Les Livres (La Revue Blanche)/novembre 1894


LES LETTRES ALLEMANDES


LES ŒUVRES COMPLÈTES DE NIETZSCHE

(pour le cinquantième anniversaire de sa naissance)[1]


« Béni soit le gobelet qui veut déborder, d’où l’eau découle toute dorée, apportant partout le reflet de ta joie ! — »
Zarathustra.


Il est célèbre chez nous et on le connaît à peine. Nommé à tout propos, comme son précurseur Schopenhauer, il partage avec lui cette destinée étrange d’avoir son nom dans toutes les bouches, tout en restant entièrement ignoré. On cite à tout propos ses aphorismes mal compris et son œuvre se cache encore dans les ténèbres de l’inconnu.

En Allemagne, Nietzsche est en train de devenir auteur de bibliothèques. Trop longtemps on voulut faire silence autour de lui ; le nombre de ses adhérents grandissait toujours davantage, mettant en brèche les milieux académiques les plus récalcitrants et maintenant tout le monde l’a lu, si même on ne l’a saisi qu’imparfaitement. Par les soins pieux de Mme Elisabeth Foerster-Nietzsche qui consacre sa vie toute entière aux idées de son frère, les œuvres complètes du philosophe sont en train de paraître. Elles se composeront de huit volumes munis de notes et de variantes, auxquels succéderont plusieurs volumes d’œuvres posthumes, divisées en trois parties, d’après les trois périodes littéraires de Nietzsche (I des appendices à la Naissance de la Tragédie ; des conférences sur L’Avenir de nos établissements pédagogiques. II la vérité et le mensonge au sens extra-moral ; la philosophie de la période tragique des Grecs ; nous autres philologues, etc. III des suppléments et des projets de nouvelles parties de Zarathustra et la première ébauche de la dépréciation de toutes les valeurs.). MM. Fritz Koegel et Ed. von der Hellen ont été chargés de classer les matières de ces volumes. Deux ouvrages sur Nietzsche compléteront l’édition complète : La Vie de Fr. Nietzsche en deux volumes, avec des lettres et d’autres documents personnels, publiés par Mme Foerster-Nietzsche et l'Œuvre de Nietzche, par M. Fritz Koegel. L’autobiographie Ecce Homo écrite par Nietzsche lui-même en 1888 sera incorporé dans ces deux ouvrages.

Quatre volumes des œuvres complètes viennent de paraître, les quatre autres seront publiés encore dans le courant de cette année. Seul le huitième, par la nouveauté de ses matières, offrira un intérêt particulier. Il contiendra deux opuscules jusqu’à présent inconnus du grand public : Nietzsche contra Wagner et l’Antéchrist ; l’un donnera définitivement le point de vue de Nietzsche à l’égard de Wagner, l’autre ses principaux arguments dans sa lutte contre la morale chrétienne.

… La France, elle aussi aura bientôt son Nietzsche — en traduction. « Dans cette France de l’esprit qui est aussi la France du pessimisme » le philosophe aurait voulu naître. « Je ne suis qu’un hasard en Allemagne », disait-il, « — les Allemands n’ont pas de doigts pour nous, ils n’ont en général pas de doigts, ils n’ont que des pattes. » et il se demandait parfois pourquoi il écrivait encore en allemand. Etrange aveuglement du génie ! Que serait Nietzsche sans sa langue, sans cette langue allemande qu’il savait modeler si admirablement, cette langue qu’il avait fait revivre sous sa pensée. Traduites, ses œuvres perdront beaucoup de leur fraîcheur, elles seront des fleurs séchées, aux couleurs pâlies, où l’on cherchera en vain la finesse des lignes et les inflexions gracieuses. Ses idées resteront ; elles dureront encore, quand nous tous et ce qui nous entoure sera oublié dès longtemps. Mais leur terrain véritable est la France, comme aussi le terrain véritable pour Richard Wagner a été, d’une façon bien un peu posthume, la France. « Un fait reste certain pour tous ceux qui connaissent le mouvement de la culture européenne : le Romantisme français et Richard Wagner s’appartiennent de la façon la plus étroite. Tous dominés par la littérature jusque dans leurs yeux et leurs oreilles — les premiers artistes de l’Europe d’une culture littéraire universelle — eux-mêmes, pour la plupart, écrivains, poètes, interprètes et intervertisseurs des sens et des arts, tous fanatiques de l’expression, grands explorateurs dans le domaine du sublime, du laid et de l’horrible aussi, plus grands explorateurs encore dans l’art de l’effet, dans l’art d’attirer et de tirer l’œil, tous avec des talents dépassant de beaucoup leur génie — virtuoses de part en part, avec de mystérieuses approches vers tout ce qui séduit, attire, contraint et renverse, ennemis nés de la logique et de la ligne droite, avides de l’étrange, de l’exotique et de l’immense, tentés par tous les opiats des sens et de la raison. En résumé, un genre d’artistes intrépides et aventureux, superbes et violents, montant très haut avec des attractions très hautes ; un genre d’artiste qui devait enseigner à son siècle — c’est le siècle des masses — ce que signifie le terme « artiste ». Mais malade… »[2]

Ecrire la psychologie de ces artistes malades, remonter à la genèse de leur développement, décomposer la morale de leur époque — le principe de la décadence — édifier l’idéal de force qui les guérira, tel sera l’œuvre de Nietzsche. Chez nous il choquera dès le début notre wagnérisme excessif, on ne comprendra pas pourquoi le philosophe s’est séparé du maître de Bayreuth, pourquoi il craignait l’influence. Séparation cruelle qui devait le faire souffrir toute sa vie ! Wagner est pour Nitezsche le type surélevé de cette génération d’artistes qu’il admire et qu’il craint en même temps, de cette fascinante mollesse qui berce et enveloppe. Raison de plus pour garder un fond de sympathie, même dans les attaques les plus violentes. En une admirable page de la Gaie Science, l’auteur de Zarathustra raconte l’ « Amitié d’Etoile  » qui le rattache à Wagner. On entreverra peut-être toute la piété que cachent ces lignes.

« Nous étions amis et nous sommes devenus l’un pour l’autre des étrangers. Mais cela est bien ainsi et nous ne voulons ni nous le cacher ni nous le voiler, comme si nous devions en avoir honte. Nous sommes deux vaisseaux dont chacun a son but et sa route ; nous pouvons nous croiser et célébrer une fête ensemble, comme nous l’avons déjà fait, — et ces braves vaisseaux étaient si calmes dans un seul port, sous un seul soleil, et l’on pouvait croire qu’ils étaient à leur but déjà, qu’ils n’avaient eu qu’un seul but commun. Mais alors la force toute puissante de notre tâche nous a séparés dans des mers différentes, sous d’autres rayons de soleil et peut-être ne nous reverrons-nous plus jamais, — ou peut-être nous reverrons-nous, mais ne nous reconnaîtrons-nous point : les mers et les soleils différents nous ont transformés ! Qu’il fallût que nous devenions étrangers, voici la loi au-dessus de nous et c’est par quoi nous nous devons du respect, par quoi sera sanctifiée davantage encore le souvenir de notre amitié de jadis ! II y a probablement une énorme courbe invisible, une route stellaire, où nos voies et nos buts différents se trouvent inscrits comme de petits chemins à parcourir, — élevons-nous à cette pensée ! Mais notre vie est trop courte et notre faculté de voir trop faible pour que nous puissions être plus que des amis dans le sens de cette altière possibilité. — Et ainsi nous voulons croire à notre amitié d’étoile, même s’il faut que nous soyons ennemis sur la terre. »[3]

Je ne connais pas d’endroit plus tranquille que cette petite ville de Naumbourg-sur-Saale, avec son horizon de collines boisées, ses vieilles maisons et ses vieilles églises, ses promenades et ses jardins, avec sa ceinture de coquettes villas sans bruit. Des gens de robes et des militaires retraités y mènent leur existence paisible. Le matin des chants de vieux cantiques vous réveillent : des écoliers pauvres, en longues soutanes noires, traversent les rues en files, faisant la quête chez les habitants au son de leurs lentes psalmodies. C’était ainsi il y a trois cents ans déjà, au temps de Luther ; ce sera ainsi longtemps encore. Seule une petite garnison — saurait-il ne pas y en avoir dans une ville de Prusse — met un peu d’animation dans cette cité morte. De temps en temps la locomotive d’un tramway à vapeur qui relie la ville aux bords de la Saale et à la gare fait entendre son bruit strident, et deux ou trois wagons traversent les rues très lentement, comme pour ne pas troubler les rêveries des passants, absents d’ailleurs.

Là vit Frédéric Nietzsche, le moraliste de la décadence, calme, sans souffrance et sans pensée. Sa mère, veuve de pasteur luthérien, l’entoure de ses soins. Personne à Naumbourg ne le connaît autrement que comme le fils de la Frau Pastor, l’ancien professeur de Bâle. Qui donc saurait ce que c’est que Zarathustra ? Et quand, pour prendre l’air, le malade traverse la rue à petits pas, on s’incline respectueusement — instinctivement peut-être, sans comprendre… Il a eu cinquante ans il y a quelques jours. Aucun journal n’a parlé de cet anniversaire. Le monde l’a ignoré, mais les soins pieux de sa mère ont dû tâcher de lui rendre cette journée plus douce encore que les autres. Car tout se fait avec piété dans la famille Nietzsche.

À quelques pas de là, dans une rue plus écartée encore, se trouve le Nietzsche-Archiv, où deux archivistes travaillent sans cesse, sous la direction de la sœur du philosophe, à la publication de ses œuvres complètes. Le cœur me battait en montant les marches. Mais quand, assis dans le petit salon de Mme Foerster, ou circulant dans les vastes pièces du Nietzsche-Archiv, en train de feuilleter la bibliothèque et les papiers, de regarder les photographies du maître, nous causions de l’absent, une quiétude me revenait, une quiétude presque religieuse et un sentiment de profond respect devant la résignation de cette femme qui avait mis toute son énergie au service d’une cause si amère. Elle me disait la douceur de son frère, douceur mêlée, aux heures de santé, d’une joie exubérante. Il avait toujours gardé, lui le grand adversaire du Christ, les allures du presbytère luthérien. Son esprit s’attaquait avec une joie tragique aux préjugés religieux et moraux, son âme avait suivi la pente de douceur d’une vieille religiosité. « Vous devez être le plus heureux des hommes », disaient les vieilles femmes du pays, quand, à de longs intervalles, Nietzsche revenait remplir de sa joie la maison paternelle.

Quand, après avoir causé longtemps, pendant des heures, de lui, toujours de lui, je reprenais le train pour Berlin, sans cesse je songeais à la destinée poignante de celui qui marquera de son empreinte le siècle prochain, du génie religieux dont l’esprit vécut des choses surhumaines…

Le train roule à toute vapeur à travers les plaines désolées de la Marche — tournant le dos à Naumbourg la souriante — et toujours me reviennent les paroles des vieilles de là-bas : — Mort de pensée, mais « le plus heureux des hommes ! »

Henri Albert.


Berlin, 18 octobre 1894.

  1. Fr. Nietzsche est né à Roecken près Lützen, le 15 octobre 1844.
  2. Nietzsche contra Wagner, Leipzig, 1889 (tiré à 200 exemplaires hors commerce), pages 17 et 18.
  3. Die froehliche Wissenschaft. Aph. 279 « Sternen Freundschaft. »