Les Livres d’étrennes, 1906

Les Livres d’étrennes, 1906
Revue des Deux Mondes5e période, tome 36 (p. 933-945).
LES
LIVRES D’ÉTRENNES

C’est une tradition qui s’est heureusement maintenue chez quelques-uns de nos éditeurs les plus justement renommés de publier, à la fin de l’année, en même temps que des livres mis à la portée de tous, — où l’enveloppe constitue le plus souvent ce qu’il y a de plus brillant, — des ouvrages d’art d’une valeur rare pour le texte et l’illustration. Entre les plus magnifiques et se distinguant parmi tous les autres par son caractère original, l’édition des Eglogues[1]de Virgile, comparable aux plus belles œuvres sorties des presses de la maison Pion, constitue un document d’une valeur exceptionnelle pour la recherche dans la composition, les motifs de décoration, la reproduction des aquarelles si bien rendues à l’aide de procédés nouveaux et dignes en tous points de la vieille réputation de l’École française déjà célèbre au moyen âge pour ce goût de l’enluminure et ce don d’orner les manuscrits où nos dessinateurs et nos peintres, depuis les écoles de Paris et de Tours, ont toujours excellé et obtenu la prééminence. Et dans un temps où l’on s’efforce de rompre avec tout ce qui nous rattache au passé, tandis que les études latines, après les grecques, et comme tout ce qui marque une distinction, sont devenues suspectes, frappées d’ostracisme et proscrites par l’Université même, il y a sans doute quelque élégance et quelque mérite à mettre dans un cadre splendide les Eglogues du poète de Mantoue, le plus tendre amant de la nature, de la nature charmeuse, apaisante, consolatrice. On l’a fort bien dit : comme la nature même dont la beauté est éternelle, la poésie, qui en montre les enchantemens, demeure immortelle ; et toujours le retour vers les impressions primitives restera une ressource pour les peuples blasés, ramenés ainsi à la simplicité des premiers âges. Depuis des siècles, Virgile a délassé les imaginations fatiguées du luxe, comme des horreurs de la guerre ou des luttes intestines. Il les a ramenées vers quelque chose de plus innocent et de plus calme. Ce n’est pas à dire que ses bergers de la Gaule cisalpine, propriétaires, maîtres, esclaves, qui comme les nôtres mêlaient toutes les conditions de la vie champêtre, qui tous labourent, moissonnent, vendangent, ne soient pas animés des sentimens les plus contraires ; mais, par leurs défauts comme par leurs vertus, ils sont de tous les temps, dans ces paysages mêmes du Tibre et des montagnes latines auxquels parfois Rome sert de fond. Virgile n’a pas craint de troubler la paix des champs du contre-coup des guerres civiles et d’opposer à l’heureux Tityre le fugitif Mélibée. C’est dans des paysages de rêve sous l’éclat de la lumière, dans un horizon mythologique que s’agitent ses héros rudes et grossiers, ces bergers qui s’insultent, se battent pour leurs agrestes amours, ces pâtres qui nonchalamment près des sources jouent leurs airs favoris, ces bergères effrontées qui, si elles ne sifflent point les chevriers comme celles de Théocrite, leur font une déclaration assez claire en leur jetant des pommes, ces dieux et demi-dieux, ces divinités sauvages et champêtres qui peuplent le paysage bucolique. Heureux mélange de raffinement et de brutalité où tantôt le réel domine, tantôt l’idéal, où, sous des couleurs rustiques, le poète fait dire aux interlocuteurs de, ses pastorales l’opulence inquiète et corruptrice de la cité, exprime lui-même ses sentimens, fait délicatement allusion à ses souffrances et à ses déceptions, aux malheurs de sa patrie. Ses nymphes, ses dieux, ses bergers ne sont souvent que les interprètes de ses tristesses, de ses aspirations dans ces Églogues composées à l’époque la plus sombre de l’histoire de Rome, au lendemain du meurtre, de Jules-César, de la réaction que produisit le crime, après l’assassinat de Cicéron dans sa villa de Formies, l’égorgement des meilleurs citoyens, le pillage et la proscription et la sanglante journée de Philippes, alors que les triumvirs, maîtres du monde, n’épargnaient personne, « pas même le poète qui chantait la rénovation du monde, » — écrit M. G. Ferrero, — partageaient l’Italie comme une proie entre leurs soldats et que les terres de Mantoue et de Crémone étaient décernées aux vétérans d’Alfenus Varus, aux légionnaires d’Octave. Grâce à la protection d’Asinius Pollion et de Mécène, Virgile obtenait la restitution du domaine paternel et de l’humble maison où il avait grandi. C’est là qu’il Composa les Églogues à l’imitation de Théocrite, s’efforçant d’égaler les grâces de son modèle. Tandis que la poésie sicilienne avait été la peinture assez naïve de la vie pastorale, l’églogue chez Virgile devient une sorte de langue convenue pour exprimer dans un milieu champêtre des idées d’une tout autre nature. On a prétendu en effet que la cinquième églogue, Daphnis, est allégorique, et que Virgile y a célébré la mort et l’apothéose de César divinisé par les triumvirs. Dans son éloquente et instructive préface, M. Emile Gebhart a d’autre part expliqué comment l’une de ces églogues, la quatrième, eut au moyen âge une étonnante fortune, comment le « poète y parut prédire en vagues paroles un rajeunissement du monde, l’achèvement des prophéties sibyllines, le triomphe d’une vierge, la naissance d’un enfant qui rendrait à la famille humaine les félicités de l’âge d’or, » et comment « de cette pensée sortit alors toute la légende de Virgile, l’une des plus riches qu’ait imaginées le moyen âge, Virgile prophète, magicien, enchanteur, docteur scolastique, alchimiste, capitaine invincible, Virgile duc de Naples, Virgile, enfin, sauvé de l’Enfer, mais arrêté au seuil du Paradis. » C’est le contraste entre l’artifice de la composition et la simplicité du style, ce mélange de beautés lyriques, élégiaques, épiques, et dramatiques qui font le mérite éminent des Eglogues et leur charme. Cette impression de grâce touchante, de sensibilité, de majesté sublime, on la retrouvera tout entière dans ces aquarelles exquises, dans ces fins paysages de tous les temps et à toutes les heures, éternel décor des idylles et des amours, dans ces solitudes des bois, aux sources des ruisseaux murmurans, près des grottes et des roches, des collines dorées par les premiers feux de l’aurore, ou les couchers du soleil, dans ces sites enchantés que le peintre comme le poète lumine vestit purpureo, dans ces forêts voilées, ces prairies vaporeuses, ces plaines où, près des noirs cyprès, se dresse une stèle funéraire, apparaît le marbré d’un tombeau dans la solitude, tandis que la fin du jour revêt toutes choses de la merveilleuse harmonie des nuances les plus douces. Ce qui distingue encore toutes ces compositions, c’est leur caractère d’unité. Encadrant ces paysages, ce sont les plantes, les fleurs, les fruits, les objets rustiques et les symboles évoqués par le poète qui fournissent les motifs des illustrations d’Adolphe Giraldon, gravées sur bois en couleurs par Florian, chaque paysage comprenant cinq bois repérés. Tous les soins ont été apportés à l’impression matérielle de cet ouvrage unique en son genre, d’une exécution parfaite, dont les caractères ont été dessinés par M. Giraldon, et qui, en dehors de sa valeur d’art, fera date dans l’histoire de la gravure sur bois, en couleurs, puisque à ce procédé les aquarelles n’ont presque rien perdu de l’éclat de leur coloris et que le sentiment de la nature s’y révèle avec toute la sincérité des grands artistes.

Après les nombreuses et magnifiques publications faites sur Rembrandt dans ces dernières années le troisième centenaire de sa naissance a été l’occasion d’études remarquables sur sa vie, ses œuvres, sa famille et ses amis. Les Hollandais se sont surtout distingués par leurs recherches. C’est en s’aidant des précieuses découvertes de M. A. Bredius, le conservateur du Musée Royal de La Haye, l’un des hommes qui ont le plus fait pour l’histoire de l’art en Hollande, que M. G. Hofste de Groot vient de réunir en volume dans l’ordre chronologique, en les commentant avec autant de goût que de savoir, tous les documens que l’on possède sur Rembrandt. Un érudit allemand, M. Valentiner, a, de son côté, fourni des informations très précises sur son caractère, ses habitudes, sur sa vie intime. Tous ces travaux s’ajoutant à ses heureuses trouvailles ont permis à M. Emile Michel, l’éminent critique, qui a donné ici même de si belles, de si solides et de si éloquentes études sur le maître d’Anvers, de les compléter sur quelques points, dans cette nouvelle et magnifique édition[2]. On ne pouvait mieux rendre que ne l’a fait l’auteur de ce livre, les traits de cette grande figure, de cette existence de Rembrandt qui est, comme sa peinture, pleine de demi-teintes et de coins sombres, mais sur laquelle on sait, aujourd’hui, à peu près tout ce qu’on peut savoir. Quand on aura lu M. Emile Michel, on n’ignorera plus rien de sa vie, de son œuvre, de ses penchans, de ses conceptions, de sa poétique, de sa méthode, et de la nature de sa peinture solide, mâle et substantielle, et qui, ainsi que l’a dit Fromentin, n’est qu’une spiritualisation audacieuse et naturelle des élémens matériels. A Leyde, où il naquit le 15 juillet 1606, nous assistons aux premières manifestations de sa vocation dès l’âge de quinze ans, à son apprentissage chez Jacob van Swanenburch, puis à Amsterdam, dans l’atelier de Pieter Lastman. Six mois après, il était de retour à Leyde où « il trouve bon, comme le dit le bourgmestre Orlers, l’un de ses biographes, d’étudier et d’exercer la peinture seul et à sa guise, faisant des dessins et des peintures d’après lui-même » et gravant ses premières eaux-fortes jusqu’au jour où il s’essaie à des compositions dans lesquelles, en donnant plus librement carrière à son imagination créatrice, il va définitivement s’établir à Amsterdam qui vers cette époque (1630), grâce à sa situation géographique et à la courageuse initiative de ses habitans, était devenue le centre d’un mouvement d’expansion, dont Descartes, qui l’habita de 1629 à 1632, nous a, dans une lettre du 16 mai 1631, écrite à Balzac, laissé un témoignage. M. Emile Michel constate que son succès y fut grand et que, tandis qu’il n’avait pu peindre qu’une dizaine de portraits en 1632, on en compte plus d’une quarantaine de 1633 à 1634. « Nous pouvons le suivre dans toutes les manifestations de son génie jusqu’à la plus haute : les Syndics, en 1661, et à sa mort qui survint le 8 octobre 1669, après des années tristes, difficiles, fort délaissées, où accablé par la misère, la vente de ses collections, ébranlé par des deuils répétés, le maître ne tardait guère à rejoindre son fils Titus dans la tombe. Dans cette magistrale étude, M. Emile Michel analyse et commente toutes les œuvres de Rembrandt dont il fait comprendre la gloire un peu cabalistique et l’étonnante renommée. Il a plus que personne contribué à dissiper quelques-uns des doutes qui subsistaient à propos d’un de ses plus célèbres tableaux et modifié les idées au sujet d’une œuvre qui a déjà suscité tant de controverses.

On sait que Fromentin, en parlant de la Ronde de nuit, avait, entre autres critiques, démontré que, « considéré comme représentation de scènes réelles, le tableau s’expliquait mal, » et, guidé par sa vision de grand artiste, il avait eu l’intuition que le tableau restait imparfait. Or, le reproche qui a été fait sur sa composition « remplie et bondée à l’excès, sans aucun repos pour le regard, trop à l’étroit dans son cadre et comme pressée jusqu’à en sortir » ne repose sur aucun fondement, et les défauts que présente aujourd’hui cette grande toile ne sont, à aucun degré, imputables à Rembrandt. Dans son état primitif, son œuvre en était exempte ; et seules les mutilations qu’elle a subies en sont la cause. M. le docteur J. Dyserinck a fait connaître l’époque où fut commis cet acte de vandalisme : lors de la translation en 1715 de la salle du Dœlen pour laquelle elle avait été exécutée et exposée dès 1642, à l’hôtel de ville d’Amsterdam. La copie faite par Gerrit Lundens, contemporain de Rembrandt et qui appartient aujourd’hui à la National Gallery, permet d’évaluer la dimension des bandes rognées à la toile de Rembrandt, 0, 67 sur la longueur et 0, 26 sur la hauteur. Le tableau était donc mieux équilibré et suivant un rythme plus harmonieux. Depuis le nettoyage effectué en 1889, le tableau a repris un éclat surprenant qui facilite le rapprochement et permet de revenir sur les critiques formulées. C’est ce qu’a fort bien fait ressortir M. Emile Michel.

On admirera dans cette édition du tri-centenaire le choix des soixante-quinze planches qui donnent la plus juste idée de ce peintre admirable, de ce qu’il y a de meilleur et de plus profond dans son œuvre sous toutes ses formes et manifestations, depuis les eaux-fortes telles que la Pièce aux cent florins, la. Prédication du Christ et le Faust ; les portraits comme ceux du Constructeur de navire avec sa femme, d’Anslo avec une dame âgée, d’Elisabeth Bas, de Titus, du Jeune Rabbin, du Bourgmestre Six, de la Dame à l’Éventail, de la Saskia de Cassel et d’Hendrikje du Louvre, les compositions tirées des Livres saints : la Bénédiction de Jacob, le Tobie, le Bon Samaritain, les Pèlerins d’Emmaüs, jusqu’aux grandes toiles comme la Leçon d’anatomie, la Ronde de nuit, les Syndics et tant d’autres chefs-d’œuvre qui peuvent affronter toutes les comparaisons.

A l’histoire de l’art M. Emile Michel a encore apporté une contribution importante avec son livre sur les Maîtres du paysage[3], brillante et consciencieuse, étude que mieux que tout autre il était désigné pour mener à bonne fin, puisque, là plus encore qu’ailleurs, sa critique s’autorise de son savoir de peintre, de sa pratique même de grand paysagiste, qui a pu observer, non seulement dans la nature, mais dans tous les musées d’Europe, et juger en toute connaissance du métier avec sa science impeccable, sa sagacité exercée et son intuition jointes à un goût sûr. Mais ce n’est pas dans cette Revue, où la plupart ont paru, qu’il est nécessaire de rappeler tous ses travaux sur les paysagistes de tous les temps, et jusqu’aux plus récens, sur la nouvelle école des paysagistes français, sur les peintres du Vieux Barbizon, les habitués de l’auberge Ganne qu’il a connus et fréquentés : Théodore Rousseau, Charles Jacque, Millet, Diaz et avec quelques-uns desquels il a pu travailler dans la forêt. Aucune comparaison ne saurait donc offrir plus d’intérêt et être plus utile pour préciser les idées sur la valeur respective des peintres de paysage que celle qu’établit M. Emile Michel dans cette grande étude qui n’avait jamais été faite, qui donne l’idée de l’ordre suivant lequel sont apparus les différens maîtres qui y figurent et de l’importance relative qu’il convient de leur attribuer, nous apporte sur la manière de chacun d’eux des aperçus nouveaux et des détails peu connus ; qui permet des rapprochemens ingénieux en nous faisant mieux pénétrer dans le secret de leurs méthodes si diverses. Il a montré le rôle du paysage qui servit surtout de décor et de cadre dans l’antiquité chez les maîtres italiens, des primitifs au Corrège, à Giorgione, à Titien, chez les Flamands, des Van Eyck à Téniers, ce qu’il fut chez les Allemands avec Dürer, les Hollandais, les Espagnols, les Anglais, mais c’est sur les temps modernes où la nature a véritablement trouvé ses fidèles que s’est développée cette étude, jusqu’à notre grande école de paysagistes qui s’est inspirée de tous, et, dans ce siècle, a produit des chefs-d’œuvre non moins admirables.

Si Rembrandt est un « spiritualiste et un idéologue qui a su arrêter la vision et la fixer sur la toile, » Jordaens est, avant tout, le peintre des jouissances matérielles, sensuelles et libertines. Les amateurs d’art apprécieront le somptueux ouvrage que l’éditeur Flammarion consacre à Jordaens[4], travail de recherche érudite que M. Max Rooses, le conservateur du Musée Plantin, a écrit sur son compatriote, né à Anvers le 15 mai 1593 au cœur de la cité, à deux pas de la célèbre Imprimerie, seize ans après la naissance de Rubens, six avant celle de Van Dyck, les deux plus grands maîtres de l’école flamande. Leur gloire devait toujours éclipser la sienne. Car Jordaens est un génie plébéien en qui vivent les sentimens étroits, propres aux hommes d’une certaine caste, qui s’est contenté d’étudier les êtres qui l’entouraient, de s’assimiler leurs mœurs et leurs usages, d’interpréter leurs faits et gestes, dont l’allégresse s’est épanouie en franches ripailles, qui peignit le délire des rustres brabançons et des joyeuses commères, chez qui on entend l’énorme rire de la Flandre en kermesse, mais dont l’invention et la fantaisie sont limitées et qui rapetisse les sujets jusqu’à la trivialité, qui traite en calviniste les religieux du Nouveau Testament, qui, comme Rembrandt, tout en aimant les femmes, les a vues laides, s’il régale les yeux avides de succulentes friandises. Individualité très prononcée, remarquable artiste qui a de la force, de la bonhomie, de l’éclat, un coloris puissant, mais qui n’a que l’esprit vulgaire de la foule et des oppositions violentes, « qui est au premier rang si l’on ne considère que le métier et devient secondaire lorsqu’on interroge la pensée. » « Il aima par-dessus tout, dit un de ses panégyristes, les grandes tablées, les gros ivrognes qui sablent leur broc d’un trait, les drilles qui fument, bâfrent, brandissent les poings, ruent du talon, crient à réveiller un cimetière. » « Nul peintre du XVIIe siècle ne résume mieux que celui-ci, — a écrit M. Fiérens Gevaert, dans l’intéressante monographie[5]où il a célébré, lui aussi, son compatriote, — le Flamand de la Haute Renaissance, magnifique, sensuel, passionné de matière jusqu’au lyrisme ardent… Et puisque nous venons de citer le Jordaens de M. Gevaert dans cette même collection des Grands Artistes où les meilleurs exemplaires de l’art d’autrefois sont représentés à l’aide des procédés perfectionnés d’aujourd’hui, signalons les nouveaux volumes de cette bibliothèque fort appréciée : Michel-Ange[6], par M. Marcel Reymond, les Clouet[7], par M. Alphonse Germain, Carpeaux[8], par M. Léon Riotor, Luini[9], par M. Pierre Gauthiez, Les Deux Canaletto[10], par M. Octave Uzanne, et, dans les Villes d’art célèbres : Nancy[11], par M. André Hallays, Padoue et Vérone[12], par M. Roger Peyre, Pompéi[13], par M. Thédenat ; enfin cette collection si précieuse des Musiciens célèbres avec le Mozart[14]de M. Camille Bellaigue, aussi apprécié de nos lecteurs, pour son goût si sûr, son sens de l’art musical si délicat, sa critique si sagace que pour sa forme si littéraire, Chopin[15], Weber, Gluck[16], Herold[17], Schumann[18]. Le même éditeur toujours, à la recherche de tout ce qui intéresse l’art de notre pays, ouvre avec les Gobelins et Beauvais[19], une nouvelle série sur les Grandes Institutions de la France, tout en continuant dans l’Art et la Couleur l’album des Maîtres contemporains[20], qui met à la portée de tous les œuvres des peintres modernes des diverses écoles reproduites directement en couleurs.

Parmi les ouvrages originaux consacrés à l’art, il faut mettre en première ligne la magnifique publication sur l’Œuvre d’Aimé Morot[21], qui peut bien être rapprochée de cette des plus grands artistes, car dessinateur, peintre, sculpteur, il en a les dons et, dans tous les genres et sous toutes les formes, il a affirmé sa maîtrise avec autant d’aisance que de souplesse. Avec quel sentiment n’a-t-il pas exprimé les beautés de la nature dans ses manifestations, simplement, sans prétention et sans qu’on sente le moindre effort dans ses conceptions, car, si sa manière de peindre dénote une science profonde du métier, l’exécution reste toujours solide et forte, substantielle ; et toujours le mouvement et la vie tressaillent sous son pinceau. En examinant la collection réunie dans cet album, où l’alternance des sujets qui se font valoir les uns les autres ajoute un charme de plus, on est séduit par la perfection patiente apportée dans ces tableaux de nature si diverse, où se retrouvent également le souci île la composition, la clarté, la franchise et le charme du génie français. Parcourez toute la série de ses œuvres depuis son premier tableau de logiste, la Captivité de Babylone, qui lui valut le prix de Rome, et qui dénotait déjà quelques-unes des belles qualités qu’il devait pousser si loin, et des facultés très personnelles qui allaient s’accuser dès sa sortie de la Villa Médicis : vous serez frappé de cette facilité à tout comprendre, à tout exprimer dans tous les genres ; vous admirerez le Bon Samaritain, qui souleva l’enthousiasme du public et, en 1880, valut à M. Aimé Morot, à l’âge de trente ans, la Médaille d’honneur, Jésus de Nazareth, Mérodiade, les Ambronnes, sa Dryade, sa Femme au bain, ses combats de taureaux : Bravo Toro, Toro Colante ; ses charges, le Troisième Cuirassiers à Elsasshausen, Rezonville, Reichshoffen, qui compteront parmi les plus beaux tableaux de bataille ; charges héroïques où l’on ne peut contempler sans émotion, dans leur grandeur épique, la sublimité des expressions guerrières et l’envolée idéale des chevaux soulevés par ce vent de furie. Ainsi que le dit si justement M. Charles Moreau-Vauthier, ce peintre qui lance ces escadrons compose de gracieuses allégories, comme la décoration du plafond de l’Hôtel de Ville de Nancy, et sait aussi se plier aux exigences du portrait. Comme ils sont naturels, vivans, ces portraits de Gérôme son beau-père, de Mademoiselle Gérôme à cheval, de Mademoiselle Brice, de Madame Aymé Darblay, de Monsieur Henri Germain, de Madame Aimé Morot et sa fille et celui de Monsieur Ernest Hébert, à la fois si sobre, si noble, et si expressif ! Ces soixante planches sont elles-mêmes des merveilles de reproduction.

L’art contemporain n’offre guère de nom plus justement célèbre que celui de Jean-Paul Laurens, ce grand peintre d’histoire, dont l’œuvre à la fois simple et noble, sévère et puissante, si bien faite pour émouvoir et pour faire penser, est l’une des plus considérables et la plus régulièrement parfaite qu’un artiste ait produite. Aussi, avec quel enthousiasme et quelle reconnaissance l’ouvrage que publie M. F. Thiollier, et qui contient de nombreuses reproductions d’œuvres, d’eaux-fortes, phototypies, gravures avec l’approbation et sous le contrôle du maître, ne sera-t-il pas accueilli, non seulement par ses élèves, auxquels il est prédestiné, mais par ses nombreux admirateurs ! On y assiste en quelque sorte à chaque page à l’éclosion de l’œuvre, en suivant les premiers projets, les esquisses, les études préparatoires, les croquis d’après nature qui encadrent tous les tableaux. Toutes montrent son travail persistant et sa probité artistique parfaite ; ce n’est pas la moindre curiosité de ce précieux ouvrage, et la vue en est plus suggestive que tout ce qu’on en pourrait dire. Depuis la Mort de Caton d’Utique, la première toile qu’il exposa, à l’âge de vingt-cinq ans, que de tableaux célèbres se succèdent en trente-cinq ans ! En 1872, le Pape Formose et la Mort du Duc d’Enghien, puis la Délivrance des Emmurés de Carcassonne, l’Interdit, les Hommes du Saint-Office, les cinq grands panneaux de l’Hôtel de Ville de Paris, les compositions destinées à la salle du Capitole à Toulouse ; le Désastre où existe un paysage grandiose, harmonieux, solidement établi ; les Mineurs, ample sujet d’une austérité et d’une poésie si profondes. Jean-Paul Laurens a les plus grandes qualités de l’illustrateur et de l’aquafortiste, comme le prouvent les eaux-fortes du Pape de Victor Hugo, et celles qui sont à la fin de ce volume, et qui donnent une idée de la sûreté et de la vigueur avec lesquelles il attaque le métal. Quant aux quarante-deux compositions destinées à accompagner les Récits mérovingiens d’Augustin Thierry, qu’en dire sinon que la poésie épique de ces compositions relève encore la beauté littéraire des récits ?

Un livre qui vient bien à son heure et qui ne peut manquer de plaire, qui sera très lu et très apprécié, est le luxueux ouvrage que l’éditeur Lucien Laveur publie sur la Comédie-Française[22]depuis les origines jusqu’à nos jours. Le théâtre n’a jamais occupé l’opinion autant qu’à notre époque, où toute pièce nouvelle est devenue un événement, où la presse nous fait entrer dans les plus petits incidens de la vie des auteurs dramatiques, nous initie aux secrets de leurs compositions, nous fait assister à la préparation des pièces, aux plus petits détails de la mise en scène, tandis que l’on commente les moindres faits et gestes des comédiens et des comédiennes, à qui les diamans ne suffisent plus, et qui toutes brigueront bientôt la Légion d’honneur. Comment douter après cela de l’accueil qui sera fait à ce grand ouvrage depuis longtemps réclamé et que M. Frédéric Loliée, avec sa connaissance de l’histoire littéraire, était tout désigné pour écrire ? Aidé de mille révélations originales recueillies dans les archives inexplorées du Bureau des Théâtres, soutenu des concours les plus sympathiques de l’administration de la Comédie-Française, de MM. Jules Claretie, Duberry, Monval, Couët, il a pu réunir tous les documens précieux et rares qui concernent l’illustre maison. Et cette histoire est d’autant plus passionnante qu’elle est un peu celle de la France, et qu’à tous ces débats, ces intrigues, sont mêlés les plus grands personnages, depuis la date mémorable de 1680, celle de la fondation officielle de la Comédie-Française. Quant à la condition extérieure de l’ouvrage, l’éditeur M. Lucien Laveur a mis tous ses soins à la perfection de l’édition, et la Comédie-Française se présente comme une œuvre d’art à laquelle les plus habiles graveurs ont contribué dans leurs habiles et si exactes reproductions des estampes des XVIIe et XVIIIe siècles, des peintres de l’époque romantique et des tableaux de choix qui composent, dans les galeries ou le Musée de la Comédie-Française et dans les collections publiques et privées, le long cortège des gloires du théâtre. « Avivant tout cela de son crayon spirituel et sûr, M. Georges Scott aura multiplié, pour l’agrément de l’imagination et le plaisir des yeux, les ingénieux dessins, les croquis enlevés sur le vif, les jolis portraits, toute une série d’impressions charmantes glanées au cours de ses visites en la maison de Molière.

Aussi longtemps que les belles qualités de la langue française seront appréciées, on recommencera les éditions des Lettres de Mme de Sévigné[23], on se sentira attiré par celle qui fut l’ornement de son siècle et n’a perdu aux yeux de la postérité aucun de ses attraits ; on relira cette merveilleuse correspondance, où l’on pense, l’on aime et l’on pleure avec elle ; mélange de naturel, de sensibilité et de goût, de grâce légère et d’esprit, où tout est passion, tout est action, où la finesse d’observation, le bonheur et la justesse d’expression abondent et concourent à rendre avec tant d’aisance et de mouvement, dans un style de première venue et prime-sautier, les scènes de la vie et des mœurs de l’époque du Grand Roi. Ce nom de Rabutin, — qui depuis le XIe siècle se transmettait comme un héritage de vaillance, porté par tant de chevaliers dont plusieurs étaient morts pour le roi de France à Marignan et dans d’autres batailles, et qu’avait illustré, d’autre part, la fondatrice de l’ordre de la Visitation de Sainte-Marie, qui ne fut béatifiée que bien plus tard en 1757, sous le nom de sainte Chantal, — la marquise de Sévigné, sa petite-fille, devait à son tour le couronner de gloire et l’immortaliser. La correspondance de Mme de Sévigné est, on le sait, l’œuvre de sa vie entière, et elle ne s’arrête qu’à la veille de sa mort sans subir d’interruption. Un puissant intérêt historique s’y rattache. Les illustrations de Chalus qui font corps avec le texte, sont dans le caractère du temps, scènes et costumes, contribueront aussi à faire rechercher cet élégant ouvrage de l’éditeur Juven, qui met la même recherche originale dans tout ce qu’il publie et qui nous donne cette année un choix des plus variés de livres d’étrennes.

Le succès obtenu par les albums historiques de M. Armand Dayot, qui a entrepris de raconter à ses contemporains l’histoire de France par l’image, l’a engagé à évoquer dans son nouvel ouvrage : De la Régence à la Révolution[24], la vie française à la fin du XVIIIe siècle, la résurrection de tout ce qui a marqué les heures brillantes ou mélancoliques, philosophiques, insouciantes et énamourées. Toutes les manifestations de la vie sociale, militaire, aristocratique, bourgeoise, populaire, d’une époque qui a posé et débattu les plus graves problèmes politiques et économiques, et vu dans l’art et la littérature quelques-unes des productions les plus complètes et les plus grandes qui soient, tous les grands faits de notre histoire à la veille de la Révolution y apparaissent dans les détails les plus saisissans, sous les aspects les plus pittoresques en une suite de scènes de mœurs, d’estampes, de sculptures, d’objets, de tableaux historiques, qui se déroule de 1715 à 1789 ! Entre ces deux dates, que ne s’est-il point passé, de quels spectacles la France n’a-t-elle pas été témoin ! Dans les Souvenirs du passé[25]M. J. Charles-Roux partisan convaincu des grands ports de commerce, de la décentralisation intellectuelle, et d’un renouveau à donner à la vitalité provinciale, fait campagne en faveur de Marseille et de la Provence, et montre ce que peuvent la volonté et l’effort unis au goût des Arts. Il rend hommage à son pays natal où il prit une part active à l’Exposition coloniale dont il contribua à assurer le succès. Le bel ouvrage publié par l’éditeur Lemerre contient un choix de reproductions dans tous les genres auxquelles ont collaboré quelques-uns de nos meilleurs artistes.

Dans les romans, contes moraux et honnêtes dont la moralité n’exclut pas l’agrément, nous n’avons pas besoin de faire ressortir ceux d’un écrivain dont les lecteurs de la Revue connaissent depuis longtemps les œuvres, il suffit de signaler dans la collection choisie de la maison Marne, illustrée par M. G. Dutriac, la jolie édition des Noellet[26]où l’auteur de La Terre qui meurt a de nouveau choisi pour cadre son pays de l’Anjou et montré les déboires et les souffrances auxquels sont le plus souvent exposés les ambitieux qui abandonnent la terre natale ; Les Aventures de David Balfour[27]traduit de R. L. Stevenson ; Monsieur de la Palisse[28], récit de M. J. Jacques, illustré par Éd. Zier, et publié également, dans le Journal de la Jeunesse[29] ; Les Contes de mon oncle Paterne[30], par M. J. Ageorges ; Les Contes de la Duchesse[31], par la duchesse d’Andria ; Le Manoir des Roches Bleues[32], par M. Emile Solari.

Dans les récits que la jeunesse trouve beaucoup de plaisir à lire parce qu’ils sont gais, émouvans, parfois relevés par le charme du style et d’une observation le plus souvent juste et délicate, d’une imagination finement colorée, on pourrait citer tous ceux qui portent la marque de la maison Hetzel, et dont quelques-uns, Le Volcan d’or[33], l’un des derniers contes sans doute, mais non le moins captivant du regretté Jules Verne ; Trois âmes vaillantes[34], de J. Lermont, Miriam Lindley[35], d’après V. Wallace Cook, ont paru dans le Magasin d’éducation et de récréation[36].

À ce genre de romans d’aventures où l’habileté, le fin de l’art est de faire accomplir aux personnages des exploits invraisemblables, se rattachent Le capitaine Matraque[37]par M. Paul d’Ivoi, Le Maître du Drapeau Bleu[38]du même auteur ; L’Invasion jaune[39], du capitaine Danrit[40] ; Le Dernier Raid de Nelly Sanderson, de Paul de Semant[41], Les Jumeaux du Transvaal[42], par M. Paul Roland ; Chanok le Pirate[43], par E. Dupuis ; Au Pôle Sud à bicyclette, par E. Salgari.

Mais si l’on veut se tenir au courant des voyages de découvertes, de tout ce qui intéresse les progrès de la géographie, les conquêtes lointaines, il faut toujours revenir au Tour du Monde[44], véritable cinématographe de la vie mondiale. Dans l’histoire des grandes explorations, les expéditions comme celle du Duc d’Orléans A travers la banquise[45], du Spitzberg au cap Philippe, de mai à septembre 1905, montrent ce que peuvent la volonté, le sang-froid unis à la persévérance. Au nombre des voyages d’un autre genre qui se distinguent par l’originalité, citons celui que nous raconte M. Claude Arnot, qui a rassemblé, dans La Perse en automobile[46], quelques impressions rapides d’une excursion en automobile à travers la Russie et le Caucase, bien faites pour rendre jaloux ceux qui aiment à voir la nature, de la fenêtre d’un wagon, mais qui heureusement se sont arrêtés quelquefois pour prendre des photographies et nous en faire part. Dans ces productions de nature diverse et même si contraire, qu’il est impossible de les grouper systématiquement ensemble, nous avons dû nous borner à parler de celles qui sont de nature à donner quelques minutes de plaisir.


J. BERTRAND.

  1. Plon-Nourrit et Cie.
  2. Hachette.
  3. Hachette.
  4. Ernest Flammarion.
  5. H. Laurens.
  6. H. Laurens.
  7. H. Laurens.
  8. H. Laurens.
  9. H. Laurens.
  10. H. Laurens.
  11. H. Laurens.
  12. H. Laurens.
  13. H. Laurens.
  14. H. Laurens.
  15. H. Laurens.
  16. H. Laurens.
  17. H. Laurens.
  18. H. Laurens.
  19. H. Laurens.
  20. H. Laurens.
  21. Hachette.
  22. Lucien Laveur.
  23. Juven.
  24. Flammarion.
  25. Lemerre.
  26. Mame.
  27. Hachette.
  28. Hachette.
  29. Delagrave.
  30. Hachette
  31. Juven.
  32. Bibliothèque coopérative.
  33. Hetzel.
  34. Hetzel.
  35. Hetzel.
  36. Hetzel.
  37. Félix Juven.
  38. Furne.
  39. Flammarion.
  40. Flammarion.
  41. Delagrave.
  42. Delagrave.
  43. Delagrave.
  44. Hachette.
  45. Plon.
  46. Juven.