Les Méprises du cœur

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LES
MÉPRISES DU CŒUR


I.
DE MAXIME d’HÉRELLES A VICTOR NARCY.


Mai 1858.

Puisque nous devons être longtemps séparés, je tiens ma promesse, mon cher ami, et je me hâte de vous écrire. J’ai d’ailleurs à vous raconter une aventure sérieuse et singulière. J’espère que vous recevrez cette lettre avant votre départ pour l’Océanie, et que vous pourrez me donner sur la situation très grave où je me trouve votre franc et sincère avis.

Vous vous souvenez sans doute de la famille Rebens. Elle habitait Toulon la dernière année que j’ai passée au service, alors que nous étions embarqués ensemble sur le Montebello. C’était à l’époque de la guerre de Crimée. Mlle Laurence Rebens était une charmante et brillante jeune fille, très recherchée et très admirée dans tous les bals : on la citait pour son esprit et sa beauté. Ses parens n’avaient aucune fortune, et le commandant Rebens, qui était un brave militaire, comptait pour marier sa fille sur les épaulettes de colonel et de général. Afin de les gagner plus vite, il partit pour l’Orient. Malheureusement il y fut tué. Si vous n’avez point oublié tout cela, vous vous rappelez la pénible impression que causa sa mort. Mme Rebens en était réduite pour toutes ressources à sa pension de veuve. La société toulonnaise s’émut. On organisa quelques souscriptions et quelques loteries; mais, les frais de la mise en scène de ces œuvres charitables une fois prélevés, il ne resta en définitive à Mme Rebens qu’une somme nette de douze cents francs. Une sorte de déconsidération suit toujours l’aumône pour ceux qui la subissent. Non-seulement on ne s’occupa plus de Mme et de Mlle Rebens, mais peu à peu on s’éloigna d’elles. Les mères évitèrent pour leurs filles la société d’une jeune personne que sa pauvreté mettait dans une position subalterne et peut-être dangereuse. Jamais pourtant le plus léger bruit n’effleura la réputation de ces deux femmes, qui vivaient dans une retraite absolue. Un jour elles quittèrent Toulon sans que personne le sût, et nul ne s’inquiéta depuis de ce qu’elles avaient pu devenir.

Il y a huit jours environ, quelques affaires de succession, que je n’ai pu complètement terminer qu’avant-hier, m’appelèrent au petit village d’Oullins, près de Lyon. J’avais grande hâte de retourner aux Chênes : aussi, dès que je fus libre, je songeai à partir; mais il était trop tard pour que je pusse revenir en ville et prendre le chemin de fer, et je dus remettre mon départ au lendemain. Le soir, après mon dîner, je me promenais dans la campagne, à l’extrémité du village, lorsque tout à coup j’entendis des cris perçans partir d’une maison isolée sur le bord de la route. J’entrai aussitôt, et j’arrivai au deuxième étage sans avoir rencontré personne, me dirigeant à tâtons dans l’obscurité vers l’endroit d’où les cris partaient. J’aperçus enfin une faible lueur à travers les fissures d’une porte; je tournai précipitamment la clé et me trouvai dans une mansarde. Devant moi, sur son fit de mort, une femme venait d’expirer, la mère sans doute d’une jeune fille à genoux près d’elle et dont la douleur éclatait en sanglots.

La jeune fille ne se doutait pas de ma présence et n’avait pas fait un mouvement. Je ne la voyais que de dos, tandis que la lumière posée près du lit éclairait le visage de la morte. Les traits de cette femme, que je considérais avec curiosité, ne m’étaient point inconnus, bien que je ne pusse me rappeler où je l’avais vue. Je m’approchai et j’adressai quelques paroles de consolation à la jeune fille, qui se retourna. Sa douleur était si vive qu’elle me vit d’abord sans étonnement et presque sans comprendre ce que je lui disais: mais, après m’avoir regardé, elle se leva soudain et se cacha la figure dans les mains. — Monsieur d’Hérelles ! dit-elle. Monsieur d’Hérelles !

C’était Laurence Rebens que j’avais devant moi. Son trouble fut de courte durée. Après ce premier moment donné à la surprise et peut-être à la confusion de me revoir ainsi à l’improviste, elle me montra le lit du doigt et me dit simplement : — Ma mère !

Ce seul mot la rendit à sa douleur. Elle s’agenouilla de nouveau et, silencieusement cette fois, se remit à pleurer. Presque au même instant une vieille paysanne parut sur le seuil de la chambre. Je prévins ses questions en lui expliquant comment j’étais accouru aux cris de Laurence. — Oh! oui, me dit cette femme, j’avais été reconduire le médecin, et la pauvre demoiselle était seule. — Je l’emmenai alors à quelques pas du lit et la priai de me raconter ce qu’elle savait de Mme Rebens et de sa fille; elle me dit que ces dames habitaient Lyon et n’avaient loué qu’au commencement du mois la chambre où nous étions. Mme Rebens, qui avait été très souffrante tout l’hiver, était venue chercher à la campagne un air plus pur et un peu de soleil. Elle avait d’abord paru se mieux porter, mais depuis la veille sa maladie avait pris un caractère d’intensité effrayant, et elle y avait succombé.

Ce récit était à peine achevé que Laurence vint à nous avec un calme concentré encore plus douloureux que ses larmes. — Maintenant, dit-elle en étendant le bras du côté de sa mère, il faut que je l’ensevelisse. Elle se tourna vers la paysanne et ajouta doucement : — Madame, voulez-vous être assez bonne pour m’aider?

Je me retirai. Comme je franchissais la porte, Laurence me jeta un regard de remercîment et de prière. Je lui fis signe que je la comprenais et que je reviendrais bientôt. Je rentrai en effet lorsque la tâche funèbre fut accomplie. Les deux femmes priaient près du cadavre, qui se dessinait avec rigidité sous les draps.

— Voulez-vous me permettre, dis-je à Laurence, de veiller votre mère avec vous cette nuit?

— Oui, me répondit-elle simplement.

Elle s’assit au chevet de la morte, moi aux pieds, et nous demeurâmes sans prononcer une parole. La vieille paysanne s’était couchée sur un fit de sangle et dormait. Vers minuit, Laurence, brisée d’émotion et de fatigue, s’assoupit. Son visage s’inclinait sur sa poitrine; ses mains croisées reposaient sur ses genoux. Je pus alors me rendre compte des ravages que le chagrin et la misère avaient faits sur cette charmante fille. Les yeux, très enfoncés, étaient cerclés de bleu, le nez mince, les lèvres blanches; son teint jauni avait par places des nuances maladives. Des vêtemens fanés couvraient son corps amaigri; ses mains effilées, sur lesquelles se projetait la lueur de la lampe, semblaient diaphanes. Je la comparai involontairement à ce qu’elle était autrefois, en toilette de bal, souriant sous les fleurs. Le désastre était si grand que ma pensée ne pouvait le mesurer; je croyais faire un rêve. Le lendemain je m’occupai de tous les tristes détails de l’enterrement. Quand Laurence eut à se séparer de sa mère, sa douleur, repliée sur elle-même, ne se répandit ni en gestes, ni en cris. J’aimai cette contrainte qu’elle s’imposait. Il y avait là quelques personnes, le prêtre, les porteurs. En présence de ces hommes, sa pudeur de jeune fille parlait plus haut que son désespoir. J’accompagnai seul Mme Rebens jusqu’au cimetière. La cérémonie achevée, je revins au plus vite auprès de Laurence. Dès qu’elle m’aperçut, elle se jeta en pleurant dans mes bras. J’étais devenu un ami pour elle. Je me sentis les yeux humides, et je frissonnai de la tête aux pieds.

— Et que comptez-vous faire? lui dis-je. — Je travaillerai. — N’avez-vous point quelques ressources? — J’ai deux cents francs qui me reviennent de la pension de ma mère. — Et c’est là tout? — — Oui. — Vous n’avez aucun parent auquel je puisse vous conduire? — Non. — Point d’amie? — J’en avais une; mais il y a quatre ans que je n’ai reçu de ses nouvelles. Elle m’aura peut-être oubliée.

Je sortis attendri, bouleversé, et n’osant me livrer à la pensée qui m’était venue. Cette pensée, cher ami, vous l’avez devinée, c’était d’épouser Laurence. Dieu, qui l’avait placée si inopinément sur mon chemin, ne me destinait-il pas à être son protecteur? Mais je songeais à mon âge, et je m’effrayais. Elle a vingt ans à peine et j’en ai quarante-trois! J’étais trop vieux... Cependant fallait-il l’abandonner seule et sans défense aux embarras, aux dangers de la vie? Et si je ne l’abandonnais pas, à quel titre, sans l’épouser, pouvais-je veiller sur elle? J’étais fort perplexe encore au moment où je retournai chez Mlle Rebens. J’ignorais ce que j’allais y faire, mais j’avais besoin de la voir. Laurence était triste. — J’ai écrit à mon amie, fit-elle. Je lui demande de m’accorder un asile dans sa maison pour quelques jours. Gabrielle est bonne, et j’espère qu’elle ne me refusera pas... Mais, quoi qu’il arrive, continuâ-t-elle d’un ton grave sous lequel se devinait une arrière-pensée qu’elle voulait me cacher, je vous remercie de ce que vous avez fait pour ma pauvre mère, et je vous en garderai une éternelle reconnaissance. — En prononçant ces mots, elle se détourna à demi. C’était un congé qu’elle me donnait. Je ne pouvais en effet, sans alarmer ses susceptibilités de jeune fille, me mêler plus longtemps à son existence. Il y avait dans toute sa personne une tristesse si vraie, une dignité si simple, que je ne fus plus maître de moi. — Mademoiselle, lui ai-je dit, il est un moyen de ne nous point quitter : voulez-vous être ma femme? — Laurence a rougi, a pâli. — Moi, votre femme! a-t-elle répondu. Moi, dites-vous? — Oui, je sais que je suis bien âgé pour vous; mais je suis seul au monde, vous serez tout dans ma vie, j’aurai pour vous l’affection la plus tendre. — Elle est restée quelques instans sans me répondre, le sein palpitant, les yeux baissés. — Monsieur d’Hérelles, a-t-elle dit enfin, permettez-moi de ne vous rien répondre encore. Laissez-moi quelques jours pour réfléchir.

Voilà où j’en suis, Victor. Je ne me repens point de ce que j’ai fait; loin de là, par instans j’ai peur qu’elle ne refuse. Serais-je amoureux de Laurence? Je l’ai été de tant de femmes que cela ne m’étonnerait pas; mais je n’ai éprouvé pour aucune ce que je ressens pour elle. C’est une affection pleine de tendresse et d’abnégation. Je l’aime pour elle bien plus que pour moi. C’est justement là ce qui m’effraie. Les hommes de mon âge sont à leur insu des pères vis-à-vis de leurs femmes; ils les traitent en enfans gâtées qui plus tard se montrent ingrates. Ingrate! voilà un mot bien cruel! Certes je ne spécule point sur la reconnaissance de Laurence; je ne prévois ni ne redoute son ingratitude, je crains seulement qu’elle ne se regarde un jour comme enchaînée à mes côtés. Dans quelques années je serai un vieillard; elle sera dans tout l’éclat de sa jeunesse... Je tremble déjà qu’elle ne m’aime comme un bienfaiteur, tandis que moi je suis prêt à l’aimer en amant. — Ah! tenez, si elle refusait, c’est peut-être ce qu’il y aurait de plus heureux pour elle et pour moi... Je trouverai un moyen de lui venir en aide, de lui rendre la vie facile. Il est probable qu’elle refusera; elle doit en avoir quelque dessein. Elle ne m’aurait point sans cela demandé à réfléchir. Pourquoi ne point m’accepter en effet comme je m’offrais, dans un élan du cœur. C’était si simple. Pardonnez-moi, mon ami; tout ceci m’a vraiment troublé. Me voilà donc voulant qu’une fille comme Laurence m’aime tout d’un coup, ou se donne à moi sans m’aimer! C’est également insensé. Je ne vous demande point de conseils, — on ne les suit guère en général; — mais donnez-moi des raisons de croire à mon bonheur, si j’épouse Laurence, ou des motifs de me consoler, si je suis forcé de renoncer à elle.


DE LAURENCE REBENS A GABRIELLE DORVON.


Mai 1858.

Ma chère Gabrielle,

Tu as dû recevoir la lettre que je t’ai écrite il y a deux jours, et j’espère que tu m’auras pardonné le long silence qu’elle a rompu. Le malheur rend timide, et je n’eusse osé t’entretenir de mes chagrins et de mes souffrances. Il y a d’ailleurs un degré de misère banale et persistante où le découragement est tel qu’on ne cherche qu’à se faire oublier; mais avant-hier, après la mort de ma pauvre mère, je me suis sentie si seule au monde, si abandonnée, qu’il m’a fallu épancher mon cœur dans le tien : je savais que tu pleurerais en lisant ma lettre, et les larmes que je versais moi-même en étaient moins amères.

Aujourd’hui je viens t’apprendre un événement qui peut changer toute ma vie. Je t’ai dit de quelle façon imprévue j’avais fait la rencontre de M. d’Hérelles, combien il avait été bon pour moi; eh bien ! il vient de me proposer de devenir sa femme ! J’ai été prise d’un tel saisissement que je n’ai rien pu lui répondre. Je lui ai demandé quelques jours pour réfléchir : il y en a déjà un d’écoulé, et je ne sais encore à quoi me résoudre.

Ah! s’il ne s’agissait que de moi, je n’hésiterais pas. J’épouserais sur-le-champ M. d’Hérelles, car la pauvreté est une horrible chose. C’est un spectre qui nous hante tout le jour, qui, la nuit, nous obsède de rêves funestes. J’ai pensé parfois que la faim suscitait ces cauchemars. Je n’avais point assez mangé la veille. Hélas! ma pauvre mère et moi, nous en étions souvent là ! Et cependant, du matin jusqu’au soir, nous nous courbions sur de rudes travaux d’aiguille. Les ouvrages de luxe nous étaient interdits, ils nous auraient pris trop de temps, et il fallait vivre ! Et de quelle vie nous avons vécu pendant trois ans! Le froid l’hiver, la chaleur accablante l’été, les privations toujours. Il semble que, pour les femmes, la pauvreté soit sans terme et sans issue comme un des cercles de l’enfer de Dante. Et si ce n’était que cela! Il y a de pauvres créatures qui végètent ainsi sans se plaindre, car elles sont accoutumées dès l’enfance au dur sillon qu’elles creusent; mais moi, Gabrielle, moi! Avoir le souvenir de toutes les joies de ce monde et ne plus en avoir l’espérance! C’est une plaie au cœur toujours ouverte et toujours saignante. Penser que ma jeunesse s’enfuit, que ma beauté se flétrit, que c’en est fait pour moi des élégances, des grâces, des délicatesses de la femme, voilà qui est affreux! Enfin, je te le dis tout bas et en rougissant, la pauvreté, outre ses froides étreintes, ses perspectives de deuil, a ses insinuations honteuses, ses révoltes contre un Dieu qui frappe ainsi sans pitié. Il y a des heures où le cœur se fait de marbre, où la tête s’égare, où le luxe et le plaisir, — je ne parle même pas du bonheur, — qui passent sous vos fenêtres, vous attirent comme un abîme. Ah! Gabrielle, à celui qui m’enlèverait à ce vertige de la souffrance sans fin et du déshonneur, à celui qui, m’aimant d’un honnête amour, me proposerait de devenir sa femme, je répondrais, sans regarder ni devant ni derrière moi : « Vous êtes mon sauveur! »

D’où vient donc que j’hésite quand il s’agit de M. d’Hérelles? Te souviens-tu de lui, Gabrielle? Autrefois, à Toulon, nous le voyions souvent dans le monde. A nous autres jeunes filles, il paraissait un peu vieux. N’avait-il pas plus de quarante ans déjà? à nous inspirait un étonnement mêlé de frayeur; nous nous contions à l’oreille les aventures et les succès qu’on lui prêtait. On le disait aimé de la belle Mme R...; nous le connaissions assez peu d’ailleurs. Il nous traitait en enfans, ne dansait jamais avec nous, et nous adressait tout au plus quelques mots bienveillans quand les circonstances l’amenaient à nous parler. Ce n’était sans doute que de l’indifférence ; mais cela, de sa part, ressemblait si fort au dédain qu’il ne nous plaisait qu’à demi. Aujourd’hui il y a dans tous ses traits une bonté émue, une pitié douce qui appellent la confiance et l’affection. Il s’est conduit envers moi comme un père, comme l’ami le plus tendre. Tu le vois, je suis heureuse de parler de lui, et j’en oublie presque mon chagrin. Je suis toute troublée en me rappelant certains de ses regards, certaines intonations de sa voix. Je crois qu’il m’aime, et j’en suis fière. L’aimerais-je donc aussi? Ah! je voudrais en être sûre. Je sens bien que, si je l’épousais, je lui serais dévouée et reconnaissante toute ma vie; mais ce n’est pas en accomplissant ces faciles devoirs qu’on s’acquitte envers un homme comme M. d’Hérelles. Il faut, pour qu’il soit heureux, que la femme qu’il aura choisie l’aime de cœur et sans partage. Serais-je cette femme-là? Il y a bien longtemps, ma Gabrielle, que je n’ai songé à l’amour. J’en appelle pourtant à nos causeries d’autrefois : n’étions-nous point d’avis que le bonheur dans le mariage dépend surtout de la convenance des âges, qu’elle seule peut amener, sinon la communauté, du moins la fusion probable des goûts, des sentimens, des idées, et qu’enfin le soleil de l’amour ne saurait éclairer des mêmes rayons le commencement d’une existence et le déclin d’une autre? J’ignore si nous avions raison ou tort; mais je sais bien qu’aucun intérêt ne pouvait m’aveugler alors, et que je jugeais en toute sincérité une question qui ne me touchait pas encore. Cela seul ne doit-il pas me dicter ma conduite? Dois-je épouser M. d’Hérelles, lorsque j’ai vingt ans de moins que lui et que je serai peut-être incapable de comprendre la maturité de sa raison, l’élévation de ses vues, son expérience de la vie? Je dois résister au penchant qui l’entraîne maintenant vers moi, et auquel la pitié a peut-être autant de part que l’amour. Je ne veux point qu’il se repente plus tard de sa générosité; je ne veux point, moi non plus, obéir à cet égoïste et lâche désir de sortir à tout prix de mon isolement et de ma pauvreté.

Je te dis cela, et cependant, à la douleur que j’éprouve de renoncer à lui, je sens trop que je l’aime ou que je suis prête à l’aimer plus que je ne le croyais. Mon amie, ma sœur, tu vois tout ce qui se passe dans mon âme; conseille-moi, guide-moi, sois indulgente ou sévère selon que tu en jugeras. Ce que tu croiras que je dois faire, je le ferai.


DE GABRIELLE A LAURENCE.


Mai 1858.

Je t’ai écrit hier, Laurence. Tu sais à présent combien j’avais souffert de ton silence et quelle part je prends à la perte que tu viens de faire. Mon enfant, il n’est point permis de désespérer de la vie quand on peut compter sur l’amitié, et désormais, n’est-ce pas? tu ne douteras plus de moi.

J’arrive à ta seconde lettre, que je reçois à l’instant, et je te donne tout de suite mon avis. Epouse M. d’Hérelles, épouse-le sans crainte. Tu l’aimes, sois-en sure, c’est moi qui te le dis, et il serait bien difficile, s’il n’était pas heureux avec toi. Maintenant, si les conseils de l’amitié et de ton propre cœur ne t’ont pas déjà convaincue, écoute ceux de la raison. J’ai toute autorité pour te les donner. D’abord je suis ton aînée de six ans, et puis je suis mariée; j’ai donc quelque peu de cette maturité de jugement et de cette expérience de la vie que tu respectes tant chez M. d’Hérelles. Je ne te parlerai pas de la position précaire et dangereuse qui t’est réservée, si tu restes fille : tu la vois sous des couleurs tout aussi sombres que moi, et, si tu t’y résignes, c’est par un scrupule exagéré peut-être, mais que je ne saurais condamner. J’aborderai le mariage en lui-même. Il faut que je t’aime bien, ma chère Laurence, pour me décider à traiter cette question; j’ai besoin de me dire que je puis, en t’éclairant, te sauver d’un coup de tête qui te perdrait. Il est en effet des vérités tristes que l’on ne voudrait point s’avouer à soi-même et des illusions perdues sur lesquelles il en coûte de revenir. Sache, ma chère, que, pour la plupart des femmes, le mariage n’est du plus au moins que l’accomplissement d’un devoir. Nos rêves de jeunes filles, toutes les poésies de l’imagination et du cœur n’y prennent place qu’au début. Ils s’envolent bientôt, quoi qu’on fasse pour les retenir. Ce n’est, je crois, ni l’homme ni la femme qu’il en faut accuser, mais l’existence qu’ils sont forcés de mener. L’habitude s’assied entre eux au foyer domestique et préside à tous leurs actes. L’habitude est une calme divinité qui a deux masques, l’un souriant, l’autre sombre; on ne l’aime ni on ne la déteste, on s’y fait. C’est là le mot terrible, ma Laurence. Si, dans la nature, un objet qui fixe délicieusement la vue ou qui frappe agréablement l’oreille ne nous offre que des plaisirs dont la vivacité est bientôt anéantie, il en est un peu de même dans l’ordre moral. Nos peines et nos joies dépendent surtout de la comparaison que nous faisons de notre présent à notre passé. A mesure que les émotions heureuses ou tristes se répètent, cette comparaison devient moins sensible et l’impression qui en résultait s’affaiblit. Malheureusement, et c’est là le masque sombre dont je te parlais, le souvenir des premiers bonheurs subsiste en entier et nous laisse froids devant ceux que nous possédons encore. Il s’ensuit un malaise de l’âme, une involontaire aspiration vers les jouissances que l’on a entrevues ou goûtées, dont une honnête femme doit triompher, mais dont elle ne triomphe qu’en se soumettant à son sort et par le sacrifice d’elle-même. A cette condition, le mariage offre dans la pratique de la vie des compensations relatives. On s’y sent honorée et respectée, et l’on y éprouve quelque chose de cette tranquille satisfaction du marin qui contemple, du port où il s’est réfugié, les tempêtes de l’Océan. Ceci établi, que le mariage est un état sérieux, tout à fait étranger après un temps plus ou moins long, s’il ne l’a pas toujours été, au tumulte et aux enivrements de la passion, est-il nécessaire d’épouser un homme jeune? Oui certes, mais là encore il faut distinguer. La jeunesse de caractère et de goûts vaut autant, si elle ne vaut plus, que la jeunesse des années. Tel homme est vieux à trente ans ; tel autre est jeune à cinquante.

Là, tu devines que je fais un peu le procès à mon mari et le panégyrique de M. d’Hérelles. Je ne puis nier que je ne sois heureuse — dans l’acception consacrée du mot — avec Flavien, mais j’ai parfaitement noté ses transformations successives depuis le premier jour de notre mariage jusqu’à celui-ci. Un mari qui est à peu près de notre âge nous traite trop souvent en égales. Nous avons notre jeunesse, mais il a la sienne, et le sait bien. Certain de donner autant qu’il reçoit, il se contente par degrés d’un facile bonheur dont les plaisirs, s’ils ne sont pas très vifs, ne lui coûtent du moins pas de peine. Son égoïsme, sa confiance en lui, une certaine tendance à la domination, s’accommodent on ne peut mieux de ce repos calculé auquel il nous condamne avec d’autant moins de scrupule qu’il lui devient plus cher. Il y oublie trop que l’horizon du mariage est le seul qu’une jeune femme connaisse de la vie, et que cet horizon, à force d’être uniforme, peut lui paraître borné. M. d’Hérelles, pour en venir à lui, a le grand avantage de ne pas s’être marié. Il n’est plus jeune, c’est vrai, mais il n’a pas vieilli. Il a la taille svelte, l’esprit vif, la parole aimable, les manières séduisantes. Il a toujours eu besoin de plaire aux femmes et ne s’endormira jamais dans les délices de Capoue... Tiens, je ris, Laurence, mais je suis au fond sérieuse et attendrie. J’aime M. d’Hérelles pour la proposition qu’il te fait, j’aime ce noble cœur qui va d’un coup au-devant de ton isolement et qui t’offre sans hésitation deux biens inestimables, la fortune et le nom d’un honnête homme. Ne le repousse donc pas. Je me suis adressée tour à tour, tu le vois, à ton cœur et à ta raison: mais n’ai-je pas pris une peine inutile, et ne suis-je pas comme ces avocats qui s’escriment devant leurs juges pour plaider une cause gagnée d’avance? Si cela est, Laurence, dis-le-moi, dis-le-moi bien vite.

DE VICTOR A MAXIME.


Mai 1858.

Votre lettre, mon cher ami, m’a profondément ému. Je me rappelle parfaitement Mlle Laurence Rebens. C’est la plus remarquable jeune fille que j’aie jamais connue. Sa beauté avait au plus haut degré un caractère intelligent et sympathique. Moi qui ne me montrais pas aussi dédaigneux que vous à l’endroit de ces demoiselles, je l’ai souvent entendue causer. Sa conversation abondait en traits fins et spirituels. Elle réunissait, ce qui est si rare chez une jeune fille, le charme de l’adolescence et de la candeur à la grâce exquise de la femme. Tout en elle promettait pour l’avenir un mélange égal d’énergie et de tendresse. Cela se révélait d’ailleurs dans sa physionomie. Ses yeux noirs étaient doux et profonds sous leurs sourcils délicatement arqués, son front haut, légèrement bombé, et encadré de beaux cheveux. Sa bouche avait une ravissante expression folâtre et sérieuse. Hélas! je vous la retrace telle que je l’ai vue, lorsque ce jeune visage ne peignait que la confiance et la joie. Ce n’est point le portrait que vous m’en faites; mais avec le bonheur, avec votre affection, toute cette splendeur éclipsée brillera bientôt d’un éclat plus vif et plus touchant. Les malheurs qui frappent la jeunesse ressemblent aux orages du printemps, ils ne laissent d’autres traces de leur passage que la radieuse sérénité qui leur succède. Vous ne vous étiez point trompé. Je n’ai eu besoin que de lire la première moitié de votre lettre pour pressentir la pensée qui vous viendrait. Ne sais-je point de longue date les élans et la générosité de votre cœur? La meilleure preuve que vous avez raison d’épouser Mlle Rebens, c’est qu’il ne manquera point de gens pour vous blâmer. On dira que vous faites une folie. Que vous importe? Laissez dire les sots et les méchans. Une folie! D’ailleurs en est-ce une? Vous épousez une femme d’une famille honorable, admirablement douée, éprouvée par le malheur, et qui vous aimera, mon cher Maxime. De quoi vous effraieriez-vous donc, vous jusqu’à ce jour si adulé, si courtisé par les femmes? Serait-ce de votre âge? Vous le portez plus vertement que bien des jeunes gens, vous pouvez m’en croire. Ne me permettriez-vous pas de vous railler doucement à ce sujet, et l’aurais-je fait, si j’en avais eu quelque véritable motif? Mlle Rebens hésite, dites-vous. L’étonnant serait qu’elle n’hésitât pas. Avec sa nature si droite et si sincère, ne doit-elle pas, avant de se donner à vous, interroger sa conscience et son cœur? Son orgueil et sa fierté légitime ne doivent-ils pas craindre de céder au désir de reconquérir dans le monde la place qui lui appartient plutôt qu’à une inclination vraie? Mais du moment qu’elle hésite, elle est à vous.

Ce sont les vœux, du voyageur que je vous envoie. La Guerrière est en rade et sous le coup du télégraphe. Je ne saurais vous dire ce que j’ai, mais je m’ennuie et je m’attriste. Je m’attriste surtout. Il faut la première jeunesse pour être marin, pour trouver des charmes à l’inconnu, pour croire à l’inconnu lui-même. Moi, je sais trop ce qui m’attend pendant ces trois ans d’absence : de longues heures de quart entre le ciel et l’eau, des relations d’un jour qu’on oublie le lendemain, de changeans spectacles, au fond toujours les mêmes. C’est la solitude et l’isolement, et je les redoute. La pensée s’y replie trop sur elle-même, elle s’y fatigue, elle s’y use. Tenez, je vois d’ici la mer qui se brise en écume sur les rochers, n’est-ce point là le plus souvent l’image de la vie? Des efforts toujours impuissans et stériles, toujours monotones. Vous devinez que je vous écris dans une heure de doute et d’affaissement. Je vous porte envie. Vous restez à terre, vous allez avoir une famille, vous vivrez aux Chênes, dans cette belle résidence qui vous vit enfant, qui vous verra vieillard. Vous tenez à quelque chose en ce monde, tandis que je roule comme le flot, d’horizon en horizon, sans qu’aucun m’attire ou me retienne. Ah ! je vous en veux en ce moment d’avoir donné votre démission. Vous partiriez peut-être avec moi, et je partirais joyeux. — Et vous, cher ami, si vous étiez toujours marin, vous ne seriez pas exposé aujourd’hui à vous marier. C’est égal, je vous embrasse, et depuis votre lettre je vous aime plus encore que par le passé.


DE MADAME d’HÉRELLES A MADAME DORVON.


Août 1861.

Il n’y a guère que deux mois que je t’ai écrit, ma chère Gabrielle. C’est bien peu de temps, et tu vas te demander comment il se fait que tu reçoives si tôt une lettre de moi. D’ordinaire en effet nous nous écrivons bien plus rarement; par une raison toute simple, nous sommes heureuses. Il en est de l’histoire des femmes comme de celle des peuples, le bonheur, au livre de leur vie, se résume en pages blanches. Ne va pas croire cependant que j’aie quelque malheur à t’annoncer, non. Je t’écris seulement ce que j’éprouve, afin de bien m’en rendre compte à moi-même. C’est quelque chose dont tu ne te doutes guère, de très singulier peut-être, mais à coup sûr de fort irritant.

Te rappelles-tu la lettre que tu m’as écrite pour me décider à épouser M. d’Hérelles? Je l’ai bien souvent méditée. Tu t’adressais d’abord à mon cœur, car tu avais deviné avant moi que j’aimais Maxime; puis tu me prêchais le mariage comme le parti le plus convenable à prendre dans la vie d’une femme. Tu avoueras que, si tes argumens étaient décisifs, ils n’étaient nullement encourageans et tout à fait dénués de poésie. Aussi, une fois mariée, j’ai eu peur, et j’aurais voulu ne rien savoir de tout ce que tu m’avais dit. Quelque éloge que tu m’eusses fait de M. d’Hérelles, j’étais malgré moi à l’affût de l’inévitable et triste transformation qui, selon ce que tu m’avais annoncé, devait s’opérer en lui. Tu jugeras donc de ma surprise et de ma joie quand je ne vis se produire rien de semblable. Si la destinée des époux est, comme le disent les poètes, de descendre ensemble le fleuve de la vie, j’ai vogué sous un beau ciel à travers des sites enchanteurs et toujours nouveaux. Je n’ai point même ressenti au départ, — tu es femme, et tu me comprendras, — cette émotion mêlée d’étonnement et d’hésitation que subissent souvent les jeunes filles et qu’elles ont besoin d’oublier plus tard. J’étais tellement en plein courant de bonheur que je ne m’imaginais point avoir quitté la rive, et si l’image de ma pauvre mère ne me fût restée, j’aurais perdu tout souvenir de mes années de misère. Dès les premiers temps de mon mariage, il m’a semblé que j’avais toujours passé mes étés aux Chênes, mes hivers à Paris, et que j’avais toujours eu les beaux chevaux qui me mènent au bois. Parfois, il est vrai, au milieu d’une fête, je cherchais doucement mon mari du regard. Ce n’était point de ma part une reconnaissance banale qui s’attachât à le payer ainsi des prévenances qu’il avait pour moi, du luxe dont il m’entourait. Je songeais trop qu’il m’avait non-seulement donné son cœur, mais développé mon intelligence, qu’il m’avait initiée à toutes les élégances, et que je lui devais d’être la femme brillante et distinguée à laquelle s’adressaient tant d’hommages. Chose étrange, j’étais presque jalouse de lui. Je me disais que, puisque je l’aimais, d’autres pouvaient l’aimer aussi. En outre, j’avais pour lui je ne sais quelle crainte et quel respect. C’est que Maxime est vraiment un homme supérieur. Quand on est jeune fille et quelque peu jolie, on a volontiers de soi une très haute opinion. A force d’en imposer à quelques jeunes gens timides et d’écouter les faciles complimens des vieillards, on s’exagère le pouvoir de ses charmes, de son caquetage; mais plus tard, si l’on aime son mari et surtout si ce mari est un homme remarquable, la vie change complètement d’aspect. On comprend combien il est difficile de se mettre à la hauteur de cette affection que les grâces de la jeunesse vous ont si promptement acquise. Spirituelle peut-être et bien douée, mais à demi instruite et inexpérimentée, on est bien loin de cet homme qui sait tout de la vie, qui en a sondé tous les problèmes. On s’avoue inférieure à lui, même dans le monde des sentimens où nous prétendons cependant régner en souveraines. Chez nous en effet cette naïve poésie des impressions et des désirs se formule à peine, ne se traduit qu’en aspirations vagues, essaie tout au plus son vol, tandis que chez l’homme elle est sûre de son langage, abonde en images vraies et justes, et, débarrassée d’entraves, plane de haut sur tous les sujets. Alors, ma chère Gabrielle, on devient, comme je le suis devenue, l’humble écolière de cet homme, et l’on s’estime heureuse si l’on s’aperçoit qu’il vous juge chaque jour plus digne de lui par le caractère et par l’intelligence. Voilà le but que je m’étais fixé et que je crois enfin avoir atteint, car Maxime, en même temps qu’il me chérit comme sa femme, semble voir en moi une compagne et une amie.

Que te manque-t-il donc! vas-tu t’écrier. Ah! voilà, c’est du commencement de l’hiver dernier que date le singulier malaise auquel j’ai eu beaucoup de peine à assigner une cause. Après m’être interrogée avec soin, j’ai découvert que j’étais coquette, non point de cœur, non point de tête, mais par curiosité, comme Eve a pu l’être lorsqu’elle voulait savoir s’il n’existait pas de plus grand bonheur que celui dont elle jouissait avec Adam dans le paradis terrestre. Non, je vais trop loin; je ressemble plutôt à ces amateurs passionnés des belles productions de l’art qui, après avoir longtemps convoité un chef-d’œuvre, le possèdent enfin. Ils en jouissent d’abord avec délices et ne se lassent point de l’admirer; puis le doute les gagne, et ils se prennent à penser que ce n’est peut-être point encore l’idéal qu’ils poursuivaient. Alors, afin de mieux constater la valeur de leur trésor, ils le comparent dans des investigations nouvelles, avec anxiété et même avec injustice, à tout ce qu’ils rencontrent d’extraordinaire ou de beau. Pour moi, ce chef-d’œuvre est mon mari. Je lui en veux presque du culte que je lui ai voué, et je me révolte en riant contre la fascination qu’il exerce sur moi. Autrefois j’eusse fait cause commune avec ces Athéniens qui exilaient Aristide. C’est triste à dire, mais j’ai comme la nostalgie du bonheur. Je serais satisfaite de trouver à quelqu’un des hommes qui m’entourent une qualité que mon mari n’ait pas. Vois-tu, Gabrielle, s’il m’est permis de glisser un mot sérieux dans ce badinage, il serait à désirer qu’un chagrin quelconque menaçât parfois de nous enlever à la félicité dont nous avons trop pris l’habitude, afin de nous la faire estimer à son juste prix.

Je ne serais pas étonnée que Maxime se fut aperçu de ce bizarre état de mon esprit, car il s’est prêté tout cet hiver avec une bonne grâce parfaite à l’épreuve que je voulais tenter sur lui. Dès que j’avais paru distinguer quelqu’un dans le monde qui m’entourait, il ne manquait jamais l’occasion que pouvaient lui offrir les causeries de salon d’attaquer au défaut de la cuirasse le chevalier de mon choix. Souvent même il se contentait de mettre mes grands hommes aux prises les uns avec les autres, et il suffisait de ce combat pour que leur prétendue invulnérabilité ne fût plus que néant à mes yeux. J’étais parfois si dépitée que je m’attachais, pour la faire triompher, à une qualité purement extérieure; mais là encore Maxime avait le dessus. A moins de lui faire un crime, ce qui eut été absurde, de n’avoir plus vingt ans, il était l’homme le plus élégant de ton, de mise, de manières, et, pour descendre à des enfantillages, quand il valsait avec moi dans l’intimité, le meilleur danseur que je connusse. On dirait qu’il tient à honneur de sortir victorieux des tentatives vraiment folles où je l’engage, et je viens de m’apercevoir que je jouais un jeu méchant et dangereux. On a fait grand bruit dernièrement du mérite de sporstman du comte de V... En me promenant à cheval aux Chênes avec Maxime, je lui parlais avec un peu d’insistance taquine d’un fossé très large que le comte avait franchi. Justement il y avait devant nous, non point un fossé, mais un mur en pierres sèches de près de deux mètres de haut, un vrai casse-cou. Maxime, sans me répondre, fit un temps de galop, rassembla son cheval, l’enleva et disparut de l’autre côté du mur. Je le rejoignis par une coupure, mais j’étais pâle, tremblante et honteuse de moi.

Après cette longue lettre que je viens de t’écrire, je ne sais encore que conclure. Il y a dans l’Arioste, au pays fabuleux où il place les aventures de ses héros, un grand et vilain géant qui sort chaque matin de son château pour détrousser ou rançonner les voyageurs. De preux paladins viennent combattre ce brigand: mais le géant est aussi un enchanteur, et c’est en vain qu’on le taille en pièces à grands coups d’épée. Toutes les parties de son corps se rejoignent un moment après qu’on les a séparées : les jambes et les bras se rattachent au tronc, la tête se replace d’elle-même sur les épaules. Le seul moyen de s’en emparer est de lui arracher un cheveu caché au plus épais de sa rousse chevelure. Eh bien ! sur la tête de la plus jolie et de la meilleure des femmes, blonde ou brune, il est un cheveu que l’on appelle plaisamment le cheveu du diable, car c’est celui que le malin tire quand il veut nous entraîner à quelque folle aventure. Il faudrait m’arracher ce cheveu-là; mais j’ignore malheureusement où il se trouve. Aide-moi donc à le chercher. A nous deux, nous réussirons peut-être.

P.-S. Dis-moi donc si ton mari est entièrement rétabli; ta dernière lettre m’a laissé quelques inquiétudes sur sa santé. Rassure-moi tout à fait.

DE GABRIELLE A LAURENCE.


Août 1861.

Laurence, je n’ai que le courage de t’écrire ces quelques lignes. Je viens de perdre mon pauvre Flavien. Je suis toute seule, toute désespérée. Je sais maintenant combien je l’aimais. Faut-il donc que la mort rompe les liens qui nous étaient chers pour que nous comprenions à quel point ils étaient serrés? Je regrette cet homme excellent, si tendre pour moi, si heureux de mon bonheur. Je te quitte pour retourner près de lui, pour le voir encore. Il me semble qu’il va me parler. C’est une chose affreuse que la mort. Elle est là présente sous les yeux, qu’on ne se résigne pas à y croire. Que ne t’ai-je avec moi pour me jeter dans tes bras et y pleurer avec moins d’amertume !


DE LAURENCE A GABRIELLE.


Août 1861.

Quand cette lettre t’arrivera, rien ne te retiendra plus chez toi. Laisse donc ta maison, où tu rencontres à chaque pas les plus cruels souvenirs. Viens près de nous, Gabrielle. Nous tâcherons, par nos soins, d’adoucir ta douleur. Tu ne peux douter de notre amitié, n’est-ce pas, et particulièrement de toute l’affection de ta Laurence?


DE VICTOR A MAXIME.


Janvier 1862.

Je vous écris de Bourbon, mon cher ami. Nous attendons notre relève au premier jour, et nous allons rentrer en France. J’irai vous voir. Je veux, ne fût-ce qu’en marin qui passe vite, être témoin de votre bonheur. Si ce bonheur pourtant allait me décider à me marier! Il opérerait là une vraie conversion, je vous jure. Il serait temps d’ailleurs. Songez que j’ai bientôt trente-cinq ans. Mais à qui dis-je cela? à vous, qui vous êtes marié à quarante-trois et qui êtes heureux ! Il est vrai que vous êtes, que vous resterez éternellement jeune, tandis que moi j’ai beaucoup de cheveux blancs et plus de rides encore au caractère qu’au visage. Ces trois ans se sont écoulés tels que je les prévoyais : un exil en plein océan et sar des côtes sauvages. Je ne sais plus rien de la vie ni du monde. J’ignore s’il existe encore des femmes. Je me remettrai entre vos mains, et vous essaierez de faire quelque chose de moi; mais je doute fort que vous y réussissiez.

En tout cas, mon cher d’Hérelles, à bientôt. Il est possible que je vous paraisse très changé; mais ma vieille amitié pour vous sera du moins toujours la même.

II.

Au printemps de 1862, par une des plus belles soirées du mois de mai, M. d’Hérelles et Laurence, Victor et Mme Dorvon étaient réunis aux Chênes. Assis sur l’esplanade du château, non loin d’épais massifs de fleurs, ils jouissaient avec délices de la fraîcheur embaumée qui avait succédé à l’accablante chaleur du jour. Devant eux s’étendaient les profondes charmilles du parc; puis, au-delà de ces charmilles, par une échappée que ménageait la majestueuse allée de chênes d’où le château avait reçu son nom, apparaissait, tout argentée des rayons de la lune, la nappe d’eau d’un vaste étang. La nuit venait, une de ces nuits calmes et sereines qui disposent l’âme au far niente du bonheur ou la jettent dans le trouble mélancolique des regrets. Victor racontait quelques épisodes de ses voyages, et ses auditeurs l’écoutaient avec des sentimens divers. Mme Dorvon, légèrement inclinée en avant, lui prêtait une attention émue et souriante. De temps à autre, il s’échangeait entre elle et lui de longs et tendres regards. A certains endroits de son récit, Victor donnait à sa voix des inflexions plus douces, et par de fines pensées, par des allusions délicates, s’adressait surtout à Mme Dorvon. Celle-ci le remerciait d’un mot, d’un geste, par une expression plus caressante de toute sa physionomie. Maxime, dans une sorte d’abandon heureux, fumait son cigare et les regardait avec complaisance. Laurence était pensive. Ses yeux allaient tour à tour de Gabrielle et de Victor à son mari. Elle observait ce dernier avec impatience, et paraissait lui en vouloir de ce bien-être matériel où il était plongé. Cet examen minutieux, persistant d’un homme annonce à son égard chez la femme qui l’a aimé des préventions naissantes dont elle ne démêle point, dont elle n’ose s’avouer le motif, mais à coup sûr il lui est défavorable; puis, à l’aspect de Gabrielle et de Victor, en devinant l’entente qui existait entre eux, elle soupirait. — Ils s’aiment donc! — semblait-elle se dire. Alors, comme si, remontant vers le passé, elle se fût secrètement interrogée, elle retombait dans une plus amère rêverie. C’est que Laurence avait vu Victor venir aux Chênes avec une curiosité inquiète. Elle s’était promis de juger cet homme que son mari lui vantait si souvent; mais, mise en défiance par ces éloges mêmes, elle était d’abord plus disposer peut-être à la critique qu’à l’admiration. Ce marin qui, pendant trois années de mer, avait contracté une certaine sauvagerie de visage et de manières, que la solitude avait rendu à la fois ardent et timide, dont l’esprit était d’une originalité brusque, l’avait déroutée. Il différait essentiellement de tous les hommes qu’elle connaissait. Certes, si elle le comparait à Maxime, il n’avait ni son élégante régularité de traits ni sa parfaite distinction : sa tête, aux cheveux coupés ras, toute hâlée par le vent et le soleil, était éclairée par des yeux pleins de flamme ; mais son corps, quoique d’une grande liberté de mouvemens, était trapu, presque gros. Victor, au premier abord, s’éloignait tellement du chevaleresque idéal de Laurence qu’elle s’était contentée de lui accorder son amitié. Ce sentiment était d’autant plus naturel que les premiers soins du marin avaient été pour Gabrielle. Peu à peu toutefois l’opinion qu’elle s’était formée à l’égard de Victor avait changé : par instans elle avait surpris en lui cette magie du regard où revivent toutes les émotions de l’âme et la séduction d’une voix sympathique et vibrante. Elle s’était aperçue qu’il avait une instruction aussi variée qu’étendue, l’imagination poétique, un caractère énergique et fier. Pendant cette soirée, en voyant éclater en lui tant de jeunesse et de sève, elle l’appréciait enfin à sa valeur et s’étonnait de s’être jusque-là ainsi trompée. Elle souffrait presque de n’être rien pour cet homme que grandissait encore à ses yeux son amour-propre froissé. En ce moment, Maxime, qui tenait à faire briller son ami, le priait de raconter une belle action accomplie par lui, et qu’il omettait à dessein. Il s’agissait d’un matelot blessé que, lors d’une affaire assez chaude où l’on battait en retraite, Victor avait relevé sur le champ de bataille et rapporté jusqu’au camp.

— Et, dit Victor en terminant, il était temps que j’arrivasse, car mon homme était fort lourd.

— Victor n’en eût pourtant rien dit, si je n’eusse été là pour l’y forcer, fit Maxime.

— C’est bien d’être modeste, dit à son tour Mme Dorvon; mais c’est mal de priver vos amis d’une occasion de vous mieux aimer.

— Oh! dans ce cas, madame, reprit Victor, je suis bien reconnaissant à Maxime.

— Et tu as bien raison, dit Maxime en riant. — Il se leva, et, s’adressant à Laurence : — Je rentre, ajouta-t-il, et vous ?

— Tout à l’heure, répondit Laurence.

Pendant que Victor terminait son récit, elle n’avait pas prononcé un seul mot. Au moment où son mari s’éloignait, elle s’écarta, les larmes aux yeux, avec un léger tremblement. Mille pensées confuses s’agitaient en elle. Souffrait-elle donc ainsi parce que le seul homme qu’elle estimât digne d’elle s’occupait d’une autre? Cela était triste et puéril. Elle s’approcha d’un rosier, et, avec un mouvement de brusquerie fiévreuse, cueillit une rose. Aussitôt elle poussa un cri et retira sa main tout ensanglantée. Au cri de Laurence, Gabrielle et Victor coururent à elle….. Gabrielle enveloppa de son mouchoir la main de son amie; mais cette fine batiste ne suffisait pas. — Je vais chercher du linge, fit-elle. Monsieur Narcy, tenez-lui bien la main et serrez-la.

Au contact de cette main blessée, une involontaire émotion saisit Victor. Laurence pleurait de colère et de douleur. — Mais comment se fait-il, lui dit Victor, que vous ayez si brusquement cueilli cette rose?

Laurence tourna vers lui un visage bouleversé, Victor comprit tout. Le sang lui afflua au cœur, il pâlit et prononça quelques mots inintelligibles. Gabrielle revenait du château et se mit à panser elle-même la main de Laurence.

Victor se retira chez lui dans un trouble extrême. Souvent, durant sa longue absence, lorsqu’il recevait des lettres de son ami, il avait songé à Mme d’Hérelles, et elle lui était apparue douée de toutes les grâces. En se rappelant cette jeune fille d’une si éclatante beauté, il se l’était représentée dans ces années de deuil qu’elle avait traversées. Que ne s’était-il trouvé là au lieu de Maxime! Dans l’isolement que lui faisaient ses lointains voyages, il avait creusé cette idée et n’avait pu s’empêcher d’envier le sort de son ami. Souvent il avait rêvé pour lui-même une femme semblable à Laurence, mais en désespérant de la rencontrer jamais. Aussi était-ce avec un serrement de cœur qu’il avait revu Mme d’Hérelles. Ce n’est point qu’il eût un seul instant songé à être aimé d’elle. Il n’imaginait pas que Laurence put aimer un autre homme que Maxime. Il y a chez les femmes une mobilité superficielle de sentimens que les hommes soupçonnent rarement. Ils ne savent point assez que l’amour est pour elles, dans l’oisiveté de leur existence, un insaisissable Protée dont chaque forme nouvelle les séduit et les passionne, sauf, une heure après, à les laisser insensibles et froides. En outre, Victor n’eût point lutté avec Maxime, dont il avait de tout temps admis la supériorité. C’est alors qu’il avait fait attention à Gabrielle. Blonde, un peu grasse, enjouée, naïvement coquette, elle n’avait rien de Laurence. Elle ne perdait donc pas à lui être comparée. Elle ne s’était point cachée du penchant qu’elle avait pour Victor, et peu à peu celui-ci s’était pris à l’aimer. Son intimité avec la jeune femme s’était accrue chaque jour, et il s’y abandonnait avec toute la vivacité d’un cœur longtemps privé d’affection. Il goûtait à cet amour les fraîches sensations d’un plaisir qu’aucun orage ne menace. Parfois même il entrevoyait dans l’avenir une union que lui conseillaient les charmantes qualités autant que la fortune de Mme Dorvon. Et voilà que tout à coup Laurence venait à lui! Ce rêve auquel il n’avait point osé s’arrêter pouvait se changer en réalité. Devant une telle perspective, Victor reculait ébloui, presque effrayé. En pensant à Laurence, il aurait voulu n’avoir point connu Gabrielle ou ne l’avoir point aimée.

Le lendemain, Laurence était radieuse. Depuis longtemps adulée, accoutumée aux hommages, les recherchant pour eux-mêmes et ne désirant rien au-delà, elle ne se croyait pas coupable. Elle était tranquillement rentrée en possession d’un cœur qu’on avait eu l’audace de lui disputer. Victor, embarrassé, doutait que la scène de la veille se fût réellement passée. Ne s’était-il pas mépris d’ailleurs aux paroles de Laurence? Mme Dorvon était sérieuse; Maxime était aimable comme toujours, avec une nuance d’observation peut-être. La joie expansive de Laurence, la contrainte de Victor et de Gabrielle l’inquiétaient. Cependant il fallait quelque temps pour que la situation respective des différens hôtes des Chênes se dessinât nettement. L’existence qu’ils menaient au château les mettait presque constamment en présence les uns des autres, et les obligeait à beaucoup de réserve. La soirée se prolongeait souvent assez loin dans la nuit : on se levait tard, et l’après-midi était employée à des promenades faites en commun. Maxime, qui surveillait les travaux d’exploitation de ses terres, s’absentait parfois. Soit qu’il n’eût pas de véritables soupçons, soit qu’il lui répugnât de se poser en mari ombrageux, il continua le même genre de vie. Il y avait donc de longues heures où Victor était seul entre les deux femmes. Ces heures, autrefois si courtes pour eux trois, leur étaient maintenant pénibles. Ils demeuraient silencieux, ou leur parole avait de ces réticences perfides, de ces traits acérés par lesquels se trahit l’hostilité sourde. Gabrielle cependant était la moins forte à ce combat. Victor et Laurence s’étaient tacitement alliés pour décourager en elle toute prétention. Elle s’affligea bientôt. Ne voyait-elle point s’évanouir en effet les doux projets qu’elle avait conçus? Libre comme elle l’était de son cœur et de sa main, elle avait pensé à les donner à Victor. Tout l’avait charmée en lui, sa physionomie mâle, l’énergie de son caractère, jusqu’à ce besoin d’affection qu’il confessait avec simplicité et qu’elle s’était flattée de satisfaire. Hélas ! elle n’avait été pour lui que le caprice de quelques jours et en était tristement humiliée ; mais elle aussi se félicitait de ne s’être point déclarée et surtout de n’avoir rien dit à Laurence. Elle pouvait du moins, sans que sa dignité fût compromise, laisser le champ libre à ces amans. Elle le fit, mais non sans souffrir. Ses regrets, son chagrin, trop souvent visibles malgré ses efforts, la rendaient plus touchante, et Victor, honteux de sa conduite envers elle, s’adressait ces inutiles reproches qui tourmentent, sans le ramener en arrière, un cœur épris d’espérances nouvelles.

Néanmoins, au bout de quelques jours, Victor était, ainsi que Laurence, dans une situation d’esprit pleine d’incertitude et d’anxiété. Il en est du premier aveu que se font les amans comme d’un éclair dans une nuit sombre. L’obscurité qui le suit est plus grande. S’étaient-ils donc avoué qu’ils s’aimaient ? Il eût fallu que, pour la seconde fois, une émotion partagée leur en donnât la certitude. Or on ne provoque pas à volonté ces heures d’épanchement où le cœur se livre. Certaines périodes de gêne et de timidité les précèdent. Une après-midi cependant, Victor et Laurence, que Gabrielle venait de quitter, étaient assis sur un banc de mousse, à l’ombre de grands arbres. Ces chaudes heures du jour amènent avec elles la langueur et le mystère. L’ardente lumière du soleil, tamisée par le feuillage, ne répandait qu’une clarté voilée. C’est à peine si l’on entendait le bourdonnement de quelque insecte ou le chant distrait d’un oiseau. Laurence brodait, et Victor, placé à ses côtés, se penchait sur son ouvrage.

Que se passait-il en eux ? Ils étaient en proie à de tumultueuses pensées, leurs relations de loyale amitié s’étaient si rapidement transformées en un sentiment plus vif, mal défini encore, dont ils n’osaient prévoir les suites, à l’existence duquel ils étaient pourtant pressés de croire ! Ne devaient-ils pas en effet puiser dans leur amour, — si c’était de l’amour qu’ils avaient l’un pour l’autre, — la force qui leur manquait de ne point s’inquiéter de l’avenir et de ne songer qu’au présent ? Toutefois ils ne se parlaient pas et n’accusaient que par d’involontaires mouvemens, par leur silence même, le trouble profond de leurs âmes. Depuis quelques instans, le regard de Victor s’attachait à Laurence. Elle le sentait peser sur elle ; mais, tremblant de le rencontrer, elle s’inclinait davantage sur sa broderie.

— Ah ! je m’étais trompé l’autre soir ! s’écria tout à coup Victor avec sa brusquerie naïve. Je comprends aujourd’hui que vous ne sauriez m’aimer.

Laurence, les yeux toujours baissés, ne répondit pas. Victor essaya de lui prendre la main. Elle la retira. — Vous voyez bien, s’écria-t-il.

Certes, quelques minutes auparavant, Victor n’était pas persuadé qu’il aimât Laurence ; mais on ne joue pas impunément la comédie de l’amour. La défiance où il était de lui-même, le refus de Laurence, son geste subit, lui causèrent une des plus pénibles impressions qu’il eût jamais ressenties. Il se tut, et tout son visage s’altéra. Laurence releva la tête et ne supporta point l’idée de le laisser ainsi s’abattre. Les femmes ont une extrême générosité de cœur pour ceux qu’elles sont près d’aimer. Elle lui tendit la main : — Prenez-la donc, puisque vous la voulez, dit-elle. Puis, trop faible pour affronter le regard du marin, épouvantée de l’émotion qui la gagnait elle-même, elle retira la main que Victor couvrait déjà de baisers et s’enfuit en courant au château.

Laurence ne revit pas Maxime sans une imperceptible rougeur, et Victor ne serra qu’en hésitant la main de son ami. Jusque-là en effet Laurence et Victor n’avaient été coupables qu’en imagination; mais depuis quelques heures ils l’étaient réellement et s’effrayaient à leur insu des résultats que leur faute pourrait avoir. Les nobles cœurs ne s’habituent point d’un seul coup à tromper, et le cri de la conscience ne s’étouffe que par degrés. Ces agitations de l’âme s’apaisent à la longue ou plutôt s’usent d’elles-mêmes en se répétant; mais au début elles se révèlent à ceux qui les partagent par une ardeur fébrile, par un désordre dont ils ne sont pas les maîtres. En les surprenant chez Victor, Laurence eut une pensée cruelle. Il la mépriserait peut-être, puisqu’il se repentait. Cette pensée l’obséda toute la nuit et lui inspira les résolutions les plus contraires. Elle voulait prier Victor de tout oublier ou se l’attacher plus étroitement encore. Quoiqu’elle ne se dissimulât pas la gravité de sa conduite, il se mêlait à ses angoisses une sensation délicieuse. Elle goûtait pour la première fois au fruit défendu avec autant de plaisir que de terreur. Jamais elle n’avait éprouvé rien de pareil pour Maxime.

Le lendemain, quand elle fut lasse de projets et de rêves, elle pensa qu’elle allait se retrouver en présence de Victor, et elle eut peur. Aussi apprit-elle avec joie qu’il était parti avec Maxime, et qu’ils ne rentreraient que le soir. C’était un répit dont elle se promit de profiter pour se tracer un plan de conduite; mais lequel? La journée se passa sans qu’elle se décidât à rien. Si ses rapports avec Gabrielle eussent été tels qu’autrefois, elle lui eût demandé conseil; mais elle n’avait plus le droit d’en agir ainsi. Mme Dorvon cependant se montrait depuis quelque temps déjà, et surtout ce jour-là, si affectueuse et si gaie, qu’elle semblait n’avoir jamais aimé Victor. Certes, si Laurence avait été abandonnée par lui, elle ne se serait pas consolée. Elle observa donc son amie, et se figura que si elle avait eu quelque attachement passager pour M. Narcy, elle était tout à fait guérie. Elle eût donné beaucoup pour que cela fût, car à mesure que l’heure avançait, elle avait un besoin plus impérieux de se confier à quelqu’un qui la guidât dans ses perplexités, qu’elle ne savait point résoudre. Une fausse honte qu’elle ne pouvait vaincre l’arrêtait encore, lorsque Gabrielle lui dit : — Tu es bien soucieuse, ma chère Laurence. Qu’as-tu?

Laurence ne put retenir ses larmes.

— Tu as un secret que tu ne me dis pas. Tu te grossis les torts que tu as eus envers moi, et que je t’ai pardonnés. Va, je suis toujours ton amie.

Elle lui prit le bras, l’emmena sous la grande allée de chênes, et lui dit : — Eh bien?

— Gabrielle, fit Laurence en souriant à travers ses larmes, j’aime M. Narcy, et je vais te dire comment cela est arrivé.

Et Laurence fit à Gabrielle un récit complet. Mme Dorvon réprima un mouvement nerveux que son amie, appuyée à son bras, aurait pu sentir, et devint très sérieuse.

— Tu ne me réponds rien? dit Laurence.

— Mon enfant, c’est que j’aurais de trop graves paroles à t’adresser. Les circonstances seules de ton mariage te feraient un infranchissable devoir d’honnête femme de ne pas faillir, et tu es allée déjà bien au-delà d’un simple manège de coquetterie; mais tout ce que je pourrais te dire est maintenant inutile. Tu glisses sur une pente qu’on ne remonte point. Tu périras...

Ces deux derniers mots furent savamment dits, avec une intonation nette et froide qui fit frissonner Laurence. Ils terminèrent l’entretien. Le soir, quand on fut réuni, Laurence ne parla point. Heureusement pour elle, Victor et Maxime s’entretinrent de la course qu’ils avaient faite. Victor d’ailleurs, comme s’il eût compris ce qui se passait chez la jeune femme, ne chercha pas une seule fois son regard, et évita tout ce qui lui eût rappelé leur intimité. Laurence se retira de bonne heure dans sa chambre, tout entière à l’impression sinistre que les paroles de Gabrielle lui avaient laissée. Elle était déterminée à rompre avec Victor; mais par quel moyen? Il y en avait un héroïque : c’était d’avouer à son mari l’imprudence qu’elle avait commise. N’avait-il pas toujours été pour elle l’ami le plus indulgent et le meilleur? Jadis elle l’eût fait c’est qu’alors elle était sûre de son propre cœur. Puis Maxime n’était plus à ses yeux le même qu’autrefois. Elle le voyait inquiet et soupçonneux. Au fond, avec l’injustice de la femme qui cesse d’aimer, elle le trouvait vieilli et peu en état d’écouter une pareille confession autrement qu’en maître outragé et sévère. Enfin il lui eût fallu renoncer à cet amour qui lui causait de vrais tourmens, mais de si douces jouissances, et qui la captivait par le danger même. Sous l’empire d’un insensible courant d’idées, elle s’attendrit au souvenir de Victor; elle le revit pendant le dîner, timide, respectueux, ayant l’intuition du chagrin dont elle souffrait. Avec un pareil homme, elle n’avait rien à craindre. Elle se maintiendrait avec lui sur ces limites indécises de la passion où les voluptés ne sont point coupables, et, sans tomber dans le précipice que Gabrielle, — insidieusement peut-être, — lui montrait ouvert sous ses pas, elle cueillerait les fleurs vivaces qui en paraient les bords. Elle résolut de lutter seule. Chez Gabrielle cependant, des blessures mal fermées (car elle s’était imaginé ne plus aimer Victor) s’étaient rouvertes. Elle avait à la fois du dépit, de la colère et du chagrin. Son plan pour séparer Laurence de Victor fut bientôt arrêté, et elle ne douta pas du succès, si elle avait quelques jours devant elle. L’effroi qu’elle avait inspiré à Laurence lui donnait le temps de tout disposer et surtout de préparer Maxime au rôle important qu’elle lui réservait et qu’il devait jouer sans le savoir. L’âge avait glissé sur Maxime. C’était encore un homme d’une élégante tournure et d’une physionomie remarquable par sa jeunesse et par son feu. Il y avait alors sur ses beaux traits une ombre de mélancolie qui leur prêtait un charme de plus. Sa conversation, devenue un peu ironique, était brillante et spirituelle, et si son expérience du monde s’affirmait parfois d’une façon amère, la noblesse de sa nature se révélait par des éclairs de passion et de tendresse. Pour Mme Dorvon, qui voulait être impartiale, il était presque supérieur à Victor. Comment se faisait-il que Laurence fût tentée de le tromper? C’était là un de ces problèmes du cœur féminin auquel une des lettres de Laurence avait d’ailleurs déjà répondu. On se lasse du bonheur comme de ces belles journées de l’été qui se suivent splendides et pures, et dont on souhaiterait qu’un nuage soudain troublât, ne fût-ce qu’une heure, l’immuable sérénité.

Sûre de la conduite qu’elle avait à tenir, Gabrielle avait recouvré son entrain et sa gaîté. Elle donnait la réplique à Maxime ou l’arrêtait court par ces objections naïvement préméditées des femmes qui, décidant de tout avec leur cœur, renversent le raisonnement le plus serré. Après l’avoir tenu en échec, elle se laissait battre avec candeur, usait à son égard de délicates flatteries ou le malmenait avec une. feinte rudesse, — On voit bien, lui disait-elle que les femmes ont toujours été vos très humbles servantes. Vous êtes tout désarçonné quand on vous résiste. — Si Maxime, étonné de sa conduite, la regardait avec intention pour la provoquer à des aveux plus complets, elle soutenait quelque peu son regard, puis s’en allait tantôt rieuse, tantôt confuse. Maxime n’était point cependant tout à fait la dupe de Gabrielle. Il sentait que, dans cette amabilité pour lui, il y avait bien du dépit contre Victor. Elle s’était donc aperçue comme lui des assiduités de Victor auprès de Mme d’Hérelles. Peut-être aussi prenait-elle ce moyen détourné de lui venir en aide en excitant la jalousie de Laurence. Hélas! Maxime ne croyait plus même à cette jalousie. Il voyait avec douleur que cette fois sa femme s’éloignait réellement de lui. Quant à la disputer à ce rival, il n’y songeait pas. Les hommes qui ont eu de vrais succès auprès des femmes sont sincères vis-à-vis d’eux-mêmes. Ils savent trop qu’avec elles les plus séduisantes qualités ne prévalent point contre un engouement subit. Elles ne voient alors que l’homme qui leur plaît, et c’est à peine si quelque circonstance décisive, en les persuadant de sa nullité ou de son manque de cœur, suffit à les en détacher. Or Maxime ne pouvait se flatter qu’aucune épreuve de ce genre réussît contre Victor. Il lui restait à le congédier, mais c’était confesser sa propre infériorité. C’était remplacer chez Laurence, par un rappel à la stricte observation de ses devoirs, l’affection libre et l’admiration qu’elle avait eues jusque-là pour lui. Il attendait donc avec anxiété le moment où il ne croirait plus possible d’agir autrement et voulait espérer que ce moment ne viendrait pas; mais cette situation, fort dangereuse pour un mari et singulière pour Maxime, qui ne l’avait jamais subie, lui était très dure. Mme Dorvon se conduisit à l’égard de Maxime avec une habileté toute féminine. Elle reconnut que cet homme, qui avait longtemps goûté les joies profondes, mais un peu sévères de la passion, serait surtout séduit par un commerce de galanterie aux allures tendres et faciles qui ne solliciterait que son esprit et sa vanité. Elle suivit admirablement d’abord ce plan qui dénotait sa parfaite liberté de cœur. Elle mit à point précis dans sa toilette, dans ses mouvemens, dans les changeantes expressions de sa physionomie, la hardiesse et la grâce qui devaient la rendre irrésistible. Il est rare néanmoins que de ces luttes de sentiment, si courtoises qu’elles soient, on sorte sans blessures. Le triomphe de Gabrielle était complet, mais elle n’y fut pas aussi insensible qu’elle se l’était promis, et en eut à Maxime quelque reconnaissance. L’intimité à laquelle ils s’étaient conviés prit le caractère particulier de cette sympathie qui, par les rêves qu’elle évoque, par les désirs qu’elle fait naître, touche de si près à l’amour. Si on leur eût dit qu’ils s’aimaient, ils eussent refusé de le croire, et parfois cependant ils confondaient leurs pensées, ils échangeaient d’ardens regards, comme s’ils le croyaient. Ils ne se doutaient pas que le moment approchait où chacun d’eux, pour son propre compte, serait pris au piège de cette coquetterie dont il aurait tenté de recueillir les avantages sans en courir les périls.

Un matin ils étaient partis à cheval pour une assez longue excursion aux environs du château. Les incidens de cette promenade où plusieurs fois, dans des passages difficiles qui les forçaient à mettre pied à terre, Maxime soutint Mme Dorvon, le repas improvisé qu’ils firent dans une ferme, cette solitude à deux loin de tout regard, les avaient plus étroitement unis qu’ils ne l’avaient encore été. Quand ils se retrouvèrent à l’entrée des grandes avenues du parc, ils eurent le regret de cette journée si rapidement écoulée. D’un commun accord, ils ralentirent l’allure de leurs chevaux. Mme Dorvon avait dénoué les brides de son chapeau de paille, et ses beaux cheveux blonds, un peu dérangés, encadraient son visage, que la rapidité du trajet avait animé et qu’alanguissaient pourtant de secrètes émotions. Maxime l’admirait, et elle en était heureuse; mais bientôt elle se cacha derrière un gros bouquet de fleurs des champs qu’elle tenait à la main. Maxime alors se pencha vers elle. — Ah! que c’est mal! lui dit-il; ôtez ces fleurs qui vous cachent, ou plutôt donnez-les-moi : je les garderai comme un souvenir de ces belles heures qui ont fui trop vite.

— Soit, répondit-elle en lui tendant le bouquet, pourvu que vous ne me regardiez plus comme tout à l’heure.

Cependant les chevaux avaient continué de marcher sans bruit sur l’épais sable jaune de l’avenue. Maxime et Gabrielle s’avançaient donc silencieusement, lorsque tout à coup Victor et Mme d’Hérelles débouchèrent d’une allée transversale. Eux aussi marchaient doucement l’un près de l’autre en causant à voix basse. En se rencontrant de la sorte à l’improviste, tous les quatre s’arrêtèrent. Maxime rendit son bouquet à Gabrielle; Victor s’éloigna de Laurence. Ils essayèrent de composer leurs visages, mais trop tard pour qu’ils ne se fussent devinés. Ce fut une révélation d’autant plus complète qu’ils l’avaient moins prévue. Ils avaient en effet espéré devenir coupables à l’insu les uns des autres, et s’étaient flattés que ceux qu’ils oubliaient ou trahissaient seraient plus lents ou moins hardis à les imiter. L’arrivée de quelques serviteurs qui venaient chercher les chevaux de M. d’Hérelles et de Mme Dorvon les enleva heureusement à leur embarras. Victor s’approcha de Mme Dorvon et l’aida à descendre. Maxime et Laurence ne se parlèrent pas. Ils rentrèrent ensemble au salon, où ils restèrent seuls quelque temps. Laurence chantait à demi-voix et arrangeait les fleurs d’une jardinière ; Maxime se promenait en fouettant son pantalon du bout de sa cravache. Ils se regardaient parfois à la dérobée, mais détournaient aussitôt les yeux. Ils étaient mécontens et honteux d’eux-mêmes. Leur affection avait été si vraie, ils avaient toujours eu l’un dans l’autre une si grande confiance qu’ils étaient pris au dépourvu par ce désaccord soudain. En ce moment, un mot de Maxime eût jeté Laurence dans ses bras; mais ce mot, il ne le dit pas. Faire un pas vers Laurence, c’était sacrifier Mme Dorvon, et il ne pouvait s’y résoudre. Mme d’Hérelles ne s’abusa pas sur l’attitude de son mari. En démêlant les secrètes pensées de Maxime, elle fut froissée dans son orgueil autant que dans son amour; mais d’avance aussi elle se vit justifiée de toute faute qu’elle pourrait commettre par l’infidélité qu’il méditait, dont il était peut-être déjà coupable. Irritée et jalouse, ayant pour la première fois à douter de son mari, l’estimant moins et malgré cela tenant à lui davantage, elle tourna avec une sorte de fièvre toutes ses pensées vers Victor. Dès lors cependant elle allait voir en lui moins l’amant qu’elle avait rêvé que l’homme qui devait l’aider à se venger de Maxime.

Entre Victor et Mme Dorvon, il ne pouvait y avoir de pareils combats. Une tendresse pleine et puissante, cimentée par de longues années de bonheur, n’avait point poussé dans leurs cœurs d’assez profondes racines. Néanmoins ils étaient en proie à un malaise extrême. Ils avaient cherché à s’oublier, ils avaient cru un instant y avoir réussi et constataient maintenant qu’ils avaient trop présumé de leurs forces. Ils s’étonnaient des singuliers mouvemens de plaisir et de souffrance qu’ils avaient en présence l’un de l’autre. A quoi bon ces souvenirs d’un passé dont ils s’étaient volontairement séparés par des affections nouvelles? Est-ce que l’amour de Laurence, de cette femme si remarquable par son esprit, son élégance et sa beauté, n’était pas de nature à remplir tout entier le cœur de l’homme qu’elle avait distingué? Et l’entraînement de Maxime, de cet homme si renommé pour ses succès et si habile appréciateur du mérite d’une femme, ne suffisait-il pas à cicatriser chez Mme Dorvon de légères blessures d’amour-propre? Assurément cela devait être. Victor et Gabrielle étaient donc heureux. Ils s’estimaient tels, et pourtant gémissaient de leur bonheur. Ils étaient semblables à ces exilés qui, même au sein des plaisirs et dans un pays enchanté, regrettent la patrie qu’ils ont perdue et qu’ils doivent renoncer à revoir.

Quoi qu’il en fût de ces instinctifs remords, de ces révoltes de la conscience contre des joies coupables, Maxime et Victor, Gabrielle et Laurence persistaient dans la voie tortueuse où ils s’étaient engagés. Cet abîme paré de fleurs les attirait. On eût dit qu’ils ne voulaient point perdre le bénéfice de ce qu’ils avaient déjà fait de mal. Ils étaient repentans de leur faute, mais séduits par elle. On ne se repent vraiment en effet que de la faute accomplie, quand les plaisirs en sont épuisés et qu’elle ne laisse après elle que le vide et les déceptions. Ils s’observaient du reste avec un soin excessif. Tout les y invitait : le respect des convenances que les gens de mœurs polies n’abdiquent jamais, une certaine pudeur dans la préparation même d’une œuvre de perfidie, et surtout peut-être, s’ils s’avançaient imprudemment, la crainte d’être frappés en retour dans leurs attachemens les plus profonds, les plus sincères. Situation étrange! Ils n’étaient plus sous le charme de ces caprices d’imagination, de ces fantaisies de sympathie qu’ils avaient d’abord caressés; ils n’avaient plus de curiosités tendres ou coquettes, ne faisaient plus sur eux-mêmes de mélancoliques retours. Loin d’eux était le temps où, sur le seuil de l’infidélité, incertains encore de ce qu’ils feraient, ils avaient tous les plaisirs, toutes les frayeurs de l’inconnu. Depuis le jour où ils s’étaient trahis les uns aux yeux des autres, ils se livraient une véritable lutte. Chacun d’eux songeait moins à aimer qu’à se venger de celui qu’il avait délaissé, qui le délaissait à son tour. On eût dit également que, sur ce dangereux terrain, ils s’efforçaient avec une cauteleuse prudence de se gagner de vitesse, afin d’avoir le temps de revenir sur leurs pas et de rendre impossible à ceux qu’ils redoutaient la conduite qu’eux-mêmes auraient tenue. Aussi, s’épiant d’autant plus qu’ils cherchaient davantage à se tromper, ils ne sortaient que rarement, ne se quittaient qu’à peine, et se fussent créé une existence intolérable de surveillance et de gêne, s’ils n’eussent eu leur parti pris de dissimulation et de patience. Ils attendaient une occasion qui leur donnât quelques heures de liberté pendant lesquelles, s’ils n’obtenaient pas pour leurs égoïstes visées un dénoûment dont ils avaient peur presque autant qu’ils le désiraient, ils pourraient du moins sortir de l’état d’incertitude et de souffrance où ils se débattaient. C’était là pour eux une impérieuse nécessité, car, en doutant des sentimens qu’ils ressentaient, ils en étaient venus à douter de ceux qu’ils inspiraient. Cette occasion qu’ils recherchaient avidement, la fête d’un village voisin la leur fournit.

La fête de ce petit village de Saint-Zéphyrin était en réputation. Il y avait le soir un bal champêtre auquel on venait assister de plusieurs lieues à la ronde. Les années précédentes, M. et Mme d’Hérelles s’y étaient déjà rencontrés avec quelques châtelains des environs. Les habitans des Chênes convinrent d’y aller. Plusieurs jours à l’avance, on affecta de parler de ce bal. C’était là un terrain de conversation neutre que l’on s’empressait d’adopter. On s’égayait de confiance à la pensée du spectacle et des réjouissances qu’offrirait Saint-Zéphyrin; mais tous au fond, Victor et Maxime surtout, en se proposant d’y aller, avaient un dessein arrêté.

Le jour de la fête arriva. Dans l’après-midi, Maxime saisit un moment où il était seul avec Gabrielle. — Il faut absolument que nous nous voyions ce soir, lui dit-il.

Mme Dorvon, distraite, répondit presque machinalement : — Comment ferons-nous?

— Nous choisirons pour nous dérober le moment le plus animé du bal. Personne alors ne remarquera notre départ, et nous reviendrons à pied aux Chênes.

— Est-ce sage? est-ce bien ? murmura lentement Gabrielle.

Elle semblait, en parlant ainsi, moins émettre une objection qu’obéir à d’intimes préoccupations.

Ce ton singulier avertit Maxime, qui reprit avec amertume : — Hélas! Gabrielle, je vous devine. Tenez-vous donc tant à l’amour de Victor, et puisque vous hésitez maintenant, votre conduite envers moi n’a-t-elle été qu’un jeu cruel? Gabrielle ne répondit pas à cette question, mais elle fixa un clair regard sur M. d’Hérelles. — Et à vous, lui dit-elle, votre femme vous est-elle donc indifférente ?

Ces quelques mots causèrent à Maxime une sensation aiguë et froide. Ainsi Mme Dorvon prévoyait comme lui que, pendant leur absence, Laurence et Victor seraient libres. Maxime ne pouvait lui apprendre qu’en priant quelques amis d’accompagner Laurence le soir de la fête, il avait pris autant qu’il dépendait de lui ses mesures contre un tel danger : c’eût été lui dire que, sans cette précaution, il ne se fût point risqué là où il voulait l’entraîner; seulement ce qui ressortait du maintien et du langage de Mme Dorvon, c’est que, de son côté, elle ne voulait point laisser seuls Mme d’Hérelles et Victor. Maxime n’était donc pas aimé d’elle, comme il l’avait cru. Une double jalousie le mordit au cœur : il se vit à la fois trahi par sa femme et par Gabrielle ; mais en ce moment il tenait plus à cette dernière qu’à Laurence. En se voyant presque déchu de ses espérances, il se sentit sous l’empire d’une convoitise haineuse et prête à tout. Aussi voulut-il engager irrévocablement Gabrielle. Il s’inclina vers elle et lui dit d’une voix vibrante : Je n’aime que vous. — Il est rare que l’accent de la passion chez un homme supérieur qui s’exprime moins en suppliant qu’en maître n’intimide point les femmes. Dans la naïveté de leur amour-propre, elles sont sensibles à ces sacrifices qu’on leur propose, si exagérés qu’ils soient. Ne sont-ils pas un hommage à leur empire et à leur beauté? Puis pour qui s’obstinait-elle à résister? Pour un ingrat qui n’hésiterait sans doute point à la tromper, à qui de tels scrupules seraient inconnus. Dans l’agitation où elle était, cette pensée de représailles la domina tout entière. Elle prit d’un geste brusque la main de Maxime et la lui serra avec force. — Eh bien! oui, dit-elle, à ce soir!

Et aussitôt, confuse et tremblante d’émotion, elle s’éloigna rapidement.

La même scène à peu près s’était passée entre Laurence et Victor; mais à mesure que Victor la pressait davantage, les doutes de Laurence augmentaient. Sa position n’était pas celle de Mme Dorvon : elle n’était pas libre de fait, si elle croyait l’être de cœur. Elle était liée non-seulement par ses devoirs envers son mari, mais par son passé tout entier. Allait-elle donc, dans quelques heures, payer par l’ingratitude et la trahison le dévouement et la générosité de Maxime? Les terribles paroles que Gabrielle lui avait dites autrefois retentissaient à ses oreilles. Elle ne se souvenait que trop de l’arrêt qu’avait porté la jeune femme. Succomberait-elle donc? Indignée contre elle-même, rougissant de donner raison à sa rivale, elle appelait toutes ses forces à son aide, et en quelque sorte les sentait venir. Si douces que lui fussent les paroles du jeune homme, elle écoutait aussi cette autre voix de l’orgueil et de l’honneur qui s’élevait en elle. Elle se fortifiait par l’idée même du renoncement qu’elle s’imposait, et jugeait Victor assez grand pour la comprendre et pour se soumettre au sacrifice qu’elle allait réclamer de lui. Victor, la voyant sérieuse et pensive, devança le coup. Il cessa ses protestations et ses prières et lui dit : Vous ne m’aimez plus!

— Oh! fit Laurence.

Son visage se contracta si violemment que Victor s’en émut.

— Je vous aime, reprit-elle ; mais vous ne pouvez exiger que j’aille au-delà de cet aveu. Je ne le dois pas, et, puisque vous m’aimez, vous ne devez point vouloir que j’oublie ce que mon mari a fait pour moi. Je veux rester digne de vous, et je ne le serais plus.

Ses traits étaient empreints de tant de noblesse, tout en elle accusait une telle confiance dans la loyauté de Victor que celui-ci n’eut qu’un mot à répondre : — Ah ! je souffre trop, il faut que je parte.

— Eh bien ! oui, fit résolument Laurence.

— Je partirai, dit-il en courbant la tête.

Ils se turent comme accablés de la courageuse résolution qu’ils venaient de prendre. Il semblait qu’elle leur pesât et qu’ils cherchassent s’il ne pouvait pas y avoir quelque accommodement avec cette extrémité. Enhardi par la mélancolie de Laurence, Victor regarda tendrement la jeune femme et lui dit : — Laurence, puisque je dois partir, pourquoi me refuseriez-vous maintenant cette dernière entrevue que je vous demandais pour ce soir? Nous ne nous verrons seuls que pour nous faire nos adieux; mais au moins je ne partirai pas en étranger. Je pourrai, une seule fois dans ma vie, vous serrer sur mon cœur. Vous savez bien que je vous obéirai en toute chose et que vous n’avez rien à redouter.

— Vous me le promettez?

— Je vous le jure.

— Je le veux bien alors, dit-elle.

C’était là un compromis que Laurence envisageait sans crainte. Victor seul en entrevoyait les conséquences possibles ; mais fatigué de remords, d’indécision et de lutte, gagné par une sorte de vertige, il ne voulait plus que marcher à une solution, quelque fatale qu’elle pût être.

Maxime survint au moment où Victor, en se retirant, saluait Mme d’Hérelles. Il ne dit rien à sa femme, et Laurence, sûre d’elle-même et se croyant sûre de Victor, n’eut aucun de ces pressentimens qui l’eussent autrefois portée à se confier à son mari.

Quelques instans avant le dîner, Victor rencontra Gabrielle dans le parc. Elle était assise sur un banc et pleurait. Elle n’aperçut Victor que lorsqu’il fut auprès d’elle, mais ne cacha pas ses larmes.

— Vous pleurez? lui dit-il.

— Oui, j’ai des chagrins.

— Lesquels?

Ge fut au tour de Gabrielle, toute prête à parler, de l’interroger des yeux; mais Victor n’ajouta rien. Alors à quoi bon lui répondre, puisqu’il ne paraissait pas vouloir la comprendre? — C’est peu de chose, dit-elle en se levant et en essuyant ses yeux. Rentrons, on nous attend.

Le dîner fut triste et froid. La conversation passait sans transition d’un sujet à un autre, interrompue par de longs silences. Les paroles hâtives, dites au hasard, dissimulaient mal la crainte et l’anxiété. Après le dîner, on alla dans le parc. Il fallait tuer le temps, c’était là le difficile. La fête du village ne devait en effet commencer qu’à dix heures. A l’extrémité de la grande avenue des Chênes, on s’arrêta sur les bords de l’étang à contempler les sombres massifs du parc, dont l’aspect imposant et grave était en harmonie avec les pensées de chacun. Entouré de tous côtés par des saules magnifiques, dont les branches retombaient en pleurant, l’étang formait un véritable lac. L’eau, d’un vert glauque, stagnante, moirée çà et là de bandes de lumières, s’assombrissait à l’approche de la nuit. Il y courait à peine une brise humide, et de légères vapeurs s’en élevaient. Une barque, attachée à un pieu, se balançait près de la rive. C’était un bateau à fond plat et en assez mauvais état. Il n’avait point été réparé, car Maxime, voulant profiter des larges dimensions de l’étang, qui permettaient d’y naviguer à la voile, avait commandé à Paris un canot à quille que l’on attendait de jour en jour. — Pourtant, dit Maxime après avoir donné ces détails à Victor, cela ne doit pas nous empêcher de faire une promenade sur l’eau.

La proposition fut accueillie avec empressement. C’était le moyen de se soustraire à une contrainte de plus en plus gênante. Laurence se plaça au gouvernail, Gabrielle alla s’asseoir tout à l’avant du bateau. Les deux femmes s’isolaient l’une de l’autre. Maxime et Victor se mirent aux avirons. Les avirons, munis de longues poignées à contre-poids, n’étaient pas disposés sur la même ligne. Maxime prit le poste le plus voisin de Gabrielle, bien qu’il dût en ramant lui tourner le dos. Victor, à l’aviron de l’arrière, avait Laurence devant lui. Ils ramèrent d’abord avec lenteur; mais l’exercice les anima bientôt. Peut-être aussi étaient-ils heureux de donner le change par ce déploiement de forces physiques aux pensées qui se pressaient en eux. L’embarcation glissait rapidement sur l’eau quand, dans un effort plus violent que fit Victor, le tolet de son aviron se rompit. Victor fut emporté en arrière par la secousse, et la rame lui sauta des mains. On n’eut pas de peine à la repêcher; mais, comme il n’y avait pas de tolet de rechange, elle ne put être qu’imparfaitement fixée au tronçon qui restait. Ce n’eût été là qu’un très léger accident, si presque en même temps Maxime ne se fût aperçu qu’une planche à demi pourrie se détachait du fond. Il la maintint avec ses pieds, mais l’eau entrait déjà par les fissures. On était alors au milieu de l’étang : Maxime s’inquiéta. Ce n’était pas que l’étang fût profond, mais il avait pour lit cette vase liquide et gluante dans laquelle on enfonce par degrés et d’où il est presque impossible de se retirer. — Ramons doucement, dit-il à Victor, et tâchons de gagner le rivage.

Les femmes ne voyaient point le danger ou n’y prêtaient point attention. Peu à peu d’ailleurs on se rapprochait du bord quand tout à coup la planche, cédant à la pression de l’eau, se souleva et s’arracha avec bruit. En quelques secondes, le bateau se remplit. Quelques secondes encore, il allait être submergé. Cet extrême péril était venu si vite que tout d’abord aucun de ceux qu’il menaçait ne bougea. Ils semblaient y assister sans le comprendre. Cependant, après un espace de temps inappréciable comme durée, mais où la gravité de leur situation leur apparut tout entière, Laurence, la première, jeta dans un seul mot tout ce qu’elle avait au cœur d’effroi, de remords et de passion : — Maxime! cria-t-elle.

A cet appel désespéré, et bien que Gabrielle, dans un mouvement machinal de terreur, lui eût appuyé la main sur l’épaule, Maxime s’élança vers sa femme. Victor, sans même songer au cri de Laurence, avait retourné la tête. Mme Dorvon ne l’appelait point, mais ses bras étaient tendus de son côté; elle fixait sur lui des yeux égarés et supplians. En un bond, il fut auprès d’elle.

Ils étaient ainsi groupés aux deux extrémités du bateau, Laurence et Gabrielle s’abritant dans les bras de Maxime et de Victor, et ceux-ci guettant l’instant où le bateau coulerait, soit pour s’attacher à lui s’il flottait entre deux eaux, soit pour user de ses avirons comme d’une dernière ressource. Il éclatait sur leurs traits un air de défi à cet élément perfide dont ils avaient si souvent triomphé dans leur vie, et comme une fierté étonnée et naïve de se trouver enfin, fut-ce au seuil de la mort, dans le vrai chemin de leurs affections et de leur devoir.

Toutefois, au moment où l’eau intérieure qui le remplissait allait dépasser ses bords, le canot cessa de s’abaisser et demeura immobile. Il venait d’échouer, et, son fond plat adhérant de toute sa surface à la vase, il n’y avait plus aucun danger. Cette tragique aventure se dénouait ainsi paisiblement par une péripétie naturelle et décisive. Maxime et Victor hélèrent le jardinier et les domestiques, et, à l’aide d’un second bateau dont on se servait pour aller faucher les herbes de l’étang, le sauvetage s’opéra. Dès qu’ils furent sur la rive, les deux couples, sans qu’il fut question de la fête du village, s’acheminèrent vers le château. Arrivés à la terrasse, ils ne se dirent point un mot et se séparèrent. Laurence et Maxime rentrèrent; Victor et Gabrielle restèrent un moment seuls. La réconciliation que leurs cœurs avaient désirée en secret et que les circonstances avaient soudainement amenée se cimenta par d’intimes confidences et de douces paroles. Ils se quittèrent en se disant : A demain.

Le déjeuner du lendemain ne ressembla nullement au dîner de la veille. Il y régna pourtant un peu d’embarras, ce qui était dû sans doute à un désir de s’épancher qui n’osait se faire jour. A la fin du repas, il y eut un assez long silence.

— Mon cher d’Hérelles, dit Victor, je prendrai congé aujourd’hui de Mme d’Hérelles et de vous. Je pars.

— Et pourquoi cela?

— Je vais me marier.

— Cher ami, répondit Maxime, je ne vous demande pas avec qui.

— Et toi, dit finement Laurence à Gabrielle, ne te marierais-tu point aussi par hasard?

Gabrielle rougit, et, pour cacher sa rougeur, elle embrassa son amie.

— Mais, reprit Maxime, vous nous reviendrez bientôt tous deux, n’est-ce pas?

— Certes, dirent-ils.

Ils ne revinrent pourtant pas. M. d’Hérelles et Laurence attendaient les nouveaux mariés lorsque Maxime reçut une lettre de Victor. Celui-ci lui annonçait qu’il était nommé capitaine de frégate et gouverneur de la Nouvelle-Calédonie. La Calédonie était un peu loin, mais il importait peu à Victor, car il lui était permis d’emmener sa femme.

Cette lettre rendit Laurence et Maxime rêveurs. Ils l’avaient lue, assis sur la terrasse, à la fin d’un beau jour.

— Nous ne les reverrons peut-être jamais, dit Maxime.

— C’est vrai, fit d’abord Laurence; mais ne sont-ils pas désormais heureux,... heureux comme nous?...

— Oui, reprit gravement Maxime, car ils ont comme nous écouté, à l’heure d’un danger suprême, la voix d’une affection sincère; ils ont compris qu’un caprice n’est point l’amour, et l’on ne s’expose pas deux fois à un naufrage où le bonheur peut périr.


HENRI RIVIÈRE.