Les Lois anglaises sur le travail des enfants dans les mines


DES LOIS ANGLAISES
SUR
LE TRAVAIL DES ENFANS
DANS LES MANUFACTURES ET DANS LES MINES.


I. — Report from the select Committee on the Act for
the regulation of mills and Factories
. — II. — Minutes of
Evidence, etc. ordered, by the house of
commons, to be printed
.

1841. — 2 vol. in-fo


III. — Report of the Children employement Commissionners :
Mines and Collieries. Presented to both houses
of parliament, by command of her majesty
.

1842. — 3 vol. in-fo

Aucun pays ne s’est jamais préoccupé du sort des classes pauvres autant que l’Angleterre. Serait-ce, comme le supposent quelques personnes, que depuis la révolution récente qui a soumis le sort de tant de milliers d’hommes aux orageuses variations de la grande industrie, le paupérisme ait pris dans la Grande-Bretagne un plus vaste développement, y ait été accompagné de plus lamentables misères que dans les autres pays de l’Europe ? Il est permis d’en douter. Devant les tristes révélations des minutieuses enquêtes que l’Angleterre instruit chaque jour sur la condition de ses classes laborieuses, si nous pouvons nous féliciter d’avoir sur elle à cet égard un avantage, hélas ! trop désirable, il est à craindre que cette supériorité ne repose en grande partie sur notre peu de zèle à étudier chez nous le sort de cette partie de la population qui, vouée aux travaux les plus pénibles et les plus incertains, lutte vainement contre l’indigence. Pourquoi donc de l’autre côté du détroit une sollicitude si vive dans son expression, et non moins active dans la pratique ? Nous croyons en apercevoir le mobile principal dans un intérêt politique ; nous y voyons le calcul d’une aristocratie depuis long-temps accoutumée à ne jamais fermer les yeux sur les périls qui la menacent, et qui jusqu’à présent a toujours su conjurer par son habileté ceux qu’elle n’a pu prévenir par sa vigilance.

Sans doute, dans les vieilles sociétés, la force même des choses fait de ceux qui n’ont pas des moyens assurés d’existence les ennemis naturels des aristocraties ; mais la situation de la population laborieuse de la Grande-Bretagne à l’égard de la classe qui a le monopole héréditaire de la fortune et de l’autorité, présente aujourd’hui un caractère d’une gravité toute nouvelle dans l’histoire d’Angleterre. Lorsqu’elle était employée presque tout entière aux travaux agricoles, cette population était incapable de susciter des embarras sérieux. Habituée au patronage des grands propriétaires auxquels son existence était liée, disséminée d’ailleurs sur un pays étendu, il eût été difficile qu’elle trouvât dans des souffrances communes le concert, l’union, qui font la force des masses, et qu’elle pût exercer sur les affaires de l’état une influence réelle. Aussi, dans une grande circonstance, aux élections parlementaires, lorsque la constitution du pays lui offrait le moyen de faire entendre sa voix, cédant aux propriétaires du sol, comme une autre redevance du fermage, les pouvoirs d’un jour qui étaient mis entre ses mains, elle ne semblait s’en servir que pour ajouter à l’état de choses auquel elle était assujettie l’éclatante sanction d’une soumission volontaire. D’ailleurs, les seuls besoins auxquels elle fût sensible, les premiers besoins de la vie, étaient assurés à ceux de ses membres qui ne pouvaient y subvenir en travaillant, par une législation spéciale, les lois des pauvres : tactique habile du patriciat, qui au fond aggravait le paupérisme, mais en l’endormant. Également divisés et accessibles aux mêmes influences, les ouvriers de la petite industrie ne présentaient pas d’obstacle plus grave. Il n’y avait pas de peuple alors en Angleterre, dans le sens politique de ce mot ; l’élément plébéien et démocratique ne se montrait pas encore en présence de l’aristocratie souveraine.

Les découvertes d’Arkwright et de Watt n’ont pas fait une révolution moins importante en politique que dans le commerce et dans l’industrie, car elles ont complètement changé cette situation. Les forces énormes que les inventions de ces deux grands hommes ont mises à la disposition de l’industrie ont donné à l’Angleterre l’immense puissance de production qui semble en avoir fait le grand atelier du monde, et, remarquable phénomène ! ces machines, qui paraissaient destinées à diminuer l’emploi des forces humaines, l’ont accru au contraire dans une proportion parallèle à l’augmentation des produits qu’elles ont offerts aux consommateurs. La grande industrie, le factory system, comme disent les Anglais, a suscité une population nouvelle, la population manufacturière, qui grandit sans cesse non-seulement par son propre développement, mais en se recrutant chaque jour parmi les ouvriers de l’agriculture. Le prolétariat de la grande industrie est bien différent du prolétariat agricole. Il est groupé par grandes masses sur quelques points. Ses travailleurs se rencontrent souvent réunis par centaines dans la même fabrique, et quelquefois par milliers. Ils composent, dans les centres où les intérêts commerciaux les rassemblent, de formidables garnisons industrielles, uniformément disciplinées par la régularité des mêmes travaux. Les chiffres à cet égard sont menaçans. Sans parler des grandes villes, de Manchester, de Birmingham, où l’on rencontre 50,000, 60,000 ouvriers, on en compte à Leeds, par exemple, 10,000 employés seulement à la manufacture du drap ; dans la commune de Macclesfield, 6,000 employés au coton, 1,000 à la soie et 5,000 aux tissus de soie et coton ; à Spitafields, les soieries occupent 5,000 ouvriers ; les rubans, 2,000 à Coventry. Il y en a 12,000 à Halifax pour le drap, 7,000 à Bradford ; dans la petite ville de Paisley (Renfrewshire, en Écosse), 6,000 ouvriers travaillent à la filature de coton ; la même industrie en occupe 20,000 à Glasgow. Dans les trois cantons d’Ugbrigg, de Morley et de Sheprack, dans le West-Riding du Yorkshire, 68,000 ouvriers adultes sont employés à la fabrication du drap, etc.[1]. En somme, le nombre des ouvriers des grandes manufactures dépasse 400,000. Leurs conditions d’existence sont liées à un petit nombre d’industries, celles du coton, de la laine, des soies, du lin, de la quincaillerie, des mines, pour ne citer que les principales. Les travaux des mines de houille, par exemple, emploient 135,000 personnes ; l’industrie des fers, 70,000 ; celle des laines, 100,000 ; celle des soies, 200,000 ; celle des lins, 30,000 ; le filage et le tissage du coton, 220,000[2]. Les souffrances de ce petit nombre d’industries touchent à un très grand nombre d’existences ; mais l’agitation que les fluctuations commerciales peuvent produire devient bien plus redoutable, lorsque la crise ébranle l’industrie tout entière, lorsqu’une commotion fatale jette la perturbation dans toutes les affaires, et, ce qui augmente encore la gravité de cette considération, une expérience de près d’un demi-siècle prouve qu’au moins une année sur cinq ramène périodiquement ce terrible dérangement dans la machine économique de l’Angleterre. À ces difficiles époques, lorsque le plus grand nombre des fabriques se ferment, lorsque les autres sont forcées de diminuer leurs pertes par la diminution des salaires, la faim réveille au sein des populations manufacturières les questions les plus brûlantes. Elles s’interrogent sur les causes de leurs maux : s’inquiétant peu des circonstances accidentelles et fatales qui les ont amenés, elles croient les voir là où les leur montrent les démagogues, dans la constitution du pays, dans la direction générale du gouvernement. Elles prennent alors une attitude politique. C’est ainsi que l’établissement de la grande industrie a créé en Angleterre un élément, une force vraiment démocratique. Cette force s’est mise d’abord au service du parti radical, qui n’était que réformiste ; aujourd’hui elle se prête au chartisme et menace de devenir révolutionnaire. Déjà la dernière de ses manifestations, celle que nous avons vue cette année, a pris un caractère de résolution grave et sombre qu’on ne connaissait pas encore aux émotions populaires en Angleterre. Pour la première fois, sur toute la surface de la Grande-Bretagne, on a vu au même instant plus de 400,000 ouvriers quitter leurs ateliers, interrompre tout travail pendant une semaine, et réaliser la première menace du chartisme, le jour du repos, le holyday. Ce concert dans une résolution négative est déjà bien effrayant : on dirait les secessiones de la plèbe romaine. De là à la rébellion et à la violence, quelle distance y a-t-il ? C’est un problème que les plus courageux et les plus confians ne sauraient envisager sans inquiétude.

Si l’aristocratie britannique eût pu prévoir les dangers politiques que recélait la grande industrie, si, comme le disait naguère un de ses organes les plus accrédités[3], elle avait pu constituer un état à priori, une utopie, sans doute elle se serait gardée de s’engager dans la voie où l’a précipitée une impulsion aveugle ; mais, tout en acceptant comme fait accompli et irrévocable la constitution industrielle que la nature des choses a donnée à la Grande-Bretagne, on comprend qu’elle doive toujours la voir avec méfiance, avec crainte, et qu’elle cherche à modérer, à neutraliser, à combattre de toutes ses forces les coups que l’industrie porte chaque jour à l’édifice ébranlé de la vieille Angleterre. L’intérêt de sa conservation lui a commandé cette conduite, et la loi dont nous nous proposons d’examiner ici les résultats déjà accomplis et les développemens probables est le premier pas qu’elle ait fait dans cette voie.

Il y a deux ans, lorsque dans une intention fort louable assurément, et qui ne peut manquer de produire d’excellens résultats, on voulut suivre en France l’exemple de l’Angleterre et transporter chez nous la législation à laquelle elle avait soumis en 1833 le travail des enfans dans les manufactures, on a trop négligé, ce nous semble, d’apprécier à sa juste valeur le caractère spécial que cette mesure avait eu chez nos voisins au point de vue politique. L’origine même de la loi eût pu fournir à cet égard des données dignes d’attention[4]. Nous sommes fort éloigné de mettre en doute les intentions philantropiques et généreuses des promoteurs et des partisans de cette législation ; nous avons quelque droit néanmoins à avancer que des motifs politiques, tout particuliers à l’Angleterre, y ont présidé à l’établissement de cette loi, lorsque nous considérons le parti qui en a pris l’initiative, qui l’a conçue, et qui avait le plus d’intérêt à la faire adopter. Elle fut proposée d’abord en 1832 par M. Sadler, l’économiste de l’ultra-torysme, qui s’est rendu fameux en Angleterre par la haine qu’il a vouée à la grande industrie. L’année suivante, un des représentans les plus éminens des mêmes opinions, lord Ashley, la prit sous son patronage et la fit adopter par la chambre des communes malgré l’opposition du parti libéral et la répugnance non équivoque du ministère whig, qui, par l’organe de deux de ses membres, lord Althorp et M. Poulett-Thompson, tenta vainement de substituer des amendemens aux prescriptions les plus restrictives du bill.

La loi de 1833 a porté remède sans doute à de déplorables abus, on peut le dire sans ajouter foi à toutes les peintures exagérées de la condition des enfans dans les manufactures, qui rencontrèrent d’abord trop de crédulité auprès des philantropes anglais, et soulevèrent de si vives clameurs contre ce que l’on appelait la traite des blancs. Il est également vrai qu’elle n’a pas encore produit tout le bien qu’en attendent les cœurs généreux. Néanmoins, ceux qui savent se contenter d’un bien incomplet, mais solide, et auquel l’avenir promet des développemens assurés, peuvent se tenir pour satisfaits des résultats obtenus jusqu’à ce jour par la législation anglaise. D’ailleurs, cette législation n’eût fait que consacrer le principe de l’intervention du gouvernement dans les rapports de la population ouvrière avec les chefs d’industrie, que ce serait un titre suffisant en sa faveur auprès des hommes d’état. Mais elle a fait davantage : elle a voulu protéger l’enfant contre l’oppression de la force industrielle, qui souvent, au péril de sa frêle existence, avait abusé de sa faiblesse dans de cupides et aveugles intérêts ; elle a proclamé que l’état devait veiller au développement physique et moral de l’enfant pauvre ; le but est difficile à atteindre sans doute, mais c’est déjà beaucoup que d’avoir commencé à prendre des moyens efficaces pour y arriver. Nous allons indiquer, dans un rapide aperçu, ces moyens et les conséquences qu’ils ont amenées. Nous porterons de préférence notre attention sur les points dont la pratique a paru la plus difficile et la plus douteuse dans les discussions que le vote d’une loi semblable a soulevées en 1840 au sein de nos chambres.

On sait que la loi française du 22 mars 1841 est applicable aux manufactures, usines et ateliers à moteur mécanique et à feu continu, et à toute fabrique occupant plus de vingt ouvriers. Elle divise les enfans, aux intérêts desquels elle a voulu pourvoir, en deux catégories marquées par des limites d’âge : la première comprend les enfans de huit à douze ans ; la seconde, ceux de douze à seize. Tout travail dans les manufactures désignées est interdit au-dessous de l’âge de huit ans. Pour la première catégorie, le travail effectif ne peut être de plus de huit heures sur vingt-quatre, et de plus de douze heures pour la seconde. La journée de travail est limitée entre cinq heures du matin et neuf heures du soir. Tout travail entre neuf heures du soir et cinq heures du matin est considéré comme travail de nuit, et à ce titre interdit aux enfans au-dessous de treize ans, et permis au-dessus de cet âge, en comptant deux heures pour trois dans le cas où il serait exigé par suite du chomage d’un moteur hydraulique, ou par des réparations urgentes, ou encore dans les établissemens à moteur continu, dont la marche ne peut être suspendue dans le cours des vingt-quatre heures. Telles sont les prévisions restrictives de la loi qui veillent aux intérêts de la santé des enfans et de leur développement physique. L’article 5 pourvoit à leur développement intellectuel et moral ; il exige que, jusqu’à l’âge de douze ans, les enfans reçoivent l’instruction primaire. Pour l’application de la loi, une grande latitude est laissée au pouvoir réglementaire de l’administration. Parmi les mesures auxquelles il lui est spécialement recommandé de pourvoir, il faut remarquer celles qui doivent assurer aux enfans l’instruction primaire et l’enseignement religieux, et prescrire les conditions de salubrité et de sûreté nécessaires à la vie et au bien-être des enfans. L’article 10, qui autorise le gouvernement à nommer des inspecteurs pour surveiller l’exécution des mesures arrêtées, est aussi l’un des plus importans, puisque l’efficacité de la législation dépend évidemment de la vigilance et de l’activité du contrôle qui sera exercé par les agens spéciaux du gouvernement sur les établissemens auxquels elle doit s’appliquer.

Mais rien n’a été arrêté par la loi française sur le système d’inspection à adopter ; on n’a pas voulu créer des fonctions salariées dont l’expérience seule peut faire apprécier l’importance. Le ministre du commerce a déclaré qu’il confierait le mandat honoraire d’inspecteur à des personnes considérées, établies dans les arrondissemens où les manufactures seraient situées. Avant la loi de 1833, un système analogue avait été mis à l’essai en Angleterre pour une loi spéciale, connue sous le nom d’acte pour protéger la santé et la moralité des apprentis et ouvriers employés dans les manufactures de coton. Cette loi autorisait les juges de paix des comtés à nommer chaque année deux personnes pour examiner si les prescriptions qu’elle avait arrêtées étaient exécutées dans les manufactures de leur district. Mais en 1833, lorsqu’on a voulu faire une œuvre sérieuse, on a reconnu l’insuffisance de ce système ; on a compris que, pour avoir une surveillance active, zélée et vraiment efficace, il fallait la confier à des agens spéciaux. Le secrétaire d’état du département de l’intérieur a donc été autorisé à nommer quatre inspecteurs entre lesquels ont été partagés tous les districts manufacturiers du royaume-uni. Ces inspecteurs reçoivent un traitement de 25,000 francs par an (1,000 liv. st.) ; ils ont sous leurs ordres des agens secondaires nommés surveillans (superintendents)[5]. Toute manufacture est visitée au moins trois fois par an, soit par l’inspecteur du district, soit par les surveillans. Ils examinent les pièces justificatives de l’âge des enfans, les certificats qui constatent leur assiduité à l’école (la loi anglaise astreint les enfans de 9 à 13 ans à assister deux heures par jour à l’enseignement d’une école), et les registres spéciaux que les manufacturiers doivent tenir relativement aux conditions stipulées pour le travail des deux catégories d’enfans et de jeunes gens : la première comprend les enfans entre 9 et 13 ans, la seconde depuis 13 jusqu’à 18. Toute personne qui s’oppose à l’exercice des fonctions de l’inspecteur est passible d’une amende de 10 liv. st. (250 fr.). L’inspecteur est autorisé à faire tous les règlemens que la bonne exécution de la loi lui paraît exiger. Il a le droit de demander au chef d’industrie tous les renseignemens dont il croit avoir besoin relativement aux personnes qu’il emploie et au travail qu’elles accomplissent. La loi lui confie d’ailleurs, sur les constables et les autres agens de police, les pouvoirs et la juridiction attribués aux juges-de-paix. Enfin l’inspecteur doit, deux fois par an, réunir, dans un rapport adressé au ministre de l’intérieur, toutes les observations qu’il a recueillies sur l’exécution de la loi, tous les renseignemens qu’il a obtenus sur la condition des classes ouvrières avec lesquelles soit par lui-même, soit par ses agens, il est continuellement en contact. Ces rapports sont imprimés et distribués aux membres des deux chambres, qui sont ainsi toujours tenus au courant de l’état de la population manufacturière.

Il suffit d’avoir parcouru quelques-uns de ces précieux rapports pour comprendre que le système d’inspection qu’elle a établi est la partie vraiment excellente de la loi anglaise sur le travail des enfans. On ne saurait se faire une idée de l’intérêt et de la valeur des renseignemens que les inspecteurs ont fournis sur la condition de la population industrielle du royaume-uni. La statistique, l’économie politique et la politique leur sont également redevables. Les résultats généraux de leur mission dominent tellement d’ailleurs la spécialité pour laquelle ils ont été créés, qu’on ne les appelle plus, comme ils le sont réellement en effet, que les inspecteurs des manufactures (inspectors of factories).

Mais pour ce qui regarde particulièrement les effets produits par la loi depuis qu’elle a été promulguée jusqu’à l’année dernière, on peut se dispenser de recourir à ces volumineux documens ; on en trouve l’aperçu le plus complet dans un rapport présenté en 1841 à la chambre des communes par une commission, sous la présidence de lord Ashley, qui avait été chargée de faire une enquête sur les résultats de la loi jusqu’à cette époque, et sur les amendemens et les développemens qu’elle réclamait.

En Angleterre comme en France, durant la discussion de la loi, ses adversaires prétendaient qu’elle jetterait la perturbation dans les conditions du travail, que les fabricans seraient obligés de se passer des enfans compris dans la catégorie pour laquelle la durée du travail était fixée à 8 heures par jour ; ils disaient, en effet, que, dans la plupart des manufactures où ils étaient employés, les enfans étaient attachés comme auxiliaires aux ouvriers adultes, et qu’enlever à ceux-ci, pendant une partie de la journée, les mains dont ils ne pouvaient se passer, ce serait diminuer forcément aussi leur journée de travail. Cette prévision s’est réalisée en partie dans l’application de la loi aux manufactures anglaises. En 1839, la dernière année pour laquelle l’enquête donne des chiffres officiels, le nombre des ouvriers de tout âge employés dans les manufactures soumises à la législation sur le travail des enfans était de 417,232, parmi lesquels on comptait 193,531 enfans ou jeunes gens de 9 à 18, dont 160,706 entre 13 et 18, et 32,825 seulement entre 9 et 13 ans. Il y avait eu sur le nombre des enfans de cette dernière catégorie une réduction que l’on peut évaluer à plus d’un tiers. On s’en fera, du reste, une idée plus exacte par la comparaison des chiffres fournis pour l’année 1835, dans laquelle la loi a commencé à être appliquée, et l’année 1839, sur les deux districts les plus manufacturiers de l’Angleterre soumis à l’inspection de MM. Horner et Saunders. En 1835, on y comptait 228,280 travailleurs de tout âge dont :

Entre 9 et 13 ans 
38,941
Entre 13 et 18 ans 
70,220
Nombre total des enfans et des jeunes gens 
109,161

En 1839, il y avait dans ces districts 267,713 travailleurs de tout âge dont

Entre 9 et 13 ans 
24,283
Entre 13 et 18 ans 
103,432
Nombre total des enfans et des jeunes gens 
127,715

On voit par ces chiffres officiels que, même sans avoir égard à l’augmentation qui a eu lieu sur le nombre total des mains ouvrières, en 1839, la diminution est de plus d’un tiers sur le nombre des enfans qui ne doivent travailler que 8 heures par jour. Le rapprochement des deux tableaux prouve que le nombre total des enfans et des jeunes gens s’est accru à peu près dans la même proportion que l’ensemble de la population ouvrière. Pour les travaux qui exigent la présence de l’enfant dans l’atelier aussi long-temps que celle de l’ouvrier dont il est l’auxiliaire, les manufacturiers ont donc remplacé les enfans qui ne doivent travailler que 8 heures par ceux de la seconde catégorie.

D’ailleurs, dans les industries qui réclament la même durée de travail pour l’enfant que pour l’ouvrier adulte, on a réalisé sur une assez vaste échelle une combinaison qui concilie les prescriptions de la loi avec les besoins des manufactures : je veux parler du système des relais qui consiste à avoir deux ou trois brigades d’enfans dont on alterne les travaux de manière à avoir toujours dans l’atelier le nombre d’enfans nécessaire aux ouvriers. Le système de relais le plus simple et le plus généralement suivi est celui qui fait travailler deux brigades 6 heures chacune, l’une avant le repas, l’autre après. Ce système est préféré par les inspecteurs parce qu’il est plus facile à contrôler. Mais, dans les lieux où l’on a besoin d’utiliser le plus possible le travail des enfans, on se sert de trois brigades, le principe étant d’employer trois enfans à 8 heures par jour pour faire le service de 2 à 12 heures, limite ordinaire de la journée de travail en Angleterre. La première brigade travaille 2 heures depuis 6 heures du matin jusqu’à 8, 2 heures depuis 8 heures jusqu’à 10 1/2, et fait les 4 heures qui lui restent de 1 heure 1/2 jusqu’à 5 1/2. La seconde brigade se met au travail à 10 heures 1/2 et y demeure jusqu’à 12 1/2 ; elle revient à 1 heure 1/2, sort à 5 1/2, et fait enfin ses dernières heures de 6 à 8. La troisième brigade remplit les lacunes laissées par les deux autres. Ce dernier système est suivi particulièrement à Manchester. Dans le Lancashire, le Yorkshire, les comtés de Durham, de Cumberland et de Westmoreland, sur 1900 manufactures, 1300 environ ont adopté le système des relais. Les infractions à la clause de la loi qui fixe à 8 heures par jour le travail des enfans de la première catégorie paraissent avoir été peu nombreuses. Dans la plupart des manufactures, les enfans gagnent autant en travaillant 8 heures qu’ils gagnaient auparavant dans une journée de 12 heures, et, proportionnellement, ceux qui sont embrigadés dans les relais de 6 heures ne sont pas moins payés. Dans les filatures de coton, le salaire des enfans qui travaillent 8 heures par jour varie de 1 sh.d. (1 fr. 75 c.) par semaine, à 4 sh.d. (5 fr. 60). À Manchester, au lieu de diminuer d’un tiers comme le travail, les salaires n’ont diminué que d’un sixième (de 3 sh. à 3 sh.d.). Le salaire des enfans au-dessus de 13 ans varie de 6 à 7 sh. par semaine (de 7 fr. 50 c.fr. 75 c.).

Si un sentiment d’humanité, si un intérêt politique commandent au gouvernement de protéger la santé et la vie de l’enfant contre les funestes effets d’un travail excessif, ce n’est pour lui ni un intérêt moins pressant, ni un devoir moins sacré de veiller à la culture intellectuelle et morale des générations nouvelles. Là surtout où les classes ouvrières, plus nombreuses et plus agglomérées, font peser sur la société des menaces de perturbation plus redoutables, il semble que, contre les excès d’une force brutale à laquelle les moyens de défense dont elle dispose n’opposeraient qu’un obstacle insuffisant, la société n’ait de garantie que dans la raison même de ces masses et dans des principes de moralité assez fortement enracinés en elles pour contenir toutes les mauvaises passions que développe leur condition misérable. Les auteurs de la loi anglaise l’ont bien compris ; ils ont voulu que tous les enfans engagés de bonne heure dans la grande industrie reçussent les premiers élémens de l’instruction : ils ont exigé que, jusqu’à l’âge de treize ans, ils assistassent deux heures par jour à l’école, et une clause de l’acte donne même aux inspecteurs le droit de créer des écoles partout où ils le jugeront nécessaire.

Les deux principales institutions qui, en Angleterre, répandent l’instruction parmi le peuple, sont la Société nationale et la Foreign and British School Society. La première compte un grand nombre d’écoles dirigées selon ce que l’on appelle le système national ; beaucoup de ces écoles avaient été établies par des sociétés particulières qui se réunirent, en 1811, dans le but de favoriser l’éducation de la jeunesse selon les doctrines de l’église établie. Cette société, qui dispose de fonds considérables, a institué un très grand nombre d’écoles, où l’instruction est donnée à peu de frais ; ce qui les caractérise, c’est l’usage du catéchisme de l’église anglicane, et l’observation du culte de cette église par les enfans qui les fréquentent. En 1835, il y en avait 5,559, suivies par 516,000 écoliers. La British and Foreign School Society fut fondée en 1810 par M. Lancaster pour répandre l’éducation dans les classes ouvrières, sans acception de secte religieuse. Cette société a aussi un très grand nombre d’écoles. En somme, en Angleterre et dans la principauté de Galles, il y avait, en 1833, 35,986 écoles quotidiennes (daily schools), fréquentées par 1,276,000 écoliers, et 16,828 écoles du dimanche (sunday schools), où 1,548,000 individus, adultes ou enfans, recevaient les premiers élémens de l’instruction. La plupart de ces écoles du dimanche, institution populaire dont l’idée fut conçue par un imprimeur de Glocester, sont entretenues par des associations particulières. On y apprend à lire et à écrire, et on y enseigne les principes et les devoirs de la religion. Parmi les établissemens de ce genre, un des plus remarquables, assurément, est l’école de Stockport : elle est fréquentée par plus de 4,000 enfans, divisés en plusieurs classes et répandus dans une quarantaine de salles, où ils reçoivent les leçons de 400 répétiteurs qui donnent chacun leurs soins à 10 ou 12 élèves[6].

Il s’en faut de beaucoup néanmoins que la partie de la loi qui exige que l’enfant reçoive une instruction élémentaire soit universellement et rigoureusement appliquée, et ait produit les effets que l’on se proposait. Il y a d’abord des districts manufacturiers où il n’existe point d’écoles. Nous lisons dans les comptes-rendus des inspecteurs pour les six premiers mois de cette année[7] que dans un de ces districts, qui compte une population de plus de 50,000 ames, il n’y a qu’une seule école, une école catholique romaine. Dans les manufactures qui sont à la portée des écoles, la loi veut que tous les lundis l’enfant reçoive du maître un certificat qui constate qu’il a assisté aux cours tous les jours de la semaine précédente et deux jours d’avance. Il paraît seulement que les parens ou les chefs d’industrie n’ont pas de peine à obtenir ces attestations de la complaisance du maître. Il y a même un assez grand nombre de manufactures dans lesquelles les chefs ont établi et entretiennent des écoles à leurs frais ; mais là, pour être plus exactement observée dans les formalités qu’elle prescrit, on conçoit que la loi n’est que plus facile à éluder dans son esprit. Le chef d’industrie ne met le plus souvent à la tête de son école qu’un de ses ouvriers, et, sans parler même de la valeur de l’instruction qui peut y être donnée, on devine que les transgressions de la loi ne doivent pas être sévèrement relevées par un instituteur qui est à la solde du fabricant.

D’ailleurs, si l’on examine avec attention la loi anglaise dans les détails, on y aperçoit des imperfections qui, dans un grand nombre de cas, en rendent l’application ou impossible ou insuffisante. La plus grave sans doute est celle qui est relative à la constatation de l’âge des enfans. Il est impossible que les limites de 9, 13 et 18 ans, prescrites par la loi, puissent être bien observées. Les Anglais n’ont pas, comme nous, d’état civil ; ils ne peuvent, comme nous, exiger de l’enfant l’extrait de son acte de naissance, ni un livret délivré par le maire de sa commune, où toutes les circonstances de sa vie civile soient authentiquement inscrites : garantie précieuse, que l’admirable régularité de notre administration nous a mis à même de donner à l’observation d’un article important de notre loi sur le travail des enfans, et qui lui assure à cet égard une incontestable supériorité pratique sur la législation anglaise. En Angleterre, on n’a d’autre garantie de l’âge des enfans que le certificat d’un médecin qui ne peut se prononcer que sur des probabilités ; rien de plus incertain, assurément, que cette autorité. Vainement a-t-on voulu recourir aux registres de baptême tenus par le clergé : beaucoup d’enfans n’ont pas été baptisés ; pour un grand nombre d’autres que le déplacement de leurs familles a conduits loin du lieu de leur naissance, il eût été très difficile de se procurer l’extrait de baptême ; d’ailleurs, l’enfant présentant même un certificat du clergyman, rien ne prouve que ce certificat lui appartient réellement[8].

Pour prévenir les transgressions que doit nécessairement rencontrer une loi si difficile à appliquer dans sa rigueur, la commission de la chambre des communes a proposé, par l’organe de lord Ashley, d’en rendre les prescriptions encore plus restrictives. Elle demande que le travail des enfans au-dessous de 13 ans soit réduit à 6 heures par jour. Le travail de jour est fixé à 16 heures ; la commission trouve cette limite trop étendue, parce qu’elle permet aux fabricans de faire travailler quelquefois plus de 12 heures par jour les jeunes gens de la catégorie de 13 à 18 ans : elle voudrait la voir réduire de deux heures, et que le travail de jour fût compris entre 6 heures du matin et 8 heures du soir. Elle propose, en outre, d’étendre de 18 à 21 ans la limite d’âge de la catégorie qui ne doit pas travailler plus de 12 heures. Elle demande encore que l’on élève les pénalités, et que le nombre des surveillans soit augmenté. Enfin, l’acte de 1833 laissait en dehors des prescriptions les manufactures de soie et de tulle ; la commission termine son rapport en demandant qu’elles y soient comprises. Le ministère de lord Melbourne a présenté en 1841 un projet de loi spécial pour remplir cette dernière lacune : ce bill avait déjà subi favorablement les deux premières épreuves dans la chambre des communes ; mais à la fin de la session, en présence des grandes luttes où le sort de l’administration était engagé, lord John Russell en demanda l’ajournement.

Quant aux modifications plus restrictives que la commission a proposées, les hommes modérés de tous les partis sont loin d’en admettre l’urgence, et, dans la dernière session, sir James Graham, interrogé à ce sujet dans la chambre des communes, a répondu que l’administration n’avait pas l’intention de toucher à la loi existante. Tous ceux, en effet, qui ne voient pas seulement dans les lois des manufactures une tactique de parti destinée à faire diversion à l’assaut que le parti contraire livre aux lois des céréales, apprécient à sa juste valeur le véritable caractère de cette législation : ils ne peuvent la considérer comme rigidement applicable dans ses minutieuses prévisions ; c’est moins par les détails que par l’ensemble et l’esprit qui l’inspire qu’elle leur paraît avantageuse. L’emploi des enfans dans les manufactures avait entraîné de grands abus, des abus homicides, moins fréquens, il faut le dire, qu’on n’était parvenu à le persuader à une philantropie trop crédule, mais assez graves cependant pour réclamer une législation, une surveillance, qui en prévinssent à jamais le retour. C’est ce que l’on peut atteindre, ce que l’on a même atteint en grande partie par la loi actuelle ; empiéter plus encore qu’on ne l’a déjà fait sur la liberté de l’industrie, sur la liberté de l’individu, sur l’autorité du père, sur les nécessités de la famille, ce ne serait plus qu’obéir aveuglément à l’esprit de système, ou sacrifier aux calculs d’une caste les intérêts même que l’on feindrait de vouloir protéger. L’humanité raisonnable et sincère défend d’aller plus loin. Il est certain que la condition des enfans dans les manufactures est beaucoup plus heureuse que dans toutes les autres positions où l’indigence peut les placer. Le travail de la manufacture, surtout lorsqu’il est aidé par un moteur automatique, est moins pénible pour eux que celui des mines, de la marine, des forges et d’un grand nombre de petites industries. Il est prouvé, par les rapports des inspecteurs anglais, qu’il n’est pas plus préjudiciable que les autres travaux à la santé et à la longévité[9]. Enfin, peut-on croire qu’écartés des grandes manufactures, les enfans pauvres trouveraient ailleurs des conditions d’existence plus avantageuses à leurs intérêts physiques et moraux ? L’expérience a prouvé jusqu’à ce jour le contraire. On sait qu’un grand nombre d’enfans, éloignés des factories par les prescriptions de la loi, ont été jetés dans des industries et condamnés à des travaux bien plus oppressifs, bien plus dangereux, que ceux auxquels la philantropie avait voulu les soustraire. Les enquêtes dirigées par lord Ashley sur la condition des travailleurs dans les mines, et dont les résultats, consignés dans trois énormes volumes in-folio, ont été mis sous les yeux du parlement dans la dernière session, contiennent à cet égard des révélations effrayantes dont l’Angleterre tout entière s’est justement émue, et qui ne peuvent manquer d’exciter un douloureux intérêt partout où la publicité leur donnera le retentissement qu’elles méritent[10].

Le rapport de lord Ashley embrasse l’industrie minière de tout le royaume-uni. Il fait connaître l’état de l’enfance et de la jeunesse dans la population ouvrière qu’occupe l’exploitation des richesses souterraines de l’Angleterre (the subterranean interest). L’industrie minière se divise, dans le royaume-uni, en deux branches bien distinctes : les mines de fer et de houille d’un côté, et celles de cuivre, d’étain, de plomb et de zinc de l’autre. La première de ces branches est celle qui a le plus d’importance et qui occupe le plus grand nombre d’ouvriers. On compte environ 30,000 travailleurs dans les houillères (collieries) de l’Angleterre et de l’Écosse. C’est là surtout que l’intervention du gouvernement était réclamée. Nous allons essayer de donner une idée de l’état où les commissaires chargés de l’enquête ont trouvé les travailleurs dans les mines de houille.

On connaît l’importance des houillères de la Grande-Bretagne. On sait que, sous la partie occidentale de l’Angleterre, s’étendent d’immenses et profondes couches de houille, si riches que les géologues les plus accrédités dans la science ont pu affirmer que vingt siècles d’exploitation ne suffiraient pas pour les épuiser. Les avantages dont l’Angleterre est redevable à ses houillères sont vraiment inappréciables. Sous le climat froid et humide du royaume-uni, le combustible est une des premières nécessités de la vie ; sans ses charbons, l’Angleterre aurait été obligée de s’approvisionner au dehors et à grands frais d’un article si indispensable, et qu’elle fournit à si bas prix à ses habitans ; car elle n’aurait pas assez de bois pour la consommation de combustible qu’exigent les besoins domestiques. Quelque considérable que soit à cet égard pour la Grande-Bretagne l’utilité de ses mines de houille, elle s’efface devant les immenses élémens de puissance que l’industrie britannique y a puisés. On peut dire que les houillères de l’Angleterre sont la base de sa prospérité industrielle et commerciale. Vainement aurait-elle possédé les mines de fer et de cuivre les plus riches du monde, vainement l’esprit industrieux de ses habitans aurait-il créé ces admirables machines qui ont mis entre les mains de l’homme les forces fabuleuses des Titans : ces élémens de puissance industrielle ne seraient rien sans la houille qui fournit la force motrice ; privée de ses houillères, l’Angleterre n’aurait pu atteindre dans le monde à cette suprématie commerciale et industrielle qu’aucune concurrence ne pourra lui enlever, à moins que le génie humain ne donne un jour aux machines un autre moteur que la vapeur. On a eu raison d’appeler les houillères de l’Angleterre ses « Indes noires » (black Indies) ; il est certain qu’elle y a trouvé plus de trésors que l’Espagne n’en a retiré des mines du Mexique et du Pérou.

Les personnes qui aiment le langage positif des chiffres pourront se faire une idée de la production et de la répartition des richesses houillères de l’Angleterre par les données suivantes. La consommation domestique absorbe annuellement 17,000,000 de tonnes. L’Angleterre produit annuellement 800,000 tonnes de fer qui consomment 4,000,000 de tonnes de houille. Les fonderies de cuivre emploient 500,000 tonnes de charbon pour la fonte de 185,000 tonnes de métal ; la manufacture de coton, 800,000 ; celle de la laine, de la soie, du lin, 600,000 ; enfin, en y joignant le contingent des autres industries et des exportations, qui en 1837 était de 1,100,000 tonnes, on voit le chiffre total de la production houillère de l’Angleterre s’élever à non moins de 26,000,000 de tonnes, ce qui, en évaluant la tonne au prix moyen de 8 sh. (10 fr.), représente annuellement la somme de 260,000,000 de francs[11].

Mais, quoique l’extraction de la houille soit une des plus grandes sources de richesses de l’Angleterre, par un déplorable contraste, il n’est pas d’industrie où la condition des travailleurs ait jamais présenté des misères dont l’humanité ait autant à gémir. L’exploitation seule d’une mine donne aux lieux où elle s’établit un aspect désolé, le paysage prend une teinte funèbre, les rians cottages des fermiers font place aux misérables cabanes des mineurs. Les travaux de l’agriculture disparaissent, comme effrayés de ces épais nuages de fumée que vomit la mine, de la robe funéraire dont le sol se couvre aux environs, et de cette triste population de mineurs sur la physionomie desquels l’existence qu’ils mènent dans les profondeurs de la terre imprime un caractère sombre et bizarre.

La population des mines est répartie entre quatre catégories de travailleurs dont nous allons indiquer rapidement les fonctions, déterminées par la progression de l’âge. Au sommet de la hiérarchie sont les overmen et les deputies-overmen. Ce sont eux qui sont chargés de la police de l’exploitation ; ils doivent veiller à l’exécution des travaux et à la sécurité de la mine. Élevés à ce poste par leur intelligence et leur bonne conduite, ils jouissent ordinairement d’un salaire annuel de 100 liv. st. (2,500 fr.) L’overman a l’intendance générale ; le deputy-overman, son lieutenant, surveille l’exécution de ses ordres ; c’est lui qui mesure à chaque ouvrier extracteur (hewer) sa part de travail ; il assigne au putter, jeune homme chargé d’enlever la houille extraite, le lieu de son travail.

Les mineurs proprement dits, les ouvriers qui extraient le minerai ou la houille (hewers), sont en général des hommes faits. Ils descendent dans les travaux à deux heures du matin et reçoivent les ordres des deputies-overmen. Pour travailler, ils se dépouillent de leurs vêtemens ; dans quelques mines, ils gardent une ceinture, mais ils sont ordinairement dans un état complet de nudité, malgré la présence des femmes et des jeunes filles employées auprès d’eux. La nature de la roche dans laquelle ils travaillent les oblige souvent à se tenir dans les positions les plus pénibles, accroupis, étendus sur le dos ou couchés sur le côté. Leur journée se termine à deux heures après midi. Dans un des districts houillers les plus considérables de l’Angleterre, le comté de Durham, le salaire des hewers peut être évalué à environ 50 liv. st. (1,200 fr.) par an.

Immédiatement après les hewers viennent les putters. Ce sont des jeunes gens et quelquefois des enfans : ils descendent dans la mine à quatre heures du matin. Leur occupation consiste à enlever toutes les deux heures dans de petits chariots le charbon extrait par les mineurs, et à le traîner jusqu’aux grandes galeries : ces chariots chargés représentent un poids d’environ huit quintaux. Le putter pousse son chariot par derrière, dans une posture très allongée, afin de gagner plus de force, et surtout pour ne pas se briser le crâne contre le toit de la galerie, qui a très rarement plus de trois à quatre pieds de hauteur. Le putter ne quitte la mine que deux heures après le hewer ; son salaire varie de 15 à 20 sh. (de 18 à 25 fr.) par semaine.

Le charbon amené par le putter aux grandes galeries y est chargé sur des wagons traînés par des chevaux, des poneys ou des ânes, et conduits par des enfans de douze à quinze ans, que l’on nomme drivers, au puits principal, d’où il est amené au jour par des machines à vapeur ou des manéges de chevaux, ou même par des roues mises en mouvement en certains endroits par des femmes[12]. À la fin de sa journée de travail, qui est de douze heures, le driver (conducteur) a fait ordinairement dans les galeries huit à neuf lieues de chemin.

La dernière classe des travailleurs et la plus intéressante sans doute est celle des plus jeunes enfans, de la vigilance desquels dépend la sûreté de la mine, car le soin de fermer les portes (traps) des galeries, sur lesquelles repose l’aérage, leur est confié[13]. Le petit trapper est éveillé par sa mère à deux heures du matin ; il se lève et se rend en toute hâte à la mine, emportant pour sa nourriture de la journée un morceau de pain et du café contenu dans une bouteille d’étain. Descendu dans les travaux, il s’achemine vers celle des galeries étroites et basses dont la garde lui est remise. Il prend sa place au fond d’une niche creusée dans la roche derrière la porte de cette galerie, qu’il doit ouvrir aussitôt qu’il entend le roulement du chariot d’un putter, et refermer dès qu’il a passé. Il demeure ainsi douze heures de suite dans l’iolement le plus complet, sans autre lumière que la clarté faible et vacillante de la chandelle placée devant les chariots des putters ; son mince salaire, qui varie de 15 à 20 sous, ne lui permet pas de s’acheter une chandelle. Malheur à lui s’il succombe à l’ennui et s’endort ! la main d’un deputy-overman, faisant la ronde, ne manquera pas de lui rappeler durement que le sort de la communauté repose sur lui. À quatre heures, le cri de liberté ! liberté ! (loose ! loose !) part du puits principal, et se répète rapidement dans les parties les plus éloignées de la mine ; mais le trapper n’est pas encore libre : il demeure à son poste jusqu’à ce qu’ait passé le dernier putter. Il remonte alors à la chaumière de sa famille, et, après une ablution indispensable et un pauvre dîner, il se hâte de se coucher.

Quoique la tâche confiée aux trappers mérite à peine le nom de travail, pourtant l’immobilité et la solitude auxquelles elle condamne ces pauvres enfans exercent nécessairement la plus funeste influence sur le développement de leur corps et de leur intelligence. Victimes de la pauvreté et de la cupidité de leurs parens, ils descendent dans les mines à l’âge le plus tendre. Dans le Yorkshire, il y a très peu d’enfans au-dessous de sept ans, mais dans le Derbyshire et le West-Riding du Yorkshire, on en voit un grand nombre de cinq à six ans. Dans la partie méridionale de la principauté de Galles, il n’est pas rare de rencontrer dans les mines des enfans de quatre à cinq ans. C’est principalement dans les mines de charbon de l’est de l’Écosse que l’on trouve le plus grand nombre d’enfans en bas âge[14].

Cependant le travail qui occupe le plus d’enfans des deux sexes, et qui est fréquemment accompagné des circonstances les plus odieuses, est celui des putters. Dans quelques houillères, les putters poussent leurs chariots sur des rails ; dans le Staffordshire, l’est de l’Écosse, une partie du Derbyshire et le [15] comté de Durham, ils les tirent par des courroies. Dans les galeries les plus basses, le putter, assimilé à une bête de somme, attelé au chariot par une chaîne qui passe entre ses jambes et se lie à une ceinture de cuir qui entoure son corps, traîne son fardeau en rampant sur ses mains et sur ses pieds. Ce mode de traction, en usage dans les houillères du Staffordshire, du West-Riding du Yorkshire, et surtout dans le Shropshire, arrachait à un vieux mineur, interrogé à ce sujet par un commissaire de l’enquête, cette énergique exclamation « Monsieur, je ne puis que répéter ce que disent les mères : c’est une barbarie ! »

Le peu d’épaisseur des couches de houille, et le peu d’élévation des galeries qui en est la suite, sont les causes de cet emploi abusif des enfans. La roche qui enveloppe la houille étant le plus souvent très dure, on ne donne aux galeries d’extraction que la hauteur de la couche, car la dépense que nécessiterait l’exhaussement ne serait pas proportionnée au produit de l’exploitation. « Il a été constaté, dit le rapport de la commission d’enquête, que dans plusieurs mines les galeries ont de 24 à 30 pouces (environ 60 à 75 centimètres) de hauteur, et même, dans certaines parties, elles n’ont pas plus de 18 pouces (45 centimètres). » Dans le Derbyshire, où la plupart des couches n’ont que 2 pieds d’épaisseur (environ 60 centimètres), les enfans ont été employés à tous les travaux de l’exploitation de la houille. Les plus âgés extraient le charbon étendus sur le dos ou couchés sur le côté[16]. Dans le district d’Halifax, il en est de même, les couches n’ayant, dans un grand nombre de mines, que de 14 à 30 pouces d’épaisseur (de 35 à 75 cent.)[17]. Dans l’est de l’Écosse, les enfans commencent à extraire le charbon à 12 ans. Dans le sud de la principauté de Galles, on les emploie quelquefois à ce travail dès l’âge de 7 ans. Dans les puits du Yorkshire, où les galeries n’ont que 28 pouces de hauteur (70 cent.) et quelquefois seulement 22 (55 cent.), les enfans traînent en rampant le charbon dans des corbeilles[18]. Dans ce même district, l’aérage est très imparfait, et l’épuisement des eaux y est tellement négligé, que les enfans travaillent tout le jour les pieds dans l’eau ou dans la boue. Les houillères du Lancashire sont peut-être plus malsaines encore que celles du Yorkshire, et c’est dans les puits les plus nuisibles à la santé, c’est aux travaux les plus pénibles que l’on occupe les enfans de l’âge le plus tendre, et de préférence les jeunes filles.

La plupart des enfans des deux sexes employés dans les houillères appartiennent aux familles même des ouvriers mineurs, ou aux familles pauvres établies dans le voisinage des mines. Le fruit de leur travail augmente le bien-être de leurs parens, et par conséquent n’est pas toujours perdu pour eux. Mais il y a des districts où un certain nombre de ces malheureuses créatures passent toute leur jeunesse dans le plus dur esclavage, sans retirer aucun profit de leurs peines : ce sont des orphelins, des enfans pauvres dont la paroisse, à la charge desquels l’indigence les a placés, se délivre en les cédant comme apprentis à des ouvriers mineurs. Il y a beaucoup de ces apprentis dans le Lancashire, le Yorkshire et l’ouest de l’Écosse, mais c’est dans le Staffordshire que le nombre en est le plus considérable. Le sous-commissaire chargé de l’inspection de ce comté dit dans son rapport que les maisons de travail centrales (union work-houses), ces asiles que la loi des pauvres de 1835 a ouverts aux indigens, envoient tous leurs enfans aux mines. Des maîtres-ouvriers les prennent avec eux et les gardent en apprentissage jusqu’à ce qu’ils aient atteint l’âge de vingt-un ans. Quoiqu’il soit reconnu que, pour les travaux de mineurs, il n’est pas besoin d’apprentissage, leurs maîtres retiennent les salaires qu’ils peuvent gagner, et subviennent à peine aux modiques frais de leur entretien et de leur nourriture. Il serait difficile de s’imaginer tous les mauvais traitemens que ces infortunés ont à subir. « Ce sont les apprentis des maîtres-ouvriers, disait un mineur du Staffordshire[19], qui sont de tous les enfans les plus maltraités. On les fait aller où on ne voudrait pas envoyer ses propres enfans, et, s’ils refusent d’obéir, on les bat et on les conduit ensuite devant les magistrats, qui les envoient en prison. » Dans le Yorkshire, un de ces apprentis, Thomas Moorhouse, raconte ainsi au commissaire qui l’interroge sa triste histoire : « Je ne sais pas l’âge que j’ai ; mon père est mort, ma mère aussi, je ne sais pas combien il y a de temps. Je suis entré dans la mine à l’âge de neuf ans, ma mère m’avait mis en apprentissage jusqu’à l’âge de vingt-un ans ; mais je ne sais pas depuis combien de temps j’y suis : il y a long-temps. Mon maître s’était engagé à me nourrir et à me vêtir ; il me donnait de vieux habits qu’il achetait chez les chiffonniers, et je n’avais jamais assez pour apaiser ma faim. Je le quittai parce qu’il me maltraitait ; deux fois il m’a frappé à la poitrine avec sa pioche. (Ici, dit le commissaire, je fis déshabiller l’enfant et je trouvai en effet sur sa poitrine une large cicatrice indiquant une blessure faite avec un instrument tranchant ; il avait aussi sur le corps plus de vingt blessures qu’il s’était faites en poussant les chariots de charbon dans les galeries basses). Mon maître me battait tant et me traitait si mal, que je résolus de le quitter et de chercher une meilleure condition. Pendant long-temps je dormis dans les puits abandonnés ou dans les cabanes qui sont au bord des puits exploités ; je ne mangeais que les bouts de chandelle que les ouvriers avaient laissés dans les travaux[20]. »

Parmi les faits nombreux recueillis par l’enquête qui peignent la cruauté et même la férocité des mineurs à l’égard de ces pauvres enfans, je choisis le suivant : « Dans le Lancashire, rapporte M. Kennedy, un enfant fut amené au docteur Mimer, médecin de Rochdale. Il l’examina et trouva sur son corps vingt-six blessures. Ses reins et toute la partie postérieure de son corps n’étaient qu’une plaie. Sa tête, dépouillée de cheveux, portait les traces de plusieurs blessures déjà cicatrisées ; un de ses bras était fracturé au-dessous du coude et paraissait l’être depuis long-temps. Quand ce malheureux enfant fut amené devant les magistrats, il ne pouvait ni se tenir debout ni demeurer assis ; on fut obligé de le déposer à terre dans une espèce de berceau. L’instruction prouva que son bras avait été cassé par un coup de barre de fer, que la fracture n’avait jamais été remise, et que pendant plusieurs semaines il avait été obligé de travailler avec le bras dans cet état. Il fut ensuite prouvé que son maître, qui avoua le fait, avait coutume de le battre avec un morceau de bois à l’extrémité duquel était fixé un clou long de plusieurs pouces. Cet enfant manquait souvent de nourriture, comme le montrait l’état d’émaciation de son corps. Son maître l’employait à traîner des chariots, et, lorsqu’il avait été tout-à-fait hors d’état de travailler, il l’avait renvoyé à sa mère, qui était une pauvre veuve[21]. »

On a dit que l’on peut juger de l’état d’une société par la condition des femmes. Rien n’est donc plus propre à donner une idée déplorable de la situation de la population des mines que le genre de travaux auxquels les jeunes filles et les femmes y sont assujetties dans le West-Riding du comté d’York, le Lancashire, les districts de Leeds, de Bradford, d’Halifax, la partie méridionale de la principauté de Galles et l’est de l’Écosse. Dans les mines de charbon des districts que je viens de nommer, il n’y a pas de distinction entre les deux sexes. Les jeunes filles poussent les chariots aussi bien que les enfans ; on les emploie même, ainsi que les femmes, à des travaux auxquels les ouvriers de l’autre sexe ne veulent se soumettre à aucun âge. En Écosse, par exemple, où dans beaucoup de mines il n’y a pas de machine pour élever le charbon à la surface de la terre, ce sont les femmes qui le montent sur leur dos dans des corbeilles, par des échelles ou des escaliers grossièrement construits. Les ouvriers aiment fort à avoir pour aides des jeunes filles, parce qu’elles sont plus dociles et travaillent avec plus d’assiduité que les garçons. Presque partout les femmes sont confondues avec les hommes, qui travaillent le plus souvent dans un état de complète nudité ; les jeunes filles n’ont elles-mêmes pour tout vêtement que des lambeaux de chemises, et les femmes des pantalons en haillons ; la plupart sont complètement nues jusqu’à la ceinture. « Si l’on considère la nature de ces horribles travaux, dit un des sous-commissaires après en avoir rappelé les circonstances les plus odieuses[22], la durée non interrompue de cette tâche pendant douze et quatorze heures, l’atmosphère humide, chaude et malsaine d’une mine de houille[23], l’âge et le sexe des travailleuses, l’esclavage systématique qui pèse sur elles, on a peine à concevoir qu’un pareil état de choses soit toléré dans un pays aussi éclairé que l’Angleterre, et à une époque où l’on se pique de porter un si vif intérêt au bien-être des classes ouvrières[24]. »

Le travail des mines de houille, commencé de si bonne heure, exerce en général une funeste influence sur la constitution physique des mineurs. Il a pour premier résultat de produire un développement extraordinaire des muscles, mais ce développement exagéré de la partie supérieure du corps ne s’acquiert qu’aux dépens des autres organes. Dans les mines où les couches de houille sont étroites et les galeries basses par conséquent, les membres des mineurs présentent souvent de hideuses difformités. D’ailleurs, ces forces musculaires s’usent d’autant plus vite que le développement en a été plus précoce et plus excessif. La décrépitude arrive avec une effrayante rapidité. À quarante ou cinquante ans, le mineur est devenu incapable de travailler, et paraît aussi faible qu’un vieillard de quatre-vingts ans. Parmi les ouvriers mineurs, on compte la moitié moins d’hommes âgés de soixante-dix ans que dans la population agricole. Le terme moyen de la vie des mineurs est entre cinquante et cinquante-cinq ans. Il n’est pas surprenant que la dureté des travaux auxquels les mineurs sont soumis de si bonne heure donne à leurs mœurs un caractère de rudesse qui va souvent jusqu’à la férocité, Ils semblent ne tenir aucun compte de la vie. Les assassinats sont fréquens parmi eux, et demeurent le plus souvent impunis, surtout en Écosse, où il n’y pas de coroner pour dresser des enquêtes sur les causes et les circonstances des morts violentes. La déposition d’un officier de police, citée par le rapport, est effrayante à cet égard : « Si un policeman tuait un chien dans les rues, dit le chief-constable d’Oldham, cela ferait cent fois plus de sensation que le meurtre d’un mineur. Ce sont des hommes sans aucune éducation, ils n’aiment que les combats de coqs et de chiens, les courses de chevaux ; la plupart sont adonnés au jeu et à la boisson. Il y en a tant qui meurent de mort violente, que l’assassinat est devenu pour eux un accident tout-à-fait naturel. Au bout d’un jour ou deux, les femmes et les enfans du mort semblent n’y plus penser. On n’en parle que sur le moment, et l’on se contente de dire : Oh ! ce n’est qu’un mineur[25] ! »

Si les mineurs recevaient quelque instruction, si la religion leur inculquait des principes d’ordre et de moralité, leur condition matérielle serait loin d’être mauvaise. Leurs salaires sont élevés. Il y a beaucoup de familles où le père gagne par semaine 23 sh. (28 fr. 75 c.) ; le fils aîné, en qualité de putter, 20 sh. (25 fr.) ; un autre enfant, comme driver, 7 sh. (8 fr. 75 c.) ; un autre, comme trapper, 5 sh. (6 fr. 25 c.), ce qui fait par semaine un revenu de près de 70 francs. Malheureusement, le jeu et la boisson absorbent la plus grande partie de leurs salaires. L’ivrognerie est le vice le plus commun parmi eux. Ils passent tout le jour où ils reçoivent leur paie dans les ale-houses ; quelques-uns y dépensent tout ce qu’ils viennent de recevoir, s’inquiétant peu de leur femme et de leurs enfans, ni comment ils pourvoiront aux nécessités de la semaine. Dans le Lancashire, on voit, dans la nuit du samedi, les ale-houses remplies de jeunes enfans qui y retournent le dimanche aussitôt qu’elles se rouvrent. De violentes disputes, des combats sanglans accompagnent cette débauche, qui altère profondément la santé et surtout l’intelligence de cette classe. Aussi a-t-on observé que, dans les troubles populaires, les mineurs sont toujours les plus turbulens.

On voit donc que nulle part les effets du travail excessif et prématuré des enfans sur la condition physique et morale des classes ouvrières ne sont plus funestes que dans l’industrie houillère. Devant les faits révélés par l’enquête de lord Ashley, on ne pouvait tarder plus long-temps à appliquer aux monstrueux abus qu’elle dévoilait le remède déjà essayé par la loi sur le travail des enfans dans les manufactures. À la fin de la dernière session, lord Ashley présenta à la chambre des communes un bill rédigé dans ce but, qui fut voté à l’unanimité ; mais ce bill subit dans la chambre haute des amendemens que parvint à faire triompher l’opposition de lord Londonderry, qui est un des plus riches propriétaires de mines du comté de Durham. Néanmoins, tel qu’il est sorti du vote de la chambre des lords, l’act de lord Ashley assure de grandes améliorations. Le travail des femmes dans les mines est prohibé ; les enfans ne pourront y descendre qu’à l’âge de 10 ans, et jusqu’à 13 ils ne devront pas travailler plus de trois jours par semaine. Enfin les exploitations souterraines seront soumises à la surveillance des factories-inspectors.

Lord Ashley a terminé le discours qu’il a prononcé en présentant son bill par des paroles qui méritent d’être recueillies sur les dispositions des ouvriers en Angleterre et sur les devoirs de la législature à leur égard. « Les rapports que j’ai entretenus depuis plusieurs années avec les classes ouvrières, disait le noble lord, soit par des communications directes, soit par correspondances, ont été si étendus, que je crois avoir le droit de dire que je connais à fond leurs sentimens et leurs habitudes, et que je suis en état de prévoir leurs mouvemens probables. Je ne redoute pas de cette partie de la population une explosion violente et générale ; ce que je crains, ce sont les progrès d’une plaie dangereuse, et qui, si nous tardons plus long-temps à nous en occuper, deviendra incurable, car elle menace déjà d’envahir le corps social et politique : je crains qu’un jour peut-être, si les circonstances nous forcent à demander au peuple une énergie, un effort extraordinaire de vertu et de patriotisme, nous ne trouvions les forces de l’empire entièrement épuisées par le mal terrible qui en aura atteint les principes vitaux. Je sais bien qu’il y a beaucoup d’autres choses à faire pour les classes pauvres, mais je suis convaincu que la loi que je propose est un préliminaire indispensable. Les souffrances de ces classes, si destructives pour elles-mêmes, sont inutiles, sont funestes à la prospérité de l’empire ; fût-il même prouvé qu’elles sont nécessaires, cette chambre hésiterait, j’en suis assuré, avant de prendre sur elle d’en tolérer la continuation… Vous pouvez cette nuit raffermir les cœurs de plusieurs milliers de vos compatriotes ; vous pouvez les aider à s’élever à une vie nouvelle, à entrer dans la jouissance de leur héritage de liberté, et à profiter, s’ils le veulent, des enseignemens de vertu, de moralité, de religion, qui vont leur être offerts… La chambre me pardonnera de finir un discours pour lequel je réclame son indulgence en lui rappelant ces paroles de l’Écriture sainte : Effaçons nos fautes par l’esprit de justice, et nos iniquités en témoignant notre miséricorde au pauvre, si nous voulons nous assurer une longue tranquillité.

Ces nobles et simples paroles nous ramènent aux considérations que nous avons exposées au début de ce travail. Oui, les intérêts même de la classe qui jouit en Angleterre de la double prérogative de la fortune et de l’autorité lui commandent de s’occuper avec sollicitude du sort des classes laborieuses. Les membres les plus intelligens du parti conservateur le comprennent ; les journaux tories sont ceux qui montrent le plus de zèle à appeler sur la condition des ouvriers l’attention de l’opinion éclairée et des pouvoirs de l’état. Il y a peu de jours encore, un de ces journaux, le Morning-Herald, plaçait nettement sur ce terrain les problèmes dont la discussion doit dominer les débats de la prochaine session, et décider de l’avenir de l’administration de sir Robert Peel. Pourra-t-on apporter au mal qui ronge les classes ouvrières, le paupérisme, à ce mal dont les causes touchent à tant d’élémens du mécanisme social qui échappent au pouvoir de l’homme d’état, un remède efficace, assuré ? Il n’est malheureusement que trop permis d’en douter. Les partis hostiles offrent tous, il est vrai, leurs trompeuses panacées. À entendre les whigs, on dirait que le bien-être des ouvriers, la sécurité des travailleurs, sont attachés à la révocation des lois sur les céréales, au bas prix du pain, comme si le taux des salaires n’était pas proportionné au prix des denrées de première nécessité. Les ultra-tories et les chartistes prétendent, de leur côté, que tout irait bien si, intervenant arbitrairement dans les rapports des maîtres avec les ouvriers, le gouvernement réduisait la journée de travail à dix heures, et fixait un tarif pour les salaires. On devrait demander d’abord au gouvernement d’assurer aux chefs d’industrie, par l’infaillible autorité d’un acte législatif, la prospérité constante de leurs affaires, comme à une époque d’ivresse politique on décrétait chez nous la victoire. Mais quelque difficile que soit le problème, quoiqu’on puisse dire que, pendant bien long-temps encore, sinon toujours peut-être, on ne pourra attaquer le mal qu’en tâtonnant, et lui apporter que des soulagemens temporaires, et même précisément pour ce motif, la loi sur le travail des enfans dans les manufactures doit être considérée comme une mesure de bienfaisance. Elle a produit, ou tend à produire en Angleterre trois excellens résultats : elle oppose un obstacle au mouvement inconsidéré qui porte les populations pauvres vers l’industrie, elle sème dans la jeunesse des classes laborieuses des principes de moralité, de religion et d’instruction ; enfin, au moyen du système d’inspection qu’elle a établi, elle tient constamment le gouvernement et l’opinion publique au courant de la situation des ouvriers dans toutes les parties du royaume-uni.

N’y a-t-il pour la France aucun profitable enseignement à retirer, au double point de vue de la philantropie et de la politique, de la pratique de cette législation dans le pays auquel nous en avons déjà emprunté l’idée première ? Je ne le crois pas. Il me semble que les chambres et la presse ont trop vite oublié la loi promulguée chez nous le 22 mars 1841 ; applicable six mois après cette époque, il y a déjà une année que les prescriptions de cette loi doivent avoir été mises en pratique. Quels en sont les résultats ? On l’ignore. Certes, à en juger par l’intérêt qu’elle avait excité pendant la discussion des chambres, on eût été autorisé à lui prédire un autre sort. Dans les premiers accès d’un zèle qui peut-être ne fut pas toujours assez réfléchi, on avait voulu faire sur le travail des enfans une loi parfaite, au risque de susciter à l’industrie et aux familles ouvrières elles-mêmes des embarras pénibles. On refusait d’écouter les hommes éclairés, qui, se défiant des surprises d’un engouement inconsidéré, demandaient que l’on se contentât de voter le principe de la loi, et de laisser à la sagesse, à la prudence de l’administration de pourvoir, par des règlemens, aux mesures de détail, aux besoins spéciaux. Quelque sensées que fussent ces observations, on leur reprochait peut-être de témoigner trop de tiédeur pour une cause dans laquelle l’humanité semblait réclamer impérieusement le zèle le plus actif, les précautions les plus promptes et les plus vastes. Cependant qui parle aujourd’hui de l’exécution de la loi ? Qui pense à en demander compte au gouvernement ?

Pour nous, qui savons bien que tous les effets que les promoteurs les plus ardens de cette législation s’en promettaient ne sont pas d’une réalisation facile, nous ne sommes nullement disposé à montrer à cet égard au gouvernement de trop sévères exigences. Nous serions bien aise pourtant de savoir où en est l’exécution de la loi, car nous pensons qu’elle renferme des principes au développement desquels il faut veiller, et l’exemple de l’Angleterre nous prouve qu’elle met entre les mains du pouvoir un instrument de gouvernement qu’il serait inhabile, sinon coupable, de négliger. Nous avons vu que la partie forte de la loi anglaise est le système de grande surveillance sociale qu’elle a appliqué à l’industrie. Dans ce moment même où les questions industrielles semblent devenir aussi chez nous les plus importantes, il est évident que l’on ne saurait réunir trop d’élémens d’instruction pour connaître à fond tous les intérêts engagés dans l’industrie. Le gouvernement ne doit donc pas hésiter à profiter de la faculté que la loi de 1841 lui donne d’organiser un système d’inspection destiné à surveiller l’application de la loi. Qu’il imite l’Angleterre, qu’il crée des inspecteurs de l’industrie : c’est d’abord le moyen d’avoir pour l’exécution de la loi de 1841 un contrôle actif et par conséquent efficace. Livrés à la publicité, les rapports périodiques que le gouvernement exigera fourniront d’ailleurs à la presse, aux économistes, aux hommes politiques des données fécondes. Les questions qui touchent à la condition des classes laborieuses, ces questions que l’intérêt non moins que le devoir commande de ne jamais perdre de vue, seront ainsi constamment à l’étude. Et que l’on ne s’effraie pas à l’idée d’appeler la publicité et la discussion sur la condition des ouvriers ; si cette condition renfermait de graves dangers, qu’on ne croie pas qu’il serait imprudent de les regarder en face, de les examiner au grand jour : c’est bien plutôt au contraire l’ignorance qui aggrave ici le danger.

Toutes les considérations se réunissent donc à l’appui du vœu que nous formons ici : l’intérêt politique et l’intérêt d’humanité sont d’accord. L’objet que se propose la loi sur le travail des enfans ne sera atteint que lorsque le système d’inspection sera solidement organisé, et par la création des inspecteurs de l’industrie on ouvrira une voie qui, en France non moins qu’en Angleterre, ne peut manquer de conduire aux plus heureux résultats.


P. Grimblot.
  1. Andrew Ure, Philosophy of Manufactures, part. I, chap. III. Statistics.
  2. Mac-Culloch’s Statistical Account of the British Empire, tom. I, part. III. Industry of the British Empire.
  3. Quarterly Review, no CXL, september 1842.
  4. Il est à regretter que ce côté de la question ait été omis dans le rapport de M. Charles Dupin, qui inaugura la longue élaboration de cette loi dans notre parlement, et où, du reste, les élémens statistiques et économiques de la discussion ont été réunis et présentés avec une remarquable lucidité.
  5. Le traitement des surveillans est de 8,750 francs (350 liv. sterl.).
  6. Andrew Ure, Philosophy of Manufactures, part. III. State of instruction in the factories.
  7. First Report of the inspectors of factories for the year 1842, report of M. Howell.
  8. Report from the select committee, etc., 1841, p. 8 et 9.
  9. Factory labour is decidedly not injurious to health or longevity, compared with other employements, telles sont les paroles expresses de M. Rickards, un des premiers inspecteurs des manufactures, et qui n’a jamais été suspecté de partialité à l’égard de l’industrie.
  10. La commission qui a travaillé à cette enquête durant dix-huit mois se composait de quatre commissaires et de vingt sous-commissaires nommés par le ministre de l’intérieur.
  11. Mac-Culloch’s Statit. Account, etc., t. I, part. III, ch. 2.
  12. Scriven’s Report, § 26, app., part. II, p. 61.
  13. Le but de l’aérage des mines est de prévenir le danger le plus terrible auquel on y soit exposé, la formation des gaz, tels que le gaz acide carbonique et l’hydrogène carboné, dont l’embrasement, malgré l’usage de la lampe de Davy, cause souvent de grands malheurs. Pour atteindre ce but, il suffit de faire parcourir la mine par des courans d’air extérieur qui chasse et dissipe les vapeurs délétères. Le principe de l’aérage est fort simple et d’une application toujours facile, quoique malheureusement trop négligée : il repose sur la dilatation dont l’air échauffé est susceptible, et qui, le rendant plus léger, le porte à s’élever naturellement, en vertu de son élasticité, au-dessus de l’air pur qui le presse en plus grande quantité, il suffit donc, pour aérer l’intérieur d’une mine, que toutes les galeries, même les plus sinueuses, soient mises en communication avec l’atmosphère par deux puits situés aux deux extrémités des travaux, et s’ouvrant sur la surface de la terre à des niveaux différens, l’un, par exemple dans une vallée, et l’autre sur une hauteur. L’air extérieur descend par le puits inférieur, et chasse naturellement l’air plus chaud, qui s’échappe par le puits le plus élevé. Dans les lieux où l’uniformité de la surface du sol ne permet pas d’avoir des puits à niveaux différens, il suffit de surmonter l’un des deux d’une cheminée. Tel est le mode d’aérage le plus naturel et le plus généralement suivi, bien préférable d’ailleurs à tous les moyens artificiels, tels que les pompes foulantes ou aspirantes, les brasiers au fond des puits, etc. Mais les puits sont toujours coupés par des galeries qui suivent les capricieux détours des couches de charbon et de minerai ; l’art même demande que, pour les houilles, les travaux soient conduits par tailles échelonnées et toujours très sinueuses. Il faut donc forcer le courant d’air à circuler dans tout le réseau, à pénétrer dans les
  14. Dr Mitchell’s Evidence, p. 8. — M. Scriven’s Report, app., II, p. 65. — M. Frank’s Evidence, app., II, p. 513. — Dans les mines françaises, on se sert d’un système de portes tombant d’elles-mêmes, ce qui dispense d’employer de jeunes enfans au service abrutissant des trappers anglais.
  15. galeries les plus détournées, et on y parvient aisément en fermant par des portes bien closes les voies directes que l’air prend le plus volontiers pour se rendre d’un puits à l’autre. Il paraît, d’après le rapport de la commission d’enquête, que, dans quelques mines du nord de l’Angleterre, la formation des gaz inflammables est si rapide et si incessante, qu’une de ces portes laissée imprudemment ouverte pendant quelques minutes suffirait pour déterminer une explosion.
  16. M. Fellow’s Report, app. II, p. 254.
  17. M. Scriven’s Report, app. II, p. 63.
  18. Symon’s Report, § 98, app. I, p. 179. — Inquiry, no 73, p. 241.
  19. Dr Mitchell’s Evidence, no 11, p. 67.
  20. Scriven’s Evidence, no 38, part. II, p. 118.
  21. M. Kennedy’s Report, app., part. II, p. 218.
  22. Report, p. 24, 233. — M. Symon’s Report, app., part. I, p. 181, 295. — M. Scriven’s Report, app., part. II, p. 73.
  23. La température des mines est toujours élevée, et ce n’est que dans le petit nombre de celles qui sont parfaitement bien aérées que les variations de la température atmosphérique sont sensibles. Dans les houillères du Yorkshire, elle varie, suivant les lieux, de 16° à 22° centigrades. Dans la mine de Monkwearmouth, dont la profondeur est de 1,600 pieds anglais (près de 500 mètres), la température moyenne est de 26° à 27° centigrades, et s’élève dans quelques parties à 32° cent. (Report, p. 4.)
  24. En France, les femmes ne sont pas employées dans les mines. Un décret de 1815 y interdit le travail des enfans au-dessous de l’âge de dix ans. Les prescriptions philantropiques de cette loi ne sont violées, à notre connaissance, que dans les mines de lignite des Bouches-du-Rhône. Ce n’est guère aussi que dans ces mines, où les couches n’ont ordinairement que 60 à 75 cent. de puissance, que les enfans sont employés aux travaux de l’exploitation ; ils y sont chargés, comme en Angleterre, du roulage intérieur, et leur âge varie de douze à vingt ans. Ce n’est que dans un petit nombre de cas, lorsque les couches n’ont que 50 cent., que l’on prend des enfans âgés de moins de dix ans. La tâche de ces travailleurs, nommés mendits dans le pays, consiste à traîner, comme en Angleterre, des chariots bas, ou, comme en Écosse, à porter sur le dos des cabas pleins de charbon, en grimpant le long de puits inclinés garnis d’escaliers taillés dans le roc. D’ailleurs, la condition de ces enfans est loin d’être malheureuse. Pour eux comme pour les mineurs, la journée de travail n’est que de huit heures, et leur salaire varie, suivant leurs forces, de 1 à 2 francs par jour, ce qui est considérable, eu égard à la pauvreté du pays.
  25. Report, p. 141.