Les Livres d’étrennes, 1881

Revue des Deux Mondes tome 48, 1881
F. B.

Les livres d’étrennes


LES
LIVRES D'ETRENNES

Entre autres obligations que la succession de l’année nous ramène, s’il en est quelquefois de pénibles, il en est d’agréables aussi, comme de feuilleter de beaux livres, et même d’en parler. On sait quel aspect de luxe élégant, depuis quelques années, ou plutôt quelle valeur d’art ont pris les livres d’étrennes, et, n’étaient quelques cartonnages encore trop épais, mais surtout trop dorés, il n’y aurait qu’à se féliciter des progrès du goût public, dont la plupart de ces volumes nous viennent périodiquement renouveler le témoignage. Nous ajouterons que, cette aimée tout particulièrement, il nous paraît y avoir dans le nombre de ces beaux volumes quelques ouvrages dont le texte est plus remarquable encore que l’illustration ; — qui ne sont livres d’étrennes que pour être tombés, comme de rencontre, en décembre ; — et dont le contenu, pour son importance, ou pour son intérêt, ou pour sa nouveauté, mériterait en tout temps d’être signalé.

Nous ne disons pas cela, comme on pense, pour les deux magnifiques volumes que nous placerons, d’ailleurs, entre tous au premier rang, le Deuxième Récit des temps mérovingiens et l’Histoire d’Esther. On en pourra prendre occasion, sans doute, pour relire des textes dignes, en effet, d’être relus, mais il est bien certain que ce qu’on y cherchera, ce sont les grandes compositions de M. Jean-Paul Laurens et les eaux-fortes de M. Bida. Le Deuxième Récit des temps mérovingiens[1], — non pas précisément moins dramatique, mais moins serré que le premier, et plus dispersé, pour ainsi dire, en épisodes, — n’a pas moins heureusement inspiré M. Jean-Paul Laurens. Nous avons dit déjà l’année dernière comme la nature de son talent convenait à l’interprétation de ces scènes de violence et de deuil, de ces tragédies à la fois splendides et sanguinaires, de ce mélange enfin d’insolente magnificence et de simplicité barbare qui est la sombre, mais incontestable poésie de l’époque mérovingienne. Il ne s’agit pas, après cela, de savoir ou non si le caractère de l’interprétation est vraiment mérovingien, mais uniquement, s’il nous donne une sensation que nous ne puissions confondre avec nulle autre, et si cette sensation est légitime, je veux dire, s’il n’y a pas d’anachronisme grave dans la disposition générale des architectures, dans la mise en place des détails de costume ou d’ameublement, enfin dans ce que nous nous imaginons que devait être l’expression physionomique d’un Sigebert ou d’un Chilpéric. Je crois que l’on reconnaîtra ces mérites certains dans les compositions de M. Jean-Paul Laurens, et que le Deuxième Récit des temps mérovingiens ne sera pas accueilli moins favorablement que le premier. Les effets surtout que l’artiste a tirés de l’ampleur flottante et de la tristesse lugubre du costume monacal sont extraordinaires. L’expression n’est pas trop forte pour louer la troisième et la sixième de ces compositions, — les moines de Saint Martin essayant d’éloigner de leur monastère le débarquement des Francs, et l’évêque Salvius répondant à Grégoire de Tours le mot devenu légendaire : « Je vois le glaive de Dieu suspendu sur cette maison. »

l’Histoire d’Esther[2] comptera sans doute aussi, sauf peut-être une ou deux planches, la troisième, par exemple, et la huitième, qui sont mesquines d’aspect, parmi les meilleurs fragmens de cette vaste illustration de la Bible que M. Biffa poursuit depuis déjà, plusieurs années, et qui tient sa remarquable originalité d’une habitude, et d’une connaissance, et d’une science approfondie de l’Orient. M. Bida part de ce principe que, l’Orient, mais l’Orient véritable, non pas celui de certains peintres, étant le pays de l’immobilité, c’est à la lumière de ses coutumes, demeurées les mêmes jusqu’à nous et depuis le temps de Ruth ou d’Esther, qu’il faut interpréter la Bible. Aussi ne se contente-t-il pas de jeter un vêtement oriental sur les épaules de quelque modèle européen, mais chez lui les physionomies, les attitudes, les gestes sont visiblement d’une autre race, d’une autre contrée, d’un autre état social que les nôtres. Il a, de plus, ici, très ingénieusement fait servir à l’illustration de l’Histoire d’Esther ce que les antiquités dites assyriennes lui fournissaient de renseignemens archéologiques. Nous en dirions davantage si nous pensions qu’il fût besoin d’aider à la fortune de l’œuvre de M. Bida. Mais ce serait en vérité comme si nous nous attardions à louer l’exécution typographique de ces deux volumes. Elle est ce qu’elle était l’an dernier, large, simple, sévère, correcte, et pour dire quelque chose de plus, elle n’est pas en caractères elzéviriens. Je ne comprends pas le succès du caractère elzévdirien.

Je serais tenté de dire aussi, pour être complètement vrai, que je ne comprends pas davantage le succès de la chromolithographie. Mais il faut prendre son temps, et cette année du moins, ce serait y mettre trop de mauvaise volonté que de s’en plaindre. Si le procédé chromolithographique, en effet, a parfois des applications légitimes, c’est sûrement dans quelques-uns des ouvrages que nous avons là sous les yeux, et tout d’abord dans un livre comme celui de MM. Audsley et Bowes, sur la Céramique japonaise[3]. Toutes les planches y sont vraiment d’une richesse de couleur, d’une finesse de ton et d’une vivacité de relief auxquelles il faut rendre justice. Il y a là des vases, des potiches, des plats, des assiettes, des bols, des soucoupes et des tasses, aux formes élégantes, presque toujours, dans leur bizarrerie voulue, d’une profondeur et d’une intensité de coloration merveilleuses, qui donneraient aux plus indifférens l’envie de se faire collectionneurs si nous vivions dans un siècle où la bonne volonté pût suffire à ce coûteux emploi. Mais à ceux-là du moins qui devront renoncer à boire du thé de provenance authentique dans une tasse de Kioto ou de Satsouma, — d’autant qu’au Japon comme en Chine, et comme ailleurs, l’art céramique a tout l’air d’avoir versé dans l’industrie, et dans la pire des industries, c’est-à-dire l’industrie d’exportation, — le livre de MM. Audsley et Bowes donnera sur la technique et l’histoire de la fabrication japonaise les plus instructifs, curieux et précieux renseignemens. La connaissance, encore bien superficielle, des hommes et des choses de l’extrême Orient est l’une des acquisitions de notre siècle, et parmi les moyens de l’accroître et de la préciser, je songeais en parcourant ce livre que l’étude de la céramique japonaise ou chinoise pourrait bien n’être guère moins utile que l’étude des vases grecs à la connaissance des antiquités helléniques.

Où le procédé chromolithographique est encore bien à sa place, c’est quand on le fait servir, comme dans l’Histoire du gentil seigneur de Bayard[4], à la reproduction des laides, mais caractéristiques miniatures de nos anciens manuscrits. Dans ce volume, ordonné sur le plan du Froissart publié l’an dernier par les soins de Mme de Witt, nous n’avons pas constaté sans plaisir que, tout en rapprochant le vieux texte du français moderne, l’éditeur, M. Lorédan Larchey, s’était acquitté de la tâche avec autant de discrétion que possible, se bornant à moderniser uniquement l’orthographe, ce qui ne laisse pas d’altérer toujours un peu la figure entière des mots, mais enfin ce qui ne désagrège pas, pour ainsi dire, le tissu de la prose originale ni n’enlève au texte authentique, du même coup que sa date, le meilleur de sa personnalité. Parmi les illustrations très abondantes et qui s’offrent presque à chaque page comme le commentaire animé du récit, nous avons particulièrement remarqué, sous la signature de M. Poirson, quelques petits bois d’une facilité de verve et d’une légèreté d’exécution singulière. En leur faveur, — comme en faveur aussi du caractère général de l’illustration, — nous ne tiendrons pas autrement rancune à quelques bois moins heureux et moins bien venus.

Ce même caractère d’illustration, mais ici plus rigoureusement observé, je veux dire sans interposition d’aucun artiste interprétant le texte à sa fantaisie, nous le retrouvons dans le XVIIe Siècle[5], par M. Paul Lacroix. Un premier volume avait paru voilà deux ans. J’ignore l’importance que M. P. Lacroix peut attacher à son texte, dont je ne veux pas médire, mais l’illustration, — très certainement, — domine ici le texte et l’absorbe. L’intérêt principal est dans ces documens figurés qui sont ici plus et mieux que de l’ornement, qui sont la substance même du livre. C’est tantôt la reproduction de pièces absolument uniques, enfermées dans des collections privées, et de la communication desquelles on ne saurait trop remercier la libéralité de leurs possesseurs : tel est le fac-simile de trois pages du célèbre manuscrit de la Guirlande de Julie, communiqué par Mme la duchesse d’Uzès ; tel est encore le fac-simile d’un camaïeu du manuscrit original de l’Adonis de la Fontaine, communiqué par M. Dutuit. Tantôt ce sont des pièces, en quelque sorte plus rares que les pièces uniques, les pièces introuvables, c’est-à-dire que l’on ne sait où aller chercher, qui se découvrent au hasard de l’investigation, un portrait, une gravure, un livre, que sais-je encore ? une pendule, une soupière, tel meuble ou telle tapisserie du temps. Et tout cela joint ensemble, bien distribué, bien classé sous des chapitres distincts, forme un volume ou plutôt un album qu’à peine est-il besoin de lire, et qu’il suffit de feuilleter pour revivre, comme dans l’intimité de sa vie quotidienne, le XVIIe siècle tout entier.

Ne quittons pas les ouvrages où la chromolithographie se mêle aux autres procédés d’illustration sans signaler le troisième volume des Oiseaux dans la nature[6], un ouvrage que nous avons eu déjà plusieurs fois l’occasion de recommander à nos lecteurs, à mesure même de sa publication. Les bois en sont toujours très remarquables et les chromolithographies aussi, — compositions originales, non plus simples reproductions, — dont nous ne saurions dire d’ailleurs si le procédé d’exécution est sensiblement différent de ce qu’il est d’ordinaire, mais qui, du moins, ont ce mérite à nos yeux de n’être pas, comme tant d’autres, assez désagréablement brillantées, gommées, vernies,.. c’est aux éditeurs à mettre ici le mot juste, et à nous épargner une autre fois l’embarras de le chercher.

Nous arrivons maintenant à des ouvrages où l’illustration, sans perdre de son importance ou de sa beauté, commence pourtant plus humblement à se subordonner au texte. Mettons ensemble les récits de voyages. Il n’en est pas moins de quatre, en 1881, qui, pour des qualités diverses, nous paraissent des plus intéressans que l’on ait publiés depuis longtemps. La Terre-Sainte[7], par M. Victor Guérin, n’est pas précisément ce qu’on appelle un récit de voyage, noté comme au jour le jour, sous la brusque impression du moment, mais plutôt un livre savamment composé, repris sur les souvenirs de l’auteur et didactiquement écrit. Le voyage, M. Guérin l’a fait, même il l’a fait plus d’une fois, à titre officiel, et chargé d’importantes missions scientifiques. Son nom, d’ailleurs, est connu pour celui de l’un des plus habiles explorateurs de la Terre-Sainte. Nous louerons donc volontiers l’exécution typographique de ce volume, qui est très belle ; nous ne marchanderons pas l’éloge aux bois, qui n’ont de défaut que d’être un peu plus noirs qu’il ne faudrait ; mais c’est au texte principalement que nous adresserons le lecteur. Il y trouvera l’une des descriptions les plus amples et les plus détaillées qu’il y ait d’une contrée toujours nouvelle à décrire, quoique si souvent décrite ; de curieuses discussions d’histoire et d’archéologie, pour ne pas dire d’exégèse, sur les questions qui lèvent en quelque façon à chaque pas que l’on fait sur le sol de la Palestine ; et si par hasard le style, un peu pompeux parfois, de M. Victor Guérin le choquait dans le goût que nous lui supposons ou plutôt que nous lui connaissons pour la mesure, il n’aurait qu’à relire le Voyage en Syrie de M. Gabriel Charmes et l’équilibre serait rétabli. Je ne pense pas que l’observation soit pour rien diminuer du très vif et très sérieux intérêt qu’on ne saurait manquer de prendre à la lecture du beau volume de M. Victor Guérin. Un voyageur qui ne pèche point par excès d’enthousiasme, c’est le voyageur italien dont on nous donne cette année, très bien imprimé, très bien illustré, le Voyage au Maroc[8], M. Edmondo de Amicis. Peu de voyageurs sont plus faciles, plus amusans, et plus profitables à suivre. C’est que tous ses récits sont marqués au même coin d’humoristique sincérité. M. de Amicis a cette rare qualité qu’il ne voit pas comme tout le monde et qu’il ne se croit pas tenu de sentir sur la foi de Murray, de Bædecker ou de Joanne. Homme d’esprit, observateur pénétrant, parfois même profond, metteur en œuvre très habile et conteur animé, persuasif, entraînant, ce qui ne va pas sans beaucoup d’imagination, les récits de M. de Amicis sont-ils toujours d’une rigoureuse exactitude ? C’est de quoi, ne connaissant ni Tanger ni même Constantinople, nous ne pouvons répondre. Mais ce que nous dirons, c’est qu’en aucun état de cause nous ne voudrions que ces récits mêmes fussent autres qu’ils ne sont. Tant pis pour le Maroc et tant pis pour Constantinople, si, par hasard, ils ne ressemblaient pas au portrait que nous en a tracé le voyageur ! Le Maroc est dans son tort. C’est le voyageur qui a raison. Ce qui d’ailleurs nous fait croire aisément que les impressions de M. de Amicis doivent être aussi vraies qu’amusantes, c’est que M. de Amicis a visiblement ce don, si rare, de communiquer sa sensation telle qu’il l’a reçue, simplement et fortement. Nous engageons donc tous nos lecteurs à lire non-seulement le Maroc, mais aussi les autres voyages de M. de Amicis, en nous excusant d’avoir attendu jusqu’au temps des étrennes pour les leur signaler.

C’est un autre genre d’intérêt que présente le volume de M. F. Kanitz, traduit ou réduit de l’allemand sous le titre de la Bulgarie danubienne et le Balkan[9]. L’ouvrage ne représente pas moins de vingt ans de voyages, d’excursions, d’études, de recherches enfin de toute sorte pour faire connaître à l’Europe un pays, un peuple, une histoire qu’en effet elle ne connaissait guère. M. Kanitz a raison de croire que, dans l’état présent des choses orientales, ses Études ne sauraient manquer d’attirer une attention toute particulière, mais il nous semble qu’en tout temps, le succès n’aurait pu leur faire défaut.

Le très original voyage du major de Serpa Pinto : Comment j’ai traversé l’Afrique[10] rentre dans la catégorie des voyages d’exploration de cette terre, toujours mystérieuse, en dépit de ce que le siècle y a déjà dépensé d’efforts vraiment héroïques, de courage trop souvent malheureux, et de dévoûment mal récompensé. Le voyage de M. de Serpa Pinto, du moins, bien commencé, bien terminé, comptera parmi les plus heureux en même temps que parmi les plus importans. C’est presque de bout en bout, de l’Atlantique à l’Océan indien, de Saint-Paul-de-Loanda jusqu’à Port-Natal et par des contrées où nul Européen n’avait encore posé le pied que l’habile et courageux explorateur a traversé l’Afrique méridionale, se conciliant la faveur des plus gros potentats par des moyens qui n’avaient pas encore été, que je sache, employés jusqu’à présent, comme par exemple en leur faisant confectionner des culottes par ses noirs serviteurs, recueillant des observations scientifiques dont la difficulté même qu’il y avait à les faire nous garantit la valeur, et tenant un journal d’une absolue sincérité, dont nous laisserons au lecteur à juger maintenant quel peut être l’intérêt.

Nous en aurons terminé pour cette année de la littérature des voyages en mentionnant un dernier volume : Sahara et Soudan[11], traduit par M. Jules Gourdault de l’allemand du docteur G. Nachtigal. Allemands et Italiens voyagent terriblement dans des pays qu’il devrait nous appartenir d’explorer. Nous joindrons tout naturellement à ces récits le septième volume de la grande Géographie[12] de M. Reclus, qui traite de la Chine et du Japon. Il serait superflu de redire une fois de plus ce que nous avons eu déjà si souvent l’occasion de dire de ce rare travail. Ce qui est remarquable, c’est que la facilité d’exécution s’y soutienne toujours et que l’auteur, arrivant à son septième volume, n’ait pas un instant plié sous l’amas des documens de toute provenance qu’il a dû soulever.

Nous ne dissimulerons pas une prédilection toute particulière pour les ouvrages on nous voici : ce sont les ouvrages qui traitent de l’histoire de l’art. Ils manquaient à notre littérature. Et encore aujourd’hui, tandis qu’il existe en Allemagne, par exemple, je ne sais combien de Manuels de l’histoire de l’art, nous attendons toujours en France qu’il plaise à quelque éditeur de nous en donner un qui compte et où l’on puisse apprendre. Il y a bien à la vérité quelque chose de ce que nous demandons là dans le livre de M. Henry Havard : l’Art à travers les mœurs[13]. C’est dommage qu’il se rencontre dans la première partie de ce livre, sous prétexte d’esthétique et de philosophie de l’art, beaucoup de confusion. La seconde est plus intéressante, mais sans être tout à fait, même pour l’art français, dont M. Havard a voulu traiter uniquement, ce que le titre semblait promettre, une histoire de l’influence des révolutions des mœurs sur l’évolution de l’art ou encore une histoire de l’art déduite pour ainsi dire de l’histoire des mœurs.

Si cependant notre vœu ne devait pas se réaliser, voici du moins quelques livres qui se présentent à nous comme autant de fragmens de cette histoire. En premier lieu, l’Histoire de l’art dans l’antiquité[14], par MM. George Perrot et Charles Chipiez. Nous n’en avons encore que le premier volume, consacré tout entier à l’histoire de l’art égyptien. Les autres, — à travers l’Assyrie, la Perse, l’Asie-Mineure, la Grèce, l’Étrurie, Rome enfin, — nous conduiront jusqu’aux naïfs débuts de l’art chrétien. Cette seule indication suffit à donner une idée de ce que sera l’ouvrage, de la simplicité de son plan comme de l’ampleur de ses proportions. Ajoutez encore la réelle hardiesse de l’entreprise, en songeant qu’ici le cadre n’est pas donné comme il le serait pour une Histoire universelle, par exemple ou, comme il l’était pour la Géographie de M. Reclus, puisque enfin l’Égypte, l’Assyrie, l’Asie-Mineure, l’Étrurie n’ont été vraiment découvertes que de nos jours, puisque au temps de Winckelmann, de qui d’ailleurs MM. Perrot et Chipiez s’honorent de relever, les époques de l’art grec lui-même étaient pitoyablement confondues, et puisque à peine savait-on distinguer les originaux helléniques des répétitions que la piété fastueuse des Romains de l’empire avait multipliées dans ses temples. Le reste, je veux dire le détail de l’exécution, les lecteurs de la Revue savent déjà, par quelques chapitres, dont ils ont eu la primeur et que M. Perrot a depuis refondus dans son livre, ce que les auteurs de l’Histoire de l’art dans l’antiquité feront entrer d’intérêt, et pour toute sorte de lecteurs, dans un ouvrage qui tournerait si facilement à la sécheresse d’un catalogue s’il n’était vivifié par l’érudition abondante et diverse de M. Perrot en même temps que par la compétence toute spéciale de M. Chipiez : j’ajoute encore par le visible amour qu’ils portent l’un et l’autre à leur vaste, neuf et beau sujet.

Il nous faudrait ici pouvoir signaler quelque ouvrage — fût-il de bien moindre importance et de proportions infiniment plus modestes — où quelqu’un eût eu l’heureuse idée de faire pour le moyen âge ce que MM. Perrot et Chipiez font pour l’antiquité. Nous n’en voyons malheureusement pas. Résignons-nous donc à franchir brusquement un intervalle de bien des siècles et venons au livre de M. Müntz sur les Précurseurs de la renaissance[15]. Il fait partie d’une Bibliothèque internationale de l’art dont nous ne saurions trop applaudir l’intention, mais dont nous ne voyons pas bien, sur les titres que l’on nous donne, ce que sera la composition. Était-il, par exemple, urgent d’écrire l’Histoire de la miniature byzantine, et voire du Péplos d’Athéné Parthénos ? Il est certain que tout tient à tout, mais voilà bien des affaires ensemble. Quant au livre lui-même de M. Müntz, conçu d’après un plan que M. Müntz pouvait seul remplir, parce que, en général, les érudits sont assez étrangers aux questions d’art, mais les artistes, en revanche, plus étrangers encore aux questions d’érudition, il est digne du Raphaël que M. Müntz nous avait donné l’an dernier. Sous le nom de Précurseurs de la renaissance, M. Müntz a donc compris non-seulement les artistes, — Nicolas de Pise, Giotto, Brunellesco, Donatello, Ghiberti, Masaccio, fra Angelico, — mais aussi les archéologues, amateurs et collectionneurs du XIVe et du XVe siècles. Au fond, c’est une tentative, une tentative heureuse, que nous croyons qui doit aboutir, pour restituer à l’étude de l’antiquité, dans le grand mouvement de la renaissance, la part d’influence, et d’influence décisive, que certains admirateurs excessifs du moyen âge essaient depuis quelques années de lui disputer. Il ne serait rien sorti du moyen âge, en Italie, non plus qu’ailleurs, sans le contact revivifiant de l’antiquité, ou du moins il en serait sorti tout autre chose que ce que la civilisation moderne en a vu sortir ; et l’art florentin lui-même, comme le prouve élégamment M. Müntz, par une simple distinction d’époques, aurait chu dans le naturalisme.

On pourrait tirer par une autre voie les mêmes conclusions du livre bien connu de M. Charles Clément, Michel-Ange, Léonard de Vinci et Raphaël[16], que l’on vient aussi d’illustrer à son tour et qui n’est, en dépit de son apparence plus modeste, ni par la nature de l’illustration, ni par la valeur consacrée du texte, le dernier de ces livres que nous devions recommander. On nous passera même d’attribuer à cette réédition d’un beau livre sous un nouveau format plus d’importance qu’au premier abord elle ne semblerait avoir. C’est que depuis quelques années on s’efforce tout doucement de déplacer le centre de l’histoire de l’art italien. On n’a pas encore osé toucher à Michel-Ange ou à Léonard de Vinci, mais on a commencé de toucher à Raphaël. L’admiration ne se détourne pas encore précisément des maîtres, mais elle dévie vers les primitifs. Il y là certainement un danger auquel il est bon de parer un peu à l’avance, et c’est un service que nous rendra le livre de M. Ch. Clément s’il obtient, et nous l’espérons, ainsi transformé, le succès qu’il mérite aujourd’hui comme jadis.

Je ne sais si M. Charles Blanc n’est pas pour quelque chose dans la diffusion de ces idées barbares, mais peut-être que ce n’est pas le temps de le lui reprocher à l’occasion de sa Grammaire des arts décoratifs[17]. Quelques théoriciens de l’art ont soutenu cette thèse qu’il n’y aurait point, à proprement parler, de division tranchée entre le grand art et l’art décoratif ou même industriel, mais qu’insensiblement, toutes les parties de l’art étant solidaires, le grand art, sous la seule condition du génie de l’artiste, se dégageait naturellement de l’art industriel comme de son enveloppe. À l’appui de leur opinion, ils invoquaient ces temps heureux de l’histoire de l’art où la poterie grecque marquait ses œuvres au coin de la même élégance ou de la même beauté sévère que la statuaire elle-même des Phidias ou des Praxitèle, ces temps encore où Benvenuto Cellini n’était pas plus fier d’avoir conçu son Persée que de l’avoir pu couler en bronze, ces temps enfin où l’on retrouvait dans l’ameublement et le costume français le même air de dignité de convenance, de majesté que dans la peinture de Lebrun ou de Poussin. Si nous entendons bien cette Grammaire des arts décoratifs, ce doit être aussi là l’idée de M. Charles Blanc. Il ne resterait plus qu’à la discuter.

Les livres d’histoire proprement dits ne sont pas nombreux cette année. En dehors de ceux que nous avons cités plus haut, nous ne voyons guère que l’Histoire des Romains[18], de M. Victor Duruy, œuvre considérable à laquelle plusieurs fois nous avons rendu justice et qui méritera, quand elle sera terminée, que quelqu’un la tire du nombre des livres d’étrennes pour l’étudier et l’apprécier à loisir. Nous regretterons que l’on n’ait pas publié dans les mêmes conditions de luxe typographique l’Histoire de France[19], de Michelet, mais telle en est la valeur, à tous égards, — nous parlons des premiers volumes et nous arrêtons l’expression de notre admiration au seuil du xviie siècle, — telle en est la valeur, que nous ne saurions trop en recommander cette édition nouvelle. Même disette aussi de livres scientifiques que de livres d’histoire. Voici pourtant le deuxième volume du Monde physique[20] de M. Amédée Guillemin, et voici les Étoiles et les Curiosités du ciel[21] de M. Camille Flammarion. M. Camille Flammarion déborde d’enthousiasme astronomique. Par exemple, il glisse quelquefois au milieu de ses descriptions des anecdotes qui n’ont que faire avec son sujet, et la difficulté des transitions ne l’embarrasse guère. Avec cela, son livre, et quoique l’illustration bisse assez à désirer, n’en est pas moins un livre facile à lire et riche de renseignements de toute sorte.

La place va nous manquer : cependant nous nous reprocherions d’omettre l’élégant volume de M. André Lemoyne. M. André Lemoyne est un poète et un paysagiste. Il se révèle à nous aujourd’hui comme romancier. Son Idylle normande[22], très richement illustrée par M. Duplais-Destouches, est une délicate nouvelle, pleine de détails charmans et de fines observations. On y retrouve tout le talent du poète ; peut-être pourrait-on reprocher au paysagiste d’y montrer trop souvent le bout de l’oreille. La partie descriptive y tient parfois une place trop importante, mais les personnages, se fondent si bien dans le paysage qu’ils forment avec lui un tout harmonieux. Ce livre, où le dessinateur a très habilement interprété la pensée de l’auteur, est sincèrement et spirituellement écrit. Il exhale un bon et sain parfum de nature, il est imprégné d’une émotion discrète, et, ce qui devient assez rare en ce temps de naturalisme à outrance, l’auteur a su s’y maintenir dans une région sereine où l’on respire un air pur et salubre comme celui de ces plages normandes qu’il décrit avec amour. Une autre idylle encore, — après la mer, les grandes bois, et la montagne après la plage, — ce pouvait être l’Histoire d’un forestier[23], de M. Prosper Chazel. Et, de fait, cela. d’abord en. avait la tournure ; des chasseurs d’insectes, des pêcheurs de truites ; mais, vers le milieu du volume, les Prussiens et Badois s’y sont mis et l’idylle s’est évanouie dans la fumée des batailles. Si d’ailleurs. nous n’adressons pas le volume aux mêmes lecteurs que l’Idylle normande, il ne laissera pas de trouver aussi son public.

Nous mettrons MM, Lemoyne et P. Chazel en bonne compagnie, et nous passerons de leurs romans aux romans de Walter Scott, dont la maison Didot poursuit depuis deux ans la réédition[24]. Quatre volumes ont déjà paru : Ivanhoé, Quentin Durward, Rob-Roy, Kenilworth. Il est de mode aujourd’hui non-seulement de déprécier, mais encore de traiter de haut en bas le grand romancier. Certainement, comme à tout le monde, il arrive à Walter Scott de sommeiller quelquefois. Mais cela n’empêche pas que de s’ennuyer trop à la lecture de Walter Scott, c’est signe de peu de goût et d’une grande pauvreté d’imagination. La traduction en cours est bonne, les illustrations du reste sont heureuses. En voilà plus qu’il n’en faut pour que nous ayons le courage de braver l’anathème et d’inviter le lecteur à se donner le plaisir non-seulement de relire l’Antiquaire et Rob-Roy, mais Quentin Durward lui-même et ce romantique Ivanhoé.

Il nous reste quelques mots à dire dés livres qui s’adressent plus particulièrement à la jeunesse. On nous les présente comme tels, et comme on nous les présente nous les prenons. Le fait est cependant que jeunes gens ou jeunes filles ne sont pas les seuls lecteurs qui puissent y trouver à la fois plaisir et profit. Je ne connais au moins personne qui ne puisse ou qui ne doive être heureux d’une occasion de relire Madeleine, le délicat récit de M. Jules Sandeau, que la maison Hetzel nous donne cette année très agréablement illustré. Les Vieux de la vieille aussi, d’Erckmann-Chatrian, qui marquent un retour des auteurs à leur première ou plutôt à leur seconde manière, — la manière de leurs Romans nationaux, — est un de ces récits que nous ne consentirons pas d’abandonner à la jeunesse, sous ce prétexte assurément étrange, mais caractéristique du temps présent, que tout le monde peut les lire en sûreté de conscience. Je ne crois pas enfin que l’Histoire d’un ruisseau, par M. Elisée Reclus, ou la Vie de collège en Angleterre, par M. André Laurie, soient ouvrages qui ne conviennent qu’à des collégiens. Le nom de M. Reclus recommande assez le nouvel ouvrage qu’il nous donne. Quant à celui de M. André Laurie, qui nous est offert comme le premier de toute une série, parce que au lieu de nous donner des renseignemens utiles sous forme de dissertation, il nous les donne encadrés dans les lignes d’une légère intrigue et sous la fiction d’une fable qui persuade plus agréablement la leçon, ce n’est pas une raison pour qu’il soit moins instructif et moins intéressant. Tous ces volumes nous viennent de la maison Hetzel. il convient d’y joindre le dernier récit de M. Jules Verne, la Jangada, où les lecteurs habituels de l’auteur des Voyages extraordinaires ne manqueront pas de retrouver sa verve accoutumée d’invention et son amusante habileté d’arrangeur ; le Secret de José, de M. Lucien Biart, toujours aussi vif et spirituel conteur, et les Chasseurs de girafes, du capitaine Mayne-Reid.

Quant aux volumes un peu du même genre et s’adressant au même public qui nous viennent de la maison Hachette, nous avouerons que, noyés dans cet océan de livres d’étrennes, c’est de confiance que nous recommandons, sur le seul nom de leurs auteurs, M. J. Girardin, Mme Colomb et Mme de Witt, Maman, les Étapes de Madeleine et Lutin et Démon. C’est que l’on ne finit pas toujours comme on avait commencé ; chemin faisant, on change parfois d’avis et, décidément, il est moins agréable de parler des livres d’étrennes que de les lire.


F. B.


  1. Le Deuxième Récit des temps mérovingiens, texte d’Augustin Thierry ; compositions de M. Jean-Paul Laurens, 1 vol. in-f° Hachette.
  2. L’Histoire d’Esther, traduction de Lemaistre de Sacy, eaux-fortes de M. Bida, 1 vol. in-f° ; Hachette.
  3. La Céramique japonaise, par MM. G.-A, Audsley et J.-L. Bowes. Édition.française publiée sous la direction de M. Racinet, 1 vol. in-4o ; Firmin-Didot.
  4. Histoire du gentil seigneur de Bayard, édition rapprochée du français moderne, par M. Lorédan Larchey, avec une introduction, les notes et des éclaircissemens, 1 vol. in-8o ; Hachette.
  5. Le XVIIe Siècle. Lettres, sciences et arts, par M. Paul Lacroix, 1 vol.in-4° ; Firmin-Didot.
  6. Les Oiseaux dans la nature, par MM. E. Rambert et L.-Paul Robert, 1 vol. in-f° ; Lebet.
  7. La Terre-Sainte, son histoire, ses souvenirs, ses sues, ses monumens, par M. Victor Guérin, 1 vol. in-f° ; Plon.
  8. Le Maroc, par M. Edmondo de Amicis, traduction de M. Henri Belle, i vol. in-4o ; Hachette.
  9. La Bulgarie danubienne et le Balkan, par M. F. Kanitz, 1 vol. in-8o ; Hachette.
  10. Comment j’ai traversé l’Afrique, par le major Serpa Pinto, traduction de M. Belin de Launay, 2 vol. in-8o ; Hachette.
  11. Sahara et Soudan, t. I, Tripolitaine, Fezzan, Tibesti, Kanem, Borkou et Bornou, par le docteur G. Nachtigal, 1 vol. in-8o ; Hachette.
  12. Nouvelle Géographie universelle. La Terre et les Hommes, t. VII, l’Asie orientale, par M. Elisée Reclus, 1 vol. in-8o ; Hachette.
  13. L’Art à travers les mœurs, par M. Henry Havard, 1 vol. in-8o ; Quantin.
  14. Histoire de l’art dans l’antiquité, t. I ; l’Égypte, par MM. George Perrot et Charles Chipiez, 1 vol. in-8o ; Hachette.
  15. Les Précurseurs de la renaissance, par M. Eugène Müntz, 1 vol. in-4o ; Librairie de l’Art.
  16. Michel-Ange, Léonard de Vinci, Raphaël, par M. Charles Clément ; 1 vol. in-8o ; Hetzel.
  17. Grammaire des arts décoratifs, par M. Charles Blanc, 1 vol. in-8o ; Loones.
  18. Histoire des Romains, t. IV, par M. Victor Duruy, 1 vol. in-8o ; Hachette.
  19. Histoire de France, par J. Michelet, 1 vol. in-8o ; Hetzel.
  20. Le Monde physique, par M. Amédée Guillemin, t. II, la Lumière et la Chaleur ; 1 vol. in-8o ; Hachette.
  21. Les Etoiles et les Constellations du ciel, par M. Camille Flammarion, 1 vol. in-8o ; Marpon et Flammarion.
  22. Une Idylle normande, par M. André Lemoyne, illustrations de M. A. Duplais-Destouches, 1 vol. in-4o ; Charpentier.
  23. Histoire d’un forestier, par M. Prosper Chazel, 1 vol. in-8o ; Hennuyer.
  24. Walter Scott illustré, 4 volumes parus ; Firmin-Didot.