme dans les plus élevés, on cherchait à se réunir. Les âniers et les muletiers formaient des collèges comme les négocians en vin et en blé. Au-dessous des navigateurs qui traversaient la mer, il y avait ceux qui faisaient le service des lacs et des rivières, les patrons de radeaux et de barques (lenuncularii, scapharii). Dans les industries variées qui concernent la toilette, surtout celle des femmes, il y avait place pour une infinité de collèges d’importance très différente, depuis ceux où l’on travaillait la laine, où on la teignait en pourpre, jusqu’aux foulons, aux marchands de bas et aux cordonniers. Aujourd’hui les commerçans qui tiennent la première place dans nos ports de mer sont les armateurs; de même alors la corporation des patrons de navires ou des nautes était rangée parmi celles que l’on considérait le plus. On les trouve en grande estime dans toutes les villes de commerce : à Arles, à Ostie, ils forment cinq associations différentes; un des plus anciens souvenirs que nous ayons conservés de l’existence du vieux Paris, c’est un monument élevé par les nautes de la Seine. A Lyon, on distinguait les nautes du Rhône et ceux de la Saône, ils formaient deux corporations puissantes qui possédaient des comptoirs dans les villes voisines des deux rivières; les personnages les plus élevés de la cité étaient fiers de leur appartenir, et les habitans de Nîmes leur réservaient quarante places dans leur bel amphithéâtre. Auprès d’eux, il faut placer tous les collèges qui s’occupent des arts et des industries indispensables, les fabri tignarii ou charpentiers, chargés de tout ce qui concernait la construction des édifices, les marchands de bois (dendrophori), les fabricans de drap commun (centonarii), les marchands de vin, qui paraissent avoir été très estimés à Ostie, à Lyon et dans d’autres grandes villes, les boulangers (pistores), que Trajan organisa en société et auxquels il donna des privilèges particuliers. Toutes ces corporations entretenaient des rapports fréquens avec l’autorité, qui avait besoin d’elles pour assurer la prospérité matérielle de l’empire. Les césars s’en occupaient beaucoup, sachant que l’obéissance des peuples dépend souvent de leur bien-être, et ils ne négligèrent pas de récompenser les collèges qui les aidaient dans cette tâche. Claude encouragea le commerce maritime, pour lequel les sages de l’époque d’Auguste n’avaient que des insultes, et il traita très favorablement ceux qui s’y livraient. Il est probable que d’autres corporations furent aussi l’objet de faveurs semblables. Le pouvoir éprouva de plus en plus le besoin d’avoir recours à elles à mesure que l’alimentation de Rome et de l’empire devenait plus difficile par suite des malheurs publics. Tous les jours, il était forcé de leur demander davantage, et l’on sait qu’à la longue ses exigences n’eurent point de terme, et qu’il fit peser sur elles le plus lourd esclavage. Au moins essayait-il de les payer en les comblant d’immunités de toute sorte. Pour la première fois peut-être, les services que l’industrie et le commerce peuvent rendre au pays furent publiquement reconnus et inscrits dans la loi. C’était une grande victoire dans ces sociétés aristocratiques si dédaigneuses «des métiers vulgaires qui ne recherchent qu’un gain sordide, » et les grands seigneurs de l’époque républicaine auraient été sans doute fort scandalisés d’entendre Symmaque, le premier magistrat de Rome, dans une harangue solennelle, faire l’éloge des bouchers, des boulangers et des charcutiers, et dire qu’à leur façon « ils servaient la patrie. »

Les corporations ouvrières de l’empire romain font songer à celles qui ont existé si longtemps chez nous et que la révolution a détruites. Les nôtres étaient des corps privilégiés qui avaient pour unique dessein de protéger une industrie, mais qui, par les impôts qu’elles levaient sur les artisans et les règlement étroits qu’elles leur imposaient, finirent par devenir très contraires à la liberté du travail qu’elles devaient défendre. Celles de Rome s’occupaient beaucoup aussi de leurs intérêts communs; on songeait en s’unissant à prémunir le métier qu’on exerçait contre les empiétemens des métiers rivaux et les exigences du fisc : où l’individu isolé eût été écrasé, l’association résistait. Quand elle se croyait lésée, elle se plaignait aux magistrats de la province où elle résidait. Quelquefois elle s’adressait directement à l’empereur lui-même. Pendant que Strabon était à Corinthe, il vit partir les députés d’une corporation de pêcheurs qui s’en allaient à Rome pour obtenir d’Auguste une diminution de tailles. Ce qui rendait ces pauvres gens si audacieux, c’était la force que donne l’association. A Rome, comme chez nous, le désir d’être plus forts était une des principales raisons qui engageaient les ouvriers à s’associer. Il faut pourtant remarquer que les corporations romaines, surtout dans les premiers temps de l’empire, n’étaient pas aussi spéciales, aussi exclusives, aussi rigoureusement fermées que les nôtres. Quoique le titre qu’elles portent désigne une profession particulière, il s’en faut de beaucoup que tous les gens qui la composent exercent le même métier. Sans parler des membres honoraires auxquels on demandait seulement d’être riches et généreux, et de ceux qui se glissaient dans des corporations auxquelles ils étaient étrangers pour participer aux privilèges dont elles jouissaient, les inscriptions nous montrent que parmi les membres actifs (corporati) il y en avait dont la profession ne répondait guère au nom que portait le collège, et qui ne se cachent pas pour le dire, ce qui prouve qu’on ne songeait pas à s’en étonner. A Lyon surtout, le mélange se fait de la façon la plus étrange. Nous voyons par exemple qu’un fabricant de toiles (lintearius) fait partie du collège des marchands d’outrés (utricularii), et qu’un marchand de salaisons est à la fois naute du Rhône et membre actif du collège des entrepreneurs de bâtisse. On doit en conclure que ces fabri, ces nautœ, ces utricularii ne formaient pas des corporations bien exclusives. Si leur seul motif de se réunir avait été l’exercice ou la protection d’une industrie commune, ils n’auraient pas admis parmi eux des gens qui exerçaient des professions différentes. Ils avaient donc un autre dessein, et il faut bien admettre que, même dans les corporations ouvrières, on s’associait avant tout pour le plaisir de vivre ensemble, pour trouver hors de chez soi des distractions à ses fatigues et à ses ennuis, pour se faire une intimité moins restreinte que la famille, moins étendue que la cité, pour s’entourer d’amis et se rendre ainsi la vie plus facile et plus agréable. Ce but, nous le verrons, est en réalité celui de toutes les associations romaines, quelque prétexte qu’elles prennent, quelque nom qu’elles se donnent.

C’est ainsi qu’il arrivait souvent qu’on ne s’associait que pour remplacer la famille et la patrie absentes. Les étrangers, quand ils ne voulaient pas se trouver isolés dans les villes où ils venaient se fixer, n’avaient que deux ressources : ou bien ils se faisaient agréger aux collèges du pays et se procuraient ainsi des relations et des amitiés toutes faites, ou, s’ils étaient en grand nombre, ils s’associaient entre eux. C’est ce qui arrivait surtout dans les grandes villes de commerce, où les voyageurs et les négocians affluaient de toutes les parties du monde. Les habitans de la ville phénicienne de Béryte établis à Pouzzoles y formaient un collège riche qui possédait un champ de 7 arpens, avec une citerne et des bâtisses. Il y avait deux collèges de négocians asiatiques à Malaga. Chez les Bataves, aux extrémités du monde romain, nous trouvons un collège des étrangers (collegium peregrinorium) où devaient se rassembler tous ceux que le commerce avait entraînés dans ces contrées barbares. Les Romains, qui s’étaient abattus avec tant d’avidité sur les provinces conquises et qui les exploitaient en maîtres, sentaient le besoin de s’associer pour se défendre au milieu de ces pays qui les détestaient. C’est sans doute à cette origine qu’il faut rapporter ces collèges des gens de la ville (collegia urbanorum) dont il est question dans les inscriptions de l’Espagne. La ville par excellence, c’était Rome, et l’on comprend bien que les Romains égarés dans la Bétique ou la Lusitanie aient aimé à se rapprocher et à vivre ensemble, à peu près comme nos émigrés dans les contrées les plus lointaines cherchaient tous les moyens de se réunir pour causer de Paris. Les vieux soldats, qui avaient presque toujours vécu dans les provinces éloignées, sur les frontières de l’empire, ne devaient plus connaître personne lorsque, après avoir reçu leur congé, ils rentraient dans leur pays. Aussi voyons-nous qu’ils y forment des associations sous le titre de vétérans de l’empereur (veterani Augusti). Les vétérans de l’empereur ne pouvaient manquer de jouir d’une certaine considération dans ces petites villes qui étaient si fières de se choisir pour magistrat quelque centurion en retraite. C’est probablement aussi le même motif qui a rendu si fréquens dans l’empire les collèges de comédiens. Jamais le goût des spectacles n’a été aussi vif qu’alors; il n’y a pas de ville de province, dans les contrées les plus éloignées et en apparence les plus barbares, qui ne possède son théâtre, son amphithéâtre et son cirque. Les artistes qui paraissaient dans les jeux publics étaient donc très nombreux; beaucoup aussi étaient nomades : ils parcouraient tour à tour les provinces et les villes qui les appelaient, et d’ordinaire ils n’y restaient pas assez longtemps pour s’y créer des relations ou des appuis. Ils furent donc amenés à s’associer entre eux. Les acteurs comiques ou tragiques, les pantomimes, les musiciens, les athlètes, les cochers, se réunirent dans des corporations qui devinrent quelquefois très riches, et qu’on voit élever des monumens à la gloire des empereurs ou décerner des statues à des artistes en renom. Une inscription très curieuse nous montre des gladiateurs en retraite et en exercice associés, dans un collège qui porte le nom du dieu Silvain, sous la présidence d’un affranchi impérial. Ils célèbrent Commode, qui, comme on sait, faisait grand honneur à leur profession, et ne dédaignait pas de se mesurer avec eux dans l’arène. « Tant qu’il vivra, s’écrient-ils, la troupe sera heureuse, » salvo Commodo, felix familia !

Quelquefois les associations n’avaient pas d’autre raison de se former que le voisinage. En ce temps où la vie municipale avait tant de force, être voisin était bien plus un lien qu’aujourd’hui. « Le voisinage, dit un des personnages de Térence, est le degré inférieur de l’amitié. » Des collèges s’établissaient souvent entre ceux qui habitaient le même quartier et qui avaient coutume de se voir. C’est ainsi qu’était né sous la république celui des gens du capitole (collegium capitolinorum) ; ils ne sont pas rares non plus sous l’empire. Beaucoup de ceux qui portent alors le nom d’un temple se composaient de personnes dont la demeure était proche, et qui avaient plus de confiance dans ce dieu parce qu’il était leur voisin. C’était non pas seulement dans les mêmes quartiers qu’on s’associait, mais dans les mêmes maisons. On sait quel monde de cliens, d’affranchis, d’esclaves, se groupait autour des grandes familles; des associations s’établissaient naturellement dans cette foule. Le palais impérial ressemblait à une ville; il devait, comme les villes, contenir des collèges de toute sorte. La mention en est assez fréquente dans les recueils d’inscriptions : c’est ainsi, par exemple, que nous voyons un cuisinier en chef de l’empereur et sa femme faire un legs au collège des cuisiniers qui réside au Palatin. Les maisons des riches prenaient modèle sur celle du prince. Il n’était pas rare de voir des hommes généreux, souvent aussi des femmes, instituer chez eux des collèges et les doter. Presque toujours ces collèges réunissaient les esclaves et les affranchis de la maison, auxquels les maîtres étaient bien aises de donner quelques distractions pendant leur vie et une tombe après leur mort. Ils se composaient quelquefois aussi d’hommes libres, cliens ou amis, auxquels un homme important offrait un asile dans son palais ou dans ses terres. Cette générosité trouvait sa récompense dans les hommages que les associés ne marchandaient pas à leur bienfaiteur. A l’exemple de ce qui se faisait pour les empereurs, ils rendaient un culte aux dieux domestiques de celui qui voulait bien les recevoir chez lui, et s’ils n’osaient pas aller jusqu’à lui décerner l’apothéose, ils en approchaient. Nous en connaissons qui laissent entendre, par le nom qu’ils prennent, qu’ils ne se sont associés que pour honorer en commun les statues et les images du riche qui les protège (collegium cultorum statuarum et clipeorum L. Abulli Dextri.)

Voilà quelques-uns des motifs qui pouvaient donner naissance à des collèges; nous ne pouvons pas avoir la prétention de les énumérer tous, et il en est beaucoup qui nous échappent. Plus d’une fois sans doute ils devaient leur origine au hasard; c’était une rencontre fortuite qui rapprochait des gens animés des mêmes désirs, souffrant des mêmes peines, et qui leur donnait la pensée de se réunir. Il n’était pas nécessaire, pour s’associer, d’exercer la même profession, d’être voisin ou compatriote; il suffisait de se trouver isolé, d’éprouver le besoin de mettre ses forces en commun pour combattre ensemble la misère ou l’ennui. Ce besoin n’était pas rare alors, surtout dans les classes laborieuses. Les sociétés aristocratiques de l’antiquité ne s’étaient guère préoccupées de leur sort. La situation des ouvriers y était fort mauvaise ; leur origine ne les recommandait pas à la protection de la loi et à la sympathie des gens riches. Ils étaient ordinairement de race servile, l’affranchissement les avait un jour jetés au milieu des hommes libres, sans fortune, souvent sans famille, portant au front le stigmate de l’esclavage; leur vie était d’ordinaire très misérable, leur solitude devait souvent leur peser, surtout dans ces grandes villes que Chateaubriand appelle des déserts d’hommes, où l’on est si profondément étranger l’un à l’autre, quoiqu’on vive côte à côte, et où les bruits du dehors rendent l’isolement si amer. S’il se trouvait parmi eux quelque homme entreprenant et qui fût connu dans ce monde inférieur, la pensée lui venait vite de faire cesser cette solitude. Les exemples qu’il avait sous les yeux lui en fournissaient facilement le moyen; tout était plein, jusque dans les plus petites villes, d’associations de tout genre. Il groupait donc autour de lui ses compagnons d’infortune, ou quelquefois il allait trouver un riche qu’il savait généreux, et, soit par la seule initiative des membres, soit par les libéralités d’un protecteur, un collège se fondait.

Le premier soin des nouveaux associés devait être de se faire un règlement; ce n’était pas un travail bien difficile : on se contentait de copier les lois qui régissaient les municipes. Le collège est aussi pour ses membres une sorte de cité particulière, une république, et il aime à en prendre le nom dans ses jours d’apparat (respublica collegii). Le règlement fait, les collègues se réunissent pour le signer. La cérémonie était importante, et nous voyons qu’on le signait quelquefois dans un temple, sans doute pour lui donner plus d’autorité. C’était la loi du collège, une loi rigoureuse qui décernait des amendes, qui exigeait le respect. On devait l’afficher dans un lieu apparent, afin qu’elle fût toujours sous les yeux des confrères; on la communiquait aux nouveau-venus pour leur faire bien connaître leurs devoirs et leurs droits. « Toi qui veux entrer dans cette association, dit un de ces règlemens, commence par lire la loi avec soin et n’entre qu’après; c’est le moyen de n’avoir pas lieu de te plaindre plus tard. « En même temps la société se choisissait des chefs; leur nombre et leur nom différait d’un collège à l’autre, quoiqu’en réalité leurs fonctions fussent à peu près semblables partout. On les appelait tantôt maîtres et présidens (magistri, quinquennales), tantôt administrateurs (curatores), et ils restaient ordinairement en charge pendant un an. Au-dessous de ces magistrats supérieurs, il y en avait de moins importans, des questeurs par exemple, chargés de surveiller la petite fortune de la société. Ils étaient tous distingués des associés ordinaires par certaines prérogatives ; ils recevaient une meilleure portion dans les dîners de corps, et une somme plus forte dans les distributions d’argent. Ils avaient aussi l’honneur d’être placés en tête de l’album du collège ; on donnait ce nom à la liste officielle de tous les membres. Elle était tenue avec soin et révisée tous les cinq ans, comme celle du sénat romain et des conseils municipaux des villes de province. Le président, élu l’année où l’on devait faire le cens, avait sans doute le même droit que les censeurs de Rome; il excluait de la société les membres indignes. La liste, une fois arrêtée, était gravée et affichée en cérémonie. Nous voyons à Cumes qu’à l’occasion de la dédicace de l’album des dendrophores le président donne à dîner à tous les collègues. Une chance heureuse nous a conservé plusieurs de ces albums; ils sont pleins de renseignemens curieux pour nous. Ils nous montrent surtout jusqu’à quel point la race romaine a poussé en toute chose l’amour de l’ordre et le respect de la discipline : ce sont là les vertus qui l’ont faite si grande; elle savait qu’on n’arrive à commander au monde qu’à la condition de savoir obéir chez soi, et que, si les forces dont se compose une nation ne parviennent pas à se coordonner et à se subordonner entre elles, elles s’épuisent en efforts (isolés et inutiles. Les albums nous font voir que cet esprit de soumission, ce respect de la hiérarchie, avaient pénétré jusque dans les dernières classes de la société. Ce sont précisément les qualités qui nous manquent le plus, et il est naturel qu’on les retrouve encore moins dans nos associations qu’ailleurs. Quoiqu’à Rome les collèges fussent composés surtout de pauvres gens, on ne s’y révoltait pas contre les inégalités sociales; il semble au contraire qu’on les acceptait sans résistance et presque sans peine. L’album les reproduit fidèlement, sans essayer de les atténuer. En tête sont placés les dignitaires de toute sorte, les protecteurs ou patroni, les présidens sortis de charge (quinquennalicii) et ceux qui sont en exercice (quinquennales). Ces fonctionnaires sont souvent en fort grand nombre ; comme leur libéralité est une des sources les plus abondantes des revenus de la société, on s’enrichit en les multipliant. Au-dessous d’eux se trouve la foule des associés ordinaires (plebs, sequela). Ils sont rangés le plus souvent d’après la place qu’ils occupent dans la société, les hommes libres d’abord, les affranchis ensuite. Si le collège contient des affranchis et des esclaves, les esclaves viennent à la fin de la liste. Quelquefois le nombre des confrères est limité; il arrive que les empereurs, en autorisant une association, fixent le chiffre des membres dont elle doit se composer, de peur qu’elle ne devienne dangereuse en s’étendant trop. Quelquefois aussi les fondateurs ou les bienfaiteurs de la société ne veulent pas qu’elle s’accroisse de peur que les sommes qu’ils lui lèguent ne soient insuffisantes pour la faire vivre. Quand elle n’est pas limitée, le nombre des associés devient quelquefois très considérable. Il faut alors établir quelque ordre dans cette foule. On suit encore ici l’exemple des cités; on divise les confrères en centuries et en décuries. Cette division commode se retrouvait partout ; on l’avait appliquée à ces grands troupeaux d’esclaves entassés dans les maisons des riches. Le christianisme, qui emprunta tant de choses à l’organisation des collèges, la transporta dans ses monastères. « Les cénobites, dit saint Jérôme, sont distribués en décuries et en centuries, en sorte que chaque groupe de neuf moines est dirigé par le dixième, et qu’à leur tour dix décurions sont sous les ordres d’un centurion. »

C’était aussi une affaire grave pour un collège qui venait de naître que de choisir le lieu de ses réunions. Quelques-uns, les plus misérables, se rassemblaient simplement au cabaret; mais il fallait qu’ils fussent bien pauvres pour n’avoir pas un local qui leur appartînt. Suivant les pays, le local portait des noms différens. On l’appelait d’ordinaire le lieu du repos et du loisir, schola. L’emplacement de la schola était souvent fourni par quelque riche protecteur; si le collège était de ceux qui avaient des liens avec l’administration de la cité, comme les augustales ou les fabri, les décurions permettaient de la construire sous les portiques de quelque basilique ou sur quelque terrain municipal. L’entretien et l’embellissement de la schola était un des grands soucis des dignitaires de l’association. Les uns en refaisaient à leurs frais le pavé et le vestibule, les autres l’ornaient de marbre et y plaçaient des sièges et des tables d’airain. Dans les collèges riches, la schola, successivement embellie par tous les administrateurs qui se succédaient, devait être souvent somptueuse. Nous avons une courte description de celle du collège d’Esculape et d’Hygie, qui était pourtant composé de pauvres gens; elle contenait une petite chapelle avec une sorte de cour ombragée de treilles ou les collègues prenaient le frais, et une terrasse couverte et exposée au soleil qui servait pour les repas de corps. La chapelle était sans doute ornée avec un soin jaloux. Si l’on en juge par ce qui arrive dans les confréries d’aujourd’hui, les associés devaient en être fiers, et ils voulaient que celle de leur collège fût plus belle que toutes les autres. C’était la place naturelle de tous les objets d’art dont héritait l’association. La flatterie y multipliait les statues de l’empereur et de sa famille; on y trouvait non-seulement l’image de la divinité protectrice de la société, mais beaucoup d’autres dieux qui en apparence n’avaient aucun rapport avec elle. C’est ainsi que deux affranchis généreux lèguent aux greffiers des édiles sept statues de dieux en argent pour les placer dans leur schola, et qu’un fonctionnaire du collège des marchands de drap laisse à ses confrères des candélabres d’airain sur une base de marbre surmontés d’un Cupidon qui tient à la main des corbeilles. La chapelle était vraiment le lieu principal de la schola et le centre du collège; c’est là que les associés se réunissaient pour prendre les décisions importantes : nous en avons une des charpentiers et des marchands de drap de Rhegium qui se choisissent un protecteur, elle est datée « du temple de leur collège, in templo collegii fabrorum et centonariorum. »


II.

La description que nous venons de faire de la schola nous amène naturellement à parler du caractère religieux des associations romaines. On ne peut pas essayer de suivre les associés dans leurs lieux de réunion, d’assister à leurs assemblées et à leurs fêtes, sans être frappé de la place importante que la religion occupait chez eux. Il n’est pas surprenant qu’il en fût ainsi : les collèges s’étaient fondés, on s’en souvient, sur le modèle de la cité, et ce qui constituait la cité chez les peuples antiques, c’était l’adoration du même dieu. C’est aussi par un culte commun que les collèges affirmaient leur existence; ils avaient l’habitude de se choisir un patron dans le ciel, et le prenaient d’ordinaire parmi les divinités les plus puissantes. Les joueurs de flûte s’étaient adressés à Jupiter lui-même, et le sénat leur avait accordé le privilège de célébrer leurs banquets dans le Capitole. Minerve était fêtée par presque tous les corps de métiers; parmi ceux qui s’étaient mis particulièrement sous sa protection, Ovide cite les tisserands, les foulons, les teinturiers, les cordonniers, les charpentiers, les médecins. « Et vous aussi, ajoute-t-il, troupe misérable et si mal payée, pauvres maîtres d’école, gardez-vous de négliger la déesse; c’est elle qui vous donnera des élèves. » La société des habitans de Vélabre nous a laissé un témoignage de sa dévotion : c’est un monument qu’elle élève « au dieu saint, au dieu grand, à Bacchus, père, protecteur et conservateur des associés. » Des fonctionnaires religieux ne manquaient pas dans les collèges. Pour entretenir la chapelle on nommait un sacristain (œdituus), et la mention de ces sacristains est fréquente dans les inscriptions. Quoiqu’à l’exemple de ce qui se passait dans la cité le culte dût être accompli d’ordinaire par les magistrats de l’association, quelques-unes se donnaient pourtant des prêtres. On en trouve surtout dans celles qui sont attachées à la célébration des jeux publics. En général ces sociétés d’acteurs paraissent avoir été fort dévotes. Celles des mimes et des athlètes grecs avaient à leur tête un grand-prêtre et se donnaient le nom de saint synode. Ce nom, qui est resté en usage dans les églises d’Orient, n’est pas celui dont nous désignerions aujourd’hui une réunion de comédiens; mais il faut se rappeler le rapport étroit qui, chez les peuples antiques, unissait à la religion les jeux du théâtre et du cirque. Ils faisaient partie du culte public, et les acteurs se trouvaient ainsi presque transformés en prêtres de la cité. Du reste, les membres du saint synode n’avaient pas pour cela des habitudes plus morales, et Aulu-Gelle rapporte que les gens sages recommandaient avec soin aux jeunes gens de ne pas les fréquenter.

Il est assez difficile de savoir au juste ce qu’il y avait de réel et de sincère dans ces apparences religieuses dont les associations romaines aimaient à s’entourer; beaucoup pensent aujourd’hui qu’il ne faut pas prendre tout à fait leur dévotion au sérieux. Quelle que fût l’origine de ces collèges, le temps avait fort relâché les liens qui les attachaient à la religion. En réalité, les intérêts matériels et les plaisirs mondains les occupaient plus que tout le reste. C’est ainsi que chez nous la plupart des corporations qui ont grandi au moyen âge sous l’aile de l’église ont fini par s’en séparer. Elles sont aujourd’hui tout à fait sécularisées. On commettrait une erreur ridicule, si l’on se laissait tromper par les anciens noms qu’elles ont gardés, et si l’on prenait nos sociétés de Saint-Denis ou de Saint-Martin pour des réunions d’anachorètes. Le saint n’est plus pour elles qu’une étiquette qui les distingue ou le prétexte de quelques joyeux festins. Les associations romaines ont pu suivre la même voie, seulement elles se sont arrêtées en route. Jamais elles n’en sont venues à se séculariser autant que les nôtres; si l’esprit religieux s’est affaibli chez elles, elles ont au moins conservé les pratiques et le culte. Un monument élevé par les adorateurs de la fontaine d’Eure (cultores Urœ fontis), qui se trouve au musée de Lyon, représente un confrère dans l’attitude d’un prêtre qui sacrifie, une patère à la main et la tête voilée. Les sacrifices ont toujours tenu une grande place dans la vie des collèges. Leurs règlemens faisaient un devoir aux magistrats de se vêtir de blanc les jours de fête et de venir apporter aux dieux de l’association l’encens et le vin. A de certaines solennités, les associés sortaient en grande pompe de leur schola; ils traversaient les rues de Rome, précédés de leurs bannières, comme les confréries d’aujourd’hui, et s’en allaient sacrifier à quelque temple célèbre. Ces cérémonies ont duré autant que l’empire. Jusqu’à la fin, les associations sont restées fidèles à leur ancien culte; elles ne se sont jamais émancipées tout à fait de la religion. Aussi le christianisme, lorsqu’il fut le maître, parut-il à certains momens redouter l’influence qu’elles conservaient sur l’esprit du peuple. Quand les empereurs chrétiens, à l’instigation des évêques, renversèrent les autels et s’emparèrent des temples, ils ne négligèrent pas de confisquer aussi les biens de quelques-unes de ces sociétés, qui leur semblaient les derniers soutiens du paganisme.

Les collèges avaient encore un autre lien avec la religion; ils se rattachaient à elle par le soin qu’ils prenaient de la sépulture de leurs membres. Les funérailles étaient dans l’antiquité encore plus que chez nous un acte religieux. On croyait fermement que ceux-là seuls jouiraient du repos et du bonheur dans l’autre vie qui avaient été ensevelis selon les rites; aussi prenait-on autant de peine pour se préparer un tombeau qu’un chrétien met de soin à se munir, avant sa mort, des derniers sacremens. C’était le souci de tout le monde; on y songeait d’avance pour n’être pas pris au dépourvu. On tenait surtout, quand c’était possible, à être enterré auprès des siens, dans des sépultures de famille. La vieille société aristocratique de Rome en avait fait un devoir sacré pour tous ceux qui appartenaient à quelque ancienne maison. « La religion des tombeaux est si grande, dit Cicéron, qu’on regarde comme un crime de se faire ensevelir hors des monumens de ses aïeux. » Ainsi l’avait prononcé le jurisconsulte Torquatus. Les collèges, qui remplaçaient souvent la famille pour les pauvres gens, avaient été amenés à construire pour leurs membres des sépultures communes. Après avoir passé la vie ensemble, dans les mêmes travaux et les mêmes plaisirs, c’était une consolation de reposer dans la même tombe. Ce désir était surtout très vif parmi les associations les plus humbles: leurs protecteurs le savaient bien, et une de leurs libéralités les plus ordinaires consistait à aider le collège qui leur avait fait l’honneur de les nommer dans la construction de son tombeau. « C. Valgius Fuscus, dit une inscription d’une petite ville d’Italie, a donné ce terrain au collège des muletiers de la porte des Gaules pour la sépulture des associés, de leurs descendans, de leurs femmes et de leurs concubines. »

Ainsi dans la plupart des collèges il était d’usage que les associés se faisaient enterrer ensemble; mais indépendamment de ceux qui, fondés pour d’autres intérêts, se construisaient des tombeaux communs, il y en avait dont la sépulture était l’unique affaire et qui n’étaient institués que dans le dessein spécial de fournir à peu de frais une tombe à leurs membres. Ces collèges funéraires, comme on les appelle ordinairement, sont très imparfaitement connus. Ils devaient être fort nombreux; le nom qu’ils prenaient, la façon dont ils étaient constitués, ont sans doute beaucoup varié selon les pays et les époques, — aujourd’hui nous ne pouvons plus distinguer parmi eux avec quelque assurance que deux groupes différens qu’il importe d’étudier à part. Le premier de ces groupes a eu l’avantage de laisser des monumens qui de bonne heure ont attiré l’attention des savans sur lui; on les appelle des colombiers (columbaria) : ce sont des édifices souterrains dans les murs desquels on creusait de petites niches qui contenaient une ou deux urnes. A l’origine, ces columbaria étaient destinés à réunir après leur mort les affranchis et les esclaves des maisons riches. Les serviteurs faisaient partie de la famille aussi, et c’était le devoir d’un maître généreux de ne pas négliger leur sépulture. On a retrouvé celui qui contient tous les affranchis de Livie. Quelquefois des étrangers étaient admis à contribuer aux dépenses du monument, et ils avaient naturellement leur part de propriété quand il était fini. Les gens qui n’avaient pas de tombeau de famille regardaient comme avantageux de trouver place dans ces édifices qui résistaient mieux au temps et à la malveillance qu’une pauvre tombe isolée placée sur le bord d’un grand chemin; aussi prit-on bientôt l’habitude de s’associer pour faire construire un columbarium à frais communs. Ce qui caractérise les associations de ce genre, c’est qu’on ne les appelle pas des collèges, mais des sociétés, et que ceux qui les composent se contentent de prendre le nom général de socii sans y rien ajouter. En réalité, elles sont tout à fait organisées comme les collèges ordinaires : la société a ses administrateurs qui font construire le columbarium, ses questeurs chargés de surveiller la caisse commune, ses décurions parmi lesquels on trouve quelquefois des femmes. Le monument achevé, on se partage les places : chacun reçoit un certain nombre de niches, suivant sa mise de fonds; s’il en a trop pour son usage, il les donne ou les vend, — il se faisait là, comme dans les catacombes chrétiennes, un véritable commerce de tombes. L’acheteur, pour n’être pas inquiété, mentionne souvent le contrat sur son épitaphe; il indique le nombre et la place des niches qu’on lui a cédées, et il a soin de dire que la vente s’est faite en présence des associés pour la rendre plus solennelle. Les gens qui sont enterrés dans ces columbaria appartiennent à des conditions très différentes. Toutes les professions y sont représentées, depuis les esclaves et les plus humbles ouvriers jusqu’à des ambassadeurs d’un roi d’Orient; mais les plus nombreux sont les affranchis des grandes maisons, surtout ceux qui appartiennent à la domesticité impériale. Les columbaria nous donnent quelque idée de cette multitude de gens attachés au service du prince. Tous les métiers qu’on exerçait au Palatin s’y retrouvent. On a même découvert dans celui de la porte Latine la tombe d’un malheureux dont le rôle était bien difficile : il était chargé d’amuser Tibère. C’était un mime fort habile qui, dans son épitaphe, s’attribue l’honneur d’avoir imaginé le premier d’imiter les avocats.

L’autre groupe de collèges funéraires est beaucoup moins connu; c’est seulement de nos jours qu’il a été étudié avec quelque soin. Il comprend des associations très nombreuses qui se distinguent des autres par la façon dont on les désigne ordinairement : leurs membres prennent le nom d’un dieu dont ils se disent les adorateurs (cultores Jovis, cultores Herculis, etc.). On avait cru jusqu’à présent que c’étaient des collèges purement religieux et qu’ils n’étaient institués que pour honorer le dieu dont ils portaient le nom; c’était, il faut l’avouer, une supposition très vraisemblable. M. Mommsen remarqua le premier que toutes les associations de ce genre, que le hasard nous avait fait un peu mieux connaître, se trouvaient être de véritables collèges funéraires; il en conclut que les autres devaient avoir la même destination, et cette conclusion a été confirmée par toutes les découvertes récentes. Pourquoi se sont-elles appelées d’une autre manière que les sociétés qui ont fait construire les columbaria? Par quelles différences dans leur constitution intérieure peut-on expliquer la diversité de leurs noms? C’est ce qu’on ne peut qu’entrevoir. On sait seulement avec quelque certitude que leur époque est un peu différente et qu’elles n’ont pas tout à fait existé ensemble. Les columbaria élevés par des sociétés collectives appartiennent au commencement du Ier siècle de notre ère; tous ceux que nous connaissons ont été construits sous les premiers césars et n’ont servi que jusqu’aux Flaviens. Les collèges du second groupe sont plus récens; on n’en trouve pas de traces dans les inscriptions avant Nerva. Ne doit-on pas admettre qu’à cette date, vers la fin du Ier siècle, au moment où commençait cette ère des Antonins, qui devait être si glorieuse, il s’est opéré un changement dont le caractère nous échappe en partie dans l’organisation des collèges funéraires? Ce qui est certain, c’est que, pour les funérailles des associés, c’est-à-dire pour ce qui était l’objet principal de l’association, on ne procédait pas toujours dans la seconde époque de la même façon que dans la première. Les collèges funéraires avaient alors une autre manière de pourvoir à la sépulture de leurs membres; c’est ce qui nous a été révélé par la découverte qu’on a faite, en 1816, de la loi du collège des adorateurs de Diane et d’Antinoüs.

Ce monument curieux a été trouvé dans les ruines de la petite ville de Lanuvium[1]; il avait été gravé en l’an 136, vers la fin du règne d’Hadrien. L’association à ce moment venait de naître; un magistrat de la ville, qu’elle avait nommé son protecteur et qui prenait ses fonctions au sérieux, voulut donner plus de publicité à son règlement, et le fit afficher sous le portique du temple d’Antinoüs. C’est ce règlement qui, par une heureuse chance, est arrivé jusqu’à nous. On peut prendre en l’étudiant une idée très exacte des collèges funéraires de cette époque. Celui-là devait être composé d’affranchis et de pauvres gens; il contenait aussi des esclaves, et probablement en grand nombre : la loi leur permettait de faire partie d’associations de ce genre, si leurs maîtres y consentaient. La société avait pour but de fournir à ses membres une sépulture convenable; son premier souci devait donc être de se créer des ressources pour suffire aux frais des funérailles. Chaque associé reçu dans le collège versait à titre de droit d’entrée la somme de 100 sesterces (20 fr.) et y joignait une bouteille de bon vin. Il donnait de plus, tant qu’il faisait partie de l’association, 5 as par mois (25 cent.). Ces sommes servaient à payer les dépenses ordinaires et à procurer aux associés de quoi se faire enterrer. Le collège de Diane et d’Antinoüs n’ensevelissait pas ses morts dans un monument commun; ces esclaves, ces affranchis, étaient trop misérables pour réunir l’argent nécessaire à la construction d’un columbarium. Ils s’y prenaient d’une manière plus simple : après la mort de chacun de ses membres, la société payait à celui qu’il avait institué son héritier une certaine somme pour lui acheter un tombeau. Cette somme, qu’on appelait funeraticium, devait varier suivant la richesse du collège; elle n’était que de 300 sesterces (60 francs) pour les adorateurs de Diane et d’Antinoüs, encore sur ces 300 sesterces en prélevait-on 50 qui devaient être distribuées auprès du bûcher à ceux des confrères qui assistaient aux funérailles et qui avaient voulu faire honneur au défunt par leur présence. Tous les cas étaient minutieusement prévus. Si le défunt n’avait institué aucun héritier, c’était le collège qui l’enterrait. Lorsqu’il était esclave et que son maître ou sa maîtresse par méchanceté refusait de livrer son corps à l’association pour qu’elle l’ensevelît, on ne lui faisait pas moins un semblant de funérailles, et on lui élevait sans doute un cénotaphe. Si l’associé était mort à une distance de Lanuvium qui ne dépassait pas 20 milles et qu’on eût pu le savoir à temps, trois membres du collège devaient partir aussitôt pour présider aux obsèques et en faire les frais. A leur retour, ils faisaient approuver leurs comptes par leurs collègues. S’ils avaient commis quelque malversation, on les punissait d’une amende du quadruple, sinon on leur attribuait à chacun comme frais de voyage une somme de 20 sesterces (4 francs). Quand le confrère était mort à une distance de plus de 20 milles, celui qui avait fourni l’argent pour l’enterrer devait faire attester le fait par sept citoyens romains, et, si les pièces étaient en règle, on lui payait le funeraticium auquel le défunt avait droit.

Telles sont dans la loi du collège de Diane et d’Antinoüs les dispositions qui ont rapport aux funérailles des collègues. On voit que les associations de ce temps ressemblaient assez aux nôtres, et qu’elles cherchaient leurs principales ressources dans les cotisations de leurs membres; on y voit aussi qu’il n’était pas facile d’obtenir que ces cotisations fussent régulièrement payées. Alors, comme aujourd’hui, ce qui manquait le plus aux associations, c’était l’esprit de suite et de persévérance. On est plein d’ardeur, on s’engage à tout et l’on paie sans hésitation dans les premiers mois; avec le temps, le sacrifice semble lourd, si minime qu’il soit, et l’on finit par s’y soustraire. Les adorateurs de Diane et d’Antinoüs le savent bien, et au début de leur loi ils sont fort préoccupés de ce danger qui menace leur association comme les autres. « Puisse notre entreprise, disent-ils en commençant, être favorable et propice pour l’empereur et sa famille, pour nous et les nôtres, pour ce collège que nous fondons ! Puissions-nous mettre une salutaire activité à réunir les sommes nécessaires pour ensevelir convenablement nos morts! Le moyen d’y parvenir, c’est de nous entendre et de payer avec régularité, afin que notre association puisse vivre longtemps.» Un peu plus loin, ils décrètent que, si un associé a négligé de s’acquitter pendant quelques mois de suite, la société ne lui doit rien après sa mort. Ce n’étaient pas des précautions inutiles; nous possédons précisément un exemple curieux d’un collège de ce genre qui périt par la négligence que mettaient les associés à payer leurs cotisations. Dans un des cantons les plus sauvages de l’ancienne Dacie, au fond de carrières abandonnées, on a trouvé des tablettes qui contiennent un document important dont nous allons donner une traduction aussi exacte que le permet le latin barbare dans lequel il est écrit.

« Copie d’un acte qui fut affiché à Alburnum-le-Grand, auprès du bureau de Resculius, et sur lequel on lisait ce qui suit :

« Artémidore, esclave d’Apollonius, président du collège de Jupiter Cernénius, et avec lui Valérius, esclave de Nicon, et Offas, esclave de Ménofile, questeurs du même collège, faisons savoir au public par cet acte que des cinquante-quatre personnes qui formaient le collège dont on vient de parler, il n’en reste plus que dix-sept à Alburnum; que Julius, esclave de Julius, qui était président avec Artémidore, n’a pas mis le pied à Alburnum, ni paru dans le collège depuis le jour de son élection ; qu’Artémidore a rendu ses comptes aux membres présens, qu’il leur a prouvé qu’il a restitué tout l’argent qu’il avait à eux ou qu’il l’a dépensé pour les funérailles des collègues, qu’il a repris le cautionnement qu’on avait exigé de lui par sûreté, qu’en ce moment il n’y a plus d’argent dans la caisse pour payer les frais de sépulture et qu’on ne possède plus aucun tombeau; qu’enfin depuis longtemps personne n’a voulu se réunir aux jours fixés par la loi du collège, ni payer les cotisations ou présens exigés. C’est ce qu’on fait savoir au public par le présent acte, afin que, si l’un des associés vient à mourir; il ne s’imagine pas que le collège existe encore, et qu’il a droit à réclamer aucun argent[2]. Fait à Alburnum-le-Grand, le 5 des ides de février, sous le troisième consulat de L. Aurélius Vèrus et de Quadratus (167 après Jésus-Christ). »

La loi du collège de Diane et d’Antinoüs nous a montré de quelle manière ces sortes d’associations commencent ; l’affiche d’Artémidore nous apprend comment il leur arrivait souvent de finir.


III.

L’inscription de Lanuvium éclaire encore bien d’autres points restés obscurs dans la question des associations romaines. Les adorateurs de Diane et d’Antinoüs, pour bien établir qu’ils n’étaient pas un collège illicite, ont tenu à citer en tête de leur règlement le sénatus-consulte qui leur permet de s’associer; il y est dit « que ce droit est accordé à ceux qui veulent former des collèges funéraires à la condition qu’ils ne se réuniront qu’une fois par mois pour payer la contribution nécessaire à la sépulture de leurs morts[3]. » Cette loi ne nous était pas entièrement inconnue; Marcianus la mentionne dans le Digeste, mais la citation qu’il en fait est si vague et si incomplète qu’elle avait été fort peu comprise. Aujourd’hui, grâce aux adorateurs de Diane et d’Antinoüs, nous en avons le texte précis, nous en possédons les termes mêmes, et nous pouvons en apprécier l’importance. Nous savons qu’au Ier siècle il fut permis dans Rome à tous ceux qui le souhaitaient de se former en sociétés funéraires, qu’au siècle suivant Septime Sévère étendit cette permission aux provinces. C’était une grande faveur, si on la rapproche de toutes les restrictions et de tous les obstacles qu’on avait mis jusqu’à Trajan au droit d’association et qui jusqu’à Justinien restèrent dans les codes. Tandis que les jurisconsultes proclament qu’on ne peut pas s’associer sans une autorisation spéciale et qu’ils affirment que cette autorisation est très rarement donnée, les empereurs l’accordent d’un seul coup à tous les affranchis, à tous les esclaves, à tous les pauvres gens de l’empire, c’est-à-dire à tous ceux à qui nous serions le plus tentés de la refuser. Au moment où les autres corporations ont besoin de tant de formalités pour être approuvées, il suffit à ces pauvres gens de dire qu’ils veulent former un collège funéraire, et personne ne les empêche de se réunir une fois par mois, de se choisir des chefs, d’avoir une caisse commune. On aurait peine à comprendre comment l’autorité impériale se montre à la fois si sévère et si facile, si l’on ne connaissait sa politique ordinaire. Pleine de méfiance pour les classes éclairées qu’elle soupçonne toujours de nourrir au fond du cœur des regrets importuns et d’entretenir des espérances coupables, elle ne sait rien refuser à tous ces misérables qui ne demandent qu’à vivre et à qui toutes les formes de gouvernement sont indifférentes. En réalité, le bienfait accordé par les empereurs devait s’étendre beaucoup plus loin qu’ils ne l’auraient voulu. La loi faite pour les pauvres gens profitait à tout le monde; tous les collèges avaient le droit d’exister en se faisant passer pour des collèges funéraires. Le moyen était très simple, et sans doute ils n’ont pas manqué de s’en servir. Nous pouvons donc admettre sans témérité que, parmi ceux qui ne paraissent fondés que pour donner la sépulture à leurs membres, beaucoup avaient un autre but; c’est ainsi que par un détour le droit d’association fut à peu près émancipé au Ier siècle.

Cette loi eut des conséquences importantes et imprévues. Dans les sociétés qui faisaient construire les columbaria, les fonds se versaient en une fois; le monument achevé, l’association pouvait à la rigueur se dissoudre, ou, si elle continuait d’exister pour veiller à l’entretien des tombes, sa vie devait être assez languissante. Les collèges nouveaux, au contraire, avaient une raison d’exister toujours; la nécessité de se rassembler tous les mois assurait leur perpétuité. En se voyant davantage les associés prenaient de plus en plus le goût de se voir; la réunion mensuelle devenait pour beaucoup d’entre eux, pour les plus pauvres surtout, une sorte de distraction et de fête. C’était bientôt fait de verser les 5 as à la caisse commune, et il est probable que malgré la défense de la loi, après avoir traité les questions qui concernaient les funérailles, on ne se séparait pas sans parler d’autre chose. Il arriva ainsi que ces associations, fondées uniquement en vue de la mort, prirent une grande importance pour la vie. Bientôt il ne suffit plus aux associés de se voir une fois par mois, ils cherchèrent d’autres occasions de se trouver ensemble. Ici encore la loi fut très accommodante et s’empressa de lever en partie les défenses qu’elle avait faites. « Il n’est pas prohibé, dit Marcianus, de se réunir pour un motif religieux, à la condition de respecter le sénatus-consulte qui interdit les associations illicites. » Il faut avouer que les collèges funéraires n’avaient pas à se plaindre de la façon dont on les traitait; il leur était permis de se réunir une fois par mois pour lever l’argent nécessaire aux sépultures, et tant qu’ils le voulaient sous un prétexte religieux. Les prétextes, comme on le pense bien, ne manquaient pas : il y avait l’anniversaire de la fondation du collège, la fête de l’empereur et de sa famille, celle des magistrats et des bienfaiteurs de la société. A toutes ces solennités, on se rassemblait pour dîner en commun. Dans les religions antiques le repas est une sorte de prière ; quand ils dînaient ensemble, les associés pouvaient prétendre « qu’ils se réunissaient pour un motif religieux, » et la loi n’avait rien à dire. Dès les temps les plus reculés, le repas commun avait été l’occupation la plus importante des collèges. Les sodalités qu’on institua quand on fit venir la Mère des dieux de Pessinunte n’avaient rien trouvé de mieux pour honorer la déesse. « Elles furent établies, dit Caton, pendant que j’étais questeur, je me régalais avec mes compagnons, notre table était sobre; mais ce qui m’attirait le plus dans ces festins n’était pas le plaisir de manger et de boire, c’était celui de me trouver avec mes amis et de converser avec eux. » Ces repas n’étaient pas toujours aussi sobres que Caton le prétend ; tous les convives ne se montraient pas comme lui insensibles au plaisir de boire et de manger. Ce qui le prouve, c’est que l’autorité finit par intervenir pour modérer les dépenses excessives qu’on faisait aux fêtes de Cybèle. Une loi somptuaire exigea que chaque confrère, avant de se mettre à table, vînt attester par serment devant les consuls qu’on ne dépasserait pas 120 écus pour les frais du festin, indépendamment du pain, du vin et des légumes, et qu’on n’y boirait que des vins du pays. Ces lois sévères ne corrigèrent pas le mal, car quelques années plus tard Varron se plaint que les dîners des collèges font hausser le prix des vivres au marché. « Aujourd’hui, dit-il, la vie à Rome n’est presque plus qu’une bombance de tous les jours. » Il ne veut parler évidemment que des corporations riches; toutes ne pouvaient pas se permettre ces excès. Les malheureux adorateurs de Diane et d’Antinoüs étaient bien forcés d’être sobres, et les lois somptuaires n’étaient pas faites pour eux ; ils n’en étaient pas moins, eux aussi, fort amis des repas de corps. Comme le collège ne faisait que de naître et qu’il n’avait pas eu le temps d’être l’objet des libéralités de ses protecteurs, les associés ne s’y réunissaient que six fois par an pour diner ensemble, c’était bien peu; mais ils voulaient au moins jouir sans souci d’un plaisir si rare : sous aucun prétexte ils n’entendaient être dérangés. Des mesures étaient prises pour que la joie générale n’y fût attristée par aucune préoccupation sérieuse. « Celui qui aura quelque plainte à faire ou quelque proposition à présenter, dit le règlement, devra les réserver pour l’assemblée du collège, et nous laisser, pendant nos jours de fête, dîner libres et contens. » On ne voulait pas non plus qu’il s’élevât quelque discussion qui pût troubler le repos des convives; aussi voit-on dans le règlement que la police du festin était sévèrement exercée. « Si quelqu’un, pour faire du tumulte, se lève de sa place et en occupe une autre, il paiera une amende de 4 sesterces (80 centimes); si quelqu’un dit des sottises à un collègue ou fait du bruit, il paiera 12 sesterces (2 francs 40 centimes); si c’est le président de la société qui ait été injurié, l’amende sera de 20 sesterces (4 francs). » Il ne suffisait pas que le festin fût tranquille, le règlement avait tout prévu, tout disposé d’avance, pour que rien n’y manquât; comme on voulait être sûr qu’aucun préparatif ne serait négligé, on avait institué une magistrature spéciale. Indépendamment des dignitaires annuels, on nommait un président du repas (magister cœnœ), choisi tout exprès et renouvelé chaque fois. C’était un fardeau que chaque collègue devait subir à son tour; s’il essayait de s’y soustraire, on le condamnait à payer 30 sesterces (6 francs) à la caisse de l’association. Le président du festin était chargé d’en faire les apprêts : il dressait les tables, et plaçait devant chaque convive une bouteille de bon vin, un pain de 2 as et quatre sardines. Le règlement ne dit pas si ces dépenses étaient acquittées par lui ou par la caisse du collège, il ne dit pas davantage si ce pain et ces quatre sardines composaient tout le repas; mais il n’est pas possible de le croire. Le festin eût été vraiment trop sobre, et si pauvres qu’on suppose les adorateurs de Diane et d’Antinoüs, ils ne pouvaient pas se contenter de quatre sardines dans leurs jours de fête; mais le règlement avait une raison de garder le silence à ce sujet : en parlant du menu de ces repas de corps il n’a voulu mentionner que ce qui était à la charge des associés, le reste leur venait d’ailleurs.

Les collèges avaient heureusement pour eux d’autres sources de revenus que les contributions de leurs associés. Les cinq as qu’on donnait tous les mois pouvaient à peine suffire à la sépulture des morts; il fallait avoir recours à d’autres moyens pour subvenir aux dépenses des repas. A l’imitation des municipes sur lesquels ils étaient formés, les collèges ne payaient pas leurs dignitaires, c’étaient au contraire les dignitaires qui le plus souvent payaient leurs administrés. Il y avait surtout dans chaque association des personnages placés au-dessus de tous les autres qui, en réalité, s’occupaient fort peu des affaires de leurs collègues, et dont l’unique fonction semblait être de leur procurer par leur libéralité des occasions de se réunir plus souvent; on les appelait des protecteurs (patroni). L’élection des protecteurs était fort importante; elle décidait souvent de la fortune d’une société. La plus prospère était toujours celle qui savait le mieux les choisir et qui en tirait le meilleur parti. Ce choix devait présenter quelques difficultés; elles voulaient toutes avoir en tête de leur liste des noms honorables, respectés, qui recommandaient la société dont ils voulaient bien faire partie. Il les fallait avant tout riches et généreux, car on comptait bien leur faire payer le plus cher possible l’honneur qu’on leur faisait en les nommant. Ces qualités ne sont pas communes ; les hommes rares qui les réunissaient devaient être fort recherchés par toutes les associations, et naturellement ils se décidaient d’ordinaire en faveur des plus puissantes. Celles-là ne devaient pas être en peine pour trouver des patroni, on se disputait l’honneur de les protéger. La corporation des nautes à Lyon a pour protecteurs des hommes politiques, des fonctionnaires de l’ordre le plus élevé, des trésoriers-généraux des Gaules. A défaut d’un personnage de cette importance, elle pouvait toujours choisir quelques gros négocians, un marchand de vin ou un marchand d’huile enrichi, dont les débuts avaient été souvent fort obscurs, et qui étaient heureux d’honorer leur fortune en se faisant inscrire en tête d’une association si considérée. Les corporations plus humbles, par exemple les pauvres collèges funéraires, devaient avoir plus de difficulté à se procurer des protecteurs. L’honneur était moindre; il ne devait pas être si recherché. Elles étaient aussi moins difficiles, et s’adressaient un peu plus bas. S’il en était besoin, elles descendaient jusqu’à ces affranchis que la faveur de leurs maîtres ou les chances heureuses du commerce avaient amenés à l’aisance, et qui formaient la classe industrieuse de l’empire. Ces anciens esclaves avaient besoin de se relever de quelque façon des mépris de la société. Ils recherchaient avec avidité toutes les distinctions, et les plus médiocres avaient du prix pour eux qui n’étaient pas accoutumés à la considération publique. Sur leur tombe, qui était l’objet de tous leurs soucis, ils souhaitaient qu’on pût lire qu’ils avaient été les magistrats ou les protecteurs de quelque association; ce titre les tirait du nombre des affranchis vulgaires, il corrigeait en partie ce qu’avait de trop bas le souvenir de leur condition servile. Ils auraient été très flattés sans doute de figurer parmi les protecteurs de quelque collège important; mais quand ils ne pouvaient pas obtenir cet honneur, ils se rabattaient sur les autres. C’est ainsi que, la vanité aidant, tous les collèges, à quelque degré qu’ils fussent placés, trouvaient des protecteurs.

L’association payait son protecteur en hommages et en respect. C’est en assemblée générale, sur le rapport des magistrats, qu’il était désigné, et le choix de la société lui était signifié par un décret solennel. Voici en quels termes s’exprime à cette occasion un collège de marchands de drap dans une petite ville d’Italie :

«Le 10 des calendes d’avril, dans la chapelle de l’association, les questeurs ont pris la parole et nous ont représenté qu’il convenait à notre collège de nommer pour son protecteur Tutilius Julianus, citoyen aussi recommandable par la sagesse de sa conduite et sa modestie naturelle que par sa générosité, afin que ce choix fût un exemple éclatant de la façon dont nous savons distinguer le mérite. À ces causes, les questeurs entendus, nous avons arrêté ce qui suit : l’opinion de tous et de chacun en particulier est que l’avis ouvert par les magistrats de l’association est sage et utile. En conséquence, il nous faut nous excuser auprès de l’honorable Julianus de n’avoir pas songé plus tôt à lui, le prier de vouloir bien accepter le titre que nous lui décernons, et de permettre qu’on place au-dessus de la porte de sa maison une plaque de bronze sur laquelle sera gravé le présent décret. »

Il était bien difficile que le protecteur fût insensible à tant de politesse. Provoqué par les flatteries de ses nouveaux confrères, il lui fallait répondre par des libéralités de tout genre; à chaque bienfait nouveau, la société qui ne voulait pas être ingrate votait à son protecteur des remercîmens pompeux : c’était un combat de générosité dans lequel il lui était difficile d’être vaincue, car elle ne donnait que des complimens, et rien ne l’empêchait d’en être prodigue. Quelquefois elle semblait vouloir y joindre des marques plus effectives de sa reconnaissance, elle avait l’air d’avoir vraiment l’intention de se mettre en dépense; elle promulguait un décret pour annoncer qu’après une grave délibération elle s’était décidée à élever une statue à son généreux bienfaiteur. Une statue était un très grand honneur auquel ces négocians enrichis devaient être très sensibles. Ils l’acceptaient donc avec empressement; mais d’ordinaire ils se chargeaient d’en payer les frais, et le jour de l’inauguration ils donnaient à dîner à tous leurs collègues. Cette comédie était renouvelée de celle qui se jouait tous les ans à propos des élections municipales, et ici encore le collège reproduisait fidèlement la cité.

La générosité des protecteurs pouvait prendre diverses formes; la plus ordinaire consistait à laisser aux associés une certaine somme pour célébrer des repas communs à des époques fixées. La raison qui rendit les libéralités de ce genre si fréquentes est facile à comprendre. Les gens riches avaient comme les pauvres un grand souci de leur tombeau. Ils savaient bien qu’ils n’en manqueraient pas, et qu’ils n’avaient pas besoin de faire partie d’un collège funéraire pour s’en procurer un. Sur un terrain qui leur appartenait, ils pouvaient faire construire quelque beau monument de marbre avec une salle à manger pour les convives et un autel pour les amis fidèles qui devaient venir y sacrifier; ils pouvaient l’entourer comme d’une barrière par des champs et des jardins qui couvraient plusieurs arpens, y bâtir des maisons pour des concierges et des serviteurs, et se donner ainsi après leur mort une demeure aussi somptueuse et aussi sûre que celle qu’ils habitaient pendant leur vie. Leurs préoccupations étaient différentes. Une triste expérience leur avait appris que rien ne vieillit plus vite que les regrets : étaient-ils certains que ceux à l’amitié desquels ils se fiaient pour entretenir leur tombe et la visiter aux jours de fête ne manqueraient pas à ce devoir? Quand même ils y seraient fidèles, ils devaient disparaître à leur tour, et qu’arriverait-il quand ils ne seraient plus? Une affranchie qui remplit avec soin auprès de sa maîtresse qu’elle a perdue tous ces offices pieux s’exprime ainsi dans l’épitaphe qu’elle lui a consacrée : « tant que je vivrai, tu recevras ces hommages; après ma mort, je ne sais. » Ce doute se glissait dans tous les esprits et les tourmentait. On se répétait qu’une génération suffit pour emporter la mémoire d’une vie éteinte. Un jour devait fatalement arriver où ce nom inscrit sur une tombe ne réveillerait plus aucun souvenir; alors cette salle à manger resterait vide aux anniversaires funèbres, cet autel n’aurait plus de visiteurs, et personne n’y apporterait ni libations ni roses. Pour retarder le plus possible l’heure de cet isolement dont on était épouvanté, quelques-uns imaginaient toute sorte de précautions minutieuses et compliquées. Un habitant de Nîmes avait fait inscrire sur la tombe qu’il se préparait d’avance les noms de trente de ses amis. « Si quelqu’un d’entre eux, disait-il, n’existe plus quand je mourrai, ou s’il meurt après moi, alors les survivans éliront au scrutin à la place de ceux qui ne seront plus les gens qu’ils jugeront les plus dignes, de manière que le nombre trente soit toujours complet. Il sera du reste permis à ceux qui ne pourront pas se rendre à mon tombeau aux jours que j’ai marqués d’envoyer quelqu’un dîner à leur place.» Ce qui était bien plus simple, ce qui devait venir d’abord à l’esprit, c’était de confier aux corporations tous ces soins qui concernaient le culte des morts. Elles ne mouraient pas comme les individus, et plusieurs d’entre elles se vantaient déjà de plusieurs siècles d’existence; en les chargeant d’accomplir ces devoirs funèbres, on pouvait espérer que le tombeau ne serait jamais abandonné. C’est dans ce dessein qu’on leur laissait des terres ou de l’argent; les revenus devaient être employés soit à porter des couronnes sur la tombe du donateur pendant les jours consacrés aux fêtes des morts, soit à venir y faire un repas commun à l’anniversaire de sa naissance. D’ordinaire tout était minutieusement prévu : dans une affaire aussi grave on ne voulait rien laisser à l’arbitraire. Tantôt le nombre des convives était fixé, on décidait par exemple qu’on n’entendait pas qu’il y en eût jamais moins de douze; tantôt on leur imposait l’obligation d’être convenablement vêtus. Quelques-uns parlent en maîtres; comme ils paient, ils se croient le droit de commander. Ils ne sont pas d’humeur de souffrir la moindre négligence : si le collège n’accomplit pas les cérémonies exactement à l’époque marquée, il paiera une amende ou rendra l’argent. D’autres prennent un ton plus humble. Ils n’ignorent pas qu’une promesse a moins de chance d’être tenue quand on sait que celui à qui on l’a fuite n’est plus là pour l’exiger; aussi comptent-ils beaucoup plus, pour obtenir ce qu’ils désirent, sur la reconnaissance que sur les menaces. « Je vous en prie, dit l’un d’eux, mes chers collègues, veuillez bien vous charger, avec l’argent que je vous laisse, de faire célébrer un sacrifice pour moi aux jours ordinaires. » Ce sont les pauvres surtout qui s’expriment avec humilité. Un ancien soldat prétorien retiré en Espagne et sa femme adressent sur le tombeau de leur fille un appel touchant à quelque collège funéraire dont ils font partie : « Parens infortunés, nous supplions au nom de notre enfant nos collègues actuels et ceux qui viendront après nous. Puisse aucun de vous n’éprouver jamais une douleur semblable, si vous avez le soin d’entretenir sur sa tombe, aux frais du collège, une lampe qui brûlera toujours. » Remarquons que le christianisme a conserve presque tous ces usages en les transformant; les mots même ont à peine changé. Lorsque, dans des inscriptions païennes, des femmes ou des enfans nous disent qu’ils instituent ces fondations pieuses en mémoire de leur mari ou de leur père, ob memoriam patris, nous songeons à ces chapelles élevées au-dessus des catacombes à l’endroit où les saints étaient ensevelis, et qu’avant Constantin on appelait les Mémoires des martyrs, memoriœ Martyrum. Ces cérémonies annuelles, festins ou sacrifices, dont on chargeait des collèges pour être sûr qu’elles s’accompliraient toujours, qu’est-ce autre chose que ce que l’église appelle un service perpétuel? Seulement ce service, au lieu d’être célébré à l’anniversaire de la naissance, fut transporté par les chrétiens à l’anniversaire de la mort : la vie véritable ne datait pour eux que du jour où l’on entrait dans l’éternité.

Par suite de ces libéralités les repas de corps se multiplièrent dans les collèges et ils en devinrent bientôt la principale occupation. L’un d’entre eux a la franchise de s’appeler lui-même la société des gens qui dînent ensemble; presque tous auraient mérité ce nom. En devenant si fréquentes ces réunions donnèrent aux associés l’habitude de vivre en commun et resserrèrent les liens qui les unissaient. Ces liens avaient été de tout temps assez étroits. Les sodalités dans l’origine étaient formées de membres d’une même famille; quand plus tard on les choisit dans des familles différentes, ils contractaient par leur association une sorte de parenté spirituelle qui imposait aux confrères certains devoirs, celui par exemple de ne pas s’accuser en justice. Avec le temps, les collèges avaient beaucoup changé, les anciennes coutumes s’y étaient presque entièrement perdues; cependant ceux qui en faisaient partie, qui s’asseyaient sans cesse à la même table, qui devaient souvent reposer dans le même tombeau, persistèrent toujours à ne pas se regarder entre eux comme des étrangers. Certains collèges avaient pris l’habitude de célébrer chez eux toutes les solennités qu’on fêtait dans la famille. On s’y donnait des étrennes au premier de l’an; on se rassemblait aux fêtes des morts; on dînait ensemble le 8 des calendes de mars, jour où d’après l’usage tous les parens devaient se réunir autour d’une table commune, « afin que, si quelque querelle s’était élevée entre eux dans l’année, la joie du festin qui porte à la concorde et à l’oubli les amenât à se réconcilier. » C’était, comme on l’appelait d’un nom touchant, « le jour de la chère parenté. » Aussi arrivait-il plus d’une fois que lorsqu’on n’avait pas d’héritier on laissait sa fortune à ses collègues. En Bétique où l’on avait coutume d’inscrire sur la tombe de quelqu’un dont on voulait faire l’éloge : il fut pieux envers les siens, plus in suos, on disait aussi qu’il l’avait été envers ses associés, pius in collegio; ces deux devoirs semblaient donc être mis sur la même ligne. Ce qui achevait de faire ressembler ces associations à la famille, c’était la façon dont on désignait souvent les associés et les dignitaires. Le protecteur et la protectrice prenaient le nom de père et de mère du collège, les associés s’appelaient quelquefois entre eux des frères; c’est ainsi que dans une inscription romaine quelqu’un nous fait savoir qu’il donne un monument qu’il a restauré « à ses frères du collège des habitans du Vélabre, » et que deux dévots qui ont élevé un autel à Jupiter père de tous les dieux nous apprennent qu’ils l’ont dédié « avec l’aide des frères et des sœurs. »

Ces beaux noms n’étaient pas tout à fait des mensonges, et l’on est forcé d’avouer, quand on étudie la constitution intérieure des collèges, qu’il y régnait une sorte de fraternité. Malgré le respect qu’on y témoignait pour la hiérarchie sociale, tous les membres avaient des droits égaux. Ils étaient tous appelés à voter les lois et les décrets de l’association, et l’on y mentionnait, pour leur donner plus de force et d’autorité, qu’ils avaient été faits « en assemblée générale. » Cette assemblée n’était regardée comme régulière et ne pouvait faire des lois que si le nombre des votans atteignait un chiffre fixé d’avance : de cette façon le règlement supprimait les coups de surprise et d’autorité. Il en était de même pour l’élection des dignitaires de l’association : tout le monde avait le droit d’y concourir, et il est dit expressément qu’ils sont nommés par le suffrage de tous. Quelquefois sans doute le vote a lieu d’une façon assez sommaire. Quand la société a le bonheur de posséder quelque homme important dont elle espère de grandes libéralités, on le nomme par acclamation sans prendre la peine d’aller aux voix; mais on a soin de dire que ces acclamations sont unanimes et que par conséquent les plus pauvres ont manifesté leur opinion comme les autres. Si tous les associés sont électeurs, ils sont aussi tous éligibles. En réalité, dans les collèges comme dans la cité, les honneurs appartiennent presque toujours aux plus riches. On a vu qu’ils coûtent très cher et il ne convient pas qu’on les recherche si l’on ne peut pas les payer; mais il n’y a point d’article dans le règlement qui défende expressément aux plus humbles d’y parvenir, et l’on a des exemples qui prouvent qu’ils y sont quelquefois arrivés. Dans les associations qui contiennent des hommes libres et des esclaves, on réserve d’ordinaire à ces derniers une petite part d’autorité dans un ordre inférieur. Les fonctionnaires libres appelés magistri ont sous leurs ordres des fonctionnaires esclaves sous le nom de ministri. C’est quelque chose déjà, on est allé plus loin encore : l’esclave s’est quelquefois glissé parmi les fonctionnaires les plus élevés et il a pris place au milieu d’eux. Il pouvait donc se faire qu’il commandât à des hommes libres; qui l’aurait souffert il y a quelques années dans la république chrétienne des États-Unis? On peut dire d’une manière générale que c’est l’esclave qui gagna le plus à la fraternité des collèges. Jusque-là les esprits les plus généreux, ceux qui souhaitaient sincèrement rendre son existence plus douce, s’étaient contentés de lui assurer une sorte d’indépendance dans le sein de la famille. « Je permets aux miens, dit Pline le Jeune, de faire des testamens et je les respecte; je les laisse libres de partager, de donner, de léguer ce qu’ils possèdent, à la condition que ce soit à des personnes de chez moi, car la maison est une sorte de république et de cité pour l’esclave. » L’association l’en fait sortir; elle ouvre pour lui ces portes si rigoureusement fermées, elle l’introduit dans un monde qui lui est nouveau, où il fréquente des hommes libres dont il se trouve l’égal, dont il peut devenir quelquefois le supérieur. A la vérité, pour qu’un esclave puisse être reçu dans un collège, la loi exige qu’il obtienne le consentement de son maître; mais une fois le consentement donné, il lui échappe en partie. Il a des réunions, des intérêts, des amitiés, des appuis hors de la famille; on le consulte, on l’écoute, on le sollicite, on le flatte, — pendant les quelques heures qu’il passe dans son collège, il peut oublier qu’il est esclave. C’est une trêve à la servitude; elle est malheureusement bien courte. De retour chez son maître, il y retrouve le travail, les outrages et les coups; rien ne lui appartient, pas même son corps. Il a beau payer avec exactitude la contribution funéraire; après sa mort, son maître, s’il le veut, peut refuser son cadavre à l’association qui le réclame : il peut le garder chez lui, s’il a quelque vengeance à exercer, et le faire jeter dans ces excavations fétides où pourrissent ensemble tous les esclaves imprévoyans qui n’ont pas pris la peine de se préparer une sépulture. La société ne peut pas venir le lui arracher; elle se permet au moins de flétrir la conduite du maître : elle dit qu’il est injuste, et célèbre en face de lui une cérémonie funèbre en l’honneur de cet esclave qu’il veut outrager. Le droit d’association, qui, comme on vient de le voir, relève l’individu dans le collège, relève aussi le collège dans la cité. Ces pauvres gens isolés ne comptaient guère; réunis, ils prennent une certaine importance. Dans les inscriptions où l’on énumère les libéralités faites par les magistrats municipaux à la ville qui les a élus, les collèges sont toujours nommés avant la plèbe et on leur donne une somme plus forte. Ils interviennent aussi quelquefois dans les affaires publiques. Parmi les affiches électorales qu’on rencontre en si grand nombre sur les murs de Pompéi, plusieurs sont l’œuvre des collèges de la ville. Ils ont leur candidat qu’ils recommandent au peuple. Quelques-uns s’expriment d’une façon modeste : « Les marchands de bois et les charretiers vous demandent d’élire Mancellinus. » D’autres ont un ton plus décidé : « Les pêcheurs nomment pour édile Popidius Rufus. » Ces pêcheurs connaissent la force que donne l’association; c’est ce qui les fait parler avec tant d’assurance.

Quand on songe aux services que les collèges ont rendus aux classes laborieuses et souffrantes de l’empire romain, l’idée vient aussitôt de les comparer à nos associations charitables, et l’on est tenté de voir en eux de véritables sociétés de secours mutuels. Il est certain qu’organisés comme ils l’étaient ils n’avaient qu’un pas à faire pour le devenir; mais ce pas, l’ont-ils fait? Peut-on établir que d’une manière régulière et permanente ils venaient en aide à leurs membres malades ou indigens? se regardaient-ils comme institués pour soulager ces misères? a-t-on la preuve qu’ils avaient des fonds réservés à ces dépenses? M. Mommsen est assez porté à le croire; j’avoue qu’après avoir étudié avec soin les inscriptions qui les concernent, il ne me paraît pas possible de l’affirmer. Ils possédaient, comme on sait, des caisses communes alimentées par des contributions mensuelles; seulement la loi exigeait que cet argent ne fût affecté qu’aux frais des funérailles. Ils recueillaient des libéralités nombreuses qui leur venaient de leurs magistrats ou des gens riches qui s’intéressaient à leur œuvre; mais le produit en était presque toujours employé au même usage : il servait à des repas solennels célébrés en mémoire du donateur à des époques qu’il avait fixées. Sans doute ces libéralités, à les prendre par leurs résultats plutôt que par leur principe, avaient souvent les mêmes effets que les secours qu’un homme charitable distribue aux malheureux; ces festins éternels que le protecteur offrait aux associés devaient diminuer leurs dépenses particulières, ils y trouvaient en réalité autant de profit que de plaisir. Le profit fut plus grand encore quand on eut l’idée de remplacer les repas par des distributions de vivres et d’argent. La veuve d’un riche affranchi de l’empereur, chargé de la surveillance de ses musées, en laissant au collège d’Esculape et d’Hygie 50,000 sesterces (10,000 francs), règle d’avance, selon l’usage, la manière dont les revenus de cette somme importante doivent être employés. Elle veut notamment que deux fois par an on distribue aux magistrats les plus élevés de l’association, administrateurs et protecteurs, 6 deniers (4 fr, 80 c.) et 8 setiers de vin, à des fonctionnaires inférieurs 4 deniers (3 fr. 20 c.) et 6 setiers, aux associés ordinaires 2 deniers (1 fr. 60 c.) et 3 setiers, et qu’on leur donne à tous quatre pains. Ces dons que chacun emporte chez soi sont un secours utile pour ces pauvres ménages et les aident à vivre; cependant ce n’est pas là véritablement une aumône, une distribution de charité, comme nous l’entendons aujourd’hui. Si le donateur, dans la libéralité qu’il fait aux membres du collège d’Esculape et d’Hygie, avait eu le dessein spécial de soulager leur misère, il aurait donné à chacun selon ses besoins; au contraire, ce sont les magistrats de la société, c’est-à-dire les plus riches, qui reçoivent le plus.

Une particularité remarquable, c’est que jusqu’à présent les associations formées par les soldats sont celles qui paraissent s’approcher le plus de nos sociétés charitables. Les collèges de ce genre présentent pour nous un grand intérêt. La loi les interdisait sévèrement : on craignait avec raison que le droit d’association transporté dans les camps n’y répandît l’indiscipline; mais la loi fut encore ici impuissante. Après s’être glissés dans les armées malgré elle, les collèges s’y développèrent sans qu’elle osât s’y opposer, il s’en forma autour des légions, parmi les vivandiers qui les approvisionnaient, les ouvriers qui fabriquaient ou réparaient les armes; il s’en forma dans les légions elles-mêmes entre les soldats et les officiers de tout grade. Les inscriptions romaines de l’Algérie publiées par M. Léon Renier nous donnent à ce sujet des détails curieux et nouveaux. La ville de Lambèse a été pendant trois siècles le séjour d’une légion, la 3e Augusta, chargée de défendre la Numidie; on a retrouvé l’emplacement du camp qu’elle occupait, et, parmi les débris qui le couvrent, il reste des ruines nombreuses de monumens élevés par les collèges de la légion. L’administration les connaissait; elle semblait même les protéger. C’est le légat impérial qui dédie solennellement les autels et les statues que les officiers ou les sous-officiers érigent sur leurs épargnes. La schola des lieutenans était située tout près du quartier-général, et le commandant de la légion pouvait lire tous les jours en sortant de chez lui l’inscription par laquelle les associés déclarent « que du produit très abondant de leur solde et avec les libéralités des empereurs, ils l’ont fait construire et l’ont ornée des images de la famille impériale. » Ces collèges étaient organisés à peu près de la même manière que les associations civiles. Chaque membre versait une somme assez importante à son entrée dans la société (750 deniers, c’est-à-dire 600 francs dans celui des officiers qu’on appelait cornicularii) ; le reste était fourni sans doute par des retenues sur les traitemens. Seulement il n’est plus ici question de la loi qui veut que l’argent des collèges ne serve qu’à la sépulture de leurs membres. La caisse commune fournit à beaucoup d’autres dépenses : on y puise pour donner des frais de route aux associés qui vont faire un voyage sur le continent, et quand ils ont reçu leur congé, on leur compte une somme de 500 deniers (400 francs) qui les aide à s’établir dans les pays où ils vont se fixer. M. Léon Renier voit dans cet usage l’origine lointaine de nos caisses de retraite. Qui se serait douté qu’il existait quelque chose de semblable chez les Romains, si par hasard on n’avait trouvé au fond de l’Afrique les inscriptions de la 3e légion? Il est donc possible que l’avenir nous réserve des découvertes semblables et aussi peu attendues. Nous ne pouvons pas nous flatter de connaître toutes les formes que la bienfaisance avait revêtues dans les associations antiques; mais, en admettant qu’il s’en rencontre qui avaient tout à fait devancé nos sociétés charitables, nous pouvons être sûrs qu’elles n’ont jamais formé qu’une très rare exception. Il en resterait plus de traces, si elles avaient été nombreuses. Sur le fronton des scholœ, dans les lois des collèges, sur les tombes de leurs protecteurs, au bas des statues qu’on leur élève, quelque part enfin, il serait question de malades secourus, de pauvres assistés; parmi tant de gens qui énumèrent le bien qu’ils leur ont fait et qui s’en font gloire, il s’en trouverait qui ne manqueraient pas de nous dire qu’ils ont laissé des fonds pour faire vivre les indigens, pour subvenir aux besoins des veuves et des orphelins. Puisque cette mention n’existe nulle part, on en peut conclure que les libéralités de ce genre n’étaient pas ordinaires dans les associations romaines, et qu’au moins d’une manière fixe et régulière elles n’ont jamais été des sociétés de secours mutuels.

Cette conclusion est importante; elle aide à marquer la différence qui sépare les collèges qu’on vient d’étudier d’autres associations qui grandissaient autour d’eux et à qui appartenait l’avenir. L’époque où les sociétés funéraires ont pris tant d’extension est précisément celle où le christianisme commençait dans l’ombre la conquête de l’empire. Comme on marchait des deux côtés dans la même route et qu’on se recrutait dans le même milieu, il était difficile qu’on n’arrivât pas à se rencontrer; entre des sociétés si semblables et si voisines, des communications ont dû s’établir de bonne heure. S’il n’est pas aisé d’indiquer sûrement quel fut le caractère et l’importance de leurs rapports, il est tout à fait impossible d’en nier l’existence. L’illustre explorateur des catacombes, M. de Rossi, qui n’est pas suspect de faire des concessions aux ennemis du christianisme, reconnaît que les premiers chrétiens ont dû profiter avec empressement de la tolérance accordée aux collèges funéraires. C’était pour eux un moyen si simple de désarmer la loi et de protéger leurs tombes qu’ils ne devaient pas hésiter à s’en servir; mais, pour être confondus avec les collèges funéraires et jouir des mêmes privilèges, il fallait chercher à leur ressembler. Les ressemblances sont en effet très nombreuses entre les associations des deux cultes. Les chrétiens aussi possèdent une caisse commune formée par les contributions des fidèles, et ces contributions s’y paient tous les mois; ils n’ont pas moins de souci de la sépulture de leurs morts, et l’église a dû dépenser une grande partie de ses revenus à construire ses immenses cimetières. Des deux côtés, le respect religieux de la hiérarchie sociale se mêle à un grand esprit d’égalité; les morts de toute condition sont confondus dans les columbaria comme dans les catacombes. C’est le suffrage de tous qui nomme les chefs, et il va quelquefois chercher le plus humble pour le mettre à la première place. Au moment où de pauvres affranchis arrivent aux dignités les plus élevées des collèges, un ancien esclave, le banquier Calliste, s’assoit sur la chaire de Pierre, qu’avait occupée un Cornélius. Enfin les repas communs ont autant d’importance dans les réunions des chrétiens que dans les associations païennes; l’église célèbre dans toutes ses fêtes le festin fraternel des agapes, et, pour honorer les martyrs, les fidèles dînent sur leurs tombeaux à l’anniversaire de leur mort. On sait combien les évêques eurent de peine à détruire plus tard ces usages quand ils furent devenus des abus, et que d’éloquentes invectives saint Augustin dut prononcer contre « ces adorateurs de sépulcres qui, en servant des repas aux cadavres, s’ensevelissent vivans avec eux. »

Ce sont là des ressemblances qui frappent au premier abord et qu’on est même tenté d’exagérer quand on regarde à distance; dès qu’on s’approche, les différences se montrent. Sans vouloir diminuer les services que les collèges ont rendus à l’humanité, il faut reconnaître que le bien qu’ils ont fait n’a pas dépassé certaines limites, et surtout qu’il est souvent resté à la surface. Il leur a manqué pour atteindre la société dans ses profondeurs cette force que donne un principe et que rien ne remplace. C’est dans le sentiment religieux que le christianisme a trouvé la puissance de renouveler le monde. Ce sentiment dans les collèges s’était fort attiédi; il n’était plus assez énergique pour communiquer aux âmes l’élan nécessaire à l’accomplissement des grands desseins. Si l’on veut connaître les merveilles que la foi fait accomplir, on n’a qu’à comparer les caves exiguës des columbaria avec ces immenses galeries des catacombes qui ont 580 kilomètres d’étendue et qui mises au bout l’une de l’autre égaleraient la longueur de l’Italie; les collèges n’étaient pas capables de si grands efforts. On a fait voir que l’égalité régnait chez eux, c’était un précieux avantage; et même il ne faudrait pas prétendre, comme on l’a fait, qu’elle s’arrêtait brusquement à la porte de la schola. L’effet devait s’en faire sentir plus loin. Ces pauvres esclaves, accoutumés aux mépris et aux insultes, étaient traités là avec égard. Quand ils avaient revêtu pendant quelques heures la robe des magistrats et qu’on les avait salués respectueusement au passage, ils revenaient sans doute chez eux avec une idée plus nette de leur dignité, ils devaient être tentés de se dire au retour qu’après tout ils étaient des hommes comme les autres, et ce sentiment était bon; le dernier degré dans la servitude, c’est de n’en plus être choqué, de la croire légitime, d’accepter sans répugnance les outrages qu’on reçoit. Plus la situation qu’on occupe est basse, plus, suivant la belle expression de Mme de Sévigné, c’est un devoir de se relever le cœur. Il faut pourtant avouer que l’influence des collèges ne parvint guère à changer la condition des esclaves. L’égalité ne pénétra que très discrètement dans la maison du maître. Il fallait toute une révolution religieuse pour qu’il eût des doutes sur la légitimité de ses droits et se crût obligé en mourant d’affranchir ses serviteurs « pour la rédemption de son âme. » Nous avons vu qu’on se traitait quelquefois de frères dans les associations païennes; mais on peut dire que ce beau nom avait perdu en partie sa force avant d’avoir produit tout son effet. Les sénateurs aussi sous les Antonins s’appelaient entre eux des frères, quoiqu’il leur arrivât très souvent de se détester; l’église rendit toute son énergie à ce mot qui était en train de devenir un terme de politesse banale. Quand elle se nomme elle-même l’assemblée des frères, ecclesia fratrum, elle entend que tous ceux qui la composent remplissent exactement les devoirs de la fraternité. C’est sous cette impulsion puissante que le rôle des associations s’étend et qu’elles s’imposent des obligations nouvelles. La différence qui sépare celle des chrétiens des autres est nettement marquée dans un passage célèbre de Tertullien. « Notre trésor, dit-il, quand nous en avons un, n’est pas formé des sommes que versent les ambitieux qui veulent obtenir chez nous des honneurs, et ce n’est pas en mettant notre religion aux enchères que nous le remplissons. Chacun apporte tous les mois une cotisation modique. Il paie, s’il le veut, quand il veut, ou plutôt quand il peut; personne n’est forcé de rien verser, les contributions sont volontaires. Nous regardons cet argent comme un dépôt qui nous est confié par la piété; aussi ne le dépensons-nous pas à manger et à boire, nous nous gardons bien de l’employer à d’indécentes orgies. Il sert à donner du pain aux pauvres et à les ensevelir, à élever les orphelins des deux sexes, à secourir nos vieillards. » Voilà ce que n’ont jamais fait les sociétés païennes, au moins d’une manière régulière et permanente; ce noble emploi de leur fortune leur était généralement inconnu. Dans cette voie de bienfaisance et d’humanité où elles s’étaient avancées si loin, c’était peut-être le seul progrès qui leur restait à faire, — et le temps ne leur a pas manqué pour l’accomplir; si pendant ces deux siècles où elles ont été si florissantes elles ne se sont pas avisées de se servir de leurs fonds « pour donner du pain aux pauvres, élever les orphelins, secourir les vieillards, » c’est qu’il n’était pas dans leur nature de devenir des sociétés de secours mutuels. Elles se sont trouvées quelquefois sur la route du christianisme; c’est un honneur pour elles. Elles contenaient en germe, si l’on veut, nos institutions charitables; mais peut-être fallait-il qu’un grand ébranlement religieux communiquât au monde une vertu nouvelle pour rendre ce germe fécond et lui faire enfin produire des fruits immortels.


GASTON BOISSIER.

  1. On a déjà dit quelques mots dans la Revue de l’inscription de Lanuvium en parlant de la formation des premières associations chrétiennes et de la construction des catacombes (1er septembre 1865); mais le sujet que nous traitons exige qu’elle soit étudiée en détail.
  2. La phrase d’Artémidore est assez naïve; je la traduis sans y rien changer.
  3. Voici le texte même de cette importante loi : Qui stipem menstruam conferre volent in funera, in it (id) collegium coeant, neque sub specie ejus collegi nisi semel in mense coeant conferendi causa unde defuncti sepeliantur. Les termes dont se sert Marcianus dans le Digeste sont à peu près les mêmes, seulement il oublie de dire que la permission n’est accordée qu’aux collèges funéraires.