Les Mémoires de Greville, souvenirs d’un homme de cour

Les mémoires de Greville
C. du Parquet


LES
MEMOIRES DE GREVILLE

The Greville Memoirs, a Journal of the reigns of king George IV and king William IV, by the late Charles C. F. Greville esq., edited by Henry Reeve, registrar of the Privy Council, London 1874.

L’ouvrage dont nous allons parler a rencontré des chances diverses. Au premier moment, les grands journaux anglais l’ont présenté au public comme intéressant, curieux, rempli de détails précieux pour l’histoire contemporaine, et se sont hâtés d’en extraire les passages les plus vifs, sans en atténuer le sens ni l’expression. Ce n’est que plus tard et lorsque la curiosité générale était ainsi excitée et satisfaite qu’un des critiques les plus estimés du Quarterly-Review a dénoncé cette publication comme intempestive et coupable. A l’instant même, l’orage qui couvait peut-être au sein de la société anglaise a éclaté dans une polémique d’une âpreté singulière. Les attaques ont été, comme sur un mot d’ordre, dirigées à la fois contre Ch. Greville et l’éditeur de ses mémoires, M. Reeve, à qui l’on a reproché d’avoir mis au jour des confidences qu’il eût mieux valu tenir secrètes. On s’exagérait peut-être la portée des révélations d’un journal commencé il y a plus d’un demi-siècle, et dont les dernières lignes ont été écrites il y a trente-sept ans : elles n’apprennent rien de nouveau aux amateurs de scandales, et dans un ordre d’idées plus rigoureux, s’il y a des indiscrétions blâmables, l’effet s’en trouve singulièrement atténué à cette distance.

La société anglaise se montre donc, à notre sens, un peu trop susceptible lorsqu’elle se croit attaquée dans sa propre respectabilité par quelques traits qui sont demeurés comme l’aiguillon dans la piqûre. Combat-elle uniquement pour la cause de la justice et de la vérité ? Ne cache-t-elle pas derrière ce saint étendard ses passions personnelles, son orgueil de race, et l’estime qu’elle fait d’elle-même ? On peut le lui demander sans blâmer entièrement cet esprit de solidarité qui unit dans une défense commune l’individu à la nation. Toutefois il faut être juste envers tous et reconnaître que, si Greville a parfois parlé avec trop de rigueur de ce qui se passait sous ses yeux, s’il a employé des épithètes malsonnantes, s’il a jugé trop sévèrement des personnages considérables, ses détracteurs vont aussi trop loin quand ils qualifient de flèches empoisonnées les traits de sa satire et les présentent isolément au public de manière à leur donner plus de relief. Au témoignage même de l’écrivain qui a le premier ouvert le feu contre Greville, celui-ci dans le commerce de la vie n’avait rien qui justifiât les accusations portées contre lui depuis la publication de ses mémoires, « Avec les années, Greville s’était fait, par le seul empire du caractère, du tact, de l’observation et de l’expérience, une si haute réputation de jugement qu’il était devenu une sorte d’arbitre, non-seulement dans les affaires d’honneur, mais dans les différends de toute sorte qui s’élevaient soit dans la société, soit dans le monde littéraire ou politique. Quoique ses amis, à cause de ses manières habituelles, l’appelassent en plaisantant le grincheux (the gruncher), Greville avait un excellent cœur, recueillait de nombreuses sympathies et montrait un véritable empressement à obliger ou à rendre des services essentiels. »

Écrites au jour le jour dans le laisser-aller de la vie courante, les notes de Ch. Greville sont restées dix ans entre les mains de M. Reeve, à qui son ami les avait léguées, se fiant à son zèle et à sa discrétion pour les publier à un moment donné. L’heure était-elle venue ? C’est ce dont les lecteurs de la Revue pourront juger lorsque nous aurons mis sous leurs yeux ce rapide aperçu d’un ensemble assez considérable.


I

Charles Cavendish Fulke Greville, petit-fils, par sa mère, du duc de Portland, arrière-petit-fils de lord Warwick et cousin du duc de Devonshire, appartenait, par sa naissance, à la plus haute aristocratie de l’Angleterre ; mais, cadet de famille, il devait se créer par lui-même une carrière ; son nom lui donnait toutes facilités pour la choisir. Lord Bathurst le prit auprès de lui à l’âge de dix-huit ans comme secrétaire intime ; bientôt après il obtenait l’emploi de secrétaire de la Jamaïque, sinécure richement rétribuée, où il fut toujours représenté par un délégué. Ce brillant début ne lui a laissé, le croirait-on ? que des regrets. Parlant plus tard avec de justes éloges de lord Bathurst, il ne peut se défendre de reprocher à ce premier et puissant protecteur de ne l’avoir pas suffisamment initié aux affaires publiques, et de l’avoir, lui, jeune homme, abandonné à cette vie de dissipation vers laquelle il ne se sentait que trop facilement entraîné.

Tout mondain qu’est ce gentilhomme accompli, il porte en son for intérieur une inquiétude secrète dont l’amertume se mêle à ses sentimens, à ses actions, à ses succès même, et le rend injuste envers le sort, qui l’a si bien traité. Il n’appartient qu’aux natures élevées de reconnaître leur déchéance et d’en souffrir, et c’est ce qui arrive à Greville alors que, dans la fréquentation habituelle des hommes éminens qui sont l’honneur de l’Angleterre, il s’exagère le sentiment de son infériorité. Ces tristes retours sur le gaspillage de ses belles années ne prennent naturellement leur place que bien plus tard dans son journal. Lorsqu’il le commence, en 1818, la vie se présente à lui sous de moins sombres couleurs ; à peine âgé de vingt-cinq ans, il avait été nommé membre du conseil privé, fonctions qu’il exerça pendant plus de quarante ans, jusqu’à sa mort en 1865. La portion de ses notes livrée aujourd’hui à la publicité comprend les règnes de George IV et de Guillaume IV. Appelé dans les conseils de ces deux souverains, Greville s’est trouvé à même d’étudier de près les mœurs d’une cour dont il nous fait un tableau des moins flattés.

Accueilli dans l’intimité du duc d’York, second fils de George III, Ch. Greville nous donne sur ce prince, dont on a si peu parlé, quelques détails qui ne laissent pas que d’intéresser à la destinée assez mélancolique de ce fils de roi qui pouvait être appelé au trône et termina de bonne heure son existence parfaitement obscure. Il vivait à Oatlands, près de Weybridge, dans une sorte de retraite où l’avaient relégué l’indifférence de son frère George IV et la défaveur du duc de Wellington. Là, quelques amis l’entouraient, et il prenait, au dire de Greville, trop de plaisir à la liberté de leur langage et de leurs manières. Greville a conservé de la reconnaissance pour ce prince, qui le traitait avec bienveillance, et dont il se sentait rapproché par une conformité de goûts. Le duc d’York aimait les chevaux, et lui avait donné la direction de son écurie de courses. Ce genre d’occupations et d’émotions si franchement anglaises, auxquelles Greville n’a jamais cessé de se livrer jusqu’à la satiété, lui a toutefois inspiré les réflexions suivantes : « la nature dégradante de ces plaisirs, écrit-il quelque part, nous donne conscience de l’abaissement de notre intelligence ; c’est comme l’abrutissement de l’ivresse, et, quand je viens à y réfléchir, ces pensées me tourmentent au point de changer mon plaisir même en souffrance. » Les impressions de Ch. Greville sont différentes quand il tourne ses regards vers des objets plus sérieux, vers la politique surtout, qui tient dans son journal une place des plus importantes. Tory modéré, mais très entier dans ses convictions, on le voit, au milieu des agitations de la vie du monde, dans les cercles, sur le champ de courses, en tous lieux, toujours préoccupé des affaires publiques et cherchant constamment à prendre part à ce jeu secret dont il connaît toutes les combinaisons. L’intérêt réel de ses mémoires commence au moment où Greville entre en plein dans le mouvement et dans la discussion des grandes causes qui agitèrent l’Angleterre : celle de l’émancipation catholique est la première à laquelle il se mêle avec une activité fiévreuse et toute désintéressée. Cette mesure de justice faisait partie de la politique de Canning, qui en fit la condition de sa rentrée au ministère en 1827. Il fallait la forte volonté de l’homme d’état pour lutter contre les difficultés qu’il rencontrait du côté du roi et des dissidens. On sait comment il fut surpris par la mort en pleine lutte. Un ministère dirigé par lord Wellington prit sa place et, on peut le dire, sa succession, puisque, contrairement à l’espérance du roi, ce cabinet tory se vit à son tour dans l’obligation de présenter derechef le bill qui lui était si antipathique. Greville a connu la raison déterminante de ce changement de politique ; il l’a consignée dans son journal longtemps avant la récente publication de la lettre par laquelle sir Robert Peel démontrait à lord Wellington la nécessité impérieuse de cette mesure de justice dans l’intérêt de la pacification de l’Irlande.


« Je vois, dit Greville, un grand nombre de libéraux fort agacés, et non sans raison, de ce que le duc de Wellington aura l’honneur d’une mesure à laquelle ils ont, pour leur compte, si longtemps travaillé en vain. Il est curieux d’un autre côté de voir la grimace que font les tories pour avaler la pilule amère… Le duc de Cumberland a excité le roi jusqu’à la frénésie… Jamais il n’y eut d’homme plus méchant que le duc de Cumberland… Mme de Lieven a toute sa confiance ;… il lui dit tout, et fait d’elle son intermédiaire auprès du parti d’Huskisson, animé d’une haine égale pour le duc de Wellington… On ne saurait concevoir, à moins de s’y associer comme moi, les alternatives de crainte et d’espoir et les intrigues de toute nature auxquelles se livrent les partis. »


Sans entrer avec Greville dans le détail des incidens que chaque jour voit se produire, nous tâcherons, avec son aide, d’en noter les principaux traits, et de faire apparaître la physionomie de quelques-uns des personnages qui combattent dans cette immense mêlée. Ses notes, écrites parfois avec une précipitation un peu confuse, rendent à merveille l’agitation produite à cette époque dans le public par les phases imprévues des grands débats qui se livraient au parlement. « Il se passera bien du temps, disait à Ch. Greville son ami Vesey Fitz-Gerald, alors membre du cabinet, avant que tous les incidens et toutes les difficultés de l’affaire soient suffisamment connus, et quand ils le seront, on verra combien les difficultés furent grandes et combien les incidens en ont été curieux. » Il semble que Ch. Greville ait pris à tâche de répondre à l’attente du ministre en puisant à toutes les sources d’informations, et en cultivant l’intimité des hommes qui pouvaient le mieux le tenir au courant des mouvemens de la politique.

Non-seulement Ch. Greville rencontrait de merveilleuses facilités pour apprendre de ses amis politiques tout ce qu’il lui importait de savoir pour satisfaire un esprit aussi pénétrant que le sien, mais il trouvait également l’occasion d’exercer du côté de la cour son rare talent d’observation. C’est pourquoi cette portion de son journal abonde en scènes curieuses. On lui a reproché d’avoir, en dévoilant les secrets de ces hautes régions, abusé de la confiance dont on y faisait preuve à son égard. Il semble au contraire que le roi George IV n’ait jamais témoigné à Greville qu’une bienveillance banale, et les secrets trahis ne sont, à vrai dire, que ceux connus de tout l’entourage. Greville a puisé ses renseignemens aux sources les plus diverses, depuis les conversations du duc de Wellington jusqu’aux récits du vieux valet de chambre Batchelor. Il tient de la bouche du jeune lord Mount Charles, fils de lady Conyngham, des détails authentiques, mais qui ont déjà circulé parmi les familiers de la cour. Personne ne pouvait ignorer que lady Conyngham occupait auprès du monarque la place de l’épouse répudiée, et cela sans aucun mystère, sans que George IV prît soin de dissimuler le crédit de la favorite ou les dons qu’il lui faisait des plus riches joyaux, de ceux même qui étaient un héritage de famille, et des saphirs qui avaient jadis appartenu aux Stuarts. Greville n’a donc fait que nous rendre au vrai la chronique d’une époque et nous montrer à nu le caractère de George IV, mélange de faiblesse et de despotisme, recouvert toutefois d’une certaine bonne grâce extérieure. Cette belle apparence qui distinguait le roi (his fine deportment, comme le dit de lui le pauvre maître de danse d’un roman de Dickens), ne perdait son prestige que sur ceux qui, le voyant de trop près, pouvaient apprécier les conséquences de son égoïsme, la bizarrerie de ses caprices et l’étroitesse de son esprit. A l’égard de ses anciens serviteurs, il passait, sans motif, du plus fol engouement à la haine la plus violente. C’est ainsi qu’il en avait agi avec sir William Knighton, son médecin, devenu son trésorier, qu’il prenait plaisir à humilier en public, mais qui le dominait cependant de telle sorte qu’en 1827 Greville pouvait écrire ces lignes :


« Canning, détesté par le roi à cause de son libéralisme, repoussé par l’aristocratie, peu aimé de la nation, sans appuis dans le parlement, sera premier ministre. Le roi, hésitant, irrésolu, va nommer un homme qu’il redoute et dont il abhorre les principes et les opinions, et cela sous l’influence et par les conseils de son médecin. »


Un peu plus tard, sir W. Knighton est remplacé dans la faveur de son maître par le chirurgien O’Reilly, uniquement parce que celui-ci lui apporte tous les commérages (little-tattle) des voisins. Ce sont des amis et des serviteurs de cette sorte qu’il faut au roi, dit Greville ; avec eux, il s’abandonne en toute liberté à son naturel, et de familiarité, il n’en a jamais que dans la société de ses inférieurs. Greville ajoute pourtant que, si la bonne grâce particulière à George IV ne vient pas d’un fonds de bonté véritable, elle lui sert du moins à effacer en un moment toute une série de mauvais procédés. « Il faut qu’avec lui tout le monde soit gai et à son aise, et que l’on écoute bien ses histoires. »


« Hier, dit-il, j’étais chez le duc de Wellington, à un fort grand dîner donné en l’honneur de Mmes d’Escars et du Cayla, celle-ci venue en Angleterre pour faire à notre gouvernement certaines réclamations assez mal fondées, ce que le duc lui a brusquement déclaré en se mettant à table… Il a causé avec moi très longuement au sujet du roi, du duc de Cumberland et de sa querelle avec ce dernier… Le roi, selon lui, est spirituel et amusant, mais, avec une mémoire surprenante, il est fort inexact et raconte sans cesse des histoires dont ses auditeurs savent très bien que les détails sont parfaitement faux… Il est on ne saurait plus ingénieux à détourner habilement la conversation, si le sujet lui déplaît… Je me suis fait une loi de ne jamais l’interrompre, me disait lord Wellington, et quand il tâche d’éluder ainsi une conversation qui a trait à des affaires importantes, je le laisse parler autant qu’il lui plaît, et je remets ensuite tout tranquillement l’affaire sur le tapis, de manière qu’il ne puisse m’échapper. Je le connais si bien que je sais l’amener à ce que je veux. Quelqu’un qui ne le connaîtrait pas, et qui se laisserait intimider, aurait les plus grandes difficultés à s’en tirer comme moi. Une particularité remarquable, c’est qu’il ne redoute au monde que le ridicule. Il ne reculerait pas devant des entreprises incertaines ou périlleuses ; il aimerait assez au contraire à braver le danger, mais le ridicule, il le craint par-dessus tout. Voilà pourquoi le duc de Cumberland, dont il connaît l’esprit moqueur, a pris sur lui un tel ascendant, de même que lord Anglesey. Il les hait tous deux en proportion de la peur qu’ils lui inspirent. » Lord Wellington généralement ne ménage pas le roi, dont il a une assez pauvre opinion. A son tour, Greville juge le noble duc sous différens aspects, et, malgré quelques contradictions, il nous laisse de lui une impression qui doit être vraie, bien qu’elle contrarie à un certain degré l’idée que notre patriotisme en souffrance a conservée du vainqueur de Waterloo. A l’égard du général d’armées, Greville est d’accord avec toute l’Angleterre ; mais l’homme d’état essuie en mainte rencontre les traits de sa critique. Il ne peut lui pardonner son torysme exclusif, si peu en rapport avec les besoins de la société moderne, et traite sévèrement la plupart de ses actes politiques ; en ce qui touche les relations sociales, le duc se montre si bienveillant, s’ouvre à lui avec tant de confiance, témoigne à toute sa famille, en particulier à son frère Algeronn, devenu son secrétaire intime, une affection si constante, que Greville reste habituellement sous le charme quand il sort d’un de ces entretiens qu’il a souvent avec le grand homme. C’est aussi le témoignage que lui rendent ses collègues. « Si le duc de Wellington se montre, disent-ils, jaloux de son autorité et ne permet à personne de s’y soustraire, il n’a d’ailleurs dans ses manières avec tous que franchise, politesse et bonne humeur. »

Pour bien comprendre l’esprit des mémoires de Greville, il faut se placer au point de vue d’un homme tout à la fois occupé, amusé et désabusé du spectacle des choses humaines, plus sceptique en apparence qu’en réalité, et plus passionné au fond qu’il ne lui convient de le paraître. Sensible à certaines impressions, son jugement peut se trouver modifié par des circonstances extérieures, mais on s’aperçoit qu’il a le goût du bien et l’amour de la justice. Dans cette grande question de l’émancipation catholique, il s’est dès le début rangé du parti des opprimés. Sans avoir nulle sympathie pour O’Connell, il voudrait voir triompher sa cause. A dater de 1829, le grand agitateur de l’Irlande reparaît fréquemment dans ces pages, où sont dépeintes les agitations de ce malheureux pays. Greville blâme le ministère de persécuter l’homme qui exerce une si grande action sur ses compatriotes par son caractère personnel et par l’ardeur qu’il apporte à soutenir leurs droits.


« On le traite ici, écrit Greville, avec indignité ; puis ce sont des plaintes de sa violence. Après tout, ne doit-il pas s’adresser aux Irlandais dans le langage qui leur convient le mieux ? S’il n’avait pas été violent, il ne serait pas ce qu’il est, et jamais l’Irlande n’eût été émancipée. »


Après bien des vicissitudes qui le tinrent longtemps en dehors de la chambre des communes, dont l’esprit de routine et d’intolérance persistait à l’exclure, O’Connell vint enfin s’y asseoir, non loin de son collègue écossais Brougham, qui, non moins habile que lui dans l’art de la parole, se servait aussi de cette infinie puissance sur l’esprit des hommes pour la mettre au service de passions peut-être moins généreuses. Brougham, par son caractère original, ses travers singuliers, ses grands talens, ne cesse pas d’exciter la moquerie ou de provoquer l’admiration chez Greville. Depuis le procès de la reine Caroline, c’est lui qui occupe constamment la scène. Il a grandi et pris sa place comme un des chefs les plus habiles de l’opposition, manœuvrant en tout sens avec une incroyable dextérité. Greville se complaît à nous le montrer sous les traits les plus divers. Nous lisons dans son journal, à la date de 1828 :


« J’ai passé quelques jours à Panshanger, où j’ai rencontré Brougham. Il y est resté du samedi au lundi matin, et depuis l’heure de son arrivée jusqu’à celle de son départ, il n’a pas cessé un moment de parler. La réunion était agréable, Luttrel, Rogers, etc., mais il était comique de voir ce dernier, si vexé de ce que Brougham eût accaparé toute la conversation, qu’il ne pouvait prendre sur lui de faire semblant de l’écouter avec plaisir. Sans tenir compte de ce qu’est Brougham dans la vie publique, sa gaîté presque enfantine, son entrain continuel, sa plaisanterie mordante et d’ailleurs sans méchanceté, ses prodigieuses connaissances, la facilité avec laquelle il manie tous les sujets, depuis le plus sérieux jusqu’au plus frivole, en faisant preuve d’un esprit inépuisable, au courant de toutes choses et qui n’oublie rien, tout en lui m’a laissé l’impression d’un homme très rare. Rogers disait le jour de son départ : « Ce matin, Solon, Lycurgue, Démosthène, Archimède, Newton, lord Thesterfield et bien d’autres nous ont quittés en chaise de poste… » Après tout, Brougham est un vivant exemple, et très frappant, de l’insuffisance des plus magnifiques facultés, si elles ne sont accompagnées d’autres dons que l’on a peine à définir, mais qui équivalent à ce qu’est le lest pour un navire. Brougham s’est élevé à une certaine hauteur ; il a une grande réputation ; il se fait au barreau de beaux revenus, mais, comme avocat, il est dépassé par des hommes d’un mérite médiocre, comme homme d’état, on ne juge pas généralement qu’il soit digne d’aspirer aux grands emplois. Bien qu’il passe pour un habile avocat et un orateur très admiré, son caractère n’impose point le respect, et ses talens n’inspirent pas la confiance. »


Cette appréciation de Greville sera confirmée par les faits à mesure que les événemens se dérouleront dans la suite de son journal, et que Brougham, parvenu au premier rang, donnera l’essor tantôt à ses plus brillantes facultés, tantôt à ses défauts éclatans. D’autres personnages, non moins illustres en différens genres, sont dépeints avec cette même vérité par des traits pris sur le vif. C’est ainsi que, dès le début de ses mémoires, Greville nous raconte les journées qu’il a passées à Roehampton, dans la société de Mackintosh, de Washington Irving, de Thomas Lawrence, de Luttrell, de la princesse de Lieven et de lord Melbourne ; nous entrevoyons avec plaisir les coryphées de cette réunion de gens d’esprit : ce sont avant tous les poètes Moore et Rogers. Greville fait un rapprochement curieux de ces deux favoris du public :


« Les poésies du premier, dit-il, semblent licencieuses, tandis que celles du second sont si pures qu’elles doivent leur popularité au soin scrupuleux avec lequel il en a écarté toute indélicatesse ; cependant quel contraste entre la vie et les ouvrages de ces hommes ! Moore, un modèle de régularité conjugale et domestique, Rogers le plus grand sensualiste que nous ayons jamais connu. »


Dès qu’on voit apparaître la princesse de Lieven, on est sûr qu’elle va jouer un rôle actif. Greville passe alternativement avec elle de l’attrait à l’éloignement, mais on voit qu’il est bien aise de s’instruire auprès de cette moderne Égérie des secrets de la politique et des subtilités de la diplomatie, qu’elle connaît si bien. « J’ai rencontré, dit-il, Mme de Lieven, toujours plus gracieuse, plus avide de nouvelles et plus méchante que jamais. » Cette ambassadrice de Russie, en servant d’une manière occulte les desseins de sa cour, est mêlée ostensiblement, à toutes les intrigues de celle de George IV. Elle déteste le duc de Wellington : elle se lie avec ses ennemis et use de sa faveur auprès du roi pour essayer de le combattre sans toutefois y parvenir.

Les incidens relatés par Greville n’ont souvent d’autre intérêt que celui de l’actualité, pour nous servir de ce mot moderne, mais il n’est pas indifférent de les rattacher à des faits plus importans ou de connaître les nuances de caractère de tels ou tels personnages qui ont eu leur jour, quelquefois seulement leur quart d’heure de célébrité. Les détails, même les plus fugitifs, consignés dans des mémoires véridiques, en apprennent souvent plus sur leur compte que de longs développemens ; ils entrent d’ailleurs tout naturellement dans le cadre d’un journal et animent, sans l’interrompre, le récit des faits, dont ils facilitent l’intelligence.

Au printemps de 1830, Ch. Greville traversa la France pour se rendre en Italie. Nous empruntons à ses aperçus rapides sur les salons français le récit d’une de ses soirées de Paris :


« J’ai dîné, écrit-il, chez M. de Flahault avec le prince de Talleyrand, Mme de Dino, le général Sébastiani, M. Bertin de Vaux, le duc de Broglie et Montrond. Sébastiani et Bertin de Vaux sont députés et appartiennent à l’opposition la plus éclairée. On a tout le temps parlé politique, ce qui m’a vivement intéressé. Bertin est d’apparence tout semblable à Tierney, et malin comme lui. Il est le frère du propriétaire des Débats et directeur lui-même de ce journal. Sébastiani est solennel et important. Le duc de Broglie est l’homme de France le plus estimé. Tous s’accordaient à dire que le ministère ne se soutiendrait pas longtemps… Talleyrand se montre l’un de ses plus vifs adversaires… Il dit qu’il est impossible de prévoir le résultat de la lutte, non-seulement pour la France, mais pour l’Europe entière, si le roi pousse les choses à l’extrême, et semble étonné que les nations étrangères, l’Angleterre surtout, ne paraissent nullement comprendre à quel point elles sont intéressées dans cette grave question. Il m’a paru terriblement vieilli, quoique plein de vigueur encore, et prenant intérêt à toutes choses. Après dîner, ces messieurs se sont mis à part pour causer avec animation. Mme de Flahault (lady Keith) est plus violente que son mari, et leur maison est le rendez-vous habituel de l’opposition libérale. La bataille doit commencer à la chambre des députés lundi prochain à propos de la discussion de l’adresse. Talleyrand prédit que ces trois semaines seront l’une des périodes les plus importantes traversées par ce pays depuis la restauration. »


L’homme d’état expérimenté avait de bonnes raisons pour appuyer sa prédiction. Déjà, avant de quitter l’Angleterre, Greville avait pu deviner dans quelle agitation il alliait trouver la France. L’année précédente, au mois d’août 1829, quand le ministère Polignac prit la direction des affaires, il écrivait à ce propos :


« En France, l’agitation des esprits est au comble. Le roi ne fait, dit-on, que pleurer. On dit encore que Polignac a la fatale obstination des martyrs, genre de courage le plus dangereux de tous… Aberdeen disait l’autre jour, chez Mme de Lieven, qu’il regardait le nouveau ministre de Charles X comme fort capable, et le duc de Wellington assurait que c’était le plus habile ministre qu’il y ait eu en France depuis 1815. »


Greville goûte les enchantemens du voyage d’Italie avec plus de vivacité qu’on ne devait s’y attendre d’après le ton ordinaire de ses mémoires. Cette liberté d’esprit qu’il applique à tout le rend peut-être moins accessible à certains préjugés de sa nation, et nous remarquons en lui une sorte de tendance à se laisser gagner par les impressions de cette atmosphère toute catholique.

Retournant en Angleterre au mois de juin 1830, Greville apprit en route la mort de George IV et l’avènement de Guillaume IV. Grande était sa curiosité, car il était permis de douter de la sagesse du souverain dont il parle en ces termes :


« Jamais élévation n’a été semblable à celle du nouveau roi. Jusqu’à présent, sa vie s’est passée dans l’isolement, dans l’obscurité, dans la pauvreté. Entouré d’une nuée de bâtards, sans amis, sans considération, il s’était rendu ridicule par ses manières grotesques et par son habitude de se mêler de tout. On ne l’invitait nulle part. Personne ne songeait à lui accorder la moindre marque d’attention. Cela a ainsi duré quarante ans, jusqu’au moment où Canning a songé tout à coup à le nommer grand-amiral… Après la mort de Canning et l’entrée aux affaires du duc de Wellington, on lui retira sa charge, et il retomba dans l’oubli… La mort du duc d’York en a fait l’héritier du trône. Sa fortune s’étant relevée, et ses habitudes étant devenues plus régulières, il a repris quelque crédit. A peine le roi George était-il mort que l’on comprenait déjà que, si la perte n’était pas grande, on n’avait pas beaucoup gagné au change, La presse entière n’a d’ailleurs qu’un cri contre le feu roi, dénonçant ses folies, ses vices, ses méfaits de toute sorte, si nombreux et si éclatant. »


À cette oraison funèbre, Greville ajoute des détails à peine soupçonnés et qui justifient jusqu’à un certain point une telle sévérité. On découvre en effet, après la mort de George IV, des preuves d’avarice poussées jusqu’à la manie, et qui contrastent de la façon la plus singulière avec ses prodigalités sur d’autres points. Ainsi s’explique le peu de respect qui s’attache à sa mémoire. Son successeur a du moins un meilleur naturel, si ses facultés sont médiocres.


« Dans sa nouvelle fortune, dit Greville, Guillaume IV n’a oublié aucun de ses anciens amis ou de ses fidèles serviteurs… Après tout, il a l’air d’avoir un bon cœur et de bonnes intentions… On remarque cependant chez lui d’étranges bizarreries. La nature dut être en belle humeur le jour où elle mit le prince au monde. Il faut croire qu’elle se trouvait dans cette joyeuse disposition qui fait produire à certains grands artistes leurs caricatures les plus comiques. L’étiquette est une chose qu’il ne peut comprendre… Il court sur lui une foule d’histoires inventées à plaisir. Ses aventures, car on ne saurait les nommer autrement, sont une source perpétuelle d’amusement pour ses fidèles sujets. »


Ce monarque débonnaire, qui, au dire de Greville, a toutes les allures d’un gentilhomme campagnard, figure dans le premier dîner officiel, où il dut paraître d’une manière assez caractéristique pour que nous donnions la scène tout entière :


« Hier matin, le roi a annoncé au duc de Wellington qu’il viendrait dîner chez lui, en sorte que le duc a été obligé, au milieu de son déjeuner, d’ordonner tous les préparatifs de ce repas. Dans la matinée, Guillaume IV avait voulu mener à Windsor le roi de Wurtemberg, et, à l’heure où le duc l’attendait, il en revenait seulement, par Hyde-Park. Une foule de personnes à pied et en voiture stationnaient près d’Apsley-House, et restèrent là pour l’attendre. Le duc, quand on vint lui annoncer qu’on apercevait la voiture du roi, descendit en toute hâte, tête nue, et demeura sur le seuil de sa porte, au milieu de ses valets et des gens de toutes conditions, afin de le voir aussi passer. Sa majesté, ayant conduit le roi de Wurtemberg chez Grillon, n’arriva à Apsley-House qu’à huit heures un quart. Il s’y trouvait environ quarante-cinq personnes, mais point de femmes. La moitié des ministres et presque tous les ambassadeurs étrangers s’y trouvaient avec un mélange de monde assez hétérogène. J’étais à la soirée de lady Salisbury quand le duc de Sussex vint faire à Sefton le récit sommaire de ce qui s’était passé et du discours adressé par Guillaume IV à la compagnie. « Vous et moi, milord, dit le duc de Sussex, nous sommes de vieux whigs, ainsi je puis vous avouer que j’ai été assez surpris des paroles du roi… » J’allai ensuite chez Crocford, où je trouvai Matuscewitz, qui nous raconta le dîner. Les deux rois s’étaient rendus à table en se donnant le bras, et le duc les suivait. Le roi s’assit entre lui et le roi de Wurtemberg. Après dîner, la santé royale ayant été portée, Guillaume IV remercia en peu de mots, sans se lever, promettant d’en dire davantage quand il proposerait lui-même un toast. Un peu auparavant, il avait chargé Douro d’aller dire aux musiciens de jouer leur valse la plus joyeuse pour le moment où il porterait son toast. Alors il commença par proposer de boire à la santé de la reine de Wurtemberg, ce qu’il accompagna de grandes louanges pour elle, vantant le bonheur conjugal du roi, thème assez peu agréable à celui-ci, car la fidélité conjugale n’est pas son fort. Ensuite il dit de nouveau à Douro d’ordonner aux musiciens de jouer l’air le Conquérant s’avance, puis il se leva. Comme toute la compagnie en faisait autant, il la pria de se rasseoir, et ajouta qu’il était depuis trop peu de temps sur le trône pour savoir si l’étiquette voulait qu’il parlât assis ou debout ; à tout hasard, comme il avait toujours eu l’habitude de parler sur ses jambes, il y resterait encore cette fois. Alors il proposa la santé du duc, et, la faisant précéder d’un long discours, il commença par une comparaison entre son hôte et le duc de Marlborough, remonta jusqu’au règne de la reine Anne, rappela que le duc de Marlborough avait de son temps reçu l’appui de son gouvernement, tandis que le duc de Wellington avait été si peu soutenu au début de sa carrière, alors qu’après la bataille de Vimeiro il avait eu contre lui toutes les forces du pays. Il dit encore que, malgré toutes ces difficultés, la carrière du duc n’avait été qu’une longue suite de victoires sur les armées de la France. À ce moment, s’apercevant de la présence de Laval, l’ambassadeur du roi Charles X, il se tourna vers lui, et lui dit : « Souvenez-vous bien, duc de Laval, quand je parle de victoires sur les armées françaises, que ces armées n’étaient pas celles de mon allié et ami le roi de France, mais qu’elles étaient commandées par l’homme qui avait usurpé son trône et contre lequel vous avez vous-même combattu. » Il est revenu encore à la carrière du duc ; il a repris sa comparaison entre lui et Marlborough, et, finissant par une allusion à lui-même et à sa politique, il a terminé en disant qu’à son avènement il avait trouvé le duc au ministère, et qu’il l’y avait maintenu parce qu’il pensait que son administration avait été et serait encore heureuse pour le pays ; cette confiance absolue qu’il lui accordait, il était bien aise d’annoncer à tous ceux qu’il voyait autour de lui, à tous les ambassadeurs et ministres des puissances étrangères, à tous les hauts personnages présens, qu’il la lui conserverait aussi longtemps qu’il serait sur le trône. Le duc a remercié le roi en quelques mots. Quant à la compagnie, elle était restée stupéfaite en entendant ce discours plein de déclarations si extraordinaires. Matuscewitz m’a assuré que de sa vie il n’avait été si étonné… Falck m’a fait un délicieux récit du speech et de l’attitude de Laval ; celui-ci, ne comprenant pas un mot d’anglais, a cru tout le temps que le roi adressait des complimens à son souverain et à la nation française ; il voulait se lever pour saluer, tandis qu’Esterhazy le retenait par le pan de son habit, et que le roi, la main étendue, tâchait d’arrêter son élan. Il ajoutait que tout cela était du plus haut comique. »


Ce banquet avait lieu à Apsley-House le 26 juillet 1830, et par une étrange coïncidence c’était le lendemain que paraissaient les fatales ordonnances qui devaient renverser le trône de Charles X. Elles ne furent connues en Angleterre que le 29. Les dépêches à cette époque arrivaient lentement, et l’on ignore pourquoi l’ambassadeur d’Angleterre ne fut pas le premier à informer son gouvernement de ce qui venait de se passer à Paris. Lord Aberdeen en apprit la nouvelle inattendue par la voie du Times.


II

La chute du ministère tory devenait probable au lendemain même du jour où son pouvoir avait semblé si affermi par les paroles mêmes du roi. On s’inquiétait fort en Angleterre de l’influence que la révolution de juillet devait exercer au loin en encourageant l’esprit démocratique, qui déjà s’agitait sourdement. On voit les traces de ce malaise général dans les réflexions qui remplissent à ce moment le journal de Greville. « La grande victoire du libéralisme a tranché la question, dit-il, et ses principes, qu’on les appelle lumière ou ténèbres, sont destinés à prévaloir à jamais dans le monde. » Ailleurs il ajoute encore : « Nos élections se prononcent contre le ministère et le vent souffle du côté de la réforme, des économies et de l’abolition de l’esclavage. Une vive opposition se prépare, que doivent diriger lord Grey dans la chambre des lords et Brougham dans celle des communes. » Huskisson et son parti entraient dans cette coalition, et l’on soupçonnait fortement Palmerston d’être disposé à s’y joindre malgré les sentimens bienveillans qu’il affichait pour le ministère et son chef.

Greville s’étonne de la tranquillité que montrait le duc de Wellington au milieu de cette effervescence universelle. L’exemple du prince de Polignac ne paraissait l’émouvoir en aucune façon. Non-seulement il se croyait de force à résister au courant, mais à l’ouverture de la session de novembre il n’hésita point à prononcer encore une longue diatribe contre la réforme, plus que jamais réclamée par le parti libéral. Ce fut le coup de grâce du ministère, qui comprit huit jours après la nécessité de se retirer.


« Le duc et Peel, écrit Greville le 17 novembre 1830, ont annoncé aux deux chambres qu’ils avaient donné leur démission, et Brougham, en ajournant sa motion, a fait entendre qu’il ne comptait pas entrer dans la nouvelle administration… Lord Grey s’est rendu auprès du roi, qui l’a reçu avec toute la bienveillance possible et lui a donné carte blanche pour former un nouveau cabinet. Lord Grey n’a rencontré aucune difficulté et l’a composé du premier coup. Brougham seul leur cause un terrible embarras. Il a fait montre des intentions les plus hostiles contre le futur ministère. Il s’est vanté de n’avoir voulu rien accepter, pas même le grand sceau (la place de lord chancelier). Il brandit contre eux son projet de réforme ad terrorem. Cet excentrique personnage va leur donner bien du tourment.

« 20 novembre 1830. Hier à midi tout était arrangé, sauf la place de chancelier. Dans l’après-midi, le bruit a couru que Brougham l’acceptait. Grande surprise, joie plus grande encore. Quel charme avait été assez puissant pour calmer cet esprit turbulent ? Quelle amorce avait été assez séduisante pour tenter cette ambition désordonnée ? J’avoue que j’étais loin de m’attendre à ce dénoûment après ses déclarations à la chambre des communes et son attitude pendant ces derniers jours… Quoi qu’il en soit, la satisfaction est générale. Tout le monde comprend qu’il sera discrédité et aplati sur le sac de laine comme sur son lit de mort. Une fois à la chambre, c’est un homme fini, et il peut désormais lancer ses foudres sans blesser personne. »


Si les prévisions de Greville sont un peu en défaut à l’égard de Brougham, du moins il ne se trompe pas en parlant de l’impression que laissa dans le public le revirement subit de l’intraitable orateur de l’opposition, si aisément gagné par le double attrait d’un titre et d’un portefeuille. Le nouveau lord chancelier venait d’être créé pair sous les titres de baron Brougham et de baron de Vaux, un rôle prépondérant lui suffisait pour se consoler des critiques que l’on se permettait à son égard. Il souffre de bonne grâce les railleries de ses amis, A un dîner donné par lord Sefton, où se trouvent lord Grey et sa famille, M. de Montrond et Greville, le maître de la maison persiffle son hôte depuis le commencement jusqu’à la fin de la soirée, et le grave lord Grey s’amuse des tours d’écoliers que Sefton joue à son collègue, lequel ne paraît nullement s’en offenser. « Quelles que soient les erreurs politiques de Brougham, dit Greville, son bon caractère, ses admirables qualités sociales, son entrain, en font un délicieux convive, sans parler de ses mérites plus solides, de sa libéralité, de sa générosité et de sa charité, on peut le dire, car il a pris à sa charge, après la mort de l’un de ses frères, sa famille entière, qui n’est pas composée de moins de neuf enfans. »

Lord Grey en assumant sur lui le fardeau des affaires ne se dissimulait pas le danger de la lutte engagée sur le terrain de la réforme et des lois économiques. Le mal était si profond, les habitudes de corruption électorale si invétérées, qu’avec la division des partis la tâche pouvait sembler impraticable. Voici un exemple de la façon dont se faisaient les élections à l’heure même où le cabinet entrait aux affaires :


« L’élection qui vient d’avoir lieu à Liverpool, écrit Greville, a été une bataille acharnée. On dit qu’elle n’a pas coûté aux deux partis moins de 100,000 livres (2,500,000 francs), et qu’elle a donné le spectacle d’une corruption éhontée et d’une foule de marchés plus scandaleux que jamais… Le prix des tallys (groupes d’électeurs) et celui des votes individuels s’élevait comme une marchandise à mesure que croissait le nombre des demandes, au point que les votes individuels ont monté de 15 à 100 livres. Chaque groupe, après avoir voté pour l’un ou l’autre des candidats, se faisait donner un reçu avec lequel il se rendait au comité. Là ; ce reçu était passé à travers un guichet, et par un autre la somme stipulée était remise au porteur… Le droit de voter est funeste quand il est dévolu, dans les villes, à la pire canaille, toujours prête à se vendre ; mais là gît la difficulté de la réforme. Il faudrait avant tout réformer les électeurs. »


Le remède à ce mal, c’est-à-dire la réforme électorale, qui impliquait la suppression des bourgs-pourris, rencontrait encore, bien des opposans. Il fallait mécontenter un grand nombre de députés en possession de leurs sièges par une loi qui changeait les circonscriptions établies. Lord Grey n’hésita pas à entreprendre cette œuvre difficile, et Greville, tout en reconnaissant qu’il est capable de la mener à bien, mêle à quelques considérations sur sa politique des réflexions assez vives sur son caractère.


« Mon esprit, dit-il, s’était toujours abusé sur le compte de lord Grey. Tout ce que j’ai pu observer dernièrement me prouve qu’il n’y eut jamais d’homme plus surfait, plus estimé au-delà de sa propre valeur, ni qui doive autant à son talent oratoire. Son extérieur noble, imposant et plein de dignité, son élocution aisée, son geste gracieux, ses périodes bien arrondies et l’heureux emploi qu’il sait faire de ses études classiques, unies à sa profonde connaissance de notre législation, en font l’orateur le plus accompli de notre temps. D’un autre côté, sa conduite montre qu’il se laisse influencer par l’orgueil, disons mieux, par la vanité, par des antipathies personnelles, des caprices de toute sorte, par une naturelle indécision, par mille faiblesses enfin qui naissent de ces défauts de sa nature. Tout individu qui le fréquente habituellement et qui sait flatter à propos sa vanité arrive à le gouverner aisément. »


Suivent de longs détails sur les brouilles et les raccommodemens survenus entre lord Grey, Canning, Lyndhurst, Brougham et lord John Russell. Greville les termine en disant quelques mots sur chacun des ministres en fonctions.


« Melbourne, qui a surpris tout le monde en déployant autant d’activité que de fermeté dans le maniement des affaires courantes… Le duc de Richmond, enfoncé jusqu’au cou dans la politique, ravi de tout, mais de rien autant que de la candeur et du désintéressement de lord Grey… Graham, qui, après avoir été un héros dans sa province, le Cicéron et le Roméo du Yorkshire et du Cumberland, une sorte de Lovelace dans le présent et de Pitt dans l’avenir, est devenu un gentilhomme campagnard patriote, réformateur, financier, toujours beau et aussi agréable, aussi intelligent, aussi instruit que peut l’être un homme lent, pompeux et sans esprit… On assure que Palmerston donne pleine satisfaction aux ministres étrangers et qu’il commence bien. »


Ces jugemens, ainsi qu’on le voit plus tard, ne sont pas définitifs. Greville changera d’avis en s’accusant d’avoir été trop sévère pour Graham, avec qui il était en froid à cette époque, et trop indulgent pour lord Palmerston. Il lui arrive dans la suite des événemens, ainsi que nous l’avons dit, de se démentir, et souvent il convient que ses premiers mouvemens l’ont abusé sur le compte des gens. C’est ainsi que, s’étant montré par momens si sévère pour lord Wellington, longtemps après il s’est cru obligé d’ajouter une note apologétique à l’endroit de son journal où il maltraitait le plus le noble duc. A la vérité, cette sorte de rétractation se termine ainsi : « Après tout, il y a beaucoup de vrai dans ce que je disais là. »

Greville parle encore moins favorablement de sir Robert Peel, dont il ne peut souffrir la politique. Prévoyant sa rentrée aux affaires, car, dit-il malicieusement, « bien sot est le proverbe qui prétend que l’honnêteté est la meilleure des politiques, » il se donne carrière sur le compte du futur ministre.


« Cet homme, dit-il, a le plus grand soin de ne se compromettre en aucune manière, et s’arrangera toujours pour se réserver l’occasion d’agir comme bon lui semblera. Lyndhurst n’a pas plus de goût que moi pour ses manières si froides, si peu conciliantes, si bien faites pour repousser tout le monde. »


Quant à l’état de l’Angleterre à la fin de cette mémorable année 1830, on voit que tous les gens raisonnables sont inquiets de la situation intérieure et vivement préoccupés de ce qui se passe au dehors. Chaque jour amène en effet de nouvelles complications.


« Je ne me souviens pas, écrit Greville, d’avoir jamais rien vu, ni d’avoir jamais rien lu qui approche de l’état où nous sommes. La crainte et l’impatience prévalent de toutes parts, l’anxiété est à son comble. N’importe où nous jetions nos regards, du côté de la France ou du côté de l’Irlande, qu’ils s’égarent jusqu’en Pologne ou en Piémont, ils n’aperçoivent en tous lieux que feux et flammes, émeutes et exécutions. »


On pouvait dès lors prévoir qu’une mesure aussi importante que celle de la réforme allait soulever les passions de tous les partis, ce qui ne manqua pas d’arriver dès la première lecture du bill, le 2 mars 1831, à la chambre des communes. Lord John Russell avait été chargé par le gouvernement de soutenir le bill, dont il avait rédigé les dix articles. Greville semble redouter avec ses amis conservateurs les conséquences de la mesure, qui risque de ne satisfaire personne. « Le peuple, qui l’a tant souhaitée, et dont l’imagination s’est si sensiblement montée à ce sujet, ouvrira de grands yeux quand il s’apercevra qu’il n’en retire aucun avantage, et lorsque la chambre des communes, formée selon son cœur, lui apparaîtra comme fort inférieure à tous égards aux précédentes… Une foule d’agitateurs ne manqueront pas de lui prêcher que cela vient de ce qu’on n’en a pas assez fait. Cependant, ajoute Greville, je crois que le bill pourra passer à la seconde lecture, et c’est la meilleure chose qui puisse nous arriver, car il vaut encore mieux capituler que d’être emporté par la violence du choc. » Le bill cependant à la seconde lecture ne passa qu’à la majorité d’une seule voix, et le gouvernement, en face des difficultés que devait rencontrer la troisième lecture, prit soudainement la résolution de dissoudre la chambre.


III

Il y a, dans le récit quotidien fait par Greville des débats parlementaires et dans l’impression qui ressort de ces notes écrites durant la chaleur de l’action, une sorte d’intérêt qui disparaît, si l’on se contente d’en donner seulement la substance. Témoin oculaire des incidens de chaque jour, ou recevant de première main les détails de ce qu’il n’a pas vu, Greville est un narrateur fidèle et très instructif, qui excelle à faire passer devant nos yeux, comme si nous y assistions, certains épisodes dont le souvenir méritait à coup sûr d’être conservé. Il raconte ainsi et presque aussi vivement qu’aurait pu le faire Saint-Simon la séance où, selon la coutume, le roi vint en personne prononcer la dissolution du parlement. Nous abrégerons d’ailleurs, afin de ne reproduire que l’action principale. Au plus fort de la discussion, Peel, qui jusqu’alors s’était tenu dans une réserve impénétrable, en était sorti pour attaquer le ministre par un de ses plus violens discours, lorsque tout à coup se fit entendre le canon, qui annonçait l’arrivée inattendue du roi.


« A chaque détonation, les ministériels répondaient par de bruyantes acclamations, et Peel parlait encore au milieu du tumulte quand l’huissier, porteur de la verge noire, frappa à la porte pour faire sommation à la chambre des communes d’avoir à se rendre à la chambre des pairs. C’est là qu’avait lieu une scène des plus tumultueuses. Ceux qui l’ont vue m’ont dit qu’elle avait ressemblé à la fameuse journée du serment du Jeu de Paume en France, avec ce caractère propre aux mauvais jours qui précèdent les révolutions… Le duc de Richmond ayant engagé les lords à reprendre indistinctement leurs places, cela mit lord Londonderry dans une telle fureur que debout, gesticulant, hurlant, il se prit à agiter le fouet qu’il tenait à la main de telle sorte que quatre ou cinq de ses collègues durent le retenir par l’habit pour l’empêcher de se livrer à des actes de violence. Lord Lyndhurst était également furieux, et ils échangèrent entre eux des mots très vifs que l’on n’entendit pas. Au milieu de tout ce bruit, lord Mansfield se leva. Le silence s’étant enfin rétabli, il prononça une sévère philippique contre le gouvernement. Débitée d’une manière imposante, avec énergie et chaleur, elle produisit grand effet. Il parlait encore quand le roi fit son entrée… George Villiers m’a dit n’avoir jamais assisté à pareil spectacle. Tandis qu’il considérait Guillaume IV sur le trône, avec sa couronne trop large pour sa tête, ayant près de lui la grande et morose figure de lord Grey, l’épée de l’état à la main, se tenant comme le bourreau à ses côtés, il avait cru entrevoir dans l’ensemble de ce tableau une image anticipée et trop exacte de nos destinées futures et de celles de la royauté. Telle a été la fin du parlement et le premier acte dû drame ministériel. »


« Reposons-nous un moment de ce maudit bill, » poursuit Greville, et nous profiterons comme lui de ce temps d’arrêt pour recueillir les traits que sa verve railleuse recherche avec tant de complaisance quand il s’agit de lord Brougham. Ici, il faudrait tout citer. On voudrait s’étendre avec lui sur le fameux banquet donné par le grand brasseur Buxton aux puissances du jour, et dont le chancelier parut faire les honneurs comme s’il était chez lui. Il y aurait plaisir à le suivre dans ces visites officielles au British Museum, où il démontra les beautés de l’établissement au lieu et place des professeurs, étonnés de sa science et de sa faconde. « Voilà, s’écrie Greville, l’homme tel qu’il est, c’est-à-dire un mélange surprenant d’incongruités morales, politiques et intellectuelles. » Ailleurs il rappelle ce mot bien connu : « c’est un Jupiter Scapin ; » mais parfois l’admiration reprend le dessus, et Greville se met à le considérer comme il étudierait une de ces raretés de la nature chez laquelle on découvre toujours quelque aspect nouveau, d’abord inaperçu.


« Dans le monde, dit-il, Brougham est tout esprit, vie, gaîté ; passant du grave au doux, du plaisant au sévère, toujours brillant au milieu des plus folles plaisanteries, se jouant de ces transitions rapides par lesquelles l’attention et l’imagination sont surexcitées ; amusant, instructif et jamais fatigant, s’élevant à la hauteur des plus grandes intelligences, familier avec les sujets les plus abstraits, accueillant en même temps les humbles prétentions des esprits médiocres et paraissant prendre à leurs études ou à leurs affaires un si vif intérêt, qu’il les surprend, les charme et les met parfaitement à l’aise. »


Durant la trêve amenée par la dissolution, les esprits commencèrent à se rassurer en Angleterre sur les agissemens de la France. Le gouvernement de juillet est parvenu à convaincre les puissances voisines de sa sagesse et de sa modération ; lord Grey lui-même confie à Greville qu’il est parfaitement satisfait de la manière dont le roi des Français observe les traités et maintient l’indépendance de la Belgique. Le cabinet anglais d’ailleurs a tout intérêt à rester en bons termes avec ses voisins. Les questions intérieures l’absorbent tout entier, et la grande préoccupation de la réforme l’oblige à une sage réserve.

L’opposition tory continue à tenir ses assises à Aspley-House, chez le duc de Wellington, où se concertent les moyens d’attaque. A l’une de ces réunions, nous voyons apparaître deux membres de la plus haute aristocratie, « ivres, non comme des gentilshommes, mais comme des portefaix. » C’est là un trait de ces vieilles mœurs anglaisés, qui vont en s’améliorant chaque jour, et le délicat Greville ne l’eût pas cité, si ce n’eût été déjà une exception de son temps. Quant à la conduite politique du duc de Wellington, devenu le chef de l’opposition, Greville lui reproche son obstination aveugle et ses étroits préjugés : « c’est, dit-il, un grand homme dans les petites choses et un pauvre homme dans les grandes occasions ; » il regarde sa tactique du moment comme « une de ses plus malheureuses bévues. »

Certes les chefs des différens groupes avaient tout intérêt à s’entendre au sujet de la réforme en se faisant des concessions réciproques. C’était l’avis de Greville. « Le parti conservateur aurait dû, écrit-il à cette époque, s’unir contre les rebelles, les républicains, les fauteurs d’association, » et nous le voyons en effet, conformant sa conduite à son opinion, jouer un rôle actif entre les chefs des diverses fractions de la chambre des lords, qui l’acceptent volontiers comme intermédiaire en raison de l’indépendance avérée de sa situation et de son caractère. Il y a là toute une partie des mémoires de Greville bonne à consulter pour ceux qui voudront retracer l’histoire de ces transactions parlementaires auxquelles il ne fut donné cette fois d’amener aucun résultat sérieux. Avant de revenir au mouvement de la vie politique, Greville nous introduit dans l’intimité d’un salon anglais marqué d’un cachet tout particulier, celui de Holland-House, on se trouvaient conservées les traditions d’une autre époque. Une brouillerie sans gravité, qui l’en avait éloigné sept ans, ayant pris fin, Greville était redevenu l’hôte assidu de lord et de lady Holland, ces grands seigneurs qui ont laissé le souvenir de leur esprit, de leur hauteur aristocratique et de leurs excentricités scrupuleusement respectés de tout leur entourage. « C’est la maison de l’Europe par excellence, dit Greville. Le monde entier souffrira de sa disparition, et c’est alors qu’on pourra dire avec vérité et à-propos : « La gaîté des nations s’est éclipsée ! » Tous ceux qui l’ont visitée savent combien la splendide habitation des Fox se prêtait admirablement aux habitudes fastueuses de ses propriétaires. Les célébrités du temps s’y donnaient rendez-vous ; pour l’auteur du journal, c’était une mine inépuisable d’informations. Il allait donc y dîner fréquemment, et nous aurions tort de ne pas lui savoir gré de nous avoir reproduit une partie des conversations qui se tenaient pendant ces repas où lord Holland, malade et goutteux, assistait sans y prendre part autrement qu’en écoutant la spirituelle causerie des convives. Greville nous montre lady Holland bonne à la fois et impérieuse, se querellant avec les habitués de la maison, et ne se déconcertant pas des boutades de l’esprit fort Allen, si aigre et si ergoteur. Semblables tableaux se représentent souvent sous la plume de Greville, et formeraient à eux seuls une histoire curieuse de l’esprit de cette société disparue. Nous n’y jetterons qu’un coup d’œil rapide, et, parmi tant de scènes, nous choisirons celle qui a le plus frappé Greville :


« J’ai dîné hier, dit-il, chez lord Holland ; mais, arrivé tard, je n’ai pu trouver à me placer qu’entre sir George Robenson et un homme vêtu de noir, d’apparence fort ordinaire… Pendant un certain temps, il n’ouvrit la bouche que pour manger, et j’imaginai que ce devait être quelque homme de lettres ou quelque savant obscur, peut-être un médecin venu pour le choléra. Au bout de quelques minutes, la conversation roula sur l’éducation élémentaire et sur les hautes études. Lord Holland fit la remarque que les hommes qui n’avaient reçu qu’une demi-éducation étaient parfaitement vains et suffisans, ce qu’il fallait, selon lui, attribuer à leur propre ignorance et à ce que, n’ayant pas fréquenté les universités, ils n’avaient pas été éprouvés par le frottement de la vie en commun. Mon voisin, au sujet de cette demi-éducation, se prit à dire qu’un des plus frappans exemples qu’il en connût était celui d’Alfieri ; jusqu’à l’âge de trente ans, il n’avait appris autre chose qu’à mener ses chevaux ; il était même demeuré si ignorant de sa propre langue qu’il lui fallut l’apprendre dans les livres les plus élémentaires. A son tour, lord Holland cita César et Scaliger, comme exemples des éducations tardives. Il raconta que ce dernier avait été blessé, s’était marié et avait commencé le grec, le tout dans un même jour ; à quoi mon voisin répondit que l’idée d’apprendre le grec n’avait pas été aussi intempestive que celle de se marier. L’air dont il fit cette remarque me donna l’idée que le personnage était assez maussade, car il y mettait je ne sais quel accent de mépris. Je fus étonné de le voir reprendre la conversation, et, à propos de la blessure de Scaliger, parler de celle que Loyola avait reçue au siège de Pampelune. Je me demandais comment il pouvait si bien savoir ces détails de la blessure de Loyola, puis je m’étais remis à manger sans plus y penser, quand Aukland, qui était en face de moi, s’adressant à mon voisin, lui dit : « Voulez-vous, monsieur Macaulay, prendre un verre de vin avec moi ? » À ce nom, je pensai tomber à la renverse. Quoi ! c’était là Macaulay, cet homme que j’avais tant désiré voir et entendre, celui dont le génie, l’éloquence, les facultés de toute sorte excitaient depuis si longtemps ma curiosité et mon admiration ? .. Quand Macaulay se leva de table, je pus reconnaître à quel point sa personne était gauche et vulgaire… Jamais couche d’argile plus épaisse n’enveloppa un esprit aussi puissant et une imagination aussi brillante… Il était bien loin d’affecter la supériorité, mais l’étendue et la variété de ses connaissances devenaient bientôt évidentes, parce que sur n’importe quelle question il se montrait parfaitement compétent. Dissertations, anecdotes, citations, se pressaient sur ses lèvres, mises en relief avec une admirable facilité de parole, qu’il appliquait à tous les sujets. »


Revenant ailleurs sur les facultés prodigieuses de Macaulay, Greville parle de cette puissance de mémoire qui n’eut peut-être jamais d’égale. « Il peut, dit-il, répéter par cœur tout Démosthène, tout Milton, la plus grande partie de la Bible en anglais et tout le Nouveau-Testament en grec ;… mais il manque des grâces de la conversation,… son savoir immense n’est pas animé de la flamme subtile qui pourrait seule lui communiquer la clarté et la souplesse… Il n’aura jamais le don de plaire et de captiver. » Brougham avait dirigé l’éducation de Macaulay, « mais il lui était arrivé comme à un homme qui, ayant élevé un jeune lion, finit par en être dévoré. » Ils se détestaient mutuellement. Greville rencontre souvent Macaulay et en reçoit toujours la même impression.


« Dimanche dernier, dit-il encore, j’ai dîné avec Rogers, Moore, Sidney Smith et Macaulay. Sidney était moins en train que de coutume, quelque peu opprimé et réduit au silence par ce que Moore appelle le flumen sermonis de Macaulay. Sidney dit de lui que c’est un livre en pantalons… Il étonne, il instruit, il intéresse, mais il n’amuse pas toujours… Je crois que nous aurions tous été charmés d’échanger ses graves enseignemens contre les amusantes plaisanteries de Sidney Smith : Macaulay m’a dit avoir lu Grandisson quinze fois ! »


Quand le journal de Greville revient à la politique après un temps d’arrêt assez prolongé, c’est pour la représenter plus animée, plus divisée, plus embrouillée que jamais. La majorité qu’il s’agit de conquérir pour le bill de la réforme restait douteuse à la chambre des lords. La chambre des communes avait conquis au contraire, par sa réélection, un assez grand nombre de voix réformistes. Lord Grey ne vit pas d’autre moyen, pour emporter la mesure, que de créer une soixantaine de pairs, expédient qui parut au roi trop extrême, et sur son refus le ministère offrit sa démission. Le fait le plus saillant au milieu de ce conflit semble être la conduite ambiguë de sir Robert Peel. Il refuse constamment de faire partie d’un ministère tory, apparemment pour ne pas être obligé de présenter une mesure qu’il a jadis combattue ; c’était la même situation dans laquelle il s’était déjà trouvé au sujet de l’émancipation des catholiques. Greville examine le caractère de l’homme d’état sur qui les regards sont fixés et complète ainsi son premier jugement.


« Il a naguère jeté par-dessus bord les ultra-tories pour se rendre agréable à la chambre et au pays. Maintenant il songe à ouvrir la porte à tout venant, et à se donner pour un personnage nécessaire, voire indispensable. Sous son extérieur tranquille, il nourrit, je crois, une ambition démesurée. Il dissimule ses sentimens de haine et de jalousie sous les semblans d’estime et d’attachement qu’il affecte pour ses collègues. C’est un de ces caractères contradictoires, renfermant en soi tant de bien et tant de mal qu’il est difficile de savoir de quel côté penche la balance. Les actes de sa vie politique sont de pareille nature. L’utilité et surtout la valeur en sont très contestables, quoiqu’ils aient toujours été marqués au coin d’une très grande habileté. Entré dans la vie comme le produit et le champion d’un système depuis longtemps condamné et maintenant abandonné par l’opinion publique, on peut, sans injustice, attribuer les maux qui ont résulte de la chute de ce système au manque de sagacité de Peel, à la fausse appréciation qu’il a faite des moyens de défense de ses adversaires… Si, remontant plus haut dans la longue carrière de Peel, nous cherchons quelles ont été les mesures politiques auxquelles son nom est plus particulièrement attaché, nous trouvons d’abord le paiement en numéraire, considéré aujourd’hui comme une méprise fatale, quoique, après tout, il ne soit peut-être pas généreux de faire retomber sur lui seul les inconvéniens d’une mesure alors sanctionnée par les plus grandes autorités financières, — son opposition à la réforme électorale et à toute émancipation religieuse, — l’obstination avec laquelle il a voulu maintenir intact et sans aucune amélioration le système exclusif des églises d’Angleterre et d’Irlande. Sur toutes ces matières, sa résistance au moindre progrès, soutenue par un incontestable talent, a été longtemps couronnée de succès ; mais le régime qu’il s’efforçait de maintenir ne pouvait toujours durer, et, lorsqu’il en vint à se laisser gagner lui-même par les idées libérales de notre temps, il s’est trouvé dans une grande perplexité entre ses anciens erremens et ses nouvelles opinions. Encore enchaîné par ses antécédens, il a dû lâcher pied, mais toujours trop tard pour sa réputation et aussi pour le succès… Malgré tout, si un jour son expérience et ses talens ont le champ libre, en dépit de son caractère égoïste et désagréable, il peut se faire encore une grande position comme ministre. »


Après le portrait de sir Robert Peel, dont on ne peut nier la ressemblance, Greville se plaît à indiquer quelques traits de celui de lord Stanley (depuis lord Derby).


« Nous avons les courses dans la matinée, écrit Greville, suivies d’un excellent dîner, et la soirée se passe à jouer au whist ou à colin-maillard… Qui pourrait croire que l’on a devant les yeux le premier orateur de la chambre des communes, le premier homme d’état après Peel, si même il vient après Peel ? Celui sur qui reposent les destinées du pays est là, uniquement occupé du turf, ne songeant qu’aux chevaux, ne s’intéressant qu’aux paris, vif, toujours en mouvement, de belle humeur, has méditons nugas et totus in illis. C’est chose curieuse de voir Stanley pendant la soirée entière absorbé par la table de jeu comme si sa fortune en dépendait. Ainsi se délasse cet homme, qui a dévoué son existence aux plus grands objets et aux plus sérieuses pensées. »


C’était le moment où le ministère de lord Grey restait en fonctions après les tentatives inutilement faites pour former un autre cabinet. Durant cette courte et précaire administration, le gouvernement trouva moyen de faire enfin voter la réforme électorale, si longtemps disputée, sans recourir à la création de nouveaux pairs, et cette autre mesure, qui a été appelée le bill de coercition destiné à assurer une année de tranquillité à l’Irlande livrée à l’anarchie. Greville reconnaît, après en avoir désespéré, que l’esprit public a fait quelques progrès. Non-seulement à l’intérieur le pays est moins agité, mais la politique conciliante suivie au dehors permet d’espérer une détente générale dans la politique étrangère. En Angleterre, l’opinion devient plus favorable à la France. Les préjugés du peuple commencent à s’effacer. Il est d’autant plus curieux de voir le roi Guillaume IV les conserver pour sa part avec une obstination qui se refuse à tout raisonnement.


« Il déteste Louis-Philippe et les Français, dit Greville, avec une sorte d’animosité de Jack-Tar (sobriquet du matelot anglais). L’autre jour, il a donné à dîner à un des régimens de garde à Windsor, et ensuite, selon sa coutume, il a fait aux soldats un tas de discours absurdes, dans l’un desquels, s’étendant sur leurs exploits en Espagne contre les Français, il a ajouté : « Quant à la France, je vous dirai que, soit en paix, soit en guerre, je la considérerai toujours comme notre ennemie naturelle, et, qu’elle ait un roi à sa tête ou bien un dictateur quelconque, j’aurai toujours l’œil sur lui, afin de m’opposer à ses ambitieux projets. »


Quelques pages plus loin, nous lisons encore :


« 6 février 1834. Avant-hier, ouverture du parlement par un long et pâle discours du trône. Les points principaux en sont une diatribe violente contre O’Connell, c’est-à-dire contre les agitations de l’Irlande, suivie de chaleureux témoignages d’amitié pour la France. Il est curieux de comparer le langage tenu, dans ses momens d’abandon, à la suite des festins, par le vieil imbécile qui porte la couronne, avec celui que ses ministres lui fourrent dans la bouche. Le plus singulier, c’est que dans les deux cas les sentimens semblent exprimés avec une grande énergie et la même sincérité apparente. »


IV

Il y a eu, dans l’existence de Ch. Greville, une phase pendant laquelle il a noblement employé l’activité qu’il dépensait dans les occupations de sa vie mondaine à rendre de sérieux services à ses amis politiques. Lorsque cet intérêt vint à lui manquer, il retomba dans un découragement dont l’expression est parfois très amère.


« Hier, écrit-il à la date du 3 avril 1834, j’ai eu quarante ans accomplis… Quand je pense à l’inutile emploi de ces quarante années dépensées en pure perte, au peu de profit qu’elles m’apporteront dans l’avenir, au petit nombre d’agréables souvenirs qu’elles m’ont laissé, un sentiment de douleur et d’humiliation me pénètre à ce point que je sens mon front rougir et brûler pendant que j’écris ces lignes. »


Pour échapper à des pensées aussi pénibles, Greville a recours à l’agitation stérile des distractions accoutumées. La conversation lui sert de principale ressource, et la princesse de Lieven se prête volontiers à favoriser par ses confidences le sentiment de l’insatiable curiosité qui fait diversion à ses ennuis. Elle lui communique ses observations sur le monde anglais, et leur esprit frondeur s’entend à merveille au sujet de la plupart des gens, qu’ils jugent impitoyablement. Nous rapporterons seulement ce passage, qui concerne lord Palmerston :


« Mme de Lieven m’a dit qu’il serait impossible de rendre le mépris et le dégoût que le corps diplomatique entretenait pour lord Palmerston, et, désignant Talleyrand, assis près de nous, elle ajoutait : « Surtout lui. » Les ministres étrangers ont la plus mince opinion de sa capacité ; avec eux, ses manières ne sont pas engageantes. Parmi ses collègues, son impopularité est tout aussi grande. »


Le cabinet s’étant divisé sur la question de l’église d’Irlande, Stanley et Graham commencèrent par s’en retirer ; le premier alla se replacer dans les rangs de l’opposition, démarche qui lui fut justement reprochée. Bientôt après le cabinet tout entier, à l’exception de Brougham, suivit leur exemple. Lord Melbourne reforma un nouveau cabinet whig, qui dura à peine quatre mois ; aussitôt le roi, qui avait hâte de se jeter de nouveau dans les bras des tories, remit à lord Wellington tous les portefeuilles vacans, en attendant le retour de Peel, alors en Italie. Les détails de cette brusque révolution ministérielle sont racontés d’une façon piquante dans le journal de Greville, qui note les informations reçues chaque jour directement du duc de Wellington ou du nouveau chancelier Lyndhurst. Ses amis, les ministres sortans, ne le tiennent pas moins au courant de ce qui se passe chez eux, et toutes ces versions provenant de sources si diverses se trouvent parfaitement confirmées par les documens officiels qui ont plus tard été publiés sur cette époque. Un fait qui s’est souvent reproduit lors des changemens de politique survenus en Angleterre est relaté avec des détails si curieux que nous n’hésitons pas à les citer presqu’en entier. Greville, ayant appelé l’attention du duc de Wellington sur l’utilité qu’il y aurait à s’assurer l’appui du Times, est chargé d’entamer une négociation avec le directeur du journal, M. Barnes, « l’homme le plus puissant de l’Angleterre, » selon l’expression de lord Lyndhurst. Barnes dicte lui-même les conditions auxquelles il consentira à soutenir le ministère. La réponse à ces propositions se laisse un peu attendre, et l’homme puissant écrit sur un ton assez piqué. Alors Greville se rend en toute hâte à la cour de l’échiquier, où siégeait le nouveau chancelier, qui se prend à son tour d’inquiétude et se précipite au ministère de l’intérieur pour en causer avec le duc, « tant est grande et dangereuse l’influence du potentat armé des foudres de la presse ! » Il fallut s’excuser en lui avouant qu’on ne pouvait rien décider avant l’arrivée de Peel. Puis lord Lyndhurst l’invite à dîner, car « une ratification gastronomique doit préparer le traité entre les parties contractantes, » ajoute Greville, qui nous apprend qu’à ce dîner « assez drôle, » et qui fit alors grand bruit dans le public, on a convoqué les hommes les plus considérables du parti.

Ces avances ne suffirent pas pour consolider une administration qui croula bientôt malgré l’habileté déployée par Peel, et les whigs rentrèrent au pouvoir. Le nouveau cabinet fut encore cette fois formé par lord Melbourne, et l’un des membres les plus actifs de ce cabinet était lord John Russell, celui de tous les ministres que Guillaume IV détestait le plus. Pressé de donner le dîner royal qui est de fondation au jour des courses d’Ascott, le roi s’y refusa obstinément en disant : « Je ne puis le faire sans inviter les ministres, et j’aimerais mieux voir le diable dans ma maison qu’aucun de ces gens-là à ma table, » Brougham, qui s’était compromis de différentes manières et ne pouvait plus inspirer de confiance à personne, avait été laissé à l’écart ; pour ne pas s’en faire un ennemi, on ne donna pas toutefois sa place, et les sceaux furent mis en commission.

Fort versé dans les secrets de la stratégie parlementaire, Greville donné des renseignemens précis sur les habitudes sociales des membres qui composaient alors les deux camps opposés, et ce détail tout pratique explique jusqu’à un certain point à quelle cause particulière il faut trop souvent attribuer le succès ou la chute d’un ministère.


« Le parti de Peel comprenait un grand nombre de gens riches et fashionables continuellement attirés au dehors pour une raison ou pour une autre, passant presque tout leur temps au club ou dans les salons du West-End, de manière qu’il fut presque impossible, à un moment donné, de rallier ces forces dispersées. L’opposition au contraire est composée d’un corps compacte de gens que rien n’appelle hors de la chambre des communes, qui nichent dans le voisinage, prennent leurs repas dans quelque taverne tout proche ou ne dînent pas du tout. Toujours rendus de bonne heure à leurs bancs, ils ne songent pas à bouger avant la fin des séances et forment une base solide, inébranlable, à laquelle, dans l’état présent de l’assemblée, la plus légère addition suffit à assurer la majorité. Jadis, les fonctionnaires du gouvernement, dont la principale affaire était de le soutenir au besoin, apportaient aux ministres un concours certain, mais aujourd’hui cette phalange domestique est bien dépassée en nombre par ces drôles qui ont pour chefs ceux que l’on nomme la queue d’O’Connell et les radicaux les plus avancés. »


Malgré le mépris que Greville exprime dans cette dernière phrase pour le grand agitateur, il convient plus loin que dans ces crises ministérielles O’Connell s’était conduit admirablement. Il laisse toutefois soupçonner qu’il a été désintéressé par quelque promesse, mais sans en donner autrement la preuve.

Au cours de son journal, Greville se montre très sévère à l’égard de tous les partis extrêmes, ultra-tories ou radicaux. Il a été parfois en maintes circonstances et avec raison accusé de partialité ; en somme, il laisse cependant l’impression d’un observateur attristé de la nature humaine, qu’anime un besoin sincère de justice et de vérité, et le spectacle que lui donnent les passions politiques ne l’irrite qu’en raison de leurs inévitables conséquences sur les destinées de son pays.

Nous avons déjà eu l’occasion de montrer quelle pouvait être la rude franchise de Guillaume IV. Le journal de Greville contient dans ses dernières pages un long récit qui a froissé le sentiment de respect qu’involontairement ou de parti-pris les Anglais portent toujours à leurs princes. Il s’agit d’une scène qui eut lieu à Windsor au jour anniversaire de la naissance de Guillaume IV. Toute la famille royale, légitime et illégitime, s’y trouvait réunie, et à sa tête la duchesse de Kent et la jeune princesse Victoria ; au beau milieu du banquet, en présence d’une centaine de convives, le roi, se levant tout à coup et prenant à partie sa belle-sœur, dont en effet il avait à se plaindre, prononça contre elle une tirade foudroyante que nous rapporte Greville tout au long. En voici les principaux passages :


« Je souhaite que Dieu me conserve la vie pendant neuf mois encore, puisqu’après ce terme, quand arrivera ma mort, il ne sera plus question de régence. J’aurai alors la satisfaction de laisser l’autorité royale entre les mains de cette jeune dame (montrant la princesse héritière présomptive de la couronne), et non dans celles de la personne que voilà près de moi… Je n’hésite pas à déclarer que j’ai été constamment et grossièrement insulté par cette personne… Parmi tant d’autres griefs, j’ai particulièrement à me plaindre de la manière dont la jeune princesse a toujours été éloignée de ma cour : jamais elle n’a paru à mes réceptions, auxquelles son devoir était d’assister ; mais je suis décidé à ce qu’il en soit autrement à l’avenir. Je veux qu’on sache que je suis le roi… » Il a terminé sa harangue par une allusion à la princesse et -à son règne prochain, et cela d’un ton paternel et affectueux parfait sous tous les rapports. Cette terrible philippique (j’en ai oublié les plus fortes parties) avait été prononcée avec énergie et d’une voix retentissante. La reine paraissait en souffrir ; la princesse Victoria fondait en larmes, la compagnie restait frappée de stupeur. La duchesse de Kent ne répondit pas un mot. Immédiatement après, on se leva de table ; il s’ensuivit une scène violente, et la duchesse, annonçant qu’elle allait partir à l’instant, ordonna d’atteler. Cependant une sorte de réconciliation fut bâclée, et elle consentit à rester jusqu’au lendemain. »


Il est évident qu’il y avait eu des torts réciproques de la part des membres de la famille royale. La scène ayant été presque publique avait eu un retentissement qui permettait à Greville de l’insérer dans ses mémoires comme un de ces incidens qui appartiennent à l’histoire. Il révèle d’ailleurs l’isolement où l’on a, jusqu’au jour de son avènement, maintenu de parti-pris la future reine. Lorsque peu de temps après une maladie sérieuse de Guillaume IV fit prévoir l’approche d’un nouveau règne, Greville nous montre le public plus que jamais préoccupé des incertitudes de l’avenir. « Ce qui donne lieu à toutes les suppositions, dit-il, c’est l’ignorance absolue de tout le monde, sans exception, touchant les dispositions et les facultés de la jeune princesse… Les tories sont consternés de la mort prochaine du roi en songeant aux conséquences qu’elle peut amener ; mais il n’arrivera rien, parce que dans ce pays il n’arrive jamais rien. »

Au mois de janvier 1837, Greville avait fait à Paris un séjour de quelques semaines, et comme à son ordinaire il a consigné dans son journal l’impression que notre pays, ses institutions, sa société, ont produite sur lui. Il a assisté aux bals des Tuileries, « en comparaison desquels, dit-il, nos fêtes ont un air très mesquin. » Il a été bien reçu par la famille royale ; le roi lui paraît excessivement poli, la reine remplie de grâce et de dignité, Madame Adélaïde est une très bonne personne, le duc d’Orléans a des manières de prince. C’est chez la princesse de Lieven, fixée à Paris, qu’il fait la rencontre de la plupart des hommes distingués que le gouvernement de juillet avait mis en évidence.


« Le salon de Mme de Lieven était un terrain neutre où se rapprochaient les hommes de tous les partis… Il convient apparemment à la cour de Saint-Pétersbourg qu’elle conserve ici cette situation, parce qu’une femme d’esprit comme elle peut ainsi recueillir nombre de documens intéressans et peut-être utiles. Moins exposée ici à l’action des préjugés et des passions qui ont si fort compliqué et troublé la position qu’elle avait en Angleterre, elle peut s’y former une idée plus juste du caractère et des desseins des hommes d’état. Elle n’hésite pas à convenir que Paris est un très agréable séjour, mais elle s’exprime avec un souverain mépris sur le caractère français et montre le plus vif sentiment de la supériorité morale des Anglais. Je lui ai demandé quels hommes elle estimait le plus. Elle m’a nommé Molé, si comme il faut (gentleman-like), Thiers, plus brillant, plus animé et plus amusant, Guizot et Berryer, qu’elle regarde comme des hommes très supérieurs. »


Ce fut dans le cours de cette même année, le 21 juin 1837, que la princesse Victoria succéda à son oncle Guillaume IV. Greville rend justice au tact, à la bonne grâce, à la dignité de la jeune souveraine, qu’il a vue de très près. Ce fut lui qui dut chercher dans les archives le protocole des cérémonies usitées en pareille circonstance et apprendre leur rôle aux personnages intéressés. Aux détails donnés sur cette première journée d’un règne qui a justifié toutes les espérances, Greville ajoute un parallèle entre la reine et ses deux prédécesseurs, parallèle, il n’est pas besoin de le dire, qui est tout à la louange de la jeune souveraine.

Ici s’arrête le journal de Greville, dont la seconde partie se fera sans doute attendre assez longtemps. Si la première partie a été accueillie dans certaines régions avec un peu d’hostilité, somme toute, le succès en a été grand, et c’est justice quand il s’agit de tant de révélations de toute nature, si agréablement groupées par un homme bien instruit de tous les mystères de la société et du monde politique. On ne saurait absoudre entièrement du reproche de malveillance cet esprit naturellement frondeur et tant soit peu chagrin ; cependant Greville n’a jamais voulu se faire l’écho des bruits purement calomnieux, car voici ce qu’il écrit à ce sujet : « J’ai une répugnance invincible à faire de mes manuscrits un réceptacle de scandales et à les livrer à la postérité (si jamais la postérité s’inquiète de ces pages et prend la peine de les lire), et rien ne me serait plus pénible que de lui transmettre le souvenir des fautes ou des folies des gens que j’ai connus, de mes amis ou de mes proches. » C’est assez rarement en effet qu’il est question dans cette chronique journalière de faits qui ont occupé les loisirs de la meilleure compagnie, et dont le récit aurait certainement tenté Greville, s’il avait recherché un succès de mauvais aloi. On comprend seulement que, chez cet homme occupé de plaisirs, les influences énervantes du monde ont agi dans le sens qu’il indique lui-même quand il exprime le regret d’avoir donné une fausse direction à sa vie et d’avoir perdu la volonté nécessaire pour déployer ce qu’il possédait de facultés. Qu’on ne l’accuse pas non plus d’avoir trop présumé de lui-même lorsqu’il se reproche de n’avoir pas aspiré à devenir l’égal des hommes éminens dont il était entouré. Ses contemporains ont tous été d’accord pour lui reconnaître une véritable aptitude aux négociations délicates par la connaissance qu’il avait des hommes et par l’intelligence des affaires, acquises durant le cours d’une longue carrière passée dans la société des hommes les plus distingués de sa génération. Il a en outre fait preuve d’un savoir spécial dans un ouvrage publié en 1845 sous ce titre : De la Politique passée et présente de l’Angleterre à l’égard de l’Irlande. Au dire du critique qui s’est montré d’ailleurs si sévère pour Greville, ce travail anonyme lui donne « tous les droits possibles pour faire autorité soit comme penseur, soit comme écrivain politique. »

Ce qu’il y a de plus intéressant dans la lecture des mémoires intimes de Ch. Greville, ce n’est pas seulement le récit détaillé d’événemens qui sont encore présens à la mémoire, c’est plutôt ce coup d’œil pénétrant jeté sur les côtés demeurés obscurs ou inconnus des incidens survenus au jour le jour ; c’est encore l’action animée et toute vivante prêtée aux personnages que l’auteur met en scène, les allées et venues de tous ces grands acteurs et des moindres comparses, le mouvement de la conversation, la mise en relief saisissante de cette agitation perpétuelle et le plus souvent stérile qui constitue, somme toute, la vie de la société. Quant aux notes qu’il a écrites pendant la chaleur de l’action, elles réfléchissent, pour ainsi parler, le ton, l’esprit, le langage des cercles officiels dans lesquels se mouvait Greville ; elles donnent la mesure de cette activité raisonnée et incessante qui semble posséder les Anglais appelés à prendre part aux affaires publiques de leur temps. En les voyant à l’œuvre dans le journal de Greville, en suivant de près leurs démarches plus ou moins heureuses, où le bien et le mal sont étrangement mêlés, il est difficile de n’en pas conclure qu’une nation est bien forte quand elle résiste à tant de tiraillemens en sens contraires, et qu’une société est bien solidement établie quand elle reprend si aisément son équilibre après des crises faites pour l’ébranler jusqu’en ses derniers fondemens. L’Angleterre, plus heureuse que nous, a trouvé cette force dans le respect de, ses vieilles institutions. Si connue que soit cette vérité, les mémoires de Greville la confirment encore, car ils font pleinement ressortir comment, dans ce pays essentiellement monarchique, ni le choc des partis, ni le discrédit où peuvent momentanément tomber les personnes royales, ni les libres jugemens portés sur leur compte, ni la guerre acharnée faite aux dépositaires, quels qu’ils soient, de l’autorité, n’arrivent jamais à ébranler les principes sur lesquels repose depuis tant de siècles la sécurité de cette grande et puissante nation.


C. Du PARQUET.