Les Lions de mer/Chapitre 2

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 28p. 9-15).


CHAPITRE II.


Morbleu ! j’ai vu votre nièce accorder plus de faveurs au serviteur du comte, qu’elle ne m’en a jamais accordé à moi ; je l’ai vue dans le verger.
Shakespeare. Le Jour des Rois.



Le dimanche dont il est question, M. Pratt se rendit au meeting de sa paroisse, comme à l’ordinaire ; mais au lieu de rester à l’église pour entendre le sermon que l’on prêchait dans l’après-midi, il remonta en voiture et retourna chez lui.

Une assez belle maison de deux étages, bâtie en bois, suivant la coutume du comté de Suffolk, au fond d’une pelouse, et d’un riche verger où l’on remarquait quatre longues rangées de cerisiers magnifiques, était la demeure du diacre Pratt. Tout dans la maison et dans la ferme offrait l’image de l’ordre le plus parfait. La vue en était agréable ; car le devant de la maison se trouvait exposé à l’est, tandis qu’aux deux extrémités une des fenêtres regardait le Sund, et l’autre le bras de mer qui appartient, nous le croyons, à Peconic Bay.

Toute cette eau qu’on apercevait derrière différents points de la rive, et entre les îles, à côté d’une étendue de terrain étroite, mais fertile et riante, devait former un assez beau paysage.

Mais le diacre pratt n’était point artiste, et il songeait peu aux spectacles de la nature, au moment où son cheval s’arrêta devant la maison. Marie était sous le porche, et paraissait attendre son oncle avec anxiété. Il donna les guides à un nègre qui n’était plus esclave, mais qui, descendant des anciens esclaves des Pratts, consentait, en cette qualité, à rôder autour de la fermer où il travaillait à moitié prix.

— Eh bien, dit Pratt en s’approchant de sa nièce, comment va-t-il maintenant ?

— Oh ! mon oncle, je crois impossible qu’il en revienne, et je vous supplie d’envoyer chercher au port le docteur Sage.

Marie voulait dire par le port, celui, de Sag-Harbour, où le médecin qu’elle venait de nommer jouissait d’une réputation méritée.

Quelques semaines auparavant, un vaisseau qui se rendait sans doute à New-York avait déposé sur la plage d’Oyster-Pond un matelot déjà vieux et atteint d’une maladie qui semblait mortelle.

Il était natif d’une île qui porte le nom de Martha’s Vineyard (le vignoble de Marthe) ; mais, suivant l’habitude des jeunes garçons de cette île, il l’avait quittée à l’âgé de douze ans, et il y avait un peu plus de cinquante ans qu’il était absent de la terre natale. Ce matelot, qui s’appelait Thomas Bagget, se sentant atteint d’une maladie incurable, revenait mourir où il était né, lorsqu’il s’arrêta sur la plage d’Oyster-Pond, à cent milles environ de son île, ou il espérait avoir encore le temps d’arriver.

Dagget était pauvre, inconnu et sans amis, comme il l’avouait lui-même. Il avait cependant une assez lourde valise semblable à celles, dont les matelots se servent à bord des vaisseaux marchands. On voyait qu’elle avait fait autant de voyages que celui qui en était le propriétaire, et qui avait réussi à la sauver de trois naufrages. Cependant, quand il ouvrit cette avalise, le contenu n’en parut pas être d’une grande valeur.

Quand il fut débarqué, cet homme fit un arrangement avec une veuve, proche voisine de M. Pratt, chez laquelle il se mit en pension, jusqu’à ce qu’il pût se rendre au vineyard. Dagget se promena d’abord beaucoup, et chercha à respirer le grand air. Lorsqu’il était encore capable de marcher, il rencontra le diacre, et quelque incroyable que cela parut à sa nièce, une espèce d’amitié pour ne pas dire d’intimité, se forma entre M. Pratt et cet étranger. Le diacre avait soin ordinairement de ne former aucune liaison intime avec les personnes nécessiteuses, et la veuve White eût bientôt dit à tout le monde que son hôte n’avait pas un rouge liard. Il avait des objets cependant qui ont quelque valeur pour des marins, et déjà l’on s’était adressé à ce sujet à Roswell Gardiner ou « Gar’ner » comme on l’appelait, le jeune marin par excellence d’Oyster-Pond, qui non-seulement avait été à la pêche de la baleine, mais à la chasse du veau marin, et qui, en ce moment, se trouvait à bord du schooner du diacre en qualité de maître ou de capitaine. Grâce à l’intervention de Gar’ner, ces objets, qui ne pouvaient plus servir à Dagget, avaient été envoyés et vendus à Sag-Harbour, au profit du matelot. Voilà comment l’étranger avait pu, depuis quelques semaines, payer sa pension, qui heureusement n’était pas chère.

Ses relations avec Gardiner lui furent encore favorables. Il existait entre Marie Pratt et Roswell Gardiner une amitié d’enfance dont le caractère avait quelque chose de tout particulier, et à laquelle nous aurons l’occasion de revenir. Marie était toute charité, et Gardiner le savait. Lorsque Dagget eut besoin de certains secours que l’argent même ne pouvait procurer, le jeune homme en prévint la nièce du diacre, qui fit préparer pour le vieux matelot ces aliments délicats qui réveillent même l’appétit d’un malade. Quant à son oncle, on ne lui en dit rien d’abord, quoique son intimité avec Dagget parût augmenter de jour en jour.

Grande fut la surprise de chacun lorsqu’on apprit que M. Pratt avait acheté et lancé le nouveau vaisseau. Tandis que tout le voisinage s’épuisait en conjectures sur le motif qui avait pu déterminer le diacre à devenir armateur à son âge, Marie en attribuait la cause à quelque influence secrète et puissante que l’étranger malade exerçait sur lui. Il passait maintenant la moitié de son temps en conférences avec Dagget, et plus d’une fois quand sa nièce allait porter quelques aliments à ce dernier, elle le trouva avec M. Pratt étudiant une ou deux vieilles cartes de mer. Dès qu’elle entrait, on changeait de conversation, et jamais il n’était permis à mistriss White d’assister à ces conférences secrètes.

Non-seulement le diacre acheta le schooner et le fit lancer à la mer, mais il en donna le commandement au jeune Gardiner. Celui-ci était né, il y avait vingt-six ans, à Oyster-Pond, d’une des meilleures familles du pays, dont l’établissement dans l’île remontait à l’année 1639. Cette famille était devenue très-nombreuse et s’était divisée en une multitude de branches ; mais dans un pays nouveau, le nom de Gardiner était un honneur, pour tous ceux qui le portaient, et quoique Roswell Gar’ner ne fût pas riche, il devait à son nom seul une véritable considération, lui orphelin sans père ni mère, comme était Marie. Sorti à l’âge de quinze ans d’une école de province, il s’était embarqué, et il était devenu second d’un vaisseau baleinier. On pense quel fut son bonheur quand M. Pratt l’engagea comme capitaine du nouveau schooner, qu’on appelait déjà le Lion de mer.

Marie Pratt avait suivi tout le développement de cette affaire, tantôt avec peine, tantôt avec plaisir, toujours avec intérêt. Elle éprouvait un vif chagrin à voir cet amour de l’argent, dont son oncle était possédé, éclater dans les dernières années d’une vie dont le terme ne pouvait être éloigné. Le plaisir que Marie Pratt, notre héroïne, ne pouvait s’empêcher de ressentir, n’était pas moins naturel : Roswell Gardiner n’obtenait-il pas de l’avancement ? Mais, aux yeux de Marie Pratt dont la foi était vive et ardente dans le Rédempteur du monde, un nuage épais couvrait toute cette gloire, et s’élevait entre elle et Gardiner : il était incrédule, et ne reconnaissait pas la divinité de celui qu’adorait Marie. Il voyait dans le Christ un grand philosophe, et non pas un Dieu.

Loin de nous l’idée de vouloir faire de la polémique religieuse ; mais, hélas ! nous nous bornons à signaler ici un genre d’incrédulité qui se répand de plus en plus en Amérique, et qui affiche ouvertement la prétention de former une secte au milieu de nous. Depuis deux ans, Marie Pratt refusait sa main à Gardiner, quoiqu’elle l’aimât, et que pour résister à la passion aussi vive que sincère du jeune marin, elle eût à lutter contre son propre cœur, où l’amour si dévoué d’une femme était combattu par un sentiment, profond du devoir religieux.

Cependant Marie se réjouissait de voir Gardiner promu au commandement du Lion de Mer. Elle ignorait vers quelle plage le petit vaisseau, schooner d’environ cent-quarante tonneaux, devait faire voile ; mais quelle qu’en fût la destination, elle l’accompagnerait de ses pensées et de ses prières. Voilà ce qu’éprouvait Marie, et ce qu’elle se disait en secret. Voilà les moyens d’influence d’une femme ; et qui osera dire qu’ils sont sans résultat, qu’ils sont inutiles ?

Pour nous, nous les croyons les plus efficaces ; heureux l’homme qui, au milieu des embarras et des périls de ce monde, marche accompagné des douces prières d’une âme pure qui ne s’élève jamais jusqu’au trône de Dieu sans penser à celui qui est absent !

M. Pratt lui-même n’était pas contraire à l’union des deux jeunes gens, et quelques-uns à Oyster-Pond pensaient que le diacre avait foi dans l’avenir de. Gardiner, auquel il donnerait, après lui, et ses biens et sa nièce.

D’autres prétendaient qu’il songeait à se débarrasser de l’orpheline pour laisser toute sa fortune à l’église, dont il était membre et dignitaire. Tel était l’état des choses quand M. Pratt revint du meeting presbytérien, comme nous l’avons dit au commencement de ce chapitre. Lorsque sa nièce lui proposa d’envoyer chercher le docteur Sage, il y parut d’abord peu disposé, non pas seulement à cause de la dépense, mais pour un motif plus grave. Pour tout dire, il ne lui convenait pas de mettre Dagget en rapport avec qui que ce fût, car ce dernier lui avait révélé des secrets qu’il regardait comme d’une haute importance, quoique, jusqu’à présent, il lui eût caché le premier et le plus grand de tous.

Cependant un certain sentiment de pudeur, pour ne rien dire d’un autre mobile tout puissant dans les sectes puritaines, et qui est pour elles le levier d’Arcnimède, l’hypocrisie, disposait M. Pratt, bien malgré lui, à écouter sa nièce et à envoyer chercher le médecin.

— Il faut faire un bien long détour, Marie, pour arriver au port, dit l’oncle avec lenteur et après une assez longue pause.

— Les bateaux y vont et en reviennent en quelques heures.

— Oui, oui, les bateaux ; mais est-il permis, enfant, de se servir des bateaux le jour du sabbat ?

— Je crois, Monsieur, qu’on a toujours regardé comme permis de faire le bien le jour du Seigneur.

— Oui, si on était sûr qu’il y eut quelque bien à faire, il est certain que Sage est un excellent médecine mais la moitié de l’argent qu’on donne aux hommes de sa profession est de l’argent perdu.

— Cependant, je crois qu’il est de notre devoir de venir au secours du malheur, et je crains que Dagget ne passe pas la semaine, si même il passe la nuit.

— Je suis fâché de le voir mourir, s’écria le diacre, qui parut vraiment affligé en s’exprimant ainsi, je serais très-fâché de le voir mourir… maintenant.

Le mot lui était échappé, et de manière à inspirer à sa nièce le regret qu’il l’eût jamais prononcé. Mais à cela il n’y avait point de remède ; le diacre sentit qu’il y avait mis trop de franchise et qu’il ne pouvait revenir sur le sens de ses paroles.

— Il mourra, je le crains, dit Marie après une courte pause, et je serais fâchée de penser qu’il a succombé sans pouvoir dire que nous avions fait tout ce qui était en notre pouvoir pour le sauver.

— Nous sommes si loin du port qu’il serait inutile d’y envoyer un messager, et que l’argent qu’on lui donnerait serait aussi perdu.

— Je suis sûr que Roswell Gar’ner serait tout disposé à y aller, et il ne demanderait pas d’argent.

— Oui, c’est vrai ; je dois dire cela de Gar’ner, que c’est le jeune homme le plus raisonnable que je connaisse ; lorsqu’il s’agit de faire une commission, j’aime à l’employer.

Marie le savait bien. Le diacre avait plus d’une fois éprouvé la complaisance du jeune homme et reçu de lui des services tout gratuits, qui méritaient une rémunération. La jeune fille rougit au souvenir qui lui en revint. Était-ce pour son oncle qu’elle rougissait ? ou bien la pensée que Roswell avait obligé son oncle se mêlait-elle à l’émotion qu’elle semblait éprouver ?

— Eh bien, Monsieur, reprit la nièce après quelques instants, nous pouvons envoyer chercher Roswell, si vous le jugez à propos, et lui demander d’avoir cette bonté pour ce pauvre homme.

— Ceux qu’on envoie chercher les médecins sont si pressés ! Je suis sûr que Gar’ner croirait nécessaire de louer un cheval pour traverser Shelter-Island, et puis un bateau pour se rendre au port. Si l’on ne trouvait pas de bateau, il lui faudrait peut-être, un cheval pour galoper jusqu’à l’entrée de la baie. C’est à peine si avec cinq dollars on en viendrait à bout.

— S’il fallait cinq dollars, Roswell les donnerait de sa poche, plutôt que de demander à un autre de l’aider dans un acte de charité. Mais il n’aura pas besoin de cheval ; le bateau baleinier est près du quai, et l’on peut s’en servir.

— C’est vrai ; j’avais oublié le bateau baleinier. Puisque le bateau est là, il est facile d’amener ici le docteur assez vite, et les effets de Dagget suffiront, je pense, pour payer le mémoire du médecin.

Marie parut en ce moment plus triste qu’elle ne l’était à l’arrivée de son oncle, et, à la vue de Roswell qui se dirigeait vers la maison, elle y rentra, laissant sous le porche le jeune homme et M. Pratt. Après que ce dernier eut fait à Roswell les plus sages recommandations, celui-ci se dirigea en toute hâte vers le rivage pour y aller prendre le bateau.