Les Métamorphoses d’Ovide, traduites en vers

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Traduction par Saint-Ange.
Deterville (1p. 1-7).


LIVRE PREMIER.

EXPOSITION.

J’entreprends de chanter comment dans la nature
Tant d’êtres différens ont changé de figure.
Ô vous qui fîtes seuls ces changemens divers[1],
Grands dieux, dans ce projet encouragez mes vers ;
Et du berceau des temps descendant d’âge en âge,
Jusqu’au siècle où j’écris conduisez mon ouvrage.

PREMIÈRE FABLE.

Le Cahos.

Avant la terre, et l’onde, et l’océan des airs,
Et le ciel étoilé, voûte de l’univers,
La nature sans vie, indigeste, uniforme,
N’était qu’un tout confus, où rien n’avait sa forme.
On l’appela Chaos, mélange ténébreux
D’élémens discordans et mal unis entr’eux.
Le dieu dont la clarté donne la vie au monde,
N’épanchait point les feux de sa chaleur féconde ;
Et le cours de Phœbé ne réglait point les mois.
La terre dans le vide, où la soutient son poids[2],
N’était point suspendue ; et pressée autour d’elle,
Thétis n’embrassait point les longs flancs de Cybèle.
L’air, et la terre, et l’onde, et les cieux confondus,
Dans un amas informe au hasard répandus,
Rassemblaient en désordre et le plein et le vide,
Le froid avec le chaud, le sec avec l’humide,

Les atomes pesans, les atomes légers,
L’un de l’autre ennemis, l’un à l’autre étrangers.

II. Les Élémens.

Un dieu, de l’univers architecte suprême[3],
Ou la nature enfin se corrigeant soi-même,
Sépara dans les flancs du ténébreux Chaos,
Et les cieux de la terre, et la terre des eaux,
Et l’air moins épuré de la pure lumière.
Quand il eut débrouillé la confuse matière,
Entre les élémens séparés à jamais,
II établit les nœuds d’une éternelle paix.
Le feu brille et s’élève à la première place.
L’air, voile diaphane, enveloppe l’espace.
La terre au-dessous d’eux pose ses fondemens ;
Elle entraîne l’amas des plus lourds élémens,
S’affermit par son poids ; et l’onde qui l’embrasse,
Entoure mollement sa solide surface.

III. Formation du Monde.

Quand ce dieu, quel qu’il fût, en des lieux différens,
Aux élémens divers eut assigné leurs rangs,
Il façonna la terre encor brute, inégale ;
Et sa main l’arrondit en un immense ovale.
Autour d’elle à sa voix roulent les vastes mers ;
Les vents soulèvent l’onde ; ils épurent les airs.
Aux fleuves, aux ruisseaux entraînés par leur pente,
Il traça les détours où leur onde serpente :
Répandus sur la terre, ils fécondent son sein,
Courent au fond des mers se perdre en leur bassin ;
Et fiers de n’être plus resserrés dans des rives[4],
Roulent, en liberté leurs eaux long-tems captives.
Il creuse encor les lacs, les étangs, les marais,
D’une immense verdure ombrage les forêts,
Abaisse les vallons, applanit les campagnes,
Et de rocs sourcilleux couronne les montagnes.

IV. Les Zones.

Ainsi qu’il a tracé d’un compas immortel
Cinq zones partageant les régions du ciel;.
Cinq zones sur la terre, aux mêmes intervalles,
Partagent ses climats en mesures égales.
L’une, par la chaleur dévorée en tout tems[5],
Ceint le milieu du globe, et n’a point d’habitans.
Un éternel amas de neige et de froidure,
Des deux pôles glacés hérisse la ceinture ;
Et du froid et du chaud variant le degré,
Sur deux zones encor règne un ciel tempéré.

V. Les Vents.

Moins léger que le feu, mais plus léger que l’onde,
Le fluide des airs environne le monde.
C’est là qu’il suspendit les nuages mouvans,
La foudre, effroi de l’homme, et l’empire des vents.
Mais celui qui des airs leur a livré les plaines,
Asservit à des lois leurs bruyantes haleines ;
Et rendant leur discorde utile à l’univers,
Relégua chacun d’eux en des climats divers.
L’impétueux Borée envahit la Scythie ;
L’Eurus oriental régna sur l’Arabie :
Les bords où le soleil éteint ses derniers feux,
Échurent à Zéphyr ; et l’Autan nébuleux
Souffla sur le Midi la pluie et les orages.
Par-delà le séjour des vents et des nuages,
S’étend dans l’empyrée un espace azuré
Où nage de l’Éther le fluide épuré.

VI. Les Astres.

Lorsque le grand arbitre eut prescrit ces limites,
À des astres sans nombre il traça leurs orbites.
Tout le ciel rayonna de flambeaux éclatans,
Dans la nuit du chaos obscurcis trop long-tems.
La région d’azur de mille astres peuplée,
Fut des dieux immortels la demeure étoilée ;

Et les hôtes des bois, les poissons, les oiseaux,
Peuplèrent et la terre, et les airs, et les eaux.

VII. L’Homme.

Mais la nature encore attend un nouvel être[6],
Plus noble, plus auguste, un roi digne de l’être.
L’homme naît ; soit qu’un dieu, par un souffle divin,
L’ait animé d’un germe émané de son sein ;
Soit que la terre encor de jeunesse parée,
Des rayons de l’Éther à peine séparée,
Eût imprégné de vie un limon plus parfait ;
Et qu’alors un Titan, , savant fils de Japet,
À l’image des dieux modérateurs du monde,
Eût pétri sous ses doigts cette argile féconde.
Détrempé dans les eaux, le limon sous ses mains
Reçut ainsi les traits du premier des humains :
Et lorsque de l’instinct la brute tributaire
Courbe une tête esclave et regarde la terre ;
Doué de la raison et presque égal aux dieux,
L’homme élève un front noble et regarde les cieux.


  1. L’exposition est presque toujours ce qu’il y a de plus difficile dans la traduction d’un poëme. Celle-ci avait des difficultés particulières. Les formes et les corps, pris dans le sens générique qu’Ovide leur donne, sont des termes de physique, exclus du Dictionnaire poétique. Des critiques même ont prétendu que le texte latin n’est pas irréprochable. C’est ce que nous ne pouvons décider ; mais ce que nous sentons, ce que nous pouvons juger, c’est qu’Ovide a voulu que son début fût simple ; et c’est pour me conformer à ce ton de simplicité, que j’ai préféré cette façon de le rendre à beaucoup d’autres, où de bons juges trouvaient une verve plus brillante.

  2. Nec circumfuso pendebat in aëre tellus
    Ponderibus librata suis

    Ce beau vers d’Ovide donne à croire que les anciens
    philosophes ont soupçonné la gravitation que Newton a
    démontrée.
  3. Ovide suppose une matière préexistante et confuse qui fut débrouillée par une cause intelligente. Il se conforme à l’idée commune aux philosophes anciens, qui n’ont jamais pu comprendre que de rien on pût faire quelque chose. Ca n’est pas que la formation du monde soit plus facile à concevoir que la création.
  4. Pro ripis littora pulsant. On peut inférer du contraste de ces deux mots, pris dans leur signification rigoureuse, que dans la langue latine, comme dans la nôtre, il n’y a point de vrais synonymes. On dit, selon la propriété grammaticale, les rives du Lignon, les rivages de la mer. L’Océan et les grands fleuves ont seuls des rivages, si ce n’est en poésie. Les rivières, les ruisseaux, toutes les eaux courantes ont des rives. On en donne quelquefois improprement à la mer.
  5. Les anciens ont cru que les zones glaciales, ainsi que la torride, étaient inhabitées, et même inhabitables. On sait aujourd’hui que la longueur des nuits, la fraîcheur des rosées, les vents réglés et continuels,. la hauteur des montagnes, et le grand nombre des vapeurs que le soleil tire incessamment de la mer, et qui se convertissent en pluies légères, concourent à établir dans la zone torride une température supportable. On sait de même, que dans la partie des zones glaciales la plus voisine des cercles polaires, la longue présence du soleil sur l’horizon, dans les six mois d’été, compense son peu de hauteur, et donne assez de chaleur à la terre pour la rendre susceptible de productions. Mais ces régions froides ne sont pas, à beaucoup près, aussi habitées que la zone torride.
    C’est là que la nature, et plus riche, et plus belle,
    Signale avec orgueil sa richesse éternelle.
    Poème des Saisons.
  6. Ce que dit Ovide d’un dieu qui débrouille le chaos, et
    de la formation de l’homme, est sublime. Il s’en faut bien
    que Moïse et Hésiode se soient exprimés avec cette sublimité élégante. Voltaire.