Les Mémoires de Lord Shelburne, un ministre de George III

Les mémoires de lord Shelburne
Ernest Fontanès


LES MEMOIRES
DE
LORD SHELBURNE

Life of William, earl of Shelburne, afterwards first marquess of Lansdowne, with extracts from his Papers and correspondence, by lord Edward Fitzmaurice, vol. Ier, 1737-1766, London 1875 ; Macmillan.

Montaigne dit quelque part que « pour veoir un homme de la commune façon, à peine qu’un artisan lève les yeux de sa besogne, là où, pour veoir un personnage grand et signalé arriver en une ville, les ouvroirs et les boutiques s’abandonnent. » Je ne sais si de nos jours le peuple a conservé la même ardeur à courir à ces spectacles, car il pourrait répéter avec la « vieille au chef ridé » du poète : « Un roi ! sous l’empereur, j’en ai tant vu de rois ! » mais, lorsqu’un éditeur intelligent ramène sur la scène « un de ces hommes dont la vie et les opinions peuvent servir de patron, » le public lettré s’empresse de faire cortège à ce personnage ; on se met aux portes pour le regarder, pour observer sa physionomie, pour prendre sa mesure, et, s’il daigne nous raconter sa vie, nous communiquer les observations qu’il a recueillies, les jugemens qu’il a portés sur les hommes de son temps, on se serre autour de lui, on ne se lasse pas de l’écouter, on lui tient fidèle compagnie. Faut-il s’inquiéter de cette disposition persistante des esprits et se persuader avec des moralistes chagrins que cette curiosité indiscrète est un signe d’impuissance, que, n’ayant plus l’énergie de « faire grand » nous nous ingénions, comme les vieillards, à ressaisir dans le passé un reste de vie qui nous échappe ? N’est-ce pas après tout le plus noble des plaisirs, la distraction la plus efficace, pour une race éprouvée par le sort comme la nôtre, que de contempler l’homme et de démêler les fils compliqués dont est faite la trame de la vie ? Et si Goethe a eu raison de soutenir que la « véritable étude de l’humanité, c’est l’homme, » les confidences, les autobiographies, ne sont-elles pas les documens indispensables pour mener cette étude à bonne fin ?

Si l’on avait quelques doutes sur l’intérêt de ces Mémoires ou sur l’importance de lord Shelburne pour l’histoire politique de l’Angleterre au XVIIIe siècle, nous n’aurions que l’embarras du choix, pour lui trouver les parrains et les introducteurs les plus accrédités. Le chef du cabinet actuel de Saint-James, M. Disraeli, l’a appelé le ministre le plus capable, le plus accompli du XVIIIe siècle, le premier grand ministre qui a compris l’importance de la classe moyenne, et Bentham aimait à répéter que c’était le « seul ministre qui n’avait pas peur du peuple. » Enfin, s’il est vrai qu’un homme d’état ne peut pas avoir marqué dans l’histoire de son pays sans avoir soulevé contre lui bien des inimitiés, Burke s’est chargé de fournir à la renommée de Shelburne ce murmure d’insultes qui poursuit toujours les grands acteurs. « S’il n’était pas en fait de moralité un Catilina ou un Borgia, il ne fallait en rendre grâce qu’à la faiblesse de son intelligence. » En voilà assez pour piquer notre curiosité : à coup sûr, nous n’avons pas affaire à une de ces médiocrités effacées dont la postérité ne s’occupe pas.

Sur le soir de la vie, lard Shelburne essaya de recueillir ses souvenirs et de raconter l’histoire de son temps. Il a laissé deux versions, dirions-nous, de sa biographie, qu’il n’a pas eu le temps de réduire et de combiner jusqu’à la fin de sa carrière. Aussi la tâche de lord E. Fitzmaurice n’a-t-elle pas été très facile. Un sentiment de piété filiale a retenu la plume et la critique de l’écrivain ? il s’est trouvé devant ces manuscrits, devant le journal insignifiant de lady Shelburne, comme un de ces auteurs des livres sacrés qui juxtaposaient les documens traditionnels sans oser les raccorder. Il en résulte que l’ouvrage ne se déroule pas facilement selon l’ordre des temps ; il ressemble un peu à ces rivières contrariées par des barrages, qui sont condamnées quelquefois à remonter leur cours. Le tissu du récit est un peu lâche et souvent brisé : on ne peut pas s’empêcher de songer à la conversation d’un vieillard qu’un nom, un souvenir évoqué, détournent de sa route et précipitent, dans d’autres réminiscences dont il subit l’enchantement, et qu’il suit dans le chemin de traverse où elles l’attirent.


I

William Fitzmaurice, depuis comte de Shelburne, naquit le 20 mai 1737 à Dublin. Il passa les quatre premières années de sa vie dans la partie la plus retirée du sud de l’Irlande, sous la domination d’un vieux grand-père, Thomas Fitzmaurice, comte de Kerry. Ce puissant seigneur avait bien le caractère le plus sévère, le plus obstiné qu’on pût imaginer ; peu intelligent, mais doué de nerfs solides et d’une persévérance que rien ne lassait, sans grande éducation, sauf celle qu’il avait reçue à l’armée, où il avait laissé la réputation d’un homme brave et actif, un bel homme d’ailleurs, qui « pour mon bonheur et celui des miens, remarque Shelburne, épousa une femme très laide, la fille de sir William Petty, qui apporta dans notre famille tout le bon sens que nous avons montré et la fortune que nous conserverons, je pense. » Lord Shelburne n’eut pas le bonheur d’être élevé par cette femme judicieuse ; elle mourut peu de mois après sa naissance, et il resta sous la tutelle de ce terrible grand-père qui, après la mort de sa femme, s’enferma dans sa vie de gentilhomme campagnard. La monotonie de cette existence n’était troublée que par l’arrivée de l’almanach : c’était le grand événement de l’année, et le comte de Kerry ne permettait pas qu’un autre que lui en fît la lecture à toute la famille. Cet almanach lui tenait lieu de toute autre littérature ; il le lisait tous les soirs jusqu’à ce que celui de l’année suivante eût paru. Du reste, c’était un homme d’honneur, d’une justice inflexible et qui gouvernait son comté comme ses enfans. Il tenait tout ce pays barbare sous sa main de fer ; prompt à réprimer toutes les violences, il faisait exécuter les lois avec un soin scrupuleux et assurait aux étrangers le respect de leurs personnes et de leurs propriétés. Jusqu’au sein de la famille, il apportait cet esprit de rigoureuse justice, il ne connaissait pas d’autres principes ; aussi ses enfans comme ses serviteurs avaient peur de lui et ne l’aimaient pas. Quant à lui, il ne témoignait d’affection que pour son petit-fils, dont nous résumons la biographie.

Ce n’était pas auprès de ses parens directs, au foyer paternel, que lord Shelburne pouvait recueillir des impressions plus douces et corriger ce tempérament un peu farouche qui semble avoir été le caractère de la famille pendant plusieurs générations. Son père avait été éteint et brisé sous cette discipline de fer qui ne permettait aucune résistance, et quand il échappa à cette contrainte le pli était pris, il ne put pas ressaisir le gouvernement de lui-même ; il ne fit que changer de vasselage et tomba sous la tutelle de sa femme, personne très passionnée, irritable, d’une activité dévorante, avide de pouvoir et d’argent encore plus. Lord Kildare, dans une lettre qu’il adressait à lord Holland et où il essayait de marquer tous les travers de caractère et les défauts de Shelburne, assure que par tous ces côtés il était bien le fils de sa mère. Livré aux exemples et aux influences de la maison paternelle, lord Shelburne fût resté une sorte de sauvageon, un de ces gentilshommes campagnards qui ne rachètent pas leur ignorance par la distinction des manières, et qui sont tout ensemble grossiers et vulgaires ; mais il eut le bonheur de rencontrer dans sa famille une femme d’une beauté d’âme et d’une noblesse rare. C’est à elle, à lady Arabella Denny, qu’il dut d’entrevoir un autre idéal que celui de la force brutale et de la justice implacable ; c’est elle qui lui fit connaître et aimer les deux qualités qui font la dignité et l’agrément de la vie, l’amabilité et l’indépendance de caractère. Depuis la mort de son grand-père, elle avait ménagé à l’enfant délaissé cette joie de se sentir aimé, sans laquelle l’éducation reste une chose apprise qui n’atteint pas aux sources de la vie. Lord Shelburne lui en a conservé une reconnaissance attendrie ; il a senti que sa nature morale s’était éveillée, s’était épanouie sous le doux rayonnement de ce caractère idéal. A la fin de sa carrière, le vieillard parlait d’elle avec enthousiasme, et il formait le projet, si la mort lui en laissait le temps, d’écrire sa vie, car il prétendait que c’était une mémoire plus digne d’être conservée et transmise à la postérité que celle de Mme Roland ou de Mme de Maintenon.

C’était assurément une apparition curieuse et qui pouvait tenter le pinceau d’un artiste. Le seul trait d’elle qu’il nous ait conservé révèle une nature d’une exquise sensibilité jointe à une énergie et à une force de volonté dont toutes les femmes ne sont pas capables. Vivant à la campagne avec son mari, elle était en butte aux poursuites de son beau-frère, être grossier et sauvage, un peu fou, et, heureusement pour elle, un vrai lâche. En parler à son mari, c’était brouiller les deux frères et les séparer pour jamais. Elle résolut de se débarrasser elle-même de cet ennemi. Elle s’exerça en secret à tirer au pistolet ; puis, quand elle fut d’une force raisonnable, elle pria son beau-frère de l’accompagner dans le lieu retiré où elle s’exerçait, et après lui avoir donné des preuves non équivoques de son habileté, elle lui déclara brusquement qu’elle avait appris à tirer pour se délivrer de ses importunités, et que, s’il ne changeait pas d’attitude, elle saurait bien se faire justice. De ce moment le rustre se le tint pour dit.

L’éducation de lord Shelburne jusqu’à l’âge de quatorze ans fut bien négligée. Envoyé d’abord dans une école publique, il fut placé bientôt sous la direction d’un précepteur, pendant que ses parens vivaient en Angleterre. Ce précepteur était un clergyman de l’esprit le plus étroit, descendant d’une famille de réfugiés français, brave homme, d’un bon naturel, mais sans grande culture et prenant tout au tragique. Le jeune Shelburne répond un jour à l’intendant de son père qui lui demandait de lui faire l’honneur de dîner chez lui : « Je veux bien, à la condition qu’à table vous ne porterez la santé ni de mon père ni de ma mère. » Cette réponse, rapportée au précepteur, lui parait trahir un mauvais cœur ; après avoir tenu conseil avec l’intendant et pris même l’avis d’un troisième personnage, ils tombent d’accord qu’il convient d’en écrire aux parens, car ce propos annonce une corruption et une insensibilité effrayantes. Rien cependant n’était plus simple. Le jeune homme était écœuré de la bassesse et des flagorneries de l’intendant, et il avait voulu se prémunir contre ce débordement de viles flatteries et de protestations de dévoûment.

A quinze ans, ses parens le rappellent à Londres. Il y jouit de la plus grande liberté, il va et vient comme il lui plaît, il fait les connaissances qui lui conviennent, il prend son plaisir où bon lui semble ; ses parens n’exercent sur lui aucun contrôle, sauf sur l’article argent, et n’avait été la libéralité de quelques vieilles tantes, il n’aurait pas pu suffire aux plus modestes exigences. Avant de l’envoyer à l’université d’Oxford, son père le prend un jour avec lui dans ses visites aux hommes marquans du moment, afin que plus tard il eût le plaisir de se rappeler qu’il avait vu les célébrités de la génération précédente. Il le conduit aussi à la chambre des communes pour entendre parler lord North, que l’opinion publique signalait comme un orateur distingué. Le futur ministre n’est pas encore pénétré de l’utilité d’assister à ces tournois d’éloquence, et, sous prétexte qu’il n’aime pas la manière de lord North, il s’esquive et se prive du plaisir d’entendre une seconde fois le brillant orateur. Cette étourderie lui attire une sévère algarade de son père, qui, dans son irritation, lui prédit qu’il ne sera jamais un homme.

A l’université, il eut encore la mauvaise chance de tomber sous la direction d’un maître fort étroit d’esprit ; il lut avec lui un certain nombre d’ouvrages sur la loi naturelle et sur les lois des nations, un peu d’histoire, du Tite-Live, et traduisit avec soin quelques-unes des harangues de Démosthène. Les Discours, de Machiavel sur Tite-Live, les harangues de Démosthène, firent une profonde impression sur son esprit. Il suivit assidûment les leçons de Blackstone sur le droit civil et politique de l’Angleterre et y puisa des connaissances précieuses. Quant à ses condisciples, ils étaient en général assez médiocres : aucun n’a marqué plus tard ni dans la politique ni dans les lettres.

Quand la guerre éclata en 1757, le futur lord Shelburne, qui ne se plaisait pas à la maison paternelle, désespérant d’obtenir la permission d’aller au loin, prit le parti d’entrer dans l’armée. Son père, sur les conseils de son ami Fox, le plaça dans le 20e régiment sous les ordres du général Wolfe. Cet officier, qui devait s’illustrer par la victoire qu’il remporta sous les murs de Québec, était très connu et estimé dans l’armée pour plusieurs faits d’armes très brillans. C’était un grand bel homme, mince et bien fait, avec des yeux bleus qui dénotaient plus de vivacité que de pénétration. A peine la nouvelle recrue était-elle arrivée au régiment qu’il lui demanda combien son père lui allouait de pension, et, apprenant qu’elle ne dépassait pas 600 livres par an, il lui conseilla tout de suite d’emprunter pour faire face aux obligations de sa nouvelle position et de distribuer sa paie aux officiers malheureux. Le général ne se borna pas à recommander au jeune officier ces manières larges et généreuses, il s’attacha à élargir ses idées, à lui ouvrir l’esprit ; il lui fit lire non-seulement des ouvrages traitant de l’art militaire, mais aussi des livres de philosophie, il lui inspira le goût des lettres et lui communiqua sur toutes choses des sentimens vraiment libéraux. Malheureusement Shelburne ne put obtenir l’autorisation de l’accompagner en Amérique, et après son départ il fut attaché à la personne du général Clerke, qui reporta sur lui une partie de l’affection que lui avait vouée Wolfe. Après avoir fait partie de l’expédition contre Rochefort, il servit dans la guerre d’Allemagne, sous le prince de Brunswick, et se distingua à la bataille de Minden et dans la retraite qui suivit l’échec du prince héréditaire à Closter-Camp. De retour en Angleterre, il reçut la récompense de sa bravoure ; il fut promu au grade de colonel et désigné pour être un des aides-de-camp du roi, au grand scandale des courtisans et des amis du duc de Newcastle, qui s’alarmaient de l’arrivée à la cour de ces nobles de campagne, parmi lesquels l’opposition avait recruté ses plus vigoureux champions.

Avant d’entrer dans le récit des événemens parlementaires auxquels il a été mêlé et de raconter les diverses anecdotes qu’il a recueillies sur les personnages éminens qui l’ont précédé dans les conseils du gouvernement, lord Shelburne se demande pourquoi la monarchie constitutionnelle s’est acclimatée en Angleterre et a réussi. Il ne se laisse pas éblouir par le tableau lumineux que Montesquieu a tracé dans l’Esprit des lois de la constitution de son pays. En véritable Anglais, en homme d’état qui connaît tous les détours et les surprises de la vie parlementaire, il cherche dans les faits l’explication de cette grandeur, de cette sécurité, de ce bonheur, en un mot, dont l’Angleterre a joui depuis la révolution de 1688. Si la dynastie de Hanovre n’a pas repris les erremens familiers aux rois, si elle n’a pas rétabli les prérogatives, les immunités royales et usurpé le pouvoir que la nation avait racheté à si grand prix, l’honneur n’en revient pas à ce système savant de freins et de contre-poids qui distingue la constitution anglaise. L’explication est plus simple et plus dramatique. La dynastie nouvelle ne pouvait pas oublier qu’il existait quelque part un prétendant dont les droits à la couronne étaient consacrés par les principes monarchiques et soutenus par les sympathies constantes d’un parti puissant. Ce souvenir suffisait pour tenir en bride l’esprit royal et empêcher le retour du despotisme. Pour faire échec aux revendications des Stuarts, pour avoir un point d’appui dans la nation et ne pas rester isolé, le nouveau roi dut se jeter dans les bras des vieux whigs et répudier toutes les prétentions et les allures des vieilles royautés, en un mot répéter au peuple : « Nous sommes vos esclaves et vos nègres. » D’autre part le prétendant n’était pas un danger assez redoutable pour mettre tout en question et troubler cette paix relative qui, pour un grand pays, est la condition du travail et de la prospérité. Il était incapable de comprendre son temps et de s’accommoder aux transformations qui s’étaient accomplies dans les mœurs et dans les idées du peuple. Romanesque et ignorant, il vivait de cette vie de chimères et d’imagination qui pouvait convenir à un chevalier errant, mais qui le rendait étranger au milieu d’une nation active, énergique, dont la culture et les progrès avaient été merveilleusement servis par l’invention de l’imprimerie.

Lord Shelburne avait un sentiment très net des conditions de la monarchie constitutionnelle, et il recommandait chez le souverain une qualité qui rarement a été estimée à son prix, qu’il appelle l’indolence et qui pourrait être mieux comprise, si nous l’appelions le tempérament flegmatique. Funeste quand elle est le fruit de la faiblesse ou du vice, l’indolence préserve les rois de cette ingérence directe, impérieuse dans les affaires du pays, qui blesse un peuple fier et actif. Il n’est pas donné à tous les hommes d’être assis sur un trône et de savoir ne pas jeter à tout moment leur sceptre et leur épée dans la balance où se décident les destins du pays. Pour cette réserve, pour cette modération, qui ne sont pas l’abdication, il faut un grand esprit et aussi un grand cœur, ajoute lord Shelburne. Il faut sentir que la fonction qu’on remplit n’est pas stérile, inutile au pays, et qu’elle n’a rien de semblable à cette position du grand-électeur de Siéyès, condamné à ne pouvoir faire autre chose que s’engraisser. Il y aurait peut-être de la flatterie à décerner aux George cette vertu si utile aux monarques constitutionnels ; l’honneur en revient aux circonstances plus encore qu’à leur sagesse. Étrangers à la langue et aux mœurs de l’Angleterre, ils se contentèrent de jouir du côté théâtral et positif de la royauté, et, comme leur cœur était ailleurs, ils ne se passionnèrent pas pour la politique d’un pays qui n’était pas le leur, et ils laissèrent volontiers de vrais Anglais s’asseoir au timon et tenir la barre.

Lord Shelburne ne rapporte pas au génie de Guillaume III la fondation et le succès de la monarchie constitutionnelle en Angleterre. Il ne partage pas l’admiration de ses compatriotes pour ce souverain et ne souscrirait pas au portrait que Macaulay en a tracé. Il nous le dépeint comme un Hollandais fier et sagace, dont la passion maîtresse était de faire la guerre, et la guerre contre la France. Rien de plus absurde et de plus faux que de le célébrer pour son amour de la liberté. Il l’avait vue de trop près en Hollande, et il ne s’était occupé que de la miner sourdement dans l’intérêt de son ambition. D’une main habile, il avait semé dans son pays tous ces germes de confusion et de corruption qui éclatèrent après lui, et amenèrent la ruine du gouvernement républicain. Quand le parlement décréta le renvoi de sa garde hollandaise, il déclara qu’il ne l’eût pas souffert, s’il avait eu des enfans ou une postérité. On ne peut pas citer un seul acte de réglementation secondaire qui remonte à lui et qui n’ait pas eu pour visée de servir son ambition. L’histoire de ses favoris est scandaleuse ; aucun d’eux n’a été pour l’Angleterre un ornement ou une force, et il les a comblés de dotations fastueuses vraiment insolentes et qui n’étaient pas justifiées par des services éminens. S’il avait distribué aux protestans français réfugiés après la révocation les confiscations faites en Irlande, au lieu de les partager entre ses favoris, il aurait assuré pour toujours la tranquillité de l’Irlande, et accru considérablement la richesse et l’industrie des deux royaumes. Il arriva en Angleterre, comme il l’aurait fait pour une campagne, dans le dessein de servir ses projets politiques avant tout et ensuite dans l’intérêt de ses compagnons pour les enrichir de gros bénéfices. — La sévérité de ce portrait nous laisse pressentir que l’auteur sera plus indulgent pour l’adversaire de Guillaume III. En effet, Louis XIV est apprécié par lord Shelburne avec une sympathie qui étonne chez un Anglais. Louis XIV, dit-il, « était un roi dans toute l’acception du mot. Comme peu de rois, il s’était identifié avec la nation et ne faisait qu’un avec elle. Sa correspondance avec Colbert et ses autres ministres témoigne d’une grande intelligence des affaires et de l’administration, et d’un art achevé pour conserver à l’autorité royale son prestige et ses prérogatives. Il avait de grandes qualités, sinon de grands talens, et, s’il a montré une âme trop portée aux pratiques de la dévotion, il faut bien pardonner quelque chose à ce vieillard chargé d’ans et de gloire, qui voyait descendre à l’horizon l’astre brillant de sa fortune. Ce fut du reste la faute de la monarchie plus que de l’homme. » Nous ne refusons pas à Louis XIV un talent incomparable pour l’art de représenter cet élément prestigieux du pouvoir, qui, selon la fine analyse de M. Bagehot, est une des forces de la royauté, surtout aux époques où les peuples sont conduits par l’imagination ; mais après nous être prosternés devant cette majesté imposante, nous nous étonnerons que Shelburne puisse lui décerner un brevet de bon administrateur au mépris de ces entreprises inspirées par un orgueil insensé et de ces mesures funestes qui ont amassé sur ses successeurs l’orage et la foudre, et qui font de son long règne comme le suicide de la monarchie.


II

Des mémoires écrits par un témoin bien placé pour observer, pour recueillir les propos ou les attitudes qui livrent le secret d’un homme, ont tout l’attrait d’un salon où se rencontrent les hommes qui marquent dans la politique ou dans les lettres. Sans l’ennui de se soumettre aux exigences de la vie du monde, ou a la comédie dans son fauteuil, on voit venir sur la scène, on suit de près tous ces demi-dieux que le public aperçoit d’en bas et voit de loin passer dans le rayon doré de la renommée. On surprend leur physionomie quand ils lèvent le masque, quand ils déposent le personnage pour laisser apparaître l’homme. On les entend livrer leurs pensées de derrière, comme dit Pascal ; le plaisir et le profit sont au comble quand la galerie qu’on vous ouvre est aussi riche, aussi bien choisie que celle de lord Shelburne.

Voici d’abord un des grands ennemis de la France, le duc de Marlborough, que nous avons chansonné, mais dont nous n’avons pas nié les talens d’homme de guerre, comme l’affirme lord Shelburne en laissant entendre que le vaincu a mauvaise grâce à contester la valeur d’un général qui nous a toujours battus. Napoléon en effet, dont les jugemens font loi en cette matière, a parlé du duc dans les termes les plus flatteurs, et c’est sous ses auspices qu’a paru en France la meilleure histoire de Jean Churchill, duc de Marlborough ; mais son entreprise et sa délicatesse n’ont pas rencontré d’aussi bons garans. On sait que sous le règne de la reine Anne ce fut lui qui fut roi, grâce à l’ascendant que la duchesse de Marlborough exerçait sur la reine, et dont elle abusait, indignement. Elle avait coutume de répéter que ce n’était pas la peur du diable qui la tenait à l’écart de certaines intrigues, mais sa résolution arrêtée de ne dépendre jamais de personne. Jalouse de pouvoir, impatiente de tout frein, elle s’abandonnait à ses passions, car personne, et pas plus son mari que d’autres, n’avait d’autorité sur elle pour la retenir. On a trouvé parmi les papiers conservés à Blenheim[1] la preuve d’une transaction qui peint le caractère du duc et de la duchesse. Un vieil ami du duc, un camarade d’enfance qui l’avait perdu de vue pendant plusieurs années, se présenta un jour à lui pendant qu’il commandait l’armée dans les Flandres ; il fut reçu très cordialement par le duc, qui lui demanda ce qu’il pourrait bien faire pour lui. L’ami confiant lui répondit qu’il serait très heureux d’obtenir une commission de chef d’escadron ou de lieutenant-colonel. Là-dessus il partit, emportant les assurances les plus positives ; mais le temps se passait, et le brevet n’arrivait pas. Il ne pouvait pas croire que la duchesse de Marlborough fût la cause de ce retard. Enfin, vaincu par l’évidence, il retourne au camp du duc dans les Flandres. Le duc ne lui laissa pas la peine de s’expliquer. Dès qu’il l’aperçut, il lui déclara que le plus court moyen pour en finir était de faire passer à la duchesse une somme de 300 livres, et l’assura que lorsque l’envoi lui serait parvenu, elle ferait lever toutes les difficultés.

Si le duc et la duchesse avaient les mains ouvertes pour recevoir, ils étaient tout aussi capables de garder ou de déchirer les pièces compromettantes que des naïfs avaient l’imprudence de leur confier. Quand lord Oxford, accusé de trahison, fut envoyé à la Tour de Londres, Il reçut du duc de Berwick, qui lui avait quelques obligations, une lettre originale du duc de Marlborough au prétendant pour en faire l’usage qui lui semblerait bon dans sa position. Son avocat lui conseilla d’envoyer son fils chez le duc avec une copie de la lettre, mais de ne se dessaisir à aucun prix de cette pièce, car il savait que plus d’une fois le duc s’était emparé d’un document de ce genre et l’avait lacéré. Lord Harley en effet, le fils de lord Oxford, se rendit chez le duc, et lui remit simplement la lettre de la part de son père sans ajouter un seul mot. Le duc la lut attentivement, puis, relevant la tête : « Mylord, dit-il, ce n’est pas mon écriture. » Lord Harley répliqua : « L’original est entre les mains de mon père. » Là-dessus ils échangèrent de profondes révérences sans prononcer un mot de plus, et peu de semaines après l’accusation fut abandonnée.

Dans l’année 1716, lors de la panique qui s’empara de tout le pays sur la nouvelle qu’une invasion était imminente, le duc de Marlborough était presque tombé en enfance, et la couronne ne pouvait plus compter sur son épée pour repousser l’ennemi ; mais dans ce péril, on essaya de réveiller le génie assoupi du vieux général. Les envoyés de la cour le trouvèrent dans un fauteuil avec toutes les apparences d’un vieillard qui radote, et tout ce qu’ils purent tirer de lui, ce fut : « concentrez l’armée et n’éparpillez pas les corps. » Le capitaine tant de fois victorieux ne pouvait plus tracer un plan de campagne et mener ses soldats à la victoire ; mais dans ce corps usé et affaissé il avait rassemblé assez de lumière pour donner encore un bon conseil, et de sa voix cassée il leur avait rappelé les règles de son art, et la tactique qui l’avait illustré.

Au nombre de ceux qui ont le mieux rempli le programme de la dynastie de Hanovre, tel que l’a tracé Shelburne, « la royauté sans le gouvernement personnel et la chambre des communes faisant les affaires du pays, » il n’en est pas de plus distingué par ses talens, autant que par sa longue administration, que Robert Walpole.


« Comparé à tous les hommes de son temps, il était le plus capable de conduire la chambre des communes ; la rectitude et la clarté de son esprit, sa fermeté, son expérience des affaires, son amabilité et sa large hospitalité de gentilhomme campagnard le désignaient pour remplir ces fonctions. C’était tout l’opposé du duc de Newcastle : il avait des idées arrêtées et ne laissait à personne le soin de penser pour lui. Il ne souffrait pas qu’un autre s’occupât de son ministère, et il respectait le département de ses collègues. Quand on lui parlait à son lever d’affaires de finances, il avait l’habitude de répondre : « Persuadez Lowndes[2] ; quant à moi, je n’ai pas d’objection. » Toujours de bonne humeur et d’un caractère très égal, une seule fois il s’emporta au conseil des ministres et il leva la séance sur-le-champ, disant qu’un homme n’était pas en état de s’occuper d’affaires quand il n’était plus de sang-froid : du reste de manières grossières, cynique dans ses propos, en particulier sur l’amour et les femmes, ce qui ne l’empêchait pas d’être leur esclave. Quand un de ses amis venait lui parler des infidélités de Mrs…, il lui fermait la bouche incontinent et déclarait qu’il ne voulait rien entendre sur ce sujet, car il ne pouvait pas se passer d’elle. Sans scrupule, il pratiquait largement la corruption et ne s’en cachait pas. Un jour, pendant la confusion qui accompagnait un vote de la chambre des communes, lord Welcombe se trouva à côté de lui, et, se penchant à son oreille, Walpole lui dit avec ce naturel parfait qui indiquait un entier désintéressement des questions morales : « Jeune homme, je vais vous raconter l’histoire de tous vos amis à mesure qu’ils passeront devant nous. Un tel, j’ai sauvé son frère de la potence, celui-ci de la misère ; les deux fils de cet autre, je les ai placés… » Vingt années de pouvoir se résumaient en deux mots : perfidie et ingratitude. » L’honneur de Walpole est d’avoir ménagé à son pays une longue période de paix qui fut très favorable au développement de la prospérité générale. La faute la plus grave qu’il commit fut de céder à un mouvement malsain de l’opinion publique et de déclarer la guerre à l’Espagne, tout en étant convaincu de la puérilité des motifs et des conséquences funestes qu’elle devait entraîner. Il eut la main forcée par une véritable scène de tréteaux. Lacordaire a cité, dans une de ses plus belles conférences, comme exemple de la puissance de la parole, ce trait d’un matelot anglais entrant au parlement et entraînant le vote de la chambre par ce simple discours : « Quand les Espagnols m’eurent ainsi mutilé, ils voulurent me faire peur de la mort ; mais j’acceptai la mort comme j’avais accepté l’outrage en recommandant mon âme à Dieu et ma vengeance à ma patrie. » M. Reynald, dans son excellente Histoire d’Angleterre, a détruit en partie cette légende dramatique ; il prétend que le matelot n’était pas une victime de la cruauté des Espagnols, que c’était un mauvais drôle qui avait eu les oreilles coupées par ordre des magistrats anglais ; mais voici bien une autre histoire : lord Shelburne assure que l’alderman Breckford lui a raconté que, dans sa jeunesse, il fut chargé d’amener à la barre de la chambre des communes le fameux matelot Jenkins, et que, si quelqu’un avait eu la fantaisie de lui ôter sa perruque, il aurait constaté que le drôle avait bel et bien ses deux oreilles. Depuis lors la mise en scène a été bien simplifiée, et, pour lancer un peuple dans les aventures, il suffit, comme on sait, d’une dépêche qu’on ne montre pas.

Au-dessus de Walpole, le plus grand parmi ceux qui ont assuré à l’Angleterre au XVIIIe siècle la supériorité des mers et la première place dans le concert européen fut, tout le monde le nomme, le premier Pitt, dont la gloire est consacrée sous le titre de lord Chatham. Les forts et les puissans n’exercent pas seulement sur l’imagination un attrait irrésistible ; ils sont aussi pour la pensée un problème toujours nouveau, dans lequel le regard curieux ne se lasse jamais de plonger. Écoutons ce qu’un homme de la génération qui l’a suivi, qui l’a rencontré et observé dans les conseils du pays, peut avoir à nous révéler.


« William Pitt n’était pas d’une extraction très relevée. Celui qui paraît être le chef, le fondateur de la famille, est un certain gouverneur Pitt, connu sous le nom de Pitt diamant, parce qu’il se trouvait détenteur d’un énorme diamant. Ce n’est pas de la médisance de rappeler que la folie était héréditaire dans la famille : une sœur était enfermée dans une maison d’aliénés, une autre s’était jetée dans une vie de dissipation et de désordre, et sa conduite était si scandaleuse qu’elle n’était plus reçue dans la bonne compagnie. Son frère aîné n’était pas enfermé, mais il était obligé de mener une vie très retirée, en Angleterre d’abord, puis sur le continent, et, malgré une fortune considérable dont il avait hérité, il s’était trouvé bientôt gêné, sans amis, victime de sa générosité tout autant que de la mauvaise gestion de ses biens. »


Lord Shelburne le rencontra à Utrecht, et pendant toute une soirée il ne fît que raconter des anecdotes piquantes sur son frère William, et lui donner les noms les plus outrageans, le traitant d’hypocrite, d’imposteur, de misérable.


« Cadet d’une famille sans fortune, William Pitt débuta dans la vie par le métier des armes, et pendant qu’il était cornette de cavalerie, il ne parut pas un livre sur l’art militaire qu’il ne dévorât. Esprit ardent, doué de l’imagination la plus éblouissante, avec un grain de folie, il s’appliqua dès sa plus tendre jeunesse à l’étude du style, à l’art d’exprimer sa pensée, de la formuler d’une manière saisissante ; totus in hoc, sans paraître, e soucier beaucoup de toute autre science. »


Cependant, pas plus que lord Grenville, il n’était capable de bien tourner une lettre ordinaire ; aussi Wilkes l’appelait le premier orateur et le plus mauvais épistolier de son temps, Son imagination était si puissante que les choses lui apparaissaient dans une lumière plus intense la seconde fois que la première. Ce n’est pas à propos de lui qu’on aurait pu dire que l’imagination est une sensation affaiblie.


« Il était si jaloux de ne pas fausser son goût qu’il évitait de jeter les yeux sur une mauvaise gravure. Maître de lui, il contenait ou sacrifiait toute autre passion pour ménager libre carrière a son ambition. Il est de mode de soutenir que Pitt était violent, impétueux, romanesque, qu’il méprisait l’argent, qu’il était ennemi de l’intrigue, connaissait mal les hommes et ne s’inquiétait pas des conséquences. Rien n’est moins exact que ce jugement ; sans avoir recours à des témoignages particuliers, on peut dire que l’ensemble de sa vie le dément. Sans doute il n’était pas l’esclave de l’avarice : à l’endroit de l’argent comme de toute autre chose, il savait réprimer ses désirs ; mais il aimait l’ostentation à un degré ridicule, prodigue dans sa maison et dans sa famille au-delà de toute prudence. Certainement son mariage n’avait eu rien de sentimental, et les conditions qu’il stipula au moment où il descendit du pouvoir ne témoignent pas précisément d’une complète indifférence à l’endroit de l’argent ou d’autres avantages… Du reste sa maxime favorite était qu’avec peu de chose de nouveau on pouvait aller très loin, obtenir de grands résultats. Il savait prendre une résolution sur-le-champ et sans tergiverser. Il ne se donnait pas le souci de ménager les individus, car il pensait qu’il pourrait agir avec plus de promptitude et mieux saisir l’occasion, s’il n’avait pas l’embarras de gouverner un parti. Toujours en représentation, jamais naturel, dans un état perpétuel de tension et de contrainte, incapable d’amitié ou de tout sentiment qui y ressemblât, il était toujours sur le qui-vive et n’avait jamais d’abandon. »


Pendant dix ans, il avait pu entretenir avec lord Shelburne les rapports d’affaires les plus intimes, le recevoir à toute heure à la ville ou à la campagne, sans lui offrir un verre d’eau ou causer avec lui cinq minutes dès qu’il ne s’agissait plus d’affaires. « Grand de sa personne et aussi bien tourné que peut l’être un martyr de la goutte, avec un œil d’épervier, une petite tête, une figure fine, un long nez aquilin et parfaitement droit, de très bonne compagnie, il avait conservé toutes les manières de la vieille cour avec une certaine dose de pédanterie, en particulier quand il affectait un ton léger. » Cependant lord Shelburne n’était jamais introduit auprès de lui qu’après avoir reçu un rendez-vous, et il le trouvait toujours seul, assis dans son salon, un livre ouvert devant lui, et à la campagne le chapeau et la canne à la main.

Un mois avant que la mort de son père (1761) lui ouvrît la chambre des lords, lord Shelburne avait sollicité la place de contrôleur de la maison royale, et le refus que le nouveau roi opposa à sa requête lui donna de l’humeur. Il parla même de se retirer à la campagne et de se consacrer tout entier à l’administration de ses terres ; mais Fox, un vieil ami de son père, l’en dissuada, lui faisant remarquer qu’il était encore trop jeune pour songer à la retraite ou à la philosophie. Retenu sur la scène politique, Shelburne fut mêlé dès les premières heures à toutes ces intrigues qui commencent avec le règne de George III et qui amenèrent la chute des whigs. Élevé dans les traditions du parti tory, il avait subi plus tard à l’université d’Oxford l’ascendant du docteur King, un jacobite des plus fervens ; il ne fut cependant jamais inféodé à aucun parti. Sa conduite et sa ligne politique furent plutôt celles d’un whig ; mais il ne s’enrôla pas sous cette bannière. Avec la perspicacité qui le distinguait, il s’était bien aperçu, en entrant dans la vie politique, que le parti whig ne vivait plus que de son capital et qu’il était travaillé par des fermens de dissension intérieure et de décomposition. En effet, à l’avènement de George III, la position des partis avait été sensiblement modifiée. Les whigs avaient dû leur triomphe et la longue durée de leur fortune à cette petite noblesse de campagne qui s’était constituée, selon M. Disraeli, après la sécularisation des biens ecclésiastiques. Inquiets sur la valeur de leurs titres de propriété, ils étaient devenus les prétoriens du nouveau régime et avaient exercé une surveillance jalouse sur les menées des vieux tories. À une époque où le capital était rare, l’instruction peu répandue, où les mouvemens de l’opinion publique ne pouvaient pas se produire comme de nos jours, ces nobles de campagne étaient les maîtres du monde politique par leurs parens ou les gens qu’ils employaient. Ils n’avaient pas cependant le nombre avec eux, et lord Shelburne prétend que, si la nation avait été appelée à voter par tête, les Stuarts auraient été restaurés sans difficulté ; mais la classe intelligente et active, qui dominait dans le parlement et qui formait l’opinion publique, était dévouée au parti whig. Le credo whig avait pour lui toutes les faveurs, et quiconque voulait réussir dans la politique se déclarait whig comme tous les sectaires se réclament du nom de chrétien. Cependant les oligarchies sont le gouvernement le plus précaire ; dès qu’elles sont menacées, elles sont vaincues ; elles ne peuvent pas supporter un échec grave, et la possession du pouvoir avait développé au sein du parti whig ces jalousies, ces animosités, ce dédain de l’ennemi, qui sont le présage d’une ruine prochaine. De plus, à l’avènement de George III, le parti jacobite changea brusquement de position, et leur enleva un moyen facile d’émouvoir l’opinion et de la rallier à eux en évoquant le fantôme du roi de l’autre côté de l’eau. Désabusés sur le caractère du prétendant, forcés de s’avouer à eux-mêmes ses folies et son incapacité, lassés de leur vie de complots ou de bouderie sur leurs terres, les jacobites profitèrent du nouveau règne pour rentrer à Londres et reprendre leur ancienne position à la cour. Le roi les accueillit avec une faveur marquée. Elevé par sa mère dans tous les préjugés et la fierté des petites cours d’Allemagne, il se sentit doucement caressé dans ses prétentions au droit divin par les hommages de ces partisans des Stuarts, et il se promit de se servir de leur concours pour mettre fin à la suprématie de la junte whig.

Les whigs reconnurent bien que leur empire était menacé, que le terrain était miné sous leurs pas ; ils ne surent pas comment faire face au danger. La noblesse de campagne n’était plus l’arbitre des destinées de la nation ; d’autres intérêts avaient grandi. L’industrie, le commerce, avaient enrichi d’autres classes dont l’influence et l’opinion ne pouvaient plus être négligées ; le centre de gravité du gouvernement tendait à se déplacer et la politique puritaine n’était plus de saison. Au moment où les tories accouraient en foule à la cour et abjuraient publiquement leurs sentimens jacobites, les whigs ne pouvaient plus se poser en défenseurs du trône et du protestantisme : ce rôle était fini ; il aurait fallu trouver d’autres moyens pour retenir le pouvoir. C’était l’heure de revendiquer hautement l’extension et le développement des principes de la révolution de 1688, le progrès de la liberté civile et religieuse ; mais dans leur longue administration ils avaient subi l’influence assoupissante du pouvoir, ils n’avaient pas rempli leur programme. Insensiblement ils avaient repris les traditions et les erremens de leurs adversaires ; une implacable Némésis les poursuivait et allait leur faire expier leur infidélité aux principes libéraux. Leur crédit en effet était bien compromis. On ne voulait pas admettre qu’il pût se rencontrer dans ces grandes familles de la révolution un seul homme assez désintéressé pour sacrifier à la cause de la liberté une place à la cour ou une fonction rétribuée ; on ne les croyait plus en état de mener avec succès les affaires à l’intérieur, ni de conduire avec honneur une guerre avec l’étranger.


III

Ce fut au milieu de ces circonstances que lord Shelburne entra dans la vie publique et devint un auxiliaire de la politique de lord Bute, qui de concert avec le roi poursuivait l’abaissement du parti whig. Dès l’avènement de George III, lord Bute avait été appelé au conseil privé, admis dans le cabinet, et c’était lui qui devait assurer le triomphe de la prérogative royale, et rejeter dans l’ombre la « grande connexion » que protégeaient la popularité et l’énergie de Pitt. Pour mener à bonne fin un dessein aussi hardi, il fallait écarter Pitt et prendre en main la direction de la chambre des communes, où la voix tonnante du grand député (great commoner) pouvait infliger de nouvelles défaites au parti de la cour. Un seul homme pouvait remplir cette mission, c’était le rival d’éloquence de Pitt, Henry Fox, l’élève de Walpole. Bute chargea Shelburne de s’entendre avec lui. Fox ne repoussa pas ces ouvertures ; mais il fit marchander son appui d’une manière honteuse. Enfin le traité est conclu ; Shelburne en écrit les termes à Bute : « M. Fox assistera aux séances de la chambre tous les jours, et, soit en prenant la parole, soit en gardant le silence, comme il le jugera prudent selon les circonstances, il fera de son mieux pour soutenir les désirs de votre seigneurie et n’acceptera aucune espèce d’engagement avec personne autre. Il tâchera de voir votre seigneurie deux fois par semaine. »

Pour favoriser le succès de sa politique intérieure, Bute avait besoin de terminer une guerre dispendieuse et de ménager à son administration le prestige d’une paix solide dont tout le pays profiterait pour s’enrichir. Lord Shelburne le soutint dans cette campagne ; il y apporta même la fougue de la jeunesse et se prononça plus tôt que le ministre ne l’avait souhaité pour le rappel des troupes d’Allemagne, lors de la discussion de l’adresse dans la chambre des lords (décembre 1761). Le duc de Bedford, quoique collègue de Bute, avait pris la résolution, sans consulter le ministre dirigeant, de proposer un amendement tendant à la paix. Shelburne soutint cet amendement à la chambre des lords et prononça, à cette occasion, son second discours. Il insista sur la nécessité de relever le crédit, de ne pas prodiguer en dépenses de guerre les sommes destinées à éteindre la dette ; il dénonça à la vigilance de la chambre l’état de la flotte, négligée depuis longtemps, et qui cependant était le vrai rempart de la liberté et de la sécurité du pays. Au vote, l’amendement fut rejeté par 105 voix contre 16. Cet insuccès jeta Bute dans un abattement et des alarmes extrêmes. Autour de lui, on répétait que lord Shelburne était fou. Les communes, d’après tout ce qu’avait recueilli Bute, n’étaient pas plus favorables à cette politique de paix, et il chargea Fox de s’aboucher avec le membre qui devait développer un amendement dans le même sens que celui du duc de Bedford, afin d’obtenir qu’il ne le présentât pas ; mais, au moment de faire voter, il y eut dissentiment dans le sein du cabinet. Le duc de Newcastle demandait 2 millions pour continuer la guerre d’Allemagne ; lord Bute proposa 1 million. Auprès de ceux qui blâmaient la guerre, il se prévalait de cette position pour les convaincre de la sincérité de sa politique de paix. Était-ce bien le motif qui avait décidé son opposition au chiffre demandé par le duc de Newcastle ? Shelburne remarque avec finesse que les hommes de cette trempe ont d’ordinaire plus d’un motif pour agir, que la raison qu’ils donnent au public, et qu’ils finissent par soutenir avec conviction, n’est pas la vraie raison, la raison décisive ; celle-là, ils la taisent, la cachent aux autres et ne se l’avouent pas à eux-mêmes. Ici le secret de la tactique de Bute c’est qu’il convoitait depuis longtemps la place de premier lord de la trésorerie ; on en eut bientôt la preuve : quand le duc de Newcastle, blessé de se trouver en minorité dans le cabinet, eut déclaré qu’il ne pouvait pas supporter cet affront et eut donné sa démission, Bute fut tout de suite chargé de le remplacer.

Cependant tout n’était pas gagné : il fallait faire ratifier par le parlement les préliminaires dont les termes étaient arrêtés depuis le mois de novembre, et Bute avait besoin d’une parole éloquente pour défendre ce projet et repousser les assauts furieux auxquels il allait être exposé. Un seul homme pouvait lui offrir toutes les qualités qu’il cherchait, c’était Fox, et Shelburne fut chargé de nouveau de négocier avec lui. Au milieu de ces négociations, le duc de Cumberland ouvrit l’avis qu’il fallait renvoyer lord Bute, en le comblant de faveurs et de témoignages d’estime, et confier à Fox le poste de premier lord de la trésorerie, avec la mission de conduire les débats dans la chambre des communes. Fox ne se laissa pas tenter par cette insinuation de son ancien ami ; il repoussa vivement cette ouverture, comme il avait refusé déjà d’entrer dans le cabinet en qualité de garde des sceaux. Tout en devenant le leader des communes, Fox conserva sa place de payeur général. Les cupides ressemblent aux dévots, ils savent toujours découvrir des accommodemens pour ne pas lâcher leur proie. Il prétendit que c’était un devoir pour lui de ne pas sacrifier les intérêts de ses amis, de ses employés, que l’on répandait déjà le bruit qu’il avait reçu une grosse somme d’argent pour défendre le traité de paix, et que, s’il donnait sa démission de payeur général, on ne manquerait pas de s’écrier que c’était pour masquer un marché honteux, et que ce serait confirmer indirectement ce bruit outrageant. Tant il est vrai que, lorsqu’un homme politique a mauvaise renommée, tous ses actes sont interprétés dans un sens fâcheux pour son honneur.


« M. Fox, dit Shelburae, était un homme d’affaires d’une haute capacité, d’une activité extraordinaire ; esprit net, pénétrant, il ne manquait ni d’assurance, ni de décision dans ses rapports avec les hommes. Il avait appartenu dans les commencemens au parti tory. Son ambition avait le caractère de l’âge moderne, étroite, intéressée, en un mot l’ambition des places qui avait la cour pour objet et la corruption pour moyen. « Je vous donnerai tant et vous me donnerez ceci en échange, et nous nous moquerons du public. » Il avait tellement l’habitude de ces marchés qu’il considérait tout autre raisonnement comme une perte de temps, ou comme un signe certain de folie ou de la plus grande fourberie. « Tout homme, disait-il, est honnête ou malhonnête selon le sentiment de celui qui en parle ; tout homme est rusé, Dieu l’a fait ainsi et lui a donné la ruse au lieu de la force ; seulement l’un met sa ruse à tromper des assemblées publiques, un autre des particuliers, des femmes… » Pour lui, l’esprit public était l’esprit d’une faction, c’était là son credo politique ; mais il payait ce dédain de l’opinion par une certaine pour du public, car il avait le sentiment qu’on ne peut pas acheter le concours de tout le monde, et qu’une collaboration ainsi acquise est toujours incertaine. Orgueilleux plus qu’on ne peut dire, envieux jusqu’à l’amertume, rancuneux, ce qui s’accorde bien avec ses autres qualités, si l’on y prend garde, et ce que sa vie a bien mis en lumière, il était du reste extraordinairement sagace et pénétrant. »


Ce portrait, tracé longtemps après les événemens, probablement dans le courant de l’année 1803, se ressent un peu du changement qui se produisit dans les relations de Shelburne avec Fox et que nous aurons à raconter. Quoi qu’on puisse penser de Fox, c’était un homme de résolution, et, du jour où il eut accepté la direction des communes pour enlever la ratification de la paix, il n’hésita pas sur les moyens, et appliqua résolument les procédés consacrés au XVIIIe siècle. C’est sous cette forme dégagée que Shelburne fait allusion à ce scandaleux trafic de voix dont Fox fut l’instigateur et qui changea la majorité de la chambre. Du reste la composition des communes, et à peu d’exceptions près des collèges électoraux, lui rendit sa tâche très aisée. Le roi avait bien jugé cette assemblée et son nouveau chef quand il avait dit à George Grenville : « Pour gouverner des gens sans scrupule, nous ne pouvons pas prendre des saints. »

Le vote des préliminaires fut suivi d’une hécatombe des grands seigneurs whigs et de tous les fonctionnaires suspects. Cependant Fox poursuivit sa vengeance jusque sur les employés de l’ordre inférieur, et Shelburne, qui avait applaudi à la destitution des personnages politiques, se sépara de lui très nettement sur ce point.


« La majorité qu’il a obtenue a tourné la tête à Fox. Il pense qu’il a rempli tous ses engagemens et qu’il ne peut pas être suffisamment récompensé. Décidé à se retirer à la fin de l’année, c’est-à-dire à siéger à la chambre des lords, il ne s’occupe plus de personne et ne s’intéresse plus aux affaires de la chambre. Il ne songe qu’à ce qu’il pourrait bien demander pour lui, pour son frère, ses neveux, ses amis ou ceux de sa femme et ses cliens. Il peuple tous les emplois de ses créatures, et s’attache à chasser tous les amis du duc de Newcastle, sans souci de ce qui peut arriver après lui, ou de l’état dans lequel il laissera l’administration. »


Poursuivi par la haine des tories et des Écossais qui s’étaient un moment laissés conduire par lui, Fox, dont la santé n’était pas bonne, et qui aimait les doux loisirs, demande à quitter la chambre où il était en butte aux plus violentes attaques, et à recevoir le prix du service signalé qu’il avait rendu à la couronne et à sa politique. Sa prétention était d’obtenir le titre et le rang de pair et de conserver sa place de payeur général, qui lui ménageait le maniement de sommes considérables et lui assurait d’énormes profits. Shelburne servit encore d’intermédiaire entre Fox et Bute au sujet de cette place, et il ne pouvait pas cacher l’étonnement et le dégoût que lui inspirait une avidité si impudente.

Il aurait fallu un talent de diplomate bien merveilleux pour échapper à tous les écueils dont était semée une négociation aussi mesquine. Fox accusa vivement Shelburne de l’avoir trahi, d’avoir laissé supposer qu’en acceptant la pairie il renoncerait au poste de payeur général et le traita d’infâme menteur. Walpole, dans ses Mémoires, insinue que Shelburne convoitait cette place ; mais la grande fortune de Shelburne l’élève au-dessus de ce soupçon, et il donnait à ce même moment la preuve de son désintéressement en refusant la place de secrétaire d’état et de président du comité du commerce (Board of trade). Les ennemis de Shelburne se sont emparés de cet incident pour l’accuser de duplicité, et ils ont prétendu qu’il avait dépassé Fox, le type de l’homme rusé. Préoccupé de défendre des intérêts contraires, jaloux de conserver au gouvernement l’appui d’un défenseur comme Fox, Shelburne a peut-être atténué ou exagéré quelqu’une des expressions de ses divers interlocuteurs ; d’un côté il faisait espérer au roi que Fox donnerait sa démission, et, quand il causait avec celui-ci, il passait légèrement sur l’importance que le roi et son ministère attachaient à la résignation de son emploi. Bute accepta les justifications de Shelburne et ne lui retira pas sa confiance. Il essaya de calmer l’irritation de Fox, et, faisant allusion aux bonnes intentions du négociateur, il qualifia l’inexactitude qu’on lui reprochait de fraude pieuse, à quoi Fox répliqua vivement « qu’il voyait bien la fraude, mais qu’il cherchait en vain la piété. » Après une entrevue avec le roi, dans laquelle il témoigna assez d’aigreur, Fox finit par obtenir ce qu’il désirait ; il devint lord Holland et resta payeur général jusqu’en 1765. Cette satisfaction ne suffit pas à désarmer son ressentiment, et, quoiqu’il eût déclaré que Shelburne et lui resteraient bons amis, la rupture fut complète ; il ne cessa pas de parler de Shelburne dans les termes les plus outrageans.

Malgré la joie bruyante avec laquelle le parti de la cour accueillit le vote de la paix, la prérogative royale n’avait pas encore vaincu, et les parlementaires n’étaient pas contraints de se rendre à merci. Tout à coup lord Bute fut saisi, au milieu de son triomphe, par un de ces mouvemens de lassitude et d’effroi qui s’emparent quelquefois des ambitieux dont la fortune a été trop rapide ; il résolut de se retirer de la scène.

Il aurait désiré que Shelburne fît partie du nouveau ministère comme secrétaire d’état chargé des sceaux ; mais Grenville, qui devenait chef de la nouvelle administration, objectait la jeunesse de Shelburne, son inexpérience, la date récente de son entrée à la chambre des lords, les susceptibilités des vieux pairs et l’imprudence qu’il y avait à les froisser quand une partie de la noblesse se préparait à faire une opposition ouverte. En apprenant ces difficultés, Shelburne se déclara prêt à s’effacer et à laisser occuper le terrain par des personnages plus autorisés. Bute ne s’avoua pas vaincu, et, imaginant de nouvelles combinaisons, il fit offrir à son protégé la présidence du Conseil du commerce. Cette place ne souriait pas à Shelburne, qui n’avait pas d’ailleurs grande confiance en ce nouveau ministère, destiné, peut-être avant un an, à tomber sous les clameurs de l’opinion publique. Le pouvoir de ce conseil n’était pas en rapport avec la responsabilité dont il était chargé devant le public ; il formulait des propositions, indiquait certaines mesures à prendre, mais les moyens d’exécution lui faisaient défaut. Rarement ceux qui avaient précédé Shelburne dans ces fonctions avaient eu la satisfaction de faire quelque bien, de voir appliquer leurs idées. Aussi Shelburne posait pour condition à son acceptation qu’il aurait, comme les autres secrétaires d’état, le droit de pénétrer jusqu’au roi ; Bute lui représenta que ce serait semer dans le nouveau ministère et auprès de ses collègues des fermens de jalousie et de discorde, et que dans l’intérêt commun il fallait conserver les choses sur l’ancien pied. Shelburne finit par se rendre à ces considérations et écrivit à Bute qu’il n’y aurait pas dans le cabinet de membre plus ferme, de meilleure humeur et moins disposé à se plaindre.


IV

Les difficultés qu’avait prévues Shelburne ne tardèrent pas à se produire. Les questions coloniales prenaient une importance croissante et soulevaient des problèmes délicats sur le fond des choses comme sur la procédure. Shelburne n’était pas d’accord avec ses collègues. L’Amérique du Nord n’était guère à cette époque qu’une expression géographique, et la partie civilisée était divisée en gouvernemens aussi différens d’étendue que de constitution. C’était une situation qui fait songer aux petits états de l’Italie avant 1860, avec cette différence que tandis que les royaumes et les duchés italiens présentaient toutes les variétés de l’absolutisme, tous les états de l’Amérique étaient un produit sain et vigoureux de la liberté anglaise. Le gouvernement dans ces colonies était réparti, à l’image de la métropole, entre un gouverneur et un conseil, nommés par la couronne, et des assemblées librement élues par les colons. Pour les subsides en temps de guerre, pour leur traitement et pour les autres dépenses régulières, les gouverneurs dépendaient de l’assemblée. Supportant malaisément cette dépendance, ils auraient voulu s’affranchir du contrôle permanent de l’assemblée, qui tous les ans était appelée à voter ces dépenses, et ils demandaient que ce budget fût voté une fois pour toutes, comme la liste civile était fixée à l’entrée de chaque règne par le parlement. Leurs amis et patrons à Londres soutenaient leurs prétentions et y voyaient un prétexte pour réclamer que le parlement de l’empire, passant par-dessus la tête des assemblées coloniales, imposât lui-même les colonies et les fît contribuer aux frais généraux du gouvernement. Shelburne, qui avait soutenu une lutte avec ses collègues sur des questions de délimitation des états et qui l’avait emporté, réserva son opinion, sous le prétexte qu’il n’avait pu encore recueillir tous les élémens d’une solution. Il était d’ailleurs en discussion avec lord Egremont au sujet des prérogatives du Conseil du commerce. Le roi soutenait Shelburne dans ses prétentions, uniquement pour user et affaiblir ses ministres dans des dissensions intimes et conserver dans toute sa plénitude la prérogative de la couronne.

Le dissentiment éclata sur une question plus brûlante, sur la légalité du mandat d’arrêter Wilkes, le fameux pamphlétaire dont l’histoire a été racontée dernièrement ici-même[3]. Halifax en avait assumé la responsabilité sans en saisir le conseil des ministres ; tout au plus avait-il pris l’avis de Grenville et d’Egremont, qui composaient avec lui le triumvirat directeur. Dès que le mandat d’amener avait été lancé, Shelburne avait consulté un homme de loi, qui lui remit une note fortement motivée et très sévère pour Halifax. Dégoûté de la tournure que prenaient les affaires, il résolut de quitter le pouvoir ; mais ses amis, notamment lord Bute, le firent revenir sur sa détermination. Il se rendit à leurs sages représentations, persuadé, que les jours de ses adversaires étaient comptés et que ce n’était pas la peine de se quereller avec eux. En effet, le roi était excédé des façons pédantes de Grenville, et, poursuivi du désir de s’en débarrasser, il était disposé à rappeler non-seulement Bedford, mais Pitt et Temple lui-même. Bute reçut la mission de former un nouveau cabinet, et d’entrer en négociation avec Pitt, et lord Shelburne fut chargé de s’aboucher avec le représentant de Pitt. Ses dispositions à l’égard de « l’idole de la multitude » étaient toutes changées. Au début de sa carrière, il était plein de préjugés contre Pitt ; il lui reprochait l’échec de L’expédition sur Rochefort, dont il avait fait partie, les dépenses énormes qu’entraînait la guerre d’Allemagne, sa politique belliqueuse, ses rapports avec Newcastle et le vieux parti whig, dont il ne pouvait pas supporter la médiocrité ; enfin il avait pris parti pour lord Bute, l’objet des assauts furieux de Pitt. Tout avait conspiré pour les séparer ; mais en 1763 la situation n’était plus la même, la paix était faite et l’arrivée de Pitt aux affaires était la condition, — qui l’eût cru quelques années auparavant ? — du maintien et de la durée de la paix. Pour contenir l’ennemi héréditaire de la nation, s’il pouvait être tenté de prendre sa revanche, il fallait à la tête du ministère un homme énergique et dont la renommée dût suffire à protéger le pays. Une politique pusillanime, incertaine dans ses vues, trop complaisante pour l’étranger, n’a jamais été une garantie solide de la dignité et de la sécurité d’une grande nation. On est toujours tenté de mettre le pied sur ceux qui s’humilient et s’abandonnent. De plus Shelburne n’avait pas pu se dérober toujours à l’ascendant qu’exerçait sur tous ceux qui l’approchaient un grand esprit comme Pitt. Ajoutons encore, pour expliquer cette conversion, qu’il avait appris que Pitt s’était exprimé sur son compte en des termes très flatteurs, et la louange venant d’une pareille bouche ne pouvait le laisser indifférent.

Malgré le zèle qu’il apportait à ces négociations, il ne put les faire aboutir : il se heurta à des antipathies personnelles. Pitt ne voulait pas laisser rentrer le duc de Bedford dans le ministère ; celui-ci demandait l’éloignement de Bute, et le roi finalement ne voulut pas consentir à rappeler aux affaires ces whigs dont il avait salué la chute avec tant de joie, il y avait peu d’années. Dès qu’il fut constant, après les deux entrevues de Pitt avec le roi, que la combinaison proposée avait échoué et que le roi, malgré son déplaisir, garderait son ancien ministère, Shelburne donna sa démission de la présidence du Conseil du commerce. Walpole, toujours prompt à médire de son prochain, n’a pas manqué d’insinuer que Shelburne avait pressenti la prochaine arrivée de Pitt au ministère et qu’il cherchait dès ce moment à faire sa paix avec lui.

Quelques semaines après, quand s’ouvrirent les débats parlementaires à propos de Wilkes, lord Shelburne parla dans la chambre des lords contre la motion proposée de déclarer que « le privilège du parlement ne s’étendait ni à la production ni à la publication de libelles séditieux. » À la vérité il glissa dans son discours un compliment pour lord Bute et des protestations d’attachement à la couronne ; mais toutes ce précautions et ces réserves n’eurent aucun succès. George III ne pouvait pas supporter la moindre opposition. Il avait pour devise : stet pro ratione voluntas, et il exigeait une soumission absolue. Ceux qui osaient la lui refuser étaient ses ennemis ; ses ministres ne devaient être de fait, comme de nom, que ses serviteurs, et le parlement un lit de justice pour enregistrer ses édits. Aussi ne put-il pardonner à Shelburne de s’être permis un vote indépendant sur une question qui lui tenait à cœur et dont il avait fait la pierre de touche du dévoûment à sa personne. Shelburne, sur son ordre exprès, fut destitué de sa place d’aide-de-camp du roi, sous prétexte « qu’il s’était conduit comme un homme indigne et qu’il n’avait pas tenu sa parole. » Sa majesté eût été bien embarrassée de prouver en quoi Shelburne avait manqué à ses engagemens, car dès la première heure il avait protesté contre le caractère arbitraire de l’arrestation de Wilkes. A quelque temps de là, Shelburne s’étant présenté à la cour à une des réceptions officielles, le roi feignit de l’ignorer et adressa la parole aux deux personnes qui étaient à ses côtés. Heureusement Shelburne n’était pas de ces natures tendres et faibles qu’un regard plus sévère, un accueil plus froid, ont plongées dans une tristesse inconsolable et qui en sont morts. Il supporta noblement sa disgrâce, accompagné dans sa retraite par la faveur populaire.

Pendant que ses amis de cour accablaient le ministre tombé et s’acharnaient à noircir son caractère, lord Shelburne goûtait ces charmes de la vie à la campagne qu’il avait vantés autrefois à Fox lors de ses premières déceptions. Dans ce magnifique domaine de Bowood, qui avait été détaché des forêts de l’état pour être concédé à des courtisans de Jacques Ier, il s’occupait d’agriculture, faisait creuser un lac, donnait des fêtes, recevait des amis et ne négligeait pas les lettres. Il achetait des manuscrits sur l’histoire d’Angleterre, depuis le règne d’Henri VI jusqu’à la chambre étoilée, et depuis cette époque jusqu’au règne de George III, collection précieuse qui a bien manqué d’être dispersée à la mort de Shelburne. Ses héritiers immédiats paraissent avoir partagé le sentiment de l’ignorant de la fable, « le moindre ducaton serait bien mieux mon affaire, » et, sans l’intervention d’un commissaire-priseur un peu plus intelligent, ils auraient livré les manuscrits de Julius Cæsar, l’archiviste de Jacques Ier et de Charles Ier, à un marchand de fromage qui en avait offert 10 livres[4].

Tout en vivant à la campagne, Shelburne allait souvent à Londres et l’entretenait de nombreuses relations dans la haute société. Il était le centre de ce petit groupe de jeunes orateurs dont parle Walpole, qui avaient l’habitude de se rendre dans Hill Street, où ils se rencontraient avec des hommes de lettres d’un autre âge et d’opinions politiques très diverses, Johnston, Goldsmith, Reynold. Là venait aussi Blackstone, qui rêvait d’être placé à la tête d’un collège et qui développait tout un plan de réformes, reprochant aux universités d’être organisées pour former des prêtres et de négliger l’instruction des laïques. Là aussi venait pour un moment Hume, qui, en retournant en Écosse, écrivait à Shelburne une lettre d’adieu pleine de grâce et d’esprit.

« Je suivrai toujours vos succès dans la politique avec un intérêt affectueux, et je n’aurai qu’un regret, c’est d’en jouir de si loin. Je me rappelle avoir vu chez vous un tableau qui représente un Hottentot retournant dans les bois rejoindre ses compagnons d’enfance et jetant derrière lui tous les beaux habits de la civilisation. Je ne me compare pas tout à fait à lui, car je retourne vers un peuple très sociable et très civilisé. Seulement je veux indiquer par cette allusion que la force de l’habitude finit par rendre tout à fait impropre au commerce du grand monde un savant voué à l’étude et à la retraite, et que c’est une preuve de sagesse de fuir le monde, quand l’âge vous a fait de cette habitude une seconde nature. »


De cette société, Walpole ne faisait pas partie ; il poursuivait même celui qui en était le centre et le chef d’une haine profonde, autant du moins que sa nature légère le permettait. Il était de la même trempe que cet Écossais qui, pendant la plus grande partie de sa vie, était convaincu que son frère et lui étaient les seuls membres de l’église visible, et qui vers la fin commença d’avoir des doutes sur la fidélité de son frère. Walpole avait cru trop longtemps que « le général Conway et lui étaient les seuls qui eussent de l’intelligence et de la moralité ; mais, vers la fin, il n’avait plus la même confiance dans le général. »


Au commencement de l’année 1765, Shelburne épousa lady Sophia Carteret, la fille de lord Grenville, dont la beauté, dit Walpole, ne ressemblait à aucune autre. M. Disraeli a supposé que cette alliance n’avait pas été étrangère aux appréciations et aux sympathies politiques de Shelburne. Quoi qu’il en soit, sur le chapitre des vieux whigs, Shelburne était bien à l’unisson avec son beau-père, qui avait eu à souffrir plus d’une fois dans sa carrière de leur étroitesse et de leur esprit de camaraderie. Par une étrange coïncidence, ce fut pendant que Shelburne se mariait que se traita au parlement cette grosse question de l’acte du timbre, qui devait exercer une influence capitale sur toute sa carrière politique. Il ne put assister que de loin à ces mémorables débats et féliciter son ami Barré, qui avait eu l’honneur de prononcer un de ces mots qui sont le lendemain populaires et ne s’effacent plus de la mémoire de ceux dont ils ont traduit les sentimens. Il avait appelé les Américains les fils de la liberté.

Le roi donna pour la première fois en 1765 des signes de cette affection mentale qui se développa dans la suite et fut connue sous son vrai nom. Préoccupé lui-même, dans l’intérêt de sa dynastie, des conséquences que pouvait avoir cette maladie, il rédigea de sa main un projet de loi de régence, qui lui faisait la part du lion. Lord Shelburne se fit un grand honneur en attaquant vigoureusement le bill dans la chambre des lords. Après avoir déclaré que le bill n’était ni sage ni nécessaire, il montra que le roi était exposé, comme toute autre personne, à se tromper, et tout particulièrement dans les questions qui touchaient à ses intérêts ou à ceux de sa famille ; puis il revendiqua fièrement les droits du parlement, qui ne peut pas être réduit à la simple fonction d’enregistrer les vœux de la couronne, et il continua en ces termes :


« Le parlement actuel ne me paraît pas avoir le droit de faire des lois qui lieront les parlemens futurs, et précisément sur les points qui n’intéressent que l’avenir, à moins que sa sagesse et son pouvoir ne soient tels qu’il puisse découvrir les événemens qui ne sont pas encore nés, ou arrêter le cours des affaires humaines. S’il n’a pas ce pouvoir, comment pouvez-vous croire que l’avenir fera le sacrifice de ses droits particuliers ? Et quel rôle fait-on jouer au parlement ? Sauf les personnes de La famille royale, tous les autres membres du conseil de régence sont abandonnés au choix du roi : le nom même du régent est jusqu’ici inconnu et par conséquent ne peut pas être approuvé. Les dix grands officiers de l’état seront ceux qui se trouveront en fonction au moment de la mort, or il se peut que ces dix personnages soient les plus dangereux de tout le royaume et que, tout en étant des instrumens utiles entre les mains d’un roi sage et tenant le gouvernail, ils soient de leur personne tout à fait méprisables sous le double rapport de la moralité et de l’intelligence, et, si c’est le cas, la nation pendant une minorité peut être gouvernée par les hommes les plus incapables, à l’exclusion de ceux qui occupent le premier rang et qui possèdent la fortune, le mérite, les talents et toutes les capacités. À ces objections, on opposera comme un argument irréfutable la haute sagesse du roi ; mais voilà une argumentation qui n’est pas parlementaire : c’est le langage des esclaves, non des hommes libres. La sagesse du roi peut être un motif allégué dans, le privé ; ce ne doit jamais être un argument à produire en public. Quand le salut de l’état est en jeu, il faut supposer que tous les hommes sont faillibles. Bien plus, nous ne devons pas oublier que cette nomination du régent et du conseil de régence sera probablement le dernier acte de sa majesté, alors que la vieillesse et les infirmités auront affaibli son esprit, et que l’intrigue pourra être toute-puissante. Passe encore si cette loi ne devait pas produire d’autre mal qu’une mauvaise administration pour une courte période ; mais ce qu’il y a de plus à craindre, c’est que le mépris, le ressentiment, la violence, ne l’emportent après, et que l’autorité légale d’une pareille régence ne soit ouvertement bravée ! »


Ces argumens n’eurent pas de succès auprès d’une assemblée que le roi avait intimidée ou séduite ; à la votation, six pairs seulement se levèrent avec Shelburne. La conduite du ministère, dans cette question de la régence, lui avait fait perdre beaucoup de terrain, et George crut le moment favorable pour se débarrasser des longues dissertations de Grenville, qui, tout en soutenant la politique du roi, l’avait blessé au cœur, en refusant d’inscrire le nom de la reine-mère dans l’acte de la régence. Après des essais infructueux de confier les affaires à Pitt, le roi, ne pouvant plus supporter les insolences de Grenville et de Bedford, chargea le marquis de Rockingham, le chef du jeune parti whig, de former un ministère. Shelburne fut sollicité d’en faire partie ; mais il répondit que sa présence au ministère serait plus nuisible qu’utile aux intérêts de sa majesté, et que sa ligne de conduite à l’endroit du nouveau cabinet était tout entière dans ces mots : « les mesures et non les personnes. « Il tint parole en effet, et il contribua par un discours très énergique au rappel de l’acte du timbre, mais il est des victoires qui sont funestes à ceux qui les remportent : tel fut le cas pour lord Rockingham. L’opinion publique était persuadée qu’il n’avait consenti à faire rapporter l’edit du timbre que sur les objurgations de Pitt, et réclama hautement que le grand député fût placé à la tête du ministère. Rockingham courba la tête sous l’orage ; il essaya d’entrer en négociation avec Pitt et de traiter avec lui sur le pied d’égalité. Le roi détestait ces ministres qui avaient conservé leur indépendance et n’avaient pas voulu servir sa politique personnelle ; il s’empressa de profiter de la défaveur qui s’attachait à leurs derniers actes pour les remercier et s’adresser à Pitt. Il comptait sur son influence pour désorganiser tout le parti libéral et laisser libre carrière à la prérogative royale. Pitt cependant ne se laissa pas dicter le choix de ses collègues par le caprice du roi ; tout courtisan obséquieux qu’il fût, il conserva son droit d’initiative, et en juillet 1766 il appela au poste de secrétaire d’état Shelburne, malgré le déplaisir très vif de sa majesté, qui n’oubliait pas la conduite passée de ce jeune ministre.

Nous laissons lord Shelburne au comble de ses vœux ; le second volume de lord Fitzmaurice nous promet des détails inédits sur le rôle du parti whig pendant la révolution française et nous introduira dans la société dont Bowood était le centre, au milieu des Priestley, des Price et des Bentham.

Cette histoire du parlement anglais au jour la journée, qui nous conduit derrière la scène et nous montre tous les ressorts du drame qu’on applaudit d’en bas, est implacable pour toutes ces théories majestueuses qui prétendent nous expliquer la solidité du régime monarchique en Angleterre et l’irrémédiable fragilité de cet établissement dans notre pays. On insiste d’ordinaire sur le loyalisme de l’Anglais, sur ce sentiment de fidélité et de respect qui l’attache à son souverain ; on en fait une vertu de race, comme si quelque bonne fée, celle qui décide du sort politique des peuples, déposait cette vertu dans le berceau de tout enfant qui naît sur le sol de la libre Angleterre. Et cependant au XVIIIe siècle, pendant que le Français léger, irrespectueux s’éprenait d’enthousiasme pour son roi, lui décernait le doux nom de Bien-Aimé, et frissonnait de douleur et d’effroi à la pensée de le perdre, le maréchal de Berwick, engagé dans une intrigue qui avait pour but de rétablir les Stuarts, pouvait écrire sans être démenti, pour justifier ses promesses de succès : « L’Anglais naturellement volage se courbera devant le fait accompli et accueillera avec joie le prétendant quand il le verra conduit au parlement par la reine Anne. » Et à la veille de la révolution, en 1785, un Anglais qui voyageait en France, entendait les Français reprocher à ses compatriotes d’avoir décapité Charles Ier et se glorifier d’avoir toujours gardé à leur propre roi un attachement inviolable, une fidélité, un respect que nul excès ou sévérité de sa part n’avait pu ébranler[5]. Tant il est vrai que les peuples, comme les individus, sont ondoyans et divers, que leur caractère se forme et se trempe au feu des expériences et des circonstances successives de l’histoire et que les fatalités de race ne sont pas la clé de tous les problèmes. Le loyalisme ne pousse pas spontanément sur le sol britannique, et il n’est pas incapable de s’acclimater et de fleurir sous d’autres zones : comme tous les sentimens et toutes les vertus de l’humanité, il s’est développé lentement, sous l’influence des épreuves et des luttes de la réalité, et il n’a vraiment pris racine dans le cœur de la nation que le jour où il a été démontré que les intérêts du peuple, sa grandeur et sa liberté n’avaient pas de garantie plus sérieuse, de boulevard plus assuré que la dynastie de Hanovre.

De toutes les théories qui veulent expliquer pourquoi la monarchie anglaise n’est pas exposée à ces tourmentes périodiques qui s’abattent sur le continent, il n’en est aucune de plus ingénieuse que celle de cet Anglais dont parle Jackson dans ses Mémoires. Ce personnage, dont le nom méritait d’être conservé à la postérité, avait passé à Paris le mois de novembre de l’année 1802. Or l’automne cette année avait été particulièrement beau : pas de brumes, ni de pluie, toujours un ciel d’azur sans nuages. L’insulaire n’y comprenait rien ; ce beau temps lui paraissait insolent, comme un défi à son pays natal. « Ce n’est pas le temps de la saison, » s’écria-t-il en songeant aux brouillards de la Tamise ; « le caractère dépend, plus que vous ne pouvez l’imaginer, de l’état de l’atmosphère. Quand l’air est pesant et lourd, il met du plomb dans la cervelle, et nous autres Anglais nous devons une bonne partie de notre bon sens, de notre respect pour Dieu et pour sa majesté notre souverain, pour les lois du pays, à l’action calmante de notre climat, tandis que cet air vif et léger, ce ciel brillant surexcite les esprits de ce peuple ; on dirait qu’ils se sont tous mis au régime du vin de Champagne. C’est une nourriture qui manque de corps, de substance et qui les prédispose à toute sorte de folie ; avec le temps, ils finissent par être atteints d’une espèce de delirium tremens moral qui en fait des sauvages. Ils jettent tout à bas, palais et églises, rois et nobles, tout ce qui se trouve sur leur chemin, jusqu’à ce que l’accès soit passé. Alors, s’il se rencontre un homme qui ait conservé son sang-froid et qui ne perde pas la tête, il peut les tenir tous sous le talon de sa botte. » À cette théorie d’un Anglais en l’honneur du climat insulaire, on peut opposer un autre essai de généralisation tout aussi solide et non moins piquant, que le prince de Talleyrand développait un soir avec une certaine complaisance à lord Aberdeen dans une de ces réceptions brillantes de Holland-House où se rencontraient tous les talens, toutes les célébrités de l’Angleterre et du continent. La théorie est moins brutale et moins fataliste ; elle asservit moins l’homme aux influences de la nature et elle reflète bien ce sentiment délicat du charme et du danger de la vie sociale, comme le cultivait l’ancienne société française. la Je m’explique parfaitement la vigueur, la virilité du caractère anglais, et cette dissipation, cette frivolité, qui nous enlèvent notre énergie et font du Français un être léger et inconstant : cela vient tout simplement de votre habitude de séparer les sexes après le dîner. » Les deux théories, malgré leur origine bien diverse, ont ceci de commun qu’elles font d’une certaine lourdeur et pesanteur d’esprit, qu’elle soit le produit naturel du climat ou le fruit des libations prolongées après le départ des dames, la condition essentielle d’un établissement politique fort et durable. Si, sous cette forme humoristique, il faut reconnaître cette vérité que la précipitation, l’impatience, la mobilité, l’esprit de salon, n’ont jamais rien fondé, et que, pour doubler le cap des tempêtes et ne pas sombrer, les nations comme les navires ont besoin de lest, pardonnons à nos théoriciens leur prétention dogmatique et souvenons-nous de la leçon.

Ces Mémoires de lord Shelburne, il faut bien en convenir, ne nous présentent pas toujours le régime parlementaire sous les couleurs les plus attrayantes, et ceux qui sont à l’affût pour saisir au passage et dénoncer les misères, les lenteurs ou les infamies de ce système, pourront ramasser dans ce récit d’un témoin et d’un acteur, plus d’un trait empoisonné ; mais, si nous ne voulions accepter que les hommes et les institutions qui sont à l’abri de tout reproche, nous devrions nous retirer de l’arène où nous cherchons à tâtons à serrer toujours de plus près la vérité et la justice, et nous réfugier sur les hauteurs vertigineuses de la vie mystique. Il faut bien en prendre notre parti : le bien et le vrai ne descendent pas du ciel, tout parés, comme un beau saint George qui terrasse Satan sans avoir subi ses étreintes, et dont l’armure resplendissante n’a été ni ternie ni salie dans la lutte. C’est l’excellence du régime parlementaire de suffire, comme tout organisme sain et vigoureux, à la double tâche de réparer chaque jour les dépenses de la vie et d’expulser progressivement les élémens morbides qui provoquent la fièvre et le désordre. S’il est vrai, comme le dit le cardinal de Retz, qu’assembler les hommes, c’est les émouvoir, il est tout aussi juste de soutenir qu’assembler les hommes, c’est les moraliser. Mme de Staël a bien marqué ce caractère de toute réunion d’hommes : « Il est souvent arrivé, dit-elle, de séduire un individu, en lui parlant seul, par des motifs malhonnêtes ; mais l’homme en présence de l’homme ne cède qu’à ce qu’il peut avouer sans rougir. » Cette remarque suffit à la justification du système parlementaire et nous explique comment ces parlemens anglais du XVIIIe siècle, composés par des procédés si impurs, où les députés n’avaient pas plus de honte à accepter des liasses de billets de banque que les ministres à les offrir, ont cependant servi d’une manière efficace la cause de la liberté et du progrès. On put croire un moment que les temps prédits par Montesquieu étaient arrivés et que, le pouvoir législatif étant aussi corrompu que le pouvoir exécutif, le pays était perdu. Il l’eût été, si le parlement avait délibéré à huis-clos sans souci de l’opinion publique ; mais la nécessité de plaider sa cause devant le public, le besoin d’entretenir des relations constantes avec la nation qui écoute et qui juge, l’obligation de former l’opinion, voilà les agens irrésistibles qui finissent par faire sortir le bien du mal, la sagesse de la passion, et qui assurent le triomphe de l’intérêt général sur toutes les intrigues et les compétitions personnelles. Le système parlementaire offre plus de prise à la critique et à la déclamation, parce que tous les jours il soumet le gouvernement à la malignité du public et qu’il ne dissimule aucune de ses plaies ; mais le despotisme, sous ses formes diverses, a-t-il bien raison de triompher parce qu’il cache sous des draperies flottantes toutes les parties gangrenées sur lesquelles il faudrait appliquer le fer et le feu ? Et vouloir supprimer dans le gouvernement d’un pays les agitations et les luttes parlementaires, n’est-ce pas, comme l’a dit Macaulay, « enlever au serpent ses sonnettes et lui laisser son dard ? »


Ernest Fontanès.


  1. Château aux environs de Woodstock, bâti en exécution d’un vote du parlement, pour être offert à Marlborough, en souvenir de la bataille de ce nom, qu’il avait gagnée sur les Français.
  2. Le secrétaire de la trésorerie.
  3. Voyez la Revue du 15 octobre 1875.
  4. Le British-Museum les possède aujourd’hui. Voyez l’étude de M. George Perrot dans la Revue du 1er décembre 1875.
  5. Taine, Ancien régime, p. 15.