Les Mémoires d’un veuf/Nuit noire

Œuvres complètes - Tome IVVanier (Messein) (p. 195-197).

NUIT NOIRE


Le boulevard Sébastopol bruit et poudroie dans le soleil d’une belle après-midi de janvier.

Le froid est vif. Collets de fourrures et cache-nez se dressent et s’enroulent autour des cous masculins.

Les femmes bien mises sont très malheureuses avec leurs manchons de poupées et leurs Gainsborougs sans voilettes. L’ouvrière et la bonne vieille se sont serré sur la nuque la capeline réputée laide mais prouvée commode. Le gamin bat du pied et le cocher des bras. Il fait bon marcher après déjeuner en humant un cigare bien sec. Délicieux ce temps-là.

Mais que de pauvres, donc ! Des tas de culs-de-jatte à grosse moustache goguenarde, des bonnes aventures de toute couleur à leur boutonnière, rampent et glapissent, une flotte d’Italiens mâles et femelles rougeoie et pue au son de la cornemuse et du violon, les manchots traditionnels et les estropiés de tous les membres possibles ou autres fourmillent et encombrent. Que ces pauvres sont insolents ! Sans exception ! Et qu’ils seraient effrayants si l’on n’était sceptique en diable et un Parisien pour de bon !

Le Veuf ainsi s’exclame et serre son porte-monnaie d’ailleurs assez plat sur sa poche de pantalon, à travers son ulster pelucheux et un veston de chez un Godchau, cette Cour-des-miracles circulante ne lui disant rien qui vaille, et il continue sa course. Soudain son regard tombe dans une porte cochère surmontée d’un ou plusieurs Weill, Lévy, Mayer, en lettres d’or longues comme la barbe d’Aaron, flanquée de panonceaux flambants et de menus à la craie sur des demi-cylindres en tôle noire.

Ô douceur ! Un petit garçon d’à peu près dix ans, d’un blond faible sous sa casquette bien brossée, pâle et rose au possible, et que drape ou presque sa blouse noire très propre, tant le pauvre enfant est maigre, là se tient assis, les pieds dans une chancelière vieille, avec une timbale d’étain dans ses mains chaussées de moufles. Un écriteau suspendu sur sa poitrine de poitrinaire porte, hélas ! Aveugle depuis deux ans par suite de maladie.

Quoi, la chétive créature aux traits honnêtes, à la mise qui indique les soins d’une veuve incapable elle-même de travailler mais encore et pour toujours douée de ce Cornélien amour-propre de l’amour maternel, qui ne veut pas d’autre enseigne d’infirmité ni de pauvreté pour son fils que le trop véridique écriteau et le témoignage cruel des yeux sans regards, — quoi, ce petit a vu la lumière il n’y a pas encore longtemps comme tant d’autres et tant de millions et de milliards d’autres il a vu le soleil, les étoiles, les nuages, les arbres, des joujoux, des passants, des régiments, sa mère !

Et le Veuf s’arrête, infiniment ému. Il fouille dans sa maigre poche, opération lente à cause de l’ulster et du veston à retrousser, et de gants fourrés du Louvre à défaire, et c’est d’une main presque tremblante, en poire (telle celle d’une vraie dévote dans l’aumônière de Monsieur le Curé) qu’il dépose en quelque sorte au fond de la timbale d’étain, comme par crainte d’offenser la fierté des yeux morts pourtant du seul vrai pauvre d’entre cette foule de pauvres, une petite pièce, — d’or ou d’argent, sa main gauche ne le sait pas…

Ceci si doucement fait, si discret, et avec une fuite si glissante et comme pudique, que le petit aveugle s’écrie d’une voix cassée, mais combien pénétrante :

— Merci, madame !