Les Mémoires du Diable/Édition 1858/29

Michel Lévy (tome Ip. 314-341).


XXIX

SUITE DU RÉCIT.


Avant de te montrer Olivia dans le monde, il est nécessaire que j’entre dans quelques considérations particulières sur l’état de son esprit. Elle commença sa vie de femme à la mode avec une singulière erreur dans le cœur. Olivia s’imagina avoir connu l’amour : le caprice d’enfant qui l’avait jetée à Bricoin avait eu des anxiétés, des espérances, des scènes de violence, quelques moments de plaisir, si faciles à confondre avec le bonheur quand on ne s’y connaît pas ; puis étaient venus les regrets, les larmes, la terreur. Cette aventure enfin avait traîné après elle tout l’attirail de l’amour. Olivia, qui n’avait pas d’expérience, s’y était laissée tromper, et elle conçut de cette passion une très-mauvaise idée. Or, en fille sage et spirituelle, elle se jura, comme je te l’ai déjà dit, qu’on ne l’y prendrait plus. On pourrait justement s’étonner qu’un cœur de seize ans n’ait pas gardé en lui assez de fraîches illusions, de vagues désirs, de languissantes pensées, pour retrouver par instants le vrai sens de l’amour : cependant il n’en fut pas ainsi. Dans une autre position et surtout à une autre époque, Olivia eût sans doute reconnu son erreur : mais que pouvait s’imaginer de l’amour la fille de madame Béru ? Quelle signification pouvait avoir pour elle le titre d’amant ? En partant du point de vue de madame Béru, l’amour était un commerce dont la maîtrise appartenait à la beauté. En le considérant du côté du monde qu’elle voyait, l’amour n’était encore qu’un échange de plaisirs où il était convenu que la fortune et la flatterie pouvaient tenir lieu de passion à l’amant, et la fidélité du lit de tendresse de cœur à la maîtresse. Il ne faut pas oublier non plus que la société corrompue où vivait Olivia était l’expression la plus naïve des mœurs courantes de la fin du dix-huitième siècle. Le sensualisme, la négation de toute règle et de tout lien moral, gouvernaient souverainement cette société décrépite, et Olivia fût-elle sortie de la sphère spéciale de corruption où elle était enfermée, il lui eût été encore très-difficile de trouver un abri contre la démoralisation qui lui arrachait, si jeune, cette fleur de l’âme, la foi en l’amour !

Elle trouva cependant une compensation à la perte de toutes les émotions amoureuses qui font de la jeunesse une vie qui souffre presque toujours tant qu’elle dure, et qu’on regrette toujours quand elle est passée. Ces compensations furent l’habitude d’un monde brillant, le goût des choses exquises, une appréciation rapide et tranchée des hommes et des événements, une espèce de passion pour les grandes causes de l’humanité, passion due à cette philosophie dont l’Encyclopédie tenait école permanente, et, au milieu de cette galanterie dissolue où l’on prenait un nouvel amant comme une robe nouvelle, une préférence singulière pour les plaisirs de l’esprit, les succès de conversation, l’empire du bon mot et la réputation de femme supérieure. Ce n’est pas qu’Olivia, arrivée à l’éclat de toute sa beauté, ne fût aussi l’esclave d’une nature ardente et impérieuse ; mais, il faut le dire, elle ne réunit jamais sur le même homme le choix de son esprit et celui de ses yeux. Elle eut presque toujours ensemble un amant en qui elle voulait un nom, de la réputation, du succès, et dont elle était fière, et un amant à qui elle ne demandait rien de tout cela et qu’elle cachait soigneusement. Elle se donnait à tous deux, mais avec cette différence qu’elle se laissait longtemps désirer par le premier et qu’elle cédait facilement au second. C’est qu’entre ces deux hommes il y avait aussi cette différence qu’elle était au premier et que le second était à elle.

Les plus jeunes années de la vie d’Olivia se passèrent dans ce double dévergondage. Le financier avait grossi la fortune que lui avait procurée l’association des douze, et bientôt les princes, les ambassadeurs, les traitants se succédant rapidement dans les bonnes grâces d’Olivia, elle arriva à une de ces fortunes scandaleuses qui font honte à la société où on peut les acquérir. Quand la révolution arriva, Olivia était en Angleterre avec un membre de la chambre des lords, qui dépensait pour elle plus que les revenus d’une fortune formidable. Elle était prête à revenir en France pour sauver ses biens de la confiscation, lorsque l’émigration lui envoya à Londres tous ses amis de Paris. Olivia se montra, en cette circonstance, bonne, noble et spirituelle. Elle diminua le train de sa maison pour pouvoir y accueillir plus facilement tous ces grands seigneurs ruinés, sans qu’on pût les accuser de s’attacher au char d’une courtisane princière ; puis, des économies prises sur sa dépense, elle aida secrètement les plus pauvres. Elle mit assez de délicatesse dans ses bienfaits pour exiger d’eux des engagements en règle ; et, sûre qu’elle leur donnait, elle prenait toutes les précautions possibles pour leur faire croire qu’elle n’entendait que prêter.

Pendant ce temps, les amants se succédaient comme par le passé, d’autant plus qu’Olivia, toujours précieuse dans le choix de ses amis patents, s’était depuis longtemps dégradée dans le choix de ses amants cachés ; et peut-être eût-elle fini par se perdre tout à fait dans ces honteuses habitudes, si une maladie de langueur, occasionnée par le climat de Londres, n’eût mis sa vie en danger. Tous les soins des médecins ayant été inutiles pour vaincre cette disposition mélancolique qui avait presque anéanti les forces de son corps, et qui déjà voilait les grâces de son esprit, il fut décidé qu’Olivia devait quitter l’Angleterre sous peine de mort. Tous ses amis de l’émigration lui conseillaient d’aller en Italie : il y avait dans ce conseil un singulier sentiment de jalousie. Forcés d’abandonner aux manants parvenus qui les avaient chassés de France leur fortune, leur rang, leur patrie, ils se sentaient pris de dépit à la pensée que ces hommes de sang, comme ils disaient, pourraient aussi usurper leurs plaisirs. Et certes ils avaient droit de le craindre, car la vertu d’Olivia était encore plus fragile que la vieille monarchie. Olivia ne les écouta pas : elle voulut revoir Paris, un autre Paris que celui qu’elle avait connu, gouverné par d’autres hommes, agité par d’autres idées, se ruant à d’autres fêtes ; car, à l’époque dont je te parle, le directoire siégeait déjà au Luxembourg. Olivia obtint facilement sa radiation de la liste des émigrés, et les débris de la fortune qu’elle emportait d’Angleterre lui procurèrent une aisance qui lui permit de disposer de sa personne en faisant les conditions de son marché.

Quoiqu’elle eût alors plus de trente ans, Olivia était d’une beauté si élevée et si pure, qu’elle fut bientôt entourée des assiduités des merveilleux les plus renommés de Paris. Femme de luxe et de plaisir, elle se fit remarquer dans les pompes si peu gazées de Longchamp et dans les bals si mystérieux de l’Opéra et de Frascati. Cependant elle ne retrouvait ni sa santé ni l’indépendance légère de son esprit. Ses accès de mélancolie et de découragement devenaient de jour en jour plus fréquents, et ce n’avait été qu’à grand’peine qu’un soir de l’hiver de 1798 on l’avait déterminée à assister à une fête intime, donnée par un des plus riches fournisseurs de l’armée. Olivia y tint mal sa place : de toutes les femmes, elle fut la seule qui y fut sans esprit, sans coquetterie, sans délire. De tous les hommes, un seul aussi demeura froid, insouciant et comme fatigué de cette joie qui l’entourait.

Cet homme pouvait avoir trente-cinq ans. Il s’appelait M. de Mère. On citait de lui de grands traits de passion. Bien jeune encore, il avait quitté sa famille et laissé à un cadet tous les avantages d’une brillante fortune pour suivre en Hollande une femme qu’il aimait. Après l’avoir aimée assez pour la respecter pendant trois ans, il la vit se livrer légèrement à un autre. Cette première déception le poussa à un libertinage honteux, et cet homme, si distingué par son nom, son rang, son caractère et son esprit, se plongea dans les excès de toutes sortes. Revenu en France et rentré dans la bonne compagnie, il s’éprit encore d’une femme à laquelle il voua sa vie ; cette seconde passion fut plus violente et moins respectueuse que la première, mais elle fut encore trompée. M. de Mère avait vingt-sept ans quand cela lui arriva. Comme la première fois, il en conçut assez de désespoir pour s’en vouloir venger ; mais, cette fois, ce ne fut pas lui-même qu’il choisit pour victime. Il voulut faire payer à toutes les femmes les torts de deux d’entre elles ; il donna à sa vie la singulière occupation de séduire celles qu’on disait les plus vertueuses, et de les abandonner le lendemain du jour où il les avait perdues. Cette misérable vengeance fatigua bientôt celui qui y avait mis tout son bonheur, et au bout de deux ans de cette vie il se trouva en face de lui-même, jeune encore, mais flétri par le mépris qu’il s’était donné pour toutes les femmes. Les événements de la révolution l’arrachèrent à ce dégoût profond et tournèrent les facultés de son esprit vers les intérêts publics : en 92, il partit parmi les volontaires de sa province, heureux de sentir battre son cœur au bruit du tambour, et de tressaillir encore à une émotion quelconque. À cette époque, la fortune s’empara avec trop d’avidité de tous ceux à qui elle put jeter ses faveurs pour que M. de Mère n’en fût pas comblé. En 1798, il était déjà général de brigade, et si, dans ce moment, il n’était pas présent à l’armée avec un grade plus élevé, c’est qu’une blessure dangereuse avait rendu nécessaire sa présence à Paris.

Comme Olivia était la femme la moins jeune de toutes celles qui avaient été invitées pour cette fête, de même M. de Mère était le plus âgé des hommes qui y assistaient. Tous deux avaient été placés à table loin l’un de l’autre, car Olivia était l’objet des désirs des plus jeunes et des plus ardents, et M. de Mère le but des coquetteries des plus folles et des plus agaçantes. Ni les uns ni les autres n’obtinrent le moindre succès. Olivia et le général regardèrent en pitié ces joies fiévreuses, ces délires amoureux qu’ils avaient épuisés l’un et l’autre jusqu’à la lie. Olivia était trop belle pour accepter l’amour d’un jeune homme dont la passion l’eût mise au rang des vieilles femmes qui font des éducations, et M. de Mère n’aimait plus assez le plaisir pour risquer encore une désillusion. Le soir venu, le hasard, ou plutôt la solitude que tous deux cherchèrent dans un salon écarté, les fit se rencontrer ensemble. M. de Mère savait ce qu’était Olivia, mais Olivia ne connaissait pas M. de Mère. Il entama la conversation avec elle, non pas avec ce respect qu’appelle une réputation intacte, mais avec cette retenue qu’un homme distingué accorde à toute femme habituée à un monde élégant. Ils échangèrent d’abord quelques mots sur le peu de part qu’ils prenaient aux plaisirs de la soirée, et tous deux l’attribuèrent au fâcheux état de leur santé, car tous deux croyaient être assez une exception dans ce monde pour ne pas parler de l’état fâcheux de leur âme. S’intéressant fort peu l’un à l’autre et à eux-mêmes, ils abandonnèrent bientôt cette conversation pour parler de choses d’un intérêt général. Les guerres de la république et les succès de Bonaparte étaient alors dans toute leur splendeur, et M. de Mère en parla avec une chaleur et un enthousiasme qui attestaient qu’il y avait encore en lui bien plus de feu et de jeunesse qu’il ne le supposait. D’un autre côté, la littérature, les théâtres, les arts, la musique recommençaient à se montrer, et Olivia en parla avec un tact, une supériorité et un intérêt qui montraient aussi que son cœur était plus susceptible de douces émotions qu’elle n’eût voulu le croire. Ils passèrent ainsi les longues heures de cette soirée, s’écoutant tour à tour avec plaisir, mais sans réflexion ; puis tous deux, avertis par le silence de la fête qu’elle était finie, se trouvèrent avoir de beaucoup dépassé le moment où leurs habitudes plus rangées les rappelaient chez eux. Il fallut se séparer. M. de Mère, qui avait encore quelques semaines à perdre à Paris, ne voulut pas laisser échapper l’occasion de diminuer les ennuis de son séjour par le commerce d’une femme qu’il avait trouvée pleine d’esprit et de convenance ; il demanda donc à Olivia la faveur d’être reçu chez elle. Il le fit dans les termes les plus flatteurs, et elle lui répondit sans s’en étonner et sans le repousser :

« — Je n’ai pas besoin de savoir votre nom, Monsieur, pour être charmée de recevoir un homme aussi distingué que vous ; mais encore faut-il que je le connaisse, pour ne pas m’étonner de la visite que je recevrai, si par hasard vous ne mettez pas en oubli la demande que vous venez de me faire ?

« — Eh bien ! Madame, si on vous annonçait M. de Mère demain au soir, le recevriez-vous ?

« — M. de Mère ! reprit Olivia en le regardant, voilà un nom qui pouvait se passer de la recommandation de ce soir pour faire accueillir avec plaisir celui qui le porte. »

Tous deux, on le voit, se disaient sans embarras le plaisir qu’ils avaient éprouvé à se rencontrer ; tous deux se croyaient tellement à l’abri d’une coquetterie ou d’une séduction, que ce fut sans embarras aussi qu’ils reçurent cette assurance. Ni l’un ni l’autre n’emportèrent aucun trouble de cette soirée. Olivia passa toute la journée sans se rappeler que M. de Mère devait venir le soir, et celui-ci ne se souvint qu’il devait aller chez Olivia, que comme d’un emploi de son temps plus amusant qu’une représentation à l’Opéra ou une bouillotte dans le salon d’un directeur.

Il était neuf heures du soir, et Olivia était chez elle avec Libert, le gros financier qu’elle avait jadis choisi à seize ans, et qu’elle avait repris pour amant en titre parce qu’il était le plus esclave de ceux qui avaient régné comme lui. Une immense fortune, gagnée dans les dilapidations de la monarchie, s’était encore accrue dans les dilapidations de la république, et Olivia s’en servait pour satisfaire des caprices peut-être plus exigeants et plus impérieux que ceux de la vanité et de l’amour des plaisirs, car ils venaient de l’ennui. En ce moment, le financier, devenu fournisseur, lui racontait les chances d’une nouvelle opération, et Olivia, n’ayant rien de mieux à faire, s’amusait à lui démontrer que son entreprise était stupide, quoique au fond elle fut très-persuadée que l’instinct cupide de Libert était supérieur à tout ce qu’elle pouvait avoir de bonnes raisons. Ils en étaient presque venus à se quereller, lorsqu’on annonça M. de Mère. Olivia éprouva un violent mouvement de dépit ; et, bien que tout Paris sût qu’elle était la maîtresse de Libert, elle fut singulièrement contrariée d’être trouvée avec lui par un homme comme M. de Mère. Elle le reçut cependant avec cette aisance qui tient plus à l’habitude qu’à la bonne disposition, et la conversation s’établit sur la fête où ils s’étaient rencontrés. Elle fut railleuse et embarrassée de la part d’Olivia, dédaigneuse de la part du général sur le compte de leurs convives de la veille. Tous deux étaient gênés et humiliés de la présence du financier, car elle disait trop ce qu’était Olivia. Libert quitta le salon avant M. de Mère. Dès qu’il fut parti, Olivia dit à celui-ci :

« — Vous vous êtes trompé, général. Vous croyiez sans doute venir dans un salon où vous trouveriez une nombreuse réunion, une conversation brillante, et vous voilà tombé chez une pauvre femme toute seule, et qui passe ainsi la plus grande partie de ses soirées.

« — Je ne venais chez vous, Madame, chercher que vous, répondit le général.

« — Et ce n’est pas moi seule que vous avez trouvée : est-ce là ce que vous voulez dire ?

« — Non, en vérité ; mais je dois vous avouer que je n’imaginais pas troubler un entretien aussi intime.

« — Je ne sais comment je dois prendre votre réponse.

« — Comme l’expression de l’étonnement que j’éprouve à voir la belle Olivia seule.

« — Seule !

« — Oui, vraiment ; il me semblait avoir découvert en elle une supériorité d’esprit qui ne devait pas se satisfaire du commerce de certaine vulgarité. »

Olivia regarda le général avec un sourire moitié triste, moitié railleur, et reprit :

« — Si j’étais la franche coquette que vous croyez, je vous répondrais peut-être que je n’étais si seule que parce que je vous attendais ; mais, en vérité, ce serait mentir, et il y a bien longtemps que je ne prends plus cette peine-là.

« — Vous ne m’attendiez donc pas, Madame ? répondit M. de Mère.

« — Je vous jure, Monsieur, que je vous avais complétement oublié.

« — Je vous remercie de votre franchise, quoiqu’elle soit peu flatteuse.

« — Elle l’est plus que vous ne pensez, peut-être ; car je pense beaucoup à fuir les importuns.

« — Tenez, dit le général avec plus de gaieté qu’il n’en avait éprouvé depuis longtemps, vous faites de l’esprit avec moi ; vous n’êtes pas naturelle comme hier, et j’en suis fâché.

« — C’est que je suis peut-être fâchée aussi.

« — Et de quoi ?

« — De ce que vous êtes venu.

« — Vraiment ? et pouvez-vous me dire pourquoi ?

« — Si je vous le dis, vous ne serez pas trop fat ?

« — Oh ! mon Dieu ! je vous jure qu’il y a bien longtemps aussi que je ne me donne plus cette peine-là.

« — En ce cas, je vais vous avouer la cause de mon humeur. Je vous ai rencontré hier dans un monde insupportable, vous ennuyant comme moi au milieu de gens qui s’amusaient ; vous m’avez fait passer une bonne et douce soirée ; je n’ai pas compté le temps, croyez que c’est beaucoup pour moi ; vous ne vous êtes pas aperçu que vous perdiez le vôtre, et c’est sans doute aussi quelque chose pour vous. Plus tard, ce souvenir me serait revenu et à vous aussi. Il est sans doute bien pâle à côté de tous ceux de votre vie, et il eût été bien effacé pour moi, si j’avais été forcée d’aller le rechercher dans les souvenirs bruyants de mes premières années ; mais, dans l’existence déserte que je mène et vous aussi, il eût pris une heureuse place.

« — Et pourquoi voulez-vous qu’il l’ait perdue ? repartit le général, en interrompant Olivia.

« — Oh ! dit-elle, ne faites pas de la vieille galanterie avec moi ; je vaux mieux ou moins que cela. Le souvenir a perdu sa bonne place, parce que vous êtes venu ici, parce que vous y avez rencontré M. Libert, parce que j’ai senti que vous me jugiez selon ma position, et parce que véritablement vous m’avez jugée comme je vous le dis. »

Pendant qu’Olivia parlait ainsi, le général la regardait : il s’aperçut alors de sa beauté souveraine, plus touchante depuis qu’elle était alanguie par la douleur physique et la tristesse. Il reprit, après un moment de silence :

« — De tout ce que vous venez de me dire, la seule chose que je ne comprenne pas, c’est cette vie déserte dont vous me parlez.

« — Et voilà qui m’étonne tout à fait, dit Olivia, non pas que je ne puisse avoir autour de moi un cercle de brillants adorateurs : le succès de certaines femmes doit me faire croire qu’il ne me manquerait pas si je daignais l’appeler. Mais, dites-moi, quel intérêt voulez-vous que j’y prenne ? celui d’un entretien aimable ? Je vous avoue que j’ai été bien gâtée de ce côté. Serait-ce le besoin d’hommages… amoureux ? Je vous avoue encore que ces hommages ayant perdu, dans le monde que je pourrais voir, la séduction que leur prêtaient jadis un grand nom et de grandes manières, je suis peu tentée de les accueillir et de faire un nouvel apprentissage de l’amour.

« — L’amour ! dit M. de Mère. Mais voilà ce dont vous ne parlez pas et ce qu’il me semble étrange de ne pas trouver ici.

« — Comment ! dit Olivia d’un air tout étonné ; il me semble que je viens de vous dire à l’instant même que j’y avais renoncé.

« — Pardon ! dit M. de Mère en souriant doucement, il me semble, à moi, que vous avez parlé de toute autre chose que de l’amour.

« — De quoi donc ?

« — Je ne sais trop comment vous le dire.

« — Oh ! soyez franc, reprit Olivia avec vivacité. Parlez, je sais tout entendre, je suis une bonne femme ; et, si vous voulez que je vous mette plus à votre aise, parlez, parlez, je suis une vieille femme. »

M. de Mère hocha la tête, et, souriant encore, il repartit :

« — Je parlerai parce que vous le voulez, voilà tout. Il me semble que ce n’est pas à l’amour que vous avez renoncé, d’après ce que vous disiez vous-même, mais à ce que nous autres, soldats assez grossiers, nous appelons des aventures galantes.

« — Oh ! je vous comprends, reprit Olivia en riant ; mais je vous dirai que je suis encore plus jalouse de repousser ce que vous appelez sans doute l’amour, que de renoncer à ce que vous appelez des aventures galantes.

« — Il vous a donc bien fait souffrir ? dit le général.

« — Oui, reprit Olivia avec une expression de honte et presque de dégoût, il m’a fait mal, un mal ignoble, repoussant, honteux ; je n’ai aimé d’amour qu’une fois, et je voudrais l’oublier.

« — Eh bien ! moi aussi, répondit le général, j’ai horriblement souffert de l’amour. J’ai été trompé dans les sentiments les plus saints, trahi dans le dévouement le plus complet, joué dans ma confiance et ma vénération pour celle que j’aimais, et cependant je ne donnerais pas pour beaucoup le souvenir de ces tourments passés.

« — Vraiment ? dit Olivia, en s’appuyant sur le bras de son fauteuil et en regardant le général avec une surprise étrange.

« — Et ne le comprenez-vous pas comme moi ? reprit le général en s’exaltant ; ne comprenez-vous pas que, lorsque le cœur est pauvre et épuisé, il se rappelle avec bonheur le temps où il était riche et abondant en douces ambitions et en nobles espérances ? Aimer ! aimer, avec cette pensée qu’il y a une âme à côté de vous qui épie tout ce que vous faites de bon et de beau pour en être heureuse, un être faible qui a foi en vous, qui vous donne son bonheur en garde, qui s’endort et s’éveille tranquille à l’abri de votre protection, ou qui, s’il se trouve enchaîné par des devoirs plus impérieux, mêle votre pensée à toute attente, à tout regret, qui vit en vous comme vous vivez en lui, qui vous comprend dans un regard si vous êtes muet, qui sait ce que vous pensez mieux que vous-même, dont le bonheur vous est plus cher que votre vie, qui tient enfin votre cœur dans cette perpétuelle émotion de joie et de désir qui élargit l’existence, et lui donne une étendue immense pour être heureux ou pour souffrir ! oh ! vous me trompez, Madame, ou vous ne rejetez pas de pareils souvenirs ou vous n’avez jamais aimé ! »

À ces mots, Olivia porta la main sur son cœur ; quelque chose de douloureux et d’inconnu semblait y avoir retenti. Elle regarda M. de Mère dans une muette contemplation, comme si ses yeux étaient illuminés d’un nouveau jour à travers lequel elle ne voyait pas encore distinctement, et elle finit par lui dire d’une voix lente et basse :

« — Et vous avez aimé ainsi, vous !

« — Et vous avez dû être aimée ainsi, repartit le général, ou du moins vous avez dû éprouver pour quelqu’un un sentiment pareil à celui que je viens de vous dire ? »

Olivia baissa les yeux et rougit. En ce moment elle fut honteuse d’elle-même, elle éprouva le regret de sa vie perdue dans les plaisirs. Pour échapper à cette pensée, elle reprit la conversation presque interrompue par son silence et dit à M. de Mère :

« — Et vous en êtes aux souvenirs, vous, si jeune encore ! et vous croyez que cette passion que vous connaissez si bien ne vous maîtrisera plus !

« — J’espère que non, dit le général en souriant, et cependant je ne voudrais pas m’y fier. Il ne faudrait pas qu’une femme comme vous se donnât la peine de me rendre amoureux.

« — Oh ! s’écria Olivia avec une vraie joie d’enfant, que je voudrais que vous fussiez amoureux de moi !

« — Est-ce que cela vous amuserait beaucoup ?

« — Oh ! ne dites pas cela, reprit Olivia avec prière, je vous jure que je serais fort maladroite à jouer avec de pareils sentiments. J’ai été bien folle, bien rieuse ; mais j’avoue que je n’aurais jamais voulu blesser une passion aussi sincère.

« — Alors, vous devez avoir eu bien des pitiés, dit le général, si vous n’avez jamais rendu malheureux ceux à qui vous l’avez inspirée ?

« — Si je l’ai inspirée, reprit Olivia, je ne l’ai jamais comprise.

« — En ce cas vous ne l’avez donc jamais partagée ?

« — Jamais ! » répondit Olivia.

L’accent ingénu avec lequel cette femme de trente-deux ans prononça ce mot, étonna à son tour M. de Mère. Il la regarda, comme pour s’assurer qu’elle ne jouait pas une comédie ; mais il y avait tant de sincérité dans l’attitude et dans l’étonnement d’Olivia, qu’il ne put pas douter de la vérité de ce qu’elle lui disait. Il demeura longtemps en silence devant elle, admirant sur ce beau visage, qui semblait avoir été éprouvé par les passions, la surprise naïve d’une jeune fille à qui l’on vient de découvrir son cœur et qui s’étonne des nouvelles émotions qu’elle ressent. Olivia se taisait toujours, et toujours M. de Mère la regardait. Enfin elle leva les yeux sur lui et s’écria douloureusement :

« — En vérité, vous venez de me faire bien du mal !

« — Et comment ?

« — Je ne puis vous le dire ; mais cette vie que je mène, et qui m’était déjà insupportable, va me devenir impossible ; mais la présence de cet homme qui me déplaisait va maintenant me faire honte ; mais tous ces plaisirs qui ne me semblaient que frivoles vont me paraître odieux ; ce que je croyais la satiété n’est plus que le vide de mon cœur.

« — Avez-vous donc renoncé à l’occuper ?

« — À mon âge, reprit Olivia en souriant, à mon âge aimer, et aimer comme une enfant, ce serait une folie ; ce serait pis encore, ce serait ridicule.

« — On n’est jamais ridicule, Madame, dit le général, lorsqu’on est belle comme vous l’êtes et qu’on a un sentiment vrai dans le cœur.

« — C’est comme si on vous disait, à vous, reprit Olivia, de vous exposer encore à ces tumultueuses émotions dont vous me parliez tout à l’heure ; assurément vous ne voudriez pas y consentir.

« — Moi, Madame, je bénirais l’heure, le moment où je pourrais sentir ce que j’ai éprouvé autrefois ; et je dois vous dire toute la vérité. Il me semble que, depuis si longtemps que mon cœur est muet, il a retrouvé dans son repos toute sa jeunesse, toute sa force, tout son délire. »

En parlant ainsi, le général regardait Olivia de façon à lui faire croire que c’était à elle que s’adressait l’espérance de cette passion. Elle en fut troublée et lui dit en riant :

« — Allons ! ne faisons pas d’enfantillage. Vous oubliez que pour l’amour nous sommes des vieillards, et que les jeunes fous avec qui nous avons passé la soirée étaient plus maîtres d’eux que nous ne le sommes nous-mêmes. Voyons, ajouta-t-elle, parlons de vous qui avez des espérances… des espérances de gloire, j’entends.

« — Pourquoi me donner la préférence ? reprit le général.

« — Oh ! répondit Olivia, parce qu’il n’y a plus rien à dire de moi, parce que j’ai jeté un voile sur mon passé et que je ne veux pas regarder dans mon avenir. Une vie ennuyeuse et dépourvue de tout intérêt, voilà ce qui me reste. J’y suis résignée ou je m’y résignerai. Mais vous, vous avez une belle carrière : vous y avez déjà fait de grands pas, et il vous en reste de plus grands à faire encore. C’est si beau de penser qu’on peut arriver à occuper de son nom la France, le monde, la postérité ! et vous avez tout cela, vous autres hommes. Quand les passions de l’amour sont éteintes, l’ambition vous reste : vous êtes bien heureux !

« — Croyez cependant, reprit le général, que cette ambition serait encore plus puissante si on savait qu’un autre cœur s’intéresse à ce succès.

« — Allons ! allons, dit Olivia en souriant, vous voilà tout à fait redevenu jeune homme. Vous avez repris la folle ardeur de vos premières années, vous continuez vos belles illusions.

« — Pourquoi n’en pas faire autant de votre côté ? repartit le général.

« — C’est que, si on continue à votre âge, on ne commence pas au mien. »

Elle dit cette dernière parole avec un trouble et un chagrin évidents, et, avant que le général ait eu le temps de répondre, elle sonna vivement et lui dit :

« — Je vous chasse… je vous chasse ce soir, entendez bien. Je ne vous dis pas de revenir, mais je suis toujours chez moi. J’ai besoin d’être seule, je suis souffrante. Cette soirée d’hier m’a fatiguée. Adieu, et à bientôt. »

Elle mentait, ce n’était pas la soirée de la veille qui l’avait fatiguée, ou plutôt troublée si profondément. Puisqu’elle mentait, qu’éprouvait-elle ? Le général sortit après lui avoir baisé la main qu’elle voulut retirer dans un premier moment d’émotion. Olivia demeura seule avec ses nouvelles pensées…

Luizzi écoutait ce récit avec une grande attention, et remarquait l’intérêt avec lequel le Diable racontait l’histoire d’Olivia.

— Je comprends, lui dit-il, pourquoi tu veux me rendre cette femme moins odieuse qu’elle ne l’est véritablement ; mais tu auras beau faire, je ne verrai jamais dans cette histoire que beaucoup de dévergondage finissant par une ridicule passion de femme usée.

— Sot et méchant ! s’écria Satan avec un éclat qui fit trembler Luizzi, ne jugeras-tu jamais les choses que sur la stupide apparence que leur prêtent vos idées ? Ne vois-tu pas que cette femme était arrivée au plus misérable des malheurs ?

— Plaît-il ? fit Luizzi.

— Oui ! à ce malheur suprême de n’avoir plus d’illusion sur le passé, à ce malheur horrible de savoir, autant que le cœur humain peut le savoir, que toute faute est irréparable. Et encore cette terrible science resta-t-elle pour elle dans le doute, tandis que, moi, je la possède dans toute sa foudroyante étendue. Ne comprends-tu pas, pauvre, sec et froid misérable, ce que c’est que d’avoir pu habiter les cieux, et que de se voir condamné à la fange des enfers ? Et, pour ne parler que d’Olivia, comprends-tu ce désespoir qui la saisit, lorsqu’elle découvrit qu’elle avait pu aimer et être aimée, ce qui est votre ciel, et qu’elle n’avait jamais été qu’une marchandise d’amour, ce qui est votre dernier avilissement ?

— Je comprends un peu ta prédilection pour cette femme, dit Luizzi avec dédain, elle est un écho lointain des regrets qui te dévorent.

— Avec cette différence, reprit Satan, que j’ai fait ma destinée et qu’on lui a fait la sienne.

— Et ce fut là sans doute, reprit Luizzi, l’objet des pensées d’Olivia ?

— Et peut-être un jour ce sera l’objet des tiennes.

— Dis-moi celles de ta protégée, cela m’épargnera peut-être les mêmes regrets.

— Écoute donc, reprit Satan, et tâche de me comprendre si tu peux :

Olivia était donc restée seule, étonnée d’un trouble qu’elle n’avait jamais ressenti, la main posée sur son cœur qui se serrait dans sa poitrine ou se dilatait avec violence, éprouvant à la fois quelque chose d’heureux et d’inquiet, ayant peur de son émotion et s’y abandonnant avec joie, livrée enfin à ce combat instinctif du cœur pris d’un premier amour, et qui se défend avec effroi, comprenant qu’il va devenir l’esclave d’une passion plus violente que sa volonté. Cette agitation, qui dure si longtemps dans l’âme d’une jeune fille, dut bientôt faire place à d’autres sentiments chez une femme comme Olivia. Chez la vierge, en qui l’amour a soufflé ce premier désir dont le feu fait bouillonner tout son être, il n’y a pas plus d’étonnement que dans Olivia ; mais il y a une ignorance de l’avenir de cette grande passion, qui la lui rend moins suspecte. Aimer est pour la jeune fille une ivresse dont elle ne comprend pas le réveil ; pour Olivia, au contraire, cette ivresse lui semblait devoir arriver, comme les autres, au dégoût. Malheur aux lèvres d’un homme qui touchent une coupe avec la certitude qu’une fois le vin épuisé il ne restera plus dans sa bouche qu’une saveur fétide et nauséabonde ! malheur à la femme dont les lèvres ne peuvent toucher à un baiser sans être sûre qu’il lui répugnera avant d’être fini ! C’était la position d’Olivia. Aimer, pour elle, ne pouvait plus être espérer le bonheur ; couronner cet amour en devenant la maîtresse de M. de Mère n’était encore pour elle que donner sans doute et recevoir assurément une désillusion. Cette nuit d’Olivia se passa tout entière, tantôt dans ces effrois, tantôt dans le charme inouï de la douce sensation que trouvait son âme à se reposer sur le souvenir de son entretien avec M. de Mère, comme un voyageur tourmenté de spleen et de fièvre qui rencontre une couche fraîche, blanche et odorante, où, pour la première fois depuis longtemps, il trouve un délassement à sa constante lassitude.

Toutefois, l’esprit du monde se mêla bientôt à ces sensations du cœur et dicta à Olivia une résolution qui lui parut raisonnable. Ce qu’Olivia craignait, avant tout, c’était le ridicule. Pour l’éviter, elle voulut fuir une passion qui pourrait lui en donner un aux yeux de tous ceux qui la connaissaient ; mais elle ne voulut pas fuir cette passion en femme qui a l’air d’avoir peur, et, ne voulant ni éviter M. de Mère ni subir encore une fois le trouble qu’il lui avait donné, elle se décida à reprendre, pour quelque temps, une vie assez occupée de plaisirs pour que l’obsession de la pensée de M. de Mère ne pût y trouver place. Ainsi, lorsqu’il vint le lendemain, au lieu de rencontrer Olivia seule, comme il l’avait peut-être espéré, il entra dans un salon où étaient réunis le peu d’hommes de bonne compagnie que Paris possédait alors, et les quelques femmes splendidement galantes qui faisaient les frais de tous les scandales. Parmi celles-là, une entre autres avait été l’objet des attentions du général. Séduite en quelques jours et abandonnée en quelques heures par lui, elle en avait gardé une vive rancune. Avec tout autre homme que le général, elle eût peut-être tenté la vengeance la plus raffinée des femmes en pareille circonstance : c’était d’inspirer de l’amour à celui qui l’avait humiliée, afin de l’humilier à son tour par les refus les plus insultants ; mais cette femme croyait trop bien connaître le général pour espérer qu’un pareil manège pût réussir vis-à-vis de lui, et, en franche ennemie, ce fut en l’attaquant de front qu’elle voulut se venger. Il est toujours facile d’amener la conversation d’un salon sur l’inépuisable sujet de l’amour. Madame de Cauny, c’était son nom, s’en chargea, et, après quelques thèmes généraux, elle commença une diatribe cruelle contre ces hommes en qui la débauche a usé tout noble sentiment, tout respect, toute pitié, et à qui elle a donné le dernier des vices, la lâcheté. Le général, qui avait écouté avec assez de dédain les furieuses déclamations de madame de Cauny, ne put cependant s’empêcher de tressaillir à ce dernier mot. Elle s’en aperçut, et, s’adressant directement à lui, elle continua avec un ton plein de sarcasme :

« — Oui, général, c’est la dernière des lâchetés que celle qui s’adresse à une femme, et en vérité je ne veux pas dire que la plus infâme soit celle qui consiste à flétrir sa réputation par des paroles. Car, si cette femme est pure, elle a le témoignage de son honneur pour se défendre, et il y a encore des gens dans ce monde dignes de l’écouter et de la comprendre ; si cette femme ne mérite aucun respect, le mal qu’on lui fait n’est pas bien grand, et il lui reste la chance de trouver dans un nouvel amant, sinon un cœur assez haut, du moins un courage assez déterminé pour punir l’infâme qui l’a outragée. »

Quoi qu’il en eût, le général se trouva si inopinément et si violemment attaqué qu’il ne fut pas le maître de cacher son trouble. Il écoutait madame de Cauny, la pâleur sur le front, les dents serrées, prêt à éclater, car Olivia écoutait aussi cette femme en regardant le général. Madame de Cauny, suffoquée par la rage, s’était arrêtée. Il ne faut pas croire cependant qu’en me servant de ce terme je veuille te dire que ces reproches avaient été adressés au général avec l’expression haletante d’une femme emportée, dont la voix crie dans la gorge et dont les yeux étincellent dans leur orbite. Tout cela avait été dit d’une voix fine et moqueuse, avec des yeux à moitié cachés sous de longues paupières. Seulement un imperceptible tremblement des lèvres, une altération presque insaisissable de la voix, montraient assez que la colère qui s’échappait par cette issue si étroitement contenue aurait éclaté avec fureur, si elle n’eût obéi à ce frein puissant qu’on appelle le respect du monde. C’est en cela que la plupart de vos faiseurs de romans modernes me semblent ignorants à représenter les passions. Dans quelque monde et à quelque époque qu’ils les fassent vivre, ils les poussent toujours jusqu’à leur expression la plus énergique ; ils font à tout propos éclater le volcan, oubliant que, sous le poids de vos mœurs policées, il brûle intérieurement et gronde plus souvent qu’il ne lance ses flammes et ses scories. Olivia était trop femme de votre monde pour ne pas avoir compris, sous la nonchalante raillerie de madame de Cauny, tout ce qu’il y avait de fureur rugissante en elle ; mais peu soucieuse de la modérer, pourvu qu’elle apprît jusqu’à quel point allait cette fureur, elle lui dit :

« — Et quelle est donc cette lâcheté plus grande encore que toutes celles dont vous venez de faire le tableau ?

« — Cette lâcheté, la voici, répondit madame de Cauny en s’accoudant sur les bras de son fauteuil pour regarder de bas en haut le général qui était debout appuyé à la cheminée ; cette lâcheté, c’est de profiter d’un beau nom, de quelques avantages personnels, d’un esprit qui a le don de parler le langage du cœur, et de s’approcher d’une femme, d’une femme, entendez-moi bien, qu’on ne connaît pas, qu’on n’a jamais rencontrée, qui, par conséquent, ne vous a jamais blessé dans vos intérêts, dans votre vanité, dans vos affections, d’une femme à côté de qui l’on pouvait passer sans la regarder, mais qu’on désigne du doigt, en se disant : « Je ferai du mal à cette femme. » Comme je vous le disais tout à l’heure, on s’approche d’elle ; on la flatte d’abord en la rendant fière des soins d’un homme distingué ; on la prend dans son repos pour l’occuper d’un amour qu’elle ne cherchait pas ; on l’arrache à sa vie paisible pour lui donner les inquiétudes d’une passion qu’elle avait résolu de fuir ; on lui offre un dévouement sans bornes, on la persuade de la sincérité de ce dévouement ; on lui donne la joie d’être aimée, et on lui demande après de se laisser aller aussi à la joie d’aimer ; on l’émeut, on l’enivre, on l’égare, on obtient tout de cette femme ; et, le lendemain, on ne la revoit plus, sans prétexte, sans querelle, sans reproche, sans raison, sans nécessité ; on la laisse d’abord avec l’amour qu’elle a, puis avec la honte qui lui vient, avec une attente horrible et une perplexité que rien ne peut éclairer, car elle ignore ses torts, et enfin avec une certitude d’abandon ignoble qu’on ne se donne pas même la peine de rendre complète. Puis l’on court à une autre femme pour recommencer la même lâcheté ; car, voilà ce que j’appelle une lâcheté, une basse et lâche lâcheté, et je suis sûre, général, que vous êtes de mon avis. »

C’était pour la première fois peut-être que les suites d’une aventure galante avaient été traitées dans ce monde sur un ton aussi sérieux. En toute autre circonstance, des quolibets et des plaisanteries auraient pu répondre à la cruelle plainte de madame de Cauny ; Olivia peut-être en eût donné l’exemple ; peut-être le général y eût-il trouvé une excuse contre cette terrible accusation. Mais l’accent de madame de Cauny domina toutes les dispositions railleuses de ce salon. Olivia avait continué de l’écouter, les yeux toujours fixés sur M. de Mère ; et, quoiqu’elle n’eût plus dit un seul mot, celui-ci avait bien vu qu’elle s’était épouvantée à la prévision d’un pareil malheur. Cependant le général ne pouvait pas rester sans essayer au moins une réponse, quelque futile qu’elle fût. Il reprit donc :

« — Que voulez-vous, Madame ? Le cœur est facile à se tromper : on croit aimer et il se trouve qu’on n’aime pas, le désir qu’inspire toute femme belle et spirituelle peut abuser et apparaître comme un amour véritable, puis, quand ce désir est éteint, on s’aperçoit qu’après lui il n’y avait rien.

« — Pas même l’homme d’honneur ? dit madame de Cauny ; pas même l’homme qui, dépouillé de son illusion, ménage à une femme les douleurs qu’il va lui causer ? Il ne reste rien, dites-vous, général, pas même l’homme de bonne compagnie qui enveloppe au moins de politesse la plus honteuse et la plus basse des injures ? Oh ! vous avez raison, il ne reste rien, absolument rien, que le méchant qui frappe le faible, et le manant qui insulte à toute distinction.

« — Madame, s’écria le général emporté par sa colère, pour aussi bien connaître ces hommes, il faut en avoir rencontré. Oseriez-vous les nommer ?

« — Peut-être, reprit madame de Cauny en regardant Olivia, serait-ce un service à rendre à d’autres femmes ; mais je ne puis pas pousser l’obligeance jusque-là. »

Cette conversation s’arrêta, car aussitôt madame de Cauny se leva et se retira. À peine fut-elle partie, que la frivolité reprit l’empire de la conversation, et quelques personnes se mirent à railler madame de Cauny sur sa fureur. Olivia seule, Olivia, qui la veille encore aurait été la plus ardente à jeter de joyeux propos sur ce désespoir, demeura sérieuse, et plus que sérieuse, triste. Tout en se félicitant de la résolution qu’elle avait prise, elle éprouvait la terreur du danger auquel elle avait pu être exposée et le regret de voir si complétement dépoétisé un homme par qui elle ne voulait pas se laisser persuader, mais dont les paroles l’avaient si vivement émue. Le général s’aperçut, de son côté, qu’il avait été profondément atteint dans la considération qu’Olivia semblait avoir pour lui, et il en conçut une sorte d’impatience douloureuse dont il ne voulait pas se rendre compte. Elle fut assez vive pour qu’il crût devoir tenter de se justifier d’une de ces roueries dont jadis il avait fait sa gloire, et, pendant que le salon se divisait en petits groupes, il s’approcha d’Olivia demeurée seule, et lui dit :

« — La philippique de madame de Cauny vous a donné une bien odieuse opinion de moi ?

« — Non, repartit Olivia d’un air de franchise, non, ce n’est pas ce qu’elle a dit : beaucoup de légèreté peut expliquer une conduite si cruelle. Mais ce qui m’a étonnée, c’est que vous ayez répondu…

« — Quoi donc ?

« — Qu’on peut se tromper sur ce qu’on appelle amour ; qu’un désir peut vous en donner toutes les émotions, tout le trouble, tout l’enivrement, et qu’une fois ce désir éteint, il n’en reste plus rien. Est-ce vrai, cela ? »

M. de Mère réfléchit longtemps, puis répondit :

« — Non, cela n’est pas vrai, cela ne doit pas être vrai, quoiqu’il me semble que je l’aie éprouvé ; c’est qu’on manque de franchise avec soi-même, c’est qu’on s’interroge mal, ou plutôt c’est qu’on y met de la négligence. »

À ce mot, Olivia regarda le général d’un air tout surpris, et répéta :

« — De la négligence ?

« — Oui, je ne saurais m’exprimer autrement. On ne prend pas garde à ce qu’on éprouve malgré la violence des émotions, parce qu’il leur manque un sens intime qui n’appartient qu’à l’amour, un sens qui parle quand c’est véritablement de l’amour qu’on éprouve, un sens qui vous avertit et qui vous dit : « Prends garde ! » Oh ! non, Olivia, non, quand on aime ou qu’on est menacé d’aimer véritablement, on ne se trompe pas.

« — En êtes-vous sûr ? reprit Olivia.

« — Écoutez, reprit le général, et ne vous moquez pas de moi. Vous avez remarqué tout à l’heure mon embarras, ma colère, disons plus, mon humiliation. Il y a peu de jours, ce qui m’arrive ce soir me fût arrivé qu’en vérité j’en aurais été ravi. J’aurais été fier, moi qui ai beaucoup souffert, d’avoir rendu à quelqu’un une partie du mal qu’on m’avait fait ; j’aurais peut-être retrouvé assez de cet esprit caustique que j’avais autrefois pour tourner à mon avantage les invectives de madame de Cauny et lui renvoyer l’humiliation et le ridicule de cette sortie. Eh bien ! aujourd’hui j’ai été honteux, pris au dépourvu, blessé, malheureux.

« — Qu’en voulez-vous conclure ? dit Olivia, cherchant dans les paroles de M. de Mère l’explication de ce qu’elle éprouvait, car en toute autre circonstance elle aussi n’eût pas été triste et blessée de ce qui venait de se passer.

« — Le voici, repartit le général. C’est que j’ai besoin de l’estime de quelqu’un devant qui on me ravalait, besoin de la foi de cette personne en ma sincérité ; c’est que j’ai dans le cœur le désespoir d’avoir perdu sa confiance ; c’est que je viens de découvrir que je l’aimais, car, si je ne l’aimais pas, rien de tout cela ne m’arriverait.

« — C’est étrange ! dit Olivia émue.

« — Voilà un de ces symptômes auxquels on ne se trompe pas, un de ces avertissements souverains qui vous disent : « Tu n’es plus maître de ton âme, elle ne t’appartient plus, elle t’appartient si peu que, si elle fait peur à celle à qui tu veux l’offrir, tu en seras honteux et désespéré. »

« — Est-ce ainsi, dit Olivia avec effort, mais sans pouvoir donner à l’accent de sa voix ni à l’expression de son regard la raillerie qu’elle voulait mettre dans ses paroles, est-ce ainsi que vous avez joué la comédie vis-à-vis de madame de Cauny ? »

Le général se mordit les lèvres, puis lui répondit en se levant et en la saluant :

« — Peut-être. »

Il quitta le salon. Olivia rentra chez elle pour être seule un moment, et, en franchissant le seuil de sa chambre, Olivia faible, épouvantée, s’appuya sur un meuble, pressa son cœur de sa main fermée avec colère, et s’écria tout haut comme pour chasser le poids qui pesait sur sa poitrine :

« — Mon Dieu ! mon Dieu ! je crois que j’aime cet homme. »

— Olivia, aimer ! reprit Luizzi en interrompant le Diable et en ricanant, et de quel amour ?

— De l’amour le plus jeune, le plus saint, le plus pur, reprit Satan ; car cette femme impudique avait oublié sous son opprobre la virginité de son âme, cette virginité qu’on ne perd pas sans joie, qu’on ne perd pas sans douleur, et elle la retrouva à ce moment, et il arriva que la courtisane devint amoureuse, non pas comme celle qui aime pour la dixième fois, mais comme la jeune fille au lever de son âme, comme Henriette Buré, heureuse comme elle, rêveuse et pleine de longues contemplations comme elle. Et cependant cet amour fut encore plus pur chez la femme perdue que chez la jeune fille égarée.

— Cela me semble étrange, dit le baron.

— Écoute, repartit le Diable, dont la voix était presque descendue à une émotion humaine, écoute ! Olivia aimait en effet cet homme ; et M. de Mère l’aimait aussi, cette femme. Mais tous deux, confus et surpris de cette passion, s’évitèrent soigneusement. M. de Mère alla rejoindre l’armée, et ils furent près de six mois sans se voir. Ce fut à l’Opéra qu’ils se retrouvèrent. Ils se reconnurent d’un bout de la salle à l’autre au premier regard. Le général, confiant dans sa longue absence, alla se présenter dans la loge d’Olivia : il croyait la retrouver telle qu’elle était avant qu’il la connût. Effectivement, elle était belle de toute sa parfaite beauté, parée de tout ce que son goût exquis avait d’élégance, elle était souriante, presque gaie ; et, quand le général entra dans sa loge, elle lui tendit la main et serra les siennes avec une bonhomie charmante : grâce adorable, que la coquetterie ne peut jamais imiter !

« — Bonjour ! lui dit-elle avec un beau et doux sourire ; que je suis heureuse de vous voir ! Que j’ai de choses à vous dire ! Comme vous avez fait de belles choses dans cette immortelle campagne de Bonaparte ! Je vous le disais bien, que vous aviez une noble et belle carrière devant vous ! Que je me sais gré d’avoir deviné que vous la suivriez glorieusement. »

Et, en parlant au général avec cette joie, Olivia avait presque des larmes dans la voix. Et lui, tout ému, tout surpris, lui répondit :

« — Merci ! vous venez de mieux me récompenser que je ne l’ai été sur le champ de bataille. Votre approbation, c’est plus qu’une approbation, c’est la réalisation d’une espérance que j’avais emportée de Paris ; cette espérance, c’était que vous ne m’oublieriez pas.

« — Vous oublier ? dit Olivia ; vous vous rappelez trop haut et trop bien au souvenir des gens qui vous connaissent.

« — Il y en a tant d’autres qui ont plus fait que moi !

« — Oh ! mais ceux-là, on n’y pense pas. »

L’orchestre commença, le général dut se retirer.

« — Quand vous voit-on ? dit-il à Olivia.

« — Toujours, toujours seule.

« — Et toujours ennuyée ?

« — Moins ennuyée, reprit-elle doucement, mais peut-être plus malheureuse. Venez, nous causerons de tout cela. »

Le lendemain le général trouva Olivia complétement seule ; mais déjà tous deux s’étaient mis en garde contre l’émotion inattendue de la veille. La conversation fut d’abord plus calme. Olivia s’informa du général ; elle se plut à lui demander le récit de toutes ses heures, de tous ses dangers, des grands combats auxquels il avait assisté. Puis enfin le général lui dit :

« — Parlez-moi donc de vous. Qu’avez-vous fait ? Qu’êtes-vous devenue ?

« — C’est mal de m’interroger, moi, pauvre femme, heureux que vous êtes ! Ce que je suis devenue ? Au dehors, je suis restée ce que j’étais, fuyant le monde ou ne le cherchant que là où il est assez nombreux pour ne pas être importun, fatiguée de cette exclusion qui me relègue dans une société qui me semble méprisable maintenant et que je n’ai pourtant pas le droit de mépriser, pensant beaucoup à vous, qui m’avez fait tant de mal, et ne trouvant que là la consolation du mal que vous m’avez fait.

« — Olivia, est-vrai ? reprit M. de Mère.

« — Oui, c’est vrai, je vous aime. Oh ! je puis bien vous le dire sans danger. Mais à quoi cela me mènera-t-il ? À être votre femme ? c’est impossible, je le sais… Croyez que bien sincèrement je n’ai pas cette prétention. À être votre maîtresse ? jamais, Victor, jamais.

« — Vous savez mon nom ! lui dit le général tout surpris.

« — Oui, je l’ai demandé à madame de Cauny.

« — Vous m’aimez, reprit M. de Mère, vous m’aimez ! et vous croyez que je ne vous mériterai pas, moi, qui n’ai plus d’intérêt que votre pensée ! car vous m’aviez compris hier, quand je vous ai remerciée ; vous m’avez compris tout à l’heure, quand je vous racontais avec quel soin je cherchais à vous faire parvenir, par la voix publique, le peu de gloire que je n’osais vous dédier. Et vous croyez que je ne voudrai pas obtenir tout votre amour ?

« — Non, dit Olivia en détournant la tête, non, car vous avez de cet amour tout ce qui en est bon et saint. Ne demandez rien à la femme, rien, entendez-vous ? Ne me faites pas rougir ; pour moi, ce ne serait pas de la pudeur, ce serait de la honte. Restons où nous en sommes. Ne m’ôtez pas le bonheur que vous m’avez donné.

« — Folie ! dit le général en souriant ; n’êtes-vous pas plus belle qu’aucune femme au monde ?

« — Vous me trouvez belle ? reprit Olivia en souriant et en caressant Victor du regard ; tant mieux ! vous aussi, reprit-elle en riant, je vous trouve beau, très-beau, en vérité ! ce grand front bruni par le soleil d’Italie, cette cicatrice qui le pare d’une si noble couronne… Oui… oui, je vous trouve beau, et je vous aime. »

Le général prit les mains d’Olivia et s’approcha. Elle lui dit :

« — Demeurez-vous longtemps à Paris ?

« — Deux mois.

« — Deux mois ! c’est beaucoup, quand on a de si belles choses à faire ailleurs.

« — Ne m’aiderez-vous pas à les trouver courts ?

« — Pas souvent. Je ne suis pas libre comme autrefois. Je suis très-entourée maintenant. J’ai retrouvé des parents de mon père qui étaient dans la misère. Il y avait là deux jeunes filles, je les ai prises près de moi, je m’en occupe, je les élève. »

Puis elle ajouta avec un soupir et une larme :

« — J’en ferai d’honnêtes femmes. Ainsi, vous voyez ! je vous verrai quelquefois, pas souvent, et nous causerons comme aujourd’hui. »

Olivia avait laissé ses mains dans celles du général, qu’elle pressait doucement en parlant ainsi. Victor, qui la regardait et l’écoutait avec avidité, l’attira doucement dans ses bras. Mais elle se dégagea avec vivacité, et lui dit :

« — Non, Victor, non ! que vous importe une femme de plus ? Ne jouez pas une amie contre un moment de triomphe. Je pourrais vous haïr, Victor ; je pourrais plus peut-être, je pourrais ne plus vous aimer… »

Et alors, le regardant avec amour, elle se pencha rapidement vers lui, lui donna un baiser sur le front, et lui dit avec une joie charmante :

« — Et je vous aime ! »

Puis elle ouvrit la porte de sa chambre et se réfugia vers ses jeunes élèves qui étudiaient le piano.

« — Adieu, dit-elle au général. Voici l’heure de notre leçon. Il n’y a plus ici qu’une mère de famille, qui reçoit ses vieux amis en famille. »

M. de Mère sortit. Je ne saurais mieux t’expliquer les sentiments qu’il éprouva qu’en rapportant ici la lettre qu’il écrivit en rentrant chez lui :

« Olivia, je vous remercie de m’aimer, et je vous remercie de ce que je vous aime. Vous ne pouvez savoir ce que j’ai de reconnaissance pour vous. Vous m’avez rendu ma vie, mon âme, mon avenir ; je suis fier, j’ai espérance en tout, foi en tout ; je suis redevenu jeune, je suis redevenu jaloux. Oui, jaloux ; car en sortant de chez vous j’ai vu s’arrêter à votre porte l’équipage d’un de ces brillants jeunes gens qui avaient place dans votre loge, à l’Opéra, où moi je suis entré comme un étranger. Olivia, ne me trompez pas, je vous le demande à genoux. Je savais qu’on recommence sa vie, sa fortune, sa gloire ; j’ignorais qu’on pût recommencer son cœur, et vous me l’avez appris. Mon cœur bat, ma tête brûle, je pleure et je ris. J’aime, j’aime. Oh ! ne me trompez pas, Olivia ; ne faites pas une dernière dérision de ce dernier bonheur. Je vous remercie, je vous remercie à genoux. Aimez-moi !… Je vous aime jusqu’à avoir peur de vous. »

Cette lettre resta sans réponse ; quelques jours après, le général alla la chercher. Olivia n’était pas seule ; un des merveilleux du temps était avec elle. Le général eut toutes les impatiences, toutes les excitations d’un amour jaloux, et Olivia toutes les soumissions d’un amour vrai. Elle renvoya le merveilleux ; elle le renvoya très-maladroitement, assez maladroitement pour que, le lendemain, tout Paris fût informé que M. de Mère était son amant en titre. Il l’apprit, et il accourut furieux et désolé chez Olivia. Elle le savait aussi, et répondit en souriant à la colère du général :

« — Je vous sais gré de vous être ainsi emporté pour moi. Vous venez de me faire plus de bien que je n’en ai éprouvé de ma vie. Mais je vous avoue que cette calomnie ne m’a point blessée. J’ai le droit de dire que c’est une calomnie, non point au monde, mais à moi qui n’ai pas voulu être à vous et qui ne vous appartiendrai jamais. »

Et ce mot : Jamais ! fut vrai ; et cela doit te paraître d’autant plus surprenant qu’Olivia eut à combattre non-seulement le penchant de son cœur, mais encore l’attrait de cet homme ardent, dont la parole vibrait, dont le regard rayonnait d’amour, et qu’elle ne pouvait entendre ni regarder sans être troublée comme une enfant et palpitante de désirs. Ce ne fut pas le combat d’un jour, ce fut un combat long et douloureux dont elle sortit vingt fois triomphante, ce fut un combat contre tous les délires de la passion ; car M. de Mère la poursuivit partout, à toute heure. Obligé de la quitter pour rejoindre l’armée, il profitait d’un congé de quinze jours, d’un repos de quelques semaines, pour revenir à Paris de deux cents lieues de distance ; il arrivait chez elle tout à coup, quand elle rêvait à lui, le croyant bien loin, et il lui disait en entrant :

« — Je viens de Rome pour passer une heure avec vous. »

Alors Olivia lui tendait les bras, le serrait sur ce cœur qui bondissait d’un bonheur ineffable ; puis, c’était un long regard qui ne le quittait pas, qui le dévorait, qui lui envoyait son âme et s’enivrait à la sienne, et c’était tout. Car elle fuyait, s’il voulait enfreindre la résolution inébranlable qu’elle avait prise. C’est qu’Olivia aimait l’amour si nouveau qu’elle éprouvait ; elle aimait ce sentiment fier, absolu, exclusif, qui la dominait et qu’elle inspirait, et elle n’eût pas voulu le risquer dans un abandon d’elle-même qu’elle savait mieux que personne suivi de tant de déceptions. Cela dura deux ans entiers.

— Deux ans ! s’écria Luizzi, deux ans ! Et au bout de ce temps sans doute… ?

— Au bout de ce temps, repartit Satan, M. de Mère fut tué. Olivia le pleura saintement, comme elle l’avait aimé saintement ; elle garda de lui les moindres souvenirs qu’elle put s’en procurer. Puis, au bout d’un an, s’étant donné par l’amour la nécessité d’une vie plus honorablement posée, elle épousa le seul homme dont elle fût assez maîtresse pour lui faire faire la plus grande des folies, elle épousa le financier Libert, qui acheta la terre de Marignon et qui devint M. de Marignon.

— Ah ! s’écria Luizzi, l’instinct de ma vengeance ne m’avait pas trompé ! Olivia, la courtisane, la prostituée, devait être cette insolente madame de Marignon, qui a chassé la malheureuse Laura ! et elle a fini par épouser ce misérable Libert, le parvenu gorgé d’or et de vols ! digne association du libertinage et de la rapine, qui a enfanté probablement l’impudente vanité et la soif de briller ! Ah ! madame de Marignon, vous méritez un gendre comme M. de Bridely, et vous l’aurez, je vous le jure !… Eh bien ! Satan, tu ne dis rien ?

— J’attends, pour achever l’histoire de madame de Marignon.

— N’est-elle pas achevée ?

— Pas encore. Après son mariage, elle profita de la fortune de son mari et de ses anciennes relations pour se faire ce monde dont tu as vu les restes. Elle le paya cher, elle devint l’esclave de ses moindres exigences. Vulnérable par tant de côtés, il lui fallut accepter servilement les plus cruelles humiliations. Mais elle les souffrit patiemment, car elle était mère, elle avait une fille, et le besoin de ne pas rougir devant elle lui fit accepter le voile de pruderie qu’on la força de jeter sur son passé.

— Et c’est pour l’honneur de son passé qu’elle a chassé madame de Farkley ?

— Oui, mon maître ; et ce qu’il y a d’admirable en ceci, c’est que le vice et le crime, poussés à leur plus honteuse dépravation, ont pris le malheur et la faiblesse à la gorge, pour la forcer à servir leurs infâmes proscriptions ; c’est que mesdames de Fantan et du Bergh ont obligé madame de Marignon à exclure Laura de son salon. Mais si tu avais vu, si tu avais su voir, tu aurais reconnu que cette femme avait adouci l’insulte autant qu’elle le pouvait, tu aurais vu que, seule de tout ce monde, elle s’est informée de la santé du misérable gisant sur son lit.

— Oh ! fit Luizzi, qui se promenait activement dans la chambre, tu me décides. Je craignais de rencontrer dans un caractère inflexible un obstacle insurmontable à mes projets ; mais Olivia est la femme qu’il me faut, tremblante devant un scandale, faible devant un souvenir.

— Celle-là qui est ainsi, dit Satan, n’est pourtant pas la plus méchante de celles qui t’ont blessé. Et mesdames du Bergh et de Fantan ?

— Ah ! assez, maître Satan, dit Luizzi : tu ne me persuaderas pas. Je te connais. En m’irritant contre ces deux autres femmes, tu veux me faire croire que ta prédilection pour madame de Marignon est désintéressée ; je ne me laisserai point prendre à ce piége, et je te jure que, si je ne frappe que la moins coupable, c’est que je n’ai aucun moyen d’arriver aux autres.

— Eh bien ! dit Satan, veux-tu que je te nomme le plus coupable de tous les acteurs de cette histoire, celui dont tu peux au moins flétrir la mémoire sans remords ? car c’est lui qui a mené Olivia par la main à son premier désordre.

— Quel est-il ?

— Ne te souviens-tu pas de ce joyeux marquis de Billanville qui avait inventé ce honteux marché qui devait livrer Olivia à l’un des douze ?

— Oui. Eh bien ?

— Quand tu sauras son véritable nom, tu sauras toute la vérité de cette histoire, tu sauras celui qu’il faut livrer au mépris des hommes. Cet homme, tu le connais. Il s’appelait le baron de Luizzi.

— Mon père !

— Ton père.

— Toujours ! toujours ! répéta Luizzi furieux.

Le Diable n’était plus là.

Comme nos lecteurs ont dû le remarquer, Luizzi n’était déjà plus le jeune homme vaniteux et confiant qui s’aventurait gaiement dans le monde, n’y regardant pas de trop près, se laissant aller à son émotion du moment, tout disposé à faire le bien et à y croire, ayant les défauts de sa position sans en avoir les vices, un peu fat, un peu railleur, aussi oublieux du service que de la haine de la veille, s’imaginant que chacun est à sa place et n’enviant celle de personne. Mais le Diable était venu, le Diable qui avait soufflé sur les apparences et arraché les masques ; et alors Luizzi s’était révolté contre ce qu’il croyait être le véritable état du monde. La colère lui avait donné ses mauvais conseils, et il les écoutait. Après avoir fait comme la plupart des hommes le mal sans réflexion, sans calcul, un mal pour ainsi dire innocent, il rêvait le mal bien calculé, le mal préparé de longue main, le mal coupable. C’est que Luizzi, il faut le dire encore, était comme sont presque tous les hommes obéissant par vanité à de fausses idées, prenant de mauvaises voies qu’il croyait justes, sinon bonnes. Luizzi, c’est le vulgaire, et il suivit la route vulgaire parce qu’il n’y avait en lui ni une vertu ni une raison assez supérieures pour le retenir ou pour l’éclairer. Il ne comprenait pas l’homme fort qui voit le mal et choisit le bien parce qu’il sait que le bien mène au bien, parce qu’il sait que la société accepte le vice et le crime, mais ne les accueille pas comme l’humanité accepte les infirmités, mais ne leur ouvre pas volontairement ses portes. Il était fort au-dessous de ces hommes à qui la Providence a donné ce guide absolu qu’on appelle foi, et qui, voyant un phare au bout de l’horizon, y marchent sans s’inquiéter de la tourbe qui s’égare et qu’ils ne regardent pas. Il n’était point de ces âmes privilégiées, qui vont, qui vont sans cesse, et qui, si elles n’arrivent pas seules à la vertu, arrivent presque toujours seules au bonheur.

Voilà où en était Luizzi quelques jours après cette entrevue avec Satan : bien décidé à poursuivre son projet contre madame de Marignon, se croyant une grande expérience parce qu’il avait écouté le Diable raconter de méchantes actions. Puis, comme il était en train de vengeance, il s’ingénia à en inventer une contre M. Ganguernet : il trouva plaisant de le punir à sa façon, c’est-à-dire de le mystifier. Cette idée se développa rapidement en lui, et bientôt, la façonnant à sa guise comme un auteur fait d’un drame, il lui trouva toutes les conditions nécessaires pour réussir. Il se résolut à laisser Ganguernet et monsieur son fils poursuivre madame de Marignon, tandis qu’il irait lui-même chez M. Rigot qui avait deux nièces à marier. Le hasard lui avait appris cette circonstance, et Luizzi l’accueillit d’autant plus favorablement que c’était un hasard.

— J’ai voulu trouver dans un monde élégant, disait-il, un monde honnête et vertueux, et je me suis trompé. En cherchant une femme pure et noble dans ce monde, je me tromperais probablement encore. Laissons-nous aller au chemin qui s’ouvre devant nous. Les îles Fortunées ont été la découverte de gens qui ne savaient où ils allaient. Voilà qui est décidé. Je vais tenter le mariage auprès de M. Rigot. Je me crois assez noble pour épouser une femme de rien, assez riche pour me soucier peu de me tromper dans le choix que je ferai. Et, s’il faut que je m’adresse à celle qui est sans dot, je serai d’autant plus en droit d’exiger d’elle le respect du nom que je lui donnerai et une vive reconnaissance pour la fortune qui remplacera sa misère.

C’est ainsi que se parlait le baron de Luizzi, allant à la recherche d’une honnête femme, et ne comptant que sur des calculs d’égoïsme et de devoir de position pour la rencontrer, ne se confiant plus déjà ni au frein de la morale ni à ce saint amour du bien qui est le partage de certaines âmes.

Quelque prévention qu’il eût contre Satan, il le gardait cependant comme extrême ressource pour se sauver du danger d’être trompé. Luizzi, à moitié dépouillé de ses bons sentiments, était à l’égard du Diable dans la position d’un joueur en face de la roulette, lorsqu’il a laissé le meilleur et le plus liquide de sa fortune aux mains dévorantes du banquier : il ramasse les débris de ses capitaux et se résout à tenter une spéculation commerciale bien hasardeuse, mais au bout de laquelle il entrevoit encore le non-succès et la ruine. Alors il place une dernière espérance à côté de cette mauvaise chance ; il se réserve une petite somme avec laquelle il retournera au jeu et réparera peut-être les pertes qu’il a subies et celles qu’il prévoit. Luizzi était ce joueur, ou plutôt, selon sa pensée, il était le navigateur qui s’embarque avec un fort vaisseau pour aller chercher une nouvelle terre, qui s’approvisionne largement, arme son navire de toutes les précautions possibles, et qui, malgré tout cela, emporte avec lui une chaloupe et un canot pour leur demander un asile après le naufrage, et tenter sur une frêle embarcation le salut que son puissant vaisseau lui aura refusé. Luizzi, une fois qu’il fut bien décidé, mit à l’exécution de ses projets la rapidité d’un homme à qui l’argent donne toutes les facultés, l’activité et surtout la résolution. Deux jours après les confidences du Diable sur madame de Marignon, le baron courait en poste sur la grande route de Caen. Toutefois, avant de partir, il avait instruit Ganguernet et monsieur son fils de tout ce qu’il savait sur le compte d’Olivia, et avait donné à celui-ci une lettre d’introduction auprès de madame de Marignon. Elle ne manquait pas d’une certaine habileté, et madame de Marignon devait nécessairement s’y laisser prendre. La voici :


« Madame,

« Votre nom est le seul que j’aie trouvé inscrit chez moi durant ma longue maladie. Si je ne vais pas vous remercier personnellement, c’est que je craindrais de manquer de reconnaissance en faisant connaître au monde une bonté et une indulgence si rares. Toutefois, comme je ne saurais mettre dans un billet tout ce que j’éprouve de gratitude, j’ai chargé l’un de mes amis d’aller vous la témoigner. Cet ami est le comte de Bridely. Il porte un des plus beaux noms de France ; si vous voulez lui permettre de se présenter chez vous, il apprendra à le bien porter. Le besoin d’un air plus pur me force à quitter Paris, et je pars avec le regret de ne pouvoir vous dire moi-même quels sentiments, quel respect et quelle reconnaissance vous m’avez inspirés.

« Armand de Luizzi. »