Les Lions de mer/Chapitre 20

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 28p. 217-229).


CHAPITRE XX.


Une voix dans les prairies, un cri de douleur de femme qui se mêle au souffle de l’automne, violent et sourd.
Mistress Sigourney.



L’accident qui arrivait au Lion de Mer du Vineyard eut lieu vers la fin du mois de mars, qui, dans l’hémisphère du Sud, répond à notre mois de septembre. La saison était fort avancée pour se trouver sous une latitude aussi élevée, quoiqu’il ne fût pas absolument dangereux d’y rester encore quelques semaines.

Pendant que nos marins se trouvent au milieu des glaces de la mer Antarctique, un grand changement s’est opéré dans les pensées du diacre et de sa nièce. Quand le capitaine Gardiner était parti, on croyait que son absence ne dépasserait pas une saison. Tous ceux qui avaient des parents et des amis à bord du schooner y avaient compté, et grande fut leur anxiété quand les premiers mois de l’été ne ramenèrent point les aventuriers. Les semaines suivaient les semaines, et le vaisseau ne revenait pas ; l’inquiétude était devenue de l’appréhension. Le diacre Pratt gémissait à l’idée de la perte dont il était menacé, trouvant peu de consolation dans le profit qu’il avait tiré de l’huile de baleine ; ce qui arrive toujours aux avares quand leur cœur est une fois dominé par la pensée du gain. Quant à Marie, le poids qui pesait sur son cœur ne faisait qu’augmenter de jour en jour ; les sourires qui faisaient rayonner sur ses traits une douce et innocente joie avaient disparu, et on ne la vit plus sourire. Et cependant elle ne se plaignait jamais ; elle priait beaucoup, et elle trouvait toute sa consolation dans des occupations qui se rapportaient à ses sentiments ; mais elle parlait rarement de son chagrin ; jamais, excepté dans des moments de faiblesse, lorsqu’il lui fallait supporter les lamentations de son oncle se plaignant de ses pertes.

Le mois de novembre est ordinairement orageux sur les côtes de l’Atlantique. Dans un endroit comme Oyster-Pond, on est exposé aux coups de vents de l’Océan à peu près autant que si l’on était à bord d’un vaisseau sur mer, et Marie sentait qu’aux douces brises de l’été avaient succédé les vents plus violents de l’automne. Quant au diacre, sa santé fléchissait sous le poids de ses inquiétudes. Il vieillissait avant l’âge, et sa nièce avait consulté le docteur Sage à son sujet. L’excellente fille voyait avec chagrin que son oncle devenait de plus en plus mondain, et que son amour des richesses augmentait à mesure que la vie lui échappait et qu’il approchait de cette heure où le temps fait place à l’éternité. Cependant le diacre Pratt ne manquait point de soigner ses intérêts, comme il l’avait fait toute sa vie. Il recevait son argent et faisait des marchés pour son bois et autres objets qu’il avait à vendre, sans rien négliger de ce qui pouvait augmenter ses gains ; son cœur était toujours avec son schooner, car il avait beaucoup compté sur cette expédition, et son désappointement était égal à l’espoir qu’il avait formé.

Un jour, près de la fin de novembre, le diacre et sa nièce étaient dans leur petit salon, lui presque couché dans un grand fauteuil, en raison de ses infirmités toujours croissantes, elle travaillant à l’aiguille suivant son habitude ; Leurs sièges étaient placés de manière que leurs regards pouvaient embrasser la baie où Roswell avait jeté l’ancre avant de partir.

— Quel beau spectacle ce serait pour nous, dit Marie en dirigeant ses yeux pleins de larmes vers les cieux, quel beau spectacle ce serait pour nous, si, en nous réveillant, nous trouvions le Lion de Mer à l’ancre, à la pointe de l’île de Gardiner ! Je m’imagine quelquefois qu’il en sera ainsi, mais cela n’arrive jamais ! Je ne voulais pas vous le dire hier, parce que vous ne paraissiez pas très-bien, mon oncle ; mais j’ai reçu, par Baiting Joe, une réponse à la lettre que j’ai écrite au Vineyard.

Le diacre tressaillit et se tourna à moitié du côté de sa nièce, sur laquelle ses yeux éteints se fixèrent avec une sorte d’intérêt féroce. C’était l’amour de Mammon qui remuait en lui les derniers restes de l’avarice. Il pensait à sa propriété, tandis que Marie pensait aux existences qui étaient en danger. Elle comprit assez cependant le regard de son oncle pour lui répondre avec sa douce voix de femme :

— Je suis fâchée d’avoir à vous dire, mon oncle, qu’on n’a reçu aucune nouvelle du capitaine Dagget ni de personne de son équipage. On n’a eu aucune nouvelle du schooner depuis qu’il a fait voile de Rio. Les amis du capitaine Dagget sont aussi inquiets de lui que nous le sommes du pauvre Roswell. Ils pensent cependant que les deux vaisseaux sont restés ensemble et qu’ils ont eu le même sort.

— Dieu nous en préserve ! s’écria le diacre avec autant d’énergie que sa faiblesse put le lui permettre. Si Gardiner a souffert que ce Dagget lui tînt compagnie une heure de plus qu’il n’était nécessaire, il mérite d’être naufragé, quoique la plus lourde perte retombe toujours sur l’armateur.

— Cependant, mon oncle, on éprouve plus de consolation à penser que les deux schooners sont ensemble sur ces terribles mers qu’à les supposer séparés l’un de l’autre, et exposés seuls à tous les périls.

— Vous parlez avec la légèreté ordinaire aux femmes, jeune fille si vous saviez tout, vous ne parleriez pas ainsi.

— C’est ce que vous avez dit souvent, mon oncle, et je crains qu’il n’y ait quelque mystère dont vous soyez maintenant préoccupé. Pourquoi n’avoir pas confiance en moi et ne pas me dire vos chagrins ? Je suis votre enfant par l’affection sinon par la naissance.

— Vous êtes une bonne fille, Marie, répondit le diacre un peu adouci par les tons plaintifs d’une des plus aimables voix qu’une oreille humaine eût jamais entendues ; — une excellente créature au fond, — mais, comme de raison, vous ne connaissez rien à la chasse des veaux marins, et vous ne savez guère mieux ce que c’est que de veiller à la garde de sa propriété.

— J’espère que vous ne me trouvez pas prodigue.

— Non, pas prodigue, au contraire, soigneuse, et sage pour conserver, mais effroyablement indifférente lorsqu’il s’agit de gagner. Si j’avais été aussi indifférent que vous, votre avenir ne serait pas aussi confortable et aussi heureux qu’il pourra l’être après mon départ, s’il faut que je parte.

— Mon avenir heureux et confortable ! pensa Marie. Puis elle s’efforça de se tenir satisfaite de son sort et d’accepter les décrets de la Providence. — Nous ne passons qu’un petit nombre d’heures dans cet état d’épreuves lorsque nous pensons à l’existence immortelle qui doit y succéder.

— Je voudrais tout savoir à l’égard du voyage de Roswell, — ajouta-t-elle tout haut ; car elle était certaine qu’il y avait quelque chose dont le diacre ne l’avait point instruite, et qu’il lui cachait encore. Ce serait pour vous un soulagement d’esprit que de m’en faire confidence.

Le diacre réfléchit en silence pendant quelques minutes.

— Il faut que vous sachiez tout, Marie, lui dit-il enfin. Gar’ner est allé chercher des veaux marins dans des îles que m’avait indiquées le Dagget qui est mort ici il y a environ un an et demi ; des îles que personne ne connaissait que lui-même, d’après ce qu’il disait. Les camarades qui s’étaient embarqués avec lui dans ces parages étaient tous morts lorsqu’il me dit ce secret.

— C’est ce que j’ai soupçonné depuis longtemps, et j’ai aussi supposé que les gens du Vineyard avaient eu quelque connaissance de ces îles, d’après la manière dont agissait le capitaine Dagget.

— N’est-ce pas merveilleux, ma fille ? des îles, dit-on, ou un schooner peut faire une cargaison d’huile et de peaux de veaux marins pendant cette courte saison où le soleil brille sur un été polaire ! merveilleux ! merveilleux !

— C’est très-extraordinaire, peut-être ; mais il faut nous souvenir des dangers que courent les jeunes gens du pays dans ces voyages lointains, et combien quelquefois les profits qu’ils réalisent sont chèrement achetés.

— Achetés ! si le schooner revenait, je n’y penserais plus. C’est l’achat et l’acquittement du vaisseau qui pèsent tant sur mon esprit. Eh bien, la première affaire de Gar’ner est de chasser les veaux marins dans ces îles, qui se trouvent à une trop horrible distance pour qu’on hasarde aussi loin sa propriété ; mais qui ne hasarde rien n’a rien. D’après mes calculs, le schooner a dû faire cinq cents milles à travers les glaces pour pénétrer jusqu’à ce parage, non pas ces glaces que l’on rencontre en allant d’Angleterre en Amérique, mais ces glaces qui couvrent la mer, comme nous les voyons quelquefois entassées dans la baie, seulement cent fois plus hautes, plus épaisses, plus étendues sur la surface des eaux, et plus froides. C’est une glace horriblement froide, tous les chasseurs de veaux marins me l’ont dit, que celle des mers antarctiques. C’est une chose extraordinaire, Marie, que le temps devienne plus froid lorsqu’on va au Sud ; je n’ai jamais pu le comprendre, et il n’en est pas ainsi en Amérique, j’en suis certain.

— Cela est expliqué dans ma géographie, répondit Marie en prenant le livre machinalement, car ses pensées étaient bien loin dans ces mers de glace que son oncle venait de décrire avec tant d’exactitude.

— Les géographies qu’ils font maintenant sont vraiment utiles, dit-il d’un ton plus animé qu’il n’avait encore eu depuis qu’il parlait. Elles deviennent aussi utiles que les almanachs. Lisez-moi, mon enfant, ce que la vôtre dit sur les saisons.

— Elle dit que le changement des saisons est dû à l’inclinaison de l’axe de la terre vers la partie plate de son orbite.

— C’est très-extraordinaire, reprit le diacre après avoir réfléchi quelque temps à la question, mais je suppose qu’il en doit être ainsi. N’était cette inclinaison vers le froid, nos vaisseaux iraient là à la chasse du veau marin sous un ciel aussi beau qu’ici au mois de juin.

— Probablement, mon oncle, il n’y aurait pas de veaux marins s’il n’y avait pas eu de glaces. On dit que ces animaux aiment le froid, la glace de l’Océan glacial. Trop de chaleur aurait pu ne pas leur convenir.

— Oui, Marie, mais elle aurait pu convenir à d’autres personnes ! Gar’ner avait encore une autre mission que celle de chasser les veaux marins.

— Je ne vous comprends pas, Monsieur ; assurément Roswell est parti pour aller à la chasse des veaux marins.

— Certainement, il n’y a point, d’erreur à cet égard ; mais il peut y avoir sur la route beaucoup de stations.

— Voulez-vous dire, Monsieur, reprit Marie avec une vive anxiété, et respirant à peine, que Roswell doit s’arrêter à l’une des stations ? Vous avez parlé des Indes occidentales.

— Écoutez, Marie, voyez si la porte de la cuisine est ouverte. Et, maintenant, approchez-vous de moi, mon, enfant, car il est inutile de crier ce que j’ai à dire de manière à être entendu de tout Oyster-Pond. — Puis asseyez-vous là, ma chère, et ne soyez pas aussi pressée que si vous aviez envie de me manger, car la mémoire pourrait me manquer, et alors il me serait impossible de tout vous dire. Peut-être ferais-je mieux de garder mon secret.

— Non pas, s’il touche Roswell en quelque chose ! mon cher oncle ; non pas, s’il le touche en quelque chose ! Vous m’avez souvent conseillé de l’épouser, et je dois savoir tout ce qui concerne celui dont vous voudriez que je devinsse la femme.

— Oui, Gar’ner sera un excellent mari, et je vous conseille de l’épouser. Vous êtes la fille de mon frère, Marie, et je vous donne l’avis que je vous donnerais si vous étiez mon propre enfant au lieu d’être le sien.

— Oui, Monsieur, je sais cela. Mais que voulez-vous dire de Roswell, et des stations qu’il aurait à faire en route ?

— Eh bien, il, faut que vous sachiez, Marie, que ce voyage a eu pour cause un récit de ce marin qui est venu mourir parmi nous l’année dernière. J’ai été bon pour lui comme vous pouvez vous en souvenir, et il a été reconnaissant. De toutes les vertus, la reconnaissance est la plus belle, suivant moi ! C’est la plus noble comme la plus rare des bonnes qualités. Combien peu l’ai-je rencontrée dans ma vie ! De toutes les bonnes actions que j’ai faites, il n’en est pas une sur dix qui m’ait valu de la reconnaissance.

Marie soupira ; car elle savait combien peu il avait donné de son superflu pour soulager les besoins d’autrui. Elle soupira aussi avec une douce résignation à l’idée qu’elle avait tant de peine à obtenir les détails, qu’elle avait demandés au diacre, mais le diacre s’était décidé à tout dire.

— Oui, Gar’ner a quelque chose à faire, outre la chasse, aux veaux marins, quelque chose qui a plus d’importance que toute une cargaison d’huile pour le schooner. L’huile est de l’huile, je le sais, mon enfant ; mais l’or est de l’or. Qu’en pensez-vous ?

— Est-ce que Roswell doit encore s’arrêter à Rio pour vendre l’huile, et vous en envoyer le montant en or ?

— Mieux que cela, mieux que cela s’il revient en effet.

Marie eut le frisson au cœur.

— Oui, c’est la une question, s’il revient. Si Gar’ner revient, mon enfant, je m’attends à le voir revenir avec une grande caisse, presque un baril plein d’or !

Après avoir fait cette communication à Marie, le diacre jeta autour de lui des regards tout effarés, comme s’il avait peur d’en avoir trop dit. Cependant c’était sa propre nièce, la fille de son frère, et cette réflexion le rassura.

— Comment Roswell se procurera-t-il tout cet or, à moins qu’il ne vende sa cargaison ? demanda Marie avec une évidente sollicitude.

— C’est là une autre question. Je vous dirai tout cela, ma fille ; et vous verrez l’importance de garder le secret. Ce Dagget, non pas celui qui a équipé un autre Lion de Mer, mais son oncle, qui est mort ici, chez la veuve White, ce Dagget m’a parlé d’autre chose que de la latitude et de la longitude des îles des veaux marins. – Il m’a parlé d’un trésor caché.

— D’un trésor caché ! caché par qui, et consistant en quoi, mon oncle ?

— Caché par des marins qui en pleine mer, ne craignent pas de porter la main sur le bien d’autrui, et qui mettent leurs prises en sûreté jusqu’à ce qu’ils puissent venir les chercher. Consistant en quoi ? Mais, d’après le récit de Dagget, en doublons d’un bon poids, quoiqu’il s’y trouvât quelques mille guinées anglaises. Oui, je me souviens qu’il parlait de guinées — comme qui dirait de trois mille guinées et d’autant de doublons.

— Dagget était donc pirate, Monsieur ? car ceux qui s’emparent du bien d’autrui en pleine mer ne sont pas autre chose que des pirates.

— Non, pas lui-même ; mais celui qui lui avait confié ce secret était pirate, et se trouvait dans une prison où Dagget était lui-même pour avoir fait la contrebande. Oui, cet homme lui donna toute sorte de détails sur le trésor caché, pour reconnaître les services qu’il avait reçus de Dagget. On n’a pas tort quelquefois d’être bon, Marie !

— Il faut toujours être bon, Monsieur, lors même qu’on n’est pas compris et qu’on abuse de votre bonté. Mais de l’argent ramassé et enterré par des pirates ne peut jamais devenir la propriété de Roswell Gardiner.

— À qui appartient-il donc, ma fille ? demanda le diacre avec vivacité. Gar’ner avait quelques idées aussi sottes dans la tête quand je lui ai parlé du trésor, mais je l’ai bientôt ramené à la raison.

— Je crois que Roswell doit toujours avoir pensé qu’un trésor obtenu par le vol ne peut appartenir qu’à son légitime propriétaire.

— Et quel est son légitime propriétaire, je vous en prie ? Où plutôt quels sont ses propriétaires ? Car cet or a été ramassé par-ci par-là, et certainement enlevé à beaucoup de gens. Maintenant, en supposant que Gar’ner parvienne à trouver ce trésor, comme j’espère qu’il y réussira, quoiqu’il y mette terriblement de temps ; mais enfin, en supposant qu’il le fasse, comment s’y prendra-t-il pour découvrir les légitimes propriétaires ? Voici un sac de doublons qui se ressemblent tous, avec la figure d’un roi, et la date, et le latin, et le grec. Qui pourra dire : C’est la mon doublon ; je l’ai perdu à telle époque, il m’a été pris par tel pirate, dans telle mer, et j’ai été fouetté jusqu’à ce que je dise au voleur où j’avais caché mon or ? Non, non, Marie, il n’y a aucune réclamation à élever à l’égard d’aucune de ces pièces d’or ; elles sont toutes perdues pour leurs propriétaires, elles appartiendront à l’homme qui réussira à s’en emparer, et qui en deviendra légitime propriétaire à son tour. Toute propriété vient de la loi, et si, la loi n’autorise pas les réclamations, personne ne peut en faire valoir.

— Je serais bien fâchée, bien fâchée, mon cher oncle, de voir Roswell s’enrichir de cette manière-là.

— Vous parlez comme une jeune femme légère, qui ne connaît pas ses propres droits. Nous n’avons pas volé l’or ; ceux auxquels il appartenait l’auront perdu il y a des années, et ils sont peut-être morts maintenant, ou ils s’en seraient préoccupés ; ou ils l’ont oublié, pour sauver leurs vies ; il leur serait impossible de reconnaître aucune des pièces qui étaient en leur possession, ils ne savent pas si ce qu’ils ont perdu a été jeté dans la mer ou enseveli dans le sable. Marie, mon enfant, il ne faut jamais rien répéter de ce que j’ai à vous dire à ce sujet.

— Ne craignez rien, Monsieur. Mais j’espère que Roswell ne touchera pas à des richesses si mal acquises. Il a le cœur trop noble et trop généreux pour s’enrichir de cette manière.

— C’est bien, c’est bien, n’en dites pas davantage, mon enfant ; vous êtes romanesque et vous avez vos idées à vous. Donnez-moi quelques gouttes de mon cordial, car cette conversation me fatigue. Je ne suis plus ce que j’ai été, Marie, et je ne peux vivre longtemps ; mais quand ce serait pour la dernière fois que je respirerais, je le dirais encore, un trésor abandonné et trouvé de cette manière appartient au premier qui peut s’en emparer. Je m’en tiens pour cela à la loi. Que Gar’ner le trouve seulement. Eh bien ! eh bien ! je n’en parlerai plus ; car cela vous afflige, et je n’aime pas à voir cela. Voyons, parcourez le Spectateur, mon enfant, et cherchez les nouvelles relatives à la pêche des baleines.

Marie ne se le fit pas dire deux fois, et ses regards tombèrent bientôt sur le paragraphe suivant :

— Par l’arrivée dès sœurs jumelles de Stonington, nous apprenons qu’on a trouvé de la glace dans l’hémisphère du Sud plus loin au nord qu’on n’en avait encore rencontré depuis de longues années. Les chasseurs de veaux marins ont eu beaucoup de peine à s’y ouvrir un chemin, et même des vaisseaux en destination pour le cap de Bonne-Espérance ont été retardés par la glace.

— Voilà ce que c’est Oui, Marie, voilà ce que c’est ! s’écria le diacre ; c’est cette horrible glace. N’était la glace, la chasse aux veaux marins serait une profession aussi agréable que celle de prêcher l’Évangile. Il est possible que cette glace ait forcé Gar’ner à reculer lorsqu’il revenait ici, et qu’il ait attendu un moment plus favorable pour se diriger vers le nord.

— Ah ! pourquoi, dit Marie, ne nous contentons-nous pas des bienfaits que la Providence met à notre disposition, sans faire, de lointains voyages pour nous procurer d’autres jouissances ?

— Vous aimez, je crois, votre thé, Marie Pratt, et le sucre qu’on y met, et la soie et les rubans que je vous ai vue porter ; comment vous procurerez-vous ces objets, si l’on ne fait pas de voyages ? Le thé, le sucre, la soie et le satin ne poussent pas à Oyster-Pond.

Marie reconnut la vérité de ce que disait son oncle, mais elle changea le sujet de la conversation. Comme le journal ne contenait plus rien de relatif à la chasse des veaux marins, il fut bientôt mis de côté.

— Peut-être que tout ce temps-ci, reprit le diacre, Gar’ner est occupé à creuser pour découvrir le trésor caché, et que c’est là le motif qui le retient. Si cela est, il n’a rien à craindre de la glace.

— Je crois vous avoir entendu dire, Monsieur, que cet argent était caché sur un point des Indes occidentales.

— Ne parlez pas si haut, Marie, il n’est pas nécessaire que tout Oyster-Pond sache où est le trésor. Il peut se trouver aux Indes occidentales, comme il peut ne pas y être ; il y a des plages dans le monde entier.

— Ne pensez-vous pas, mon oncle, que Roswell écrirait s’il était retenu longtemps sur ces plages ?

— Vous ne vouliez pas qu’il y eût des bureaux de poste dans l’Océan antarctique et maintenant vous voulez en mettre sur les plages de sables des Indes occidentales ? La femme va toujours contre vent et marée.

— Je ne le crois, pas, Monsieur, au moins dans le cas présent. Il y a des vaisseaux qui passent devant les plages des Indes occidentales, et rien n’est plus facile que de leur donner des lettres. Je suis sûre que Roswell nous écrirait s’il était certain d’être dans une partie du monde d’où ses lettres pussent nous parvenir.

— Non, non, Gar’ner n’est pas tel que je l’ai jugé s’il révèle à personne ce qu’il est allé faire aux Indes occidentales, avant d’avoir terminé l’affaire. Non, non, Marie, nous n’aurons jamais de ses nouvelles tant qu’il sera dans cette partie du monde. Il est possible que Gar’ner soit occupé à creuser, et qu’il ait de la peine à trouver l’endroit ; car, dans le récit de Dagget, il avait des points obscurs.

Marie ne fit pas de réponse, quoiqu’elle crût peu probable que Roswell passât des mois dans les Indes occidentales, livré à une pareille occupation, sans trouver le moyen de lui écrire où il était, et ce qu’il faisait.

Plus Marie réfléchissait à la question du trésor caché, et plus elle lui paraissait difficile à résoudre. Il serait impossible d’en trouver les propriétaires, lors même qu’on le découvrirait. Marie finit par conclure que si elle était la personne à laquelle un tel trésor fût confié, elle le ferait savoir par tous les moyens de publicité dont elle pourrait disposer, et que, si elle ne découvrait pas ceux qui avaient le plus de droits à l’argent, elle dépenserait jusqu’au dernier dollar en charités.

Hélas ! Marie connaissait peu le monde. Si elle avait ainsi annoncé cet argent, elle aurait provoqué une multitude de réclamations mal fondées de la part de fripons, qui auraient prétendu avoir été volés par les pirates, et c’est à peine si un doublon aurait retrouvé sa route vers la poche de son légitime propriétaire.

Mais tout cela ne ramenait point Roswell. Un autre hiver approchait et venait avec ses froides tempêtes exciter de tristes appréhensions par le spectacle de la turbulence de l’Océan.

Il ne se passait plus une semaine sans que le diacre reçût une lettre de quelque femme, de quelque mère, où de quelque sœur de marin, qui lui demandait quel était le sort de ceux qui étaient partis à bord du Lion de Mer d’Oyster-Pond, sous les ordres du capitaine Roswell Gardiner.

Les gens du Vineyard eux-mêmes envoyèrent demander des nouvelles au diacre Pratt, et montraient leur inquiétude et leur effroi par la nature seule de leurs questions. Chaque jour les appréhensions du diacre augmentaient, jusqu’à ce qu’enfin il devint évident pour tous ceux qui l’entouraient que cette cause, réunie à d’autres qui étaient toutes physiques, ruinaient sa santé et menaçaient son existence. Il y avait là un triste commentaire de l’avidité que le diacre avait montrée pour le gain, et l’état de santé où il se trouvait lui-même était comparable à celui du marin malade dont il avait à grand’peine obtenu le secret ; maintenant il n’était pas probable que le diacre en profitât plus que ce marin. Marie voyait tout cela très-clairement, et pleurait sur l’aveuglement de son oncle comme sur le sort, presque certain, de celui qu’elle avait tant aimé.