Calmann-Lévy, éditeurs (p. 79-89).


POÈME CAUCASIEN














CUEILLE LA FLEUR


À Monsieur le comte de Puiseux.

 

Va, cueille pour moi cette fleur
Qui pousse au buisson des épines ;
Je la presserai sur mon cœur
Tombeau de rêves en ruines.

POÈME CAUCASIEN


À Monsieur François Coppée, de l’Académie française.

 
La balle, ô triste jour ! siffle comme un serpent.
Mahométan et grec, chrétien, israélite,
Sont tour à tour chassés, traqués en se sauvant
Par les rouges bandits que le carnage excite.

Tiflis est soulevé ! le sang coule partout.
Le turc à son bazar, le russe à sa fenêtre
Soudain tombent frappés ; les soldats sont à bout.
Leur force diminue…… On voit venir un prêtre


Portant la sainte image ; il élève la voix.
Et parle sagement à la foule inhumaine,
Prêchant la paix, le calme, ayant en mains la croix ;
Mais on n’écoute pas ; un insurgé l’enchaîne,

Un assassin s’approche, il poignarde le saint !
Et le saint lui pardonne en sa grande clémence.
Il chancelle, il s’affaisse et son regard s’éteint,
Sa fille près du mort tombe sans connaissance.

Orage des bourreaux inconscients du mal,
Aveuglés par la haine et menés par un homme
Comme un troupeau de bœufs, ainsi que l’animal
Allant toujours devant, pauvres bêtes de somme !

La nature insensible au crime, à ses fureurs
Renouvelle la vie en sa terre, en son onde ;
Les parfums ont semé d’exotiques langueurs,
L’insondable travail poursuit l’œuvre féconde.


Bientôt le crépuscule envahit le vallon,
Et le croissant paraît au sommet du Caucase,
Merveilleux paradis, céleste floraison,
Terrestre en sa beauté de la cime à la base.

Sous l’ombre de la nuit, les pieds dans le ruisseau,
Près du minaret blanc de l’antique mosquée,
Auprès d’un bois touffu du jaunâtre plateau,
Le cosaque a trouvé la belle Admiasquée.

C’est l’enfant du martyr, martyr de charité,
Du pope massacré par la horde sauvage.
Son regard de gazelle, aimable hérédité,
S’est terni de douleur, pleurant dès le jeune âge.

Il soulève la vierge en bon samaritain,
L’emporte dans ses bras ; mais la tête est glacée ;
Cependant le cœur bat ; vivra-t-elle demain ?
La course, hélas ! est longue, et la marche forcée !


Ivan arrive enfin, dépose son fardeau ;
La jeune fille dort, fiévreuse en sa cabane ;
Le cosaque la berce et lui fait boire l’eau
Miraculeuse et fraîche à l’abri du platane.

Et lentement la vie en son être revient,
La vie et la jeunesse et le carmin aux lèvres.
L’amour naît en son cœur, l’enlace et la soutient ;
Rêvant à son sauveur, elle garde ses chèvres.

Et la voyant si chaste et si tendre à la fois
L’esprit d’Ivan s’emplit de joie et de tendresse ;
Des chaleurs de juillet ne sentant plus le poids,
Son labeur est joyeux, plein d’une ardente ivresse.

« Chère âme, lui dit-il, vois ces vignobles bleus,
« Ces moissons d’épis mûrs, ces mauves azalées,
« Les fruits des bananiers, la turquoise des cieux
« Et le sable si fin de ces vertes allées ! »


« Tous ces joyaux épars, dans l’univers jetés,
« Sans toi, ne me seront que paille et que fumée ;
« L’éblouissant bouquet des étoiles d’étés,
« Devant ton front pâlit, ô chère bien aimée ! »

« Allons dans la chapelle aux cierges allumés,
« Je serai ton époux, ton maître et ton esclave,
« Ton Dieu sera le mien ; vivons longtemps charmés ;
« Je t’aimerai sans cesse et pour toi serai brave ! »

Il dit : et l’on partit monté sur le chameau ;
Le voile nuptial auréolait sa tête
Que la palme, au passage, et l’aile de l’oiseau
Caressaient doucement en cette aube de fête.

L’air était parfumé, l’amour gonflait leur sein.
Au seuil des simples gens on offrait la pistache,
La grenade et le miel, la grappe de raisin,
Et chacun souhaitait un long bonheur sans tache.


« Ô ma douce colombe !» — « Ô mon cher fiancé ! »
Répétaient les amants en route vers l’église,
Tandis que l’arbre en fleurs par le vent balancé,
Leur tendait ses bouquets plus frais qu’une merise.

Ils murmurent des mots, de jolis mots encor,
Et traversent des prés bordés par l’asphodèle ;
Près d’eux la source chante et coule en filets d’or,
Et le faisan s’abreuve et veut s’approcher d’elle.

Entrant dans la cité, vers le temple pieux
Ils dirigent leurs pas. Le pope dit la messe,
Bénit leur union. Ô moment radieux !
Mariage d’amour, d’espoir et de promesse !

Mais la poudre a parlé, la crainte est dans les yeux,
Le malaise grandit, l’émeute recommence.
Dieu ! que se passe-t-il ? On voit poindre des feux,
Chacun prend le fusil, le pistolet, la lance.


L’épouse tout à coup pâlit, pousse des cris
D’épouvante, ô terreur ! tombez, tombez mes larmes !
Le sanctuaire fume et du fond du parvis
La flamme monte et le tocsin appelle aux armes.

Tartares, Arméniens sont tous fous et hurlants ;
Leurs discordes sans fin font jaillir l’étincelle.
Le monastère est pris ; on brûle les vivants,
Les amants sont tués ! Ô minute cruelle !

Et pendant l’incendie et le drame en ces lieux,
Pendant que l’on se blesse et que l’on s’entre-tue,
Le soleil d’Orient s’empourpre glorieux ;
Il brille au champ des morts où toute voix s’est tue.