Les Lions de mer/Chapitre 19

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 28p. 204-217).


CHAPITRE XIX.


Pauvre enfant du danger, nourrisson de l’orage, tristes sont tes chagrins qui minent ce corps vigoureux ! Les rochers et les vents retardent ton esquif battu des flots ; ton cœur est malade, tes foyers sont bien loin.
Campbell.



Il était midi environ quand les deux Lions de Mer firent voile en même temps pour quitter l’île des Veaux Marins. Tous les marins étaient à bord ; on y avait transporté tous les objets pour lesquels on avait eu de la place, et rien n’indiquait plus la présence de l’homme sur cette terre stérile, excepté la maison déserte, et quatre piles d’un bois qui avait crû à Shelter-Island et au Vineyard, et qu’on abandonnait maintenant aux rochers du cercle antarctique. On entendait les chansons des hommes d’équipage, qui se montraient gais et heureux. Ils ne songeaient qu’à la joie du retour. Dagget était sur le pont, et il avait repris le commandement de son schooner, quoiqu’il marchât avec une certaine précaution, tandis que Roswell était partout. Marie lui fut présente toute cette matinée ; et il ne songea pas un instant au plaisir qu’il aurait à revoir l’oncle et à lui dire : Diacre, voilà votre schooner avec une bonne cargaison d’huile d’éléphant et de fourrures de veaux marins.

Le schooner d’Oyster-Pond s’éloigna le premier du rivage. On ne sentait guère la brise dans cette baie, mais il y avait assez de vent pour pousser le schooner. Après que Roswell eut fait un mille environ dans la baie, il attendit l’autre schooner. Au bout d’un quart d’heure, Dagget était à portée de la voix.

— Eh bien ! dit enfin ce dernier, vous voyez que j’ai raison, Gar’ner ; nous avons assez de vent de ce côté-ci et encore plus du côté de la terre. Nous n’avons qu’à naviguer au milieu des montagnes de glace tant qu’il fera jour, et à choisir un endroit où nous puissions passer la nuit. Je ne crois pas qu’il convienne de voyager la nuit au milieu de toute cette glace.

— J’aurais voulu, répondit Roswell, que nous fussions partis plus tôt, et que nous eussions pu traverser cette glace pendant le jour. Dix heures d’un pareil vent, et nous nous trouverions en dehors des glaces.

— Maintenant, dit Dagget, je suis aussi pressé que vous-même.

Les deux navires se mirent donc à naviguer de conserve. Ils se dirigèrent vers un point qui était sous le vent, là où s’offrait la plus grande ouverture dans la glace, et où l’on espérait trouver une passe au nord.

Comme Dagget était le plus ancien marin, il avait été convenu entre les deux capitaines que son schooner prendrait la tête. Il en fut ainsi pendant une heure lorsque les vaisseaux sortirent de la grande baie et du groupe des îles, filant environ dix nœuds à l’heure. Les vagues commencèrent à enfler, à mesure qu’ils s’éloignaient de la terre, et tout annonçait un coup de vent, mais non pas d’une grande violence.

La nuit approchait, et l’on apercevait au nord une chaîne alpestre de montagnes de glace reflétant les rayons obliques du soleil couchant. Il y avait un grand espace d’eau entièrement libre de glaces autour des schooners, et l’on n’apercevait même pas un gros glaçon. Dagget eut la pensée de passer la nuit au vent des montagnes flottantes. Le temps était précieux, le vent favorable, le ciel clair, et la lune, qui se montrait à neuf heures, resterait probablement au-dessus de l’horizon jusqu’au jour. C’était là un côté du tableau. L’autre côté offrait une perspective moins agréable.

Le climat, dans cette région, est si variable qu’il ne fallait point compter sur la clarté du ciel, surtout avec un fort vent du sud-ouest. Puis il était certain que l’on rencontrerait des débris de montagnes de glaces près, si ce n’est au milieu des montagnes, flottant, comme une espèce de grande flotte, à quelque vingt milles sous le vent. Nos deux capitaines, comme au reste tous ceux qui se trouvaient à bord, comprenaient bien que toute cette rangée d’îles de glace qui se développait avec tant de magnificence avait été formée par les courants, dont il n’est pas facile de se rendre compte.

C’est à la même cause qu’il fallait attribuer l’espace d’eau libre de glaces, quoiqu’il ne fût guère douteux que le vent, qui avait soufflé vers le sud depuis quarante-huit heures, eût contribué à pousser la flotte de glaces vers le nord. On pouvait en conclure que la plaine de glaces se trouvait dans le voisinage des montagnes, et l’on n’ignore pas quel obstacle cette plaine pouvait opposer aux deux schooners.

Il fallait beaucoup d’énergie, de la part d’un marin, pour braver les dangers que nous venons de décrire, au moment où le soleil allait se coucher. Cependant Dagget le fit ; et Roswell Gardiner suivit le mouvement à la distance environ d’un câble de longueur. Pour ne point se séparer, chaque schooner hissa un fanal au pic de la brigantine, tandis que le soleil jetait ses dernières lueurs. Aucun obstacle ne s’était encore présenté ; la rangée de montagnes alpestres était encore à deux heures de distance sous le vent. Il fallait passer ces deux heures dans l’obscurité, et Dagget diminua de voiles pour ne pas atteindre les glaces avant que la lune se levât. Il s’était efforcé de profiter du jour, tant qu’il avait duré, pour trouver un point d’où il pût traverser les montagnes de glace mais il n’y avait pas beaucoup réussi. L’ouverture qu’on avait d’abord aperçue semblait fermée, soit par suite de la dérive, soit par le changement de position des vaisseaux ; et il n’y pensait plus. On est souvent forcé, jusqu’à un certain point, de se fier à la fortune, et il continuait d’avancer, Roswell le suivant toujours de près.

Les premières heures de cette nuit terrible se passèrent dans une obscurité profonde.

Cependant, Dagget se dirigeait vers la chaîne de montagnes sans prendre d’autres précautions que de diminuer de voiles et d’exercer une surveillance active. Toutes les cinq minutes, on entendait retentir ces mots du haut du gaillard d’arrière : « Ouvrez l’œil devant ! » Aucun homme ne quittait le pont. L’anxiété était trop vive pour qu’il en fût autrement, le dernier homme d’équipage sachant que les vingt-quatre heures qui allaient suivre décideraient, suivant toute probabilité, du sort du voyage.

Dagget et Gardiner devenaient de plus en plus inquiets au moment où la lune devait se lever, sans que l’astre des nuits eût encore paru. Quelques nuages traversaient le ciel, quoique les étoiles brillassent comme de coutume d’un éclat moins grand, mais sublime. Il ne faisait pas si sombre qu’on ne pût distinguer les objets à une distance considérable ; et les équipages des schooners découvraient très-distinctement, et à une distance peu éloignée, une chaîne de montagnes flottantes. La nature alpestre n’aurait pu offrir des formes plus arrêtées et en même temps plus fantastiques.

Quand ces montagnes de glaces rompent leurs amarres[1], elles ont quelque chose de régulier : leurs sommets ressemblent à ces caps qui se terminent en forme de table. Cette régularité de forme disparaît bientôt cependant sous l’influence des rayons du soleil d’été, du fouettement des eaux, et surtout des torrents intérieurs qui s’épanchent de leurs flancs glacés. Un navigateur distingué de notre époque a comparé ces montagnes, lorsqu’elles ont perdu leur régularité de forme et qu’elles commencent à prendre une apparence fantastique, ce qui arrive toujours, à une ville déserte bâtie en albâtre le plus pur, dont les édifices croulent sous l’action du temps, avec ses rues innombrables, ses avenues et ses ruelles. Tous ceux qui ont vu ce spectacle, le représentent comme un des plus remarquables qui soient sortis de la main prodigue de la nature.

À la neuvième heure environ de cette mémorable nuit, un brouillard épais, qui s’étendait au-dessus de l’Océan, augmentait l’obscurité. Cela rendait Dagget encore plus prudent, et il se dirigeait vers l’ouest pour éviter de tomber au milieu des montagnes de glace. Comme de raison, Roswell suivait le mouvement, et quand la lune versa ses doux rayons sur cette scène extraordinaire, les deux schooners étaient sur une mer houleuse, à moins d’un mille de la chaîne de montagnes. On vit bientôt que des plaines de glace accompagnaient les montagnes flottantes, et qu’elles s’étendaient assez loin au sud pour se trouver déjà dans un voisinage embarrassant, sinon dangereux pour les deux vaisseaux. Ces plaines, cependant, qui ne ressemblaient pas à celles que les schooners avaient déjà rencontrées, étaient entamées par les ondulations des vagues, et avaient rarement plus d’un quart de mille en diamètre, quoique ces plaines ne fussent pas plus étendues que la glace ordinaire de nos principales rivières. On s’aperçut du voisinage de ces glaces au bruit qu’elles produisaient par leur choc, bruit qui se fit bientôt entendre au-dessus du mugissement des vents.

Nos deux capitaines commencèrent éprouver beaucoup d’inquiétude. On vit bientôt que Dagget avait été trop hardi, et qu’il s’était dirigé vers la glacé sans assez de prévoyance et de circonspection. À mesure que la lune devenait plus éclatante de lumière, il était facile d’apprécier, de minute en minute, les dangers en présence desquels on se trouvait. Il n’y avait rien de plus magnifique que la scène qui se développait devant nos marins, et qui pût offrir aux yeux une plus grande jouissance, si le péril couru par les deux schooners, qui étaient au vent d’une côte de glace, n’avait été aussi manifeste.

À la clarté qu’il faisait en ce moment, on pouvait croire qu’on avait devant les yeux le tableau de Wilkes représentant les ruines d’une ville d’albâtre. Il y avait des arcades de toutes les dimensions et de tous les ordres ; des clochetons sans nombre, des tours, et même des statues et des colonnes. Il fallait y ajouter de longues lignes de murs perpendiculaires, qu’on pouvait comparer à des forteresses, à des donjons et à des temples. En un mot, les Alpes elles-mêmes, avec toute la grandeur, qui leur est propre et assurément dans de plus vastes proportions, n’offrent pas d’aspect aussi remarquable par ses rapports avec les œuvres de l’homme ni une matière plus belle et plus transparente. On a souvent, et non sans raison, comparé les glaciers des Alpes à une mer de glace ; mais là on apercevait des montagnes de glace, auxquelles l’art semblait avoir donné toutes les formes, non pas à l’aide du ciseau, il est vrai, mais par l’action des lois infaillibles qui les avaient produites.

Peut-être Roswell fut-il seul cette nuit à apprécier la magnificence extraordinaire de ces merveilleux tableaux. Stephen, sous ce rapport, était, parmi ces marins, une exception à la règle, quoiqu’il vît la main de Dieu en toutes choses.

— Cela serait extraordinaire à voir, capitaine Gar’ner, n’est-ce pas, dit le digne marin lorsque la lumière de la lune commença à donner sur ce spectacle très-extraordinaire, si nous ne savions pas qui a fait tout cela ?

Ce peu de mots donnèrent du courage à Roswell et augmentèrent sa confiance, dans le succès. Dieu a tout fait, directement ou indirectement ; son scepticisme n’aurait osé le nier, et tout ce qui résultait de la sagesse divine doit avoir le bien pour objet. Il prendrait donc courage ; et, pour la première fois de sa vie, il se fierait à la Providence. L’homme le plus résolu sent son courage augmenté par une telle résolution.

Les coups de vent de la mer antarctique sont courts, quoique violents ; ils durent rarement plus de trente-six heures, et un tiers de ce temps avec la plus grande force. Naturellement, par la tempête, le danger devient beaucoup plus grand au milieu des glaces. Cependant les schooners se trouvaient encore dans les eaux sur lesquelles le vent régnait avec fureur, et qu’il soulevait autour des petits schooners jusqu’à leurs plats-bords. Ce qui rendait leur situation encore plus pénible, c’est que l’eau qui tombait sur leur bord gelait presque aussitôt. Il est vrai que les hommes d’équipage y étaient accoutumés, l’humidité que les brouillards déposaient sur leurs agrès et leur mâture arrivant à l’état de congélation pendant les nuits d’automne. On a prétendu même que les montagnes de glace se formaient ainsi, quoique la neige y ait évidemment la plus grande part.

Vers dix heures, la lune se trouvait beaucoup au-dessus de l’horizon ; le brouillard était tombé en rosée sur la glace, où il s’était gelé, et il avait contribué à arrêter le dégel, tandis que l’Océan devenait lumineux pour l’heure de la nuit où l’on se trouvait, et que les objets étaient comparativement distincts. Ce fut alors que les marins se rendirent un compte exact de leur position. Les hommes hardis sont ordinairement insouciants dans l’obscurité ; mais, lorsque le danger est visible, leurs mouvements montrent plus de prudence et de sagesse que ceux des hommes timides. Dès que Dagget aperçut les masses énormes de la plaine de glace qui, poussées par les flots agités de l’Océan, s’entrechoquaient et faisaient le même bruit que le ressac sur la grève, il donna presque instinctivement l’ordre d’amener les voiles et de mettre le navire debout au vent, du moins autant que sa construction le lui permettait. Roswell remarqua ce changement de manœuvre, quelque léger qu’il fût ; et il l’imita. On était si près des gros glaçons, de ceux qu’on pouvait appeler les rôdeurs de cette grande armée, que chacun des vaisseaux, en passant près de ces glaçons, reçut quelques légères commotions des glaces qui étaient le plus en saillie.

Il était évident que les vaisseaux allaient arriver au milieu des glaces, et que Dagget n’avait pas donné l’ordre de diminuer de voiles un moment trop tôt.

La demi-heure qui suivit fut d’un intérêt absorbant. On rencontrait fragment de glace après fragment, et les schooners recevaient choc après choc, jusqu’à ce qu’enfin la plaine de glace apparut aux navigateurs. Elle formait un amas immense qui s’étendait au sud aussi loin que l’œil pouvait atteindre. Il ne restait plus qu’à virer.

Sans attendre plus longtemps que pour s’assurer lui-même des faits, Dagget ordonna de mettre la barre au vent et d’amener la voile triangulaire d’arrière. Dans ce moment les deux schooners étaient sous leurs focs et leurs misaines ; sous le petit hunier et la grand’voile avec deux ris. Ce n’était pas une voilure très-favorable pour virer lof pour lof, car il y avait trop de voile derrière ; mais on manœuvra soigneusement, et les deux navires firent rondement leurs abattées au milieu d’une immense vague : un instant après, l’on entendit la glace qui venait se heurter contre les flancs des vaisseaux.

Il n’était pas possible de reprendre sur l’autre amure avant que les schooners fussent entourés de glaces, et, apercevant une passe quelque peu ouverte à une courte distance, Dagget s’avança hardiment, suivi de près par Roswell. En dix minutes, ils se trouvèrent un mille de là, au milieu de la plaine de glace, ce qui rendait presque désespérés tous les efforts qu’on aurait faits pour se diriger au vent. Dagget entreprit cette manœuvre dans des circonstances qui n’en permettaient pas d’autre, quoique ce ne fût pas peut-être le meilleur expédient auquel on dût recourir. Maintenant que les schooners avaient pénétré aussi loin dans la plaine de glace, l’eau était beaucoup moins chargée de glaçons, quoique les ondulations de l’Océan fussent encore très-violentes et que le choc des glaces qui en résultait eût quelque chose de vraiment terrible. Le bruit qu’il produisait était si fort qu’on pouvait à peine entendre le mugissement des vents, et cela par intervalles. C’était un son qui ressemblait à celui d’une avalanche perpétuelle, accompagné de bruits qui étaient analogues au craquement d’un glacier.

Les schooners carguèrent leurs voiles dans le double but de ralentir leur marche et d’être mieux à même d’en changer pour éviter les dangers qu’on pouvait rencontrer. Ces changements étaient fréquents, mais à force de hardiesse, de persévérance et d’habileté, Dagget parvint à traverser la passe déjà indiquée.

C’était une espèce de canal au milieu des glaces, formé par quelques-uns de ces courants dont on ne peut se rendre compte, ayant un quart de mille de largeur, et d’une si grande étendue qu’on ne peut en apprécier la longueur au clair de la lune. Ce canal conduisait cependant du côté des montagnes de glace qui se trouvaient à moins d’un mille. Sans étudier davantage la situation, Dagget s’avança dans ce canal ; Roswell le suivit de près. En moins de dix minutes ils se trouvèrent en face de cette magnifique cité d’albâtre qui flottait sur la mer Antarctique !

Malgré le péril qui maintenant menaçait les deux schooners, il était impossible d’approcher de cette scène de grandeur, qui n’était que l’œuvre de la nature, sans éprouver des sentiments de terreur, mêlée d’admiration. Assurément la crainte pesait sur tous les cœurs mais la curiosité, l’étonnement, le plaisir même, se confondaient dans tous les esprits.

À mesure que les vaisseaux arrivaient au milieu des montagnes flottantes, tout contribuait à rendre le mouvement qui leur était imprimé imposant sous tous les rapports, effrayant sous un seul.

Là se trouvait, en effet, un labyrinthe de montagnes presque toutes flottantes, blanches comme des spectres, tandis qu’un grand nombre revêtaient des couleurs plus agréables, et qu’il y en avait même de noires pendant la nuit. Les passages qui se trouvaient entre les montagnes flottantes, ou ce qu’on pourrait appeler les rues et les ruelles de cette cité mystérieuse, fantastique et sublime de l’Océan, étaient nombreux et d’une variété infinie. Quelques-uns formaient comme de grandes avenues en ligne droite d’une lieue de longueur ; d’autres étaient tortueux et étroits. Un grand nombre de ces passages n’étaient guère que des fissures, qu’on pouvait appeler des ruelles. Les schooners n’avaient pas fait une lieue au milieu des montagnes, qu’ils sentirent moins la violence du coup de vent et le mouvement des vagues. Ce à quoi on ne se serait pas attendu peut-être, la plaine de glace avait tout à fait disparu des passages qui existaient entre les montagnes, et la seule difficulté qu’on éprouvât en naviguant fut de rester dans les canaux qui avaient des issues, et qui paraissaient ne point se fermer. La marche des deux schooners était en ce moment très-ralentie ; les montagnes interceptant le vent, quoiqu’on l’entendît quelquefois hurler dans les profondeurs des ravins glacés, comme s’il avait tenté de s’échapper et de régner en liberté sur les vagues de l’Océan. On entendait aussi le bruit des morceaux de glaces qui s’entre-choquaient, et l’on acquérait ainsi la preuve évidente de dangers qui n’étaient pas encore éloignés.

Comme la mer était suffisamment libre, que le vent, excepté à l’ouverture de certains ravins, était léger, il n’y avait rien qui empêchât les schooners de s’approcher l’un de l’autre. Ce qui fut fait, et les deux capitaines tinrent conseil sur la situation présente.

— Vous êtes un hardi gaillard, Dagget, dit Roswell, et je n’aimerais pas vous suivre dans un voyage autour du monde ; nous voilà au milieu de quelques centaines de montagnes de glace, grand spectacle à contempler, je l’avoue, mais comment en sortirons-nous jamais ?

— Il vaut beaucoup mieux être ici, Gar’ner, reprit l’autre, qu’au milieu des fragments de glace.

— Il y a quelque chose de vrai là-dedans ; mais je voudrais que ces canaux fussent beaucoup, plus larges qu’ils ne le sont. On peut sentir le poids d’une de ces montagnes aussi bien que la contempler. Si deux d’entre elles se mettaient en tête de se rejoindre au-dessus de nous, nos petits vaisseaux seraient brisés comme des noix dans un casse-noix.

— Il faut y prendre garde. Voilà une passe qui paraît assez longue, et qui mène au nord aussi loin que nous pouvons le désirer. S’il nous était possible d’y pénétrer jusqu’au bout, notre retour en Amérique me paraît assuré.

Le citoyen des États-Unis appelle son pays l’Amérique par excellence, n’ajoutant jamais la qualification du Nord, comme la plupart des peuples européens. Par ce mot Amérique, Dagget voulait dire la côte orientale de Long-Island, l’île de Gardiner, et le Vineyard. Roswell le comprit parfaitement.

— Suivant moi, répondit Gardiner, nous ne sortirons pas de cette glace avant d’avoir fait un millier de milles. Non pas que je m’attende à me trouver toujours dans un désert de glaces, comme en ce moment ; mais après un été comme celui que nous venons de traverser, nous pouvons y compter, Dagget, la glace s’étendra au nord, aussi loin que le 45e degré, sinon à quelques degrés au delà.

— C’est possible : j’ai vu moi-même la glace au 42e degré et au 40e au nord de l’équateur. Si elle atteint cependant jusqu’au 50e dans cette partie du monde, ce sera encore tolérable. Ce ne sera rien en comparaison de ce que nous avons ici. — Au nom de la divine providence, qu’est-ce que cela Gar’her !

On n’entendait pas une parole sur aucun des deux vaisseaux, à peine on y respirait ! À un son non moins sourd que violent avait succédé le bruit d’une masse qui aurait plongé dans la mer, comme si le débris de quelque planète y était tombé.

Toutes les montagnes voisines furent ébranlées comme si elles avaient été agitées par un tremblement de terre. Cette partie du tableau avait en même temps quelque chose de majestueux et de terrible. Parmi ces glaces, quelques-unes s’élevaient perpendiculairement à deux cents pieds et offraient des surfaces qui ressemblaient à des murs d’une demi-lieue de longueur.

Dans l’endroit où les schooners se trouvaient en ce moment, les îles de glace, sans être aussi étendues, étaient toujours aussi hautes, et n’en cédaient pas plus facilement à l’impulsion du vent et des vagues. Tandis que tout ce panorama s’affaissait, se balançait, et que clochetons, arcades, murs, tout semblait ébranlé sur sa base, une vague arriva balayant tout d’un coup la passe qui portait les schooners à une grande hauteur ; et les jetant à quelque cinquante pieds plus bas, comme des morceaux de liège, à une distance d’au moins cent mètres. D’autres vagues succédèrent à celle-ci, quoique moins hautes et moins impétueuses, jusqu’à ce que les eaux rentrèrent dans leur mouvement naturel.

— C’est un tremblement de terre, dit Dagget. Le volcan est en éruption, et la vapeur ébranle les rochers sous la mer.

— Non, Monsieur, répondit Stimson de l’avant de son propre schooner, ce n’est point cela, capitaine Dagget. Une de ces montagnes s’est trouvée retournée, comme une baleine qui se balance, et elle a donné le branle à toutes les autres.

C’était la véritable explication de ce qui venait de se passer ; mais elle ne pouvait se présenter à l’esprit de marins moins expérimentés. C’est cependant un danger assez ordinaire au milieu des glaces, et dont il faut tenir compte.

Quand les montagnes se détachent de l’endroit où elles se sont d’abord formées, ce qui arrive au moment des gelées ou bien pendant les mois d’été, elles se terminent ordinairement en plateaux mais elles perdent bientôt cette forme régulière par l’action des vagues et de la glace, quelques-unes étant formées de neige gelée, quelques-unes de l’humidité que les brouillards jettent dans l’atmosphère, et quelques-unes seulement d’eau pure à l’état de glace. Les premières fondent le plus tôt, et une montagne qui dérive quelque temps, en exposant un de ses côtes à l’action du soleil, perd bientôt son équilibre et s’incline vers l’horizon. Le centre de gravité finit par se déplacer et le bas de la montagne par se montrer à la surface des eaux, tandis que cette masse énorme semble à moitié couchée sur l’Océan qui l’entraîne. Ces accidents sont nombreux et variés au milieu des glaces. Celui qui venait d’alarmer et d’étonner nos marins était du genre suivant : une masse de glace, qui avait environ un quart de mille de longueur et autant de largeur, flottant à cent pieds au-dessus de la surface des eaux, et du double de cette épaisseur au-dessous des ondes, avait été la cause de tout cet ébranlement. Elle avait très-bien conservé ses formes ; et elle était restée droite jusqu’au dernier moment, quoiqu’en raison des nombreuses couches de glaces formées par la neige, sa base eût fondu beaucoup plus d’un côté que de l’autre. Quand le moment précis arriva où la montagne commença à perdre ainsi son équilibre, cette masse énorme tourna avec une certaine lenteur, mais en produisant le même effet qui aurait pu résulter de la chute d’une montagne de glace, espèce d’accident dont on a vu beaucoup d’exemples, et même des exemples remarquables.

L’explication de Stimson, qui enlevait à cet accident tout caractère mystérieux, n’était guère de nature à calmer les craintes qu’on pouvait éprouver. Si une montagne avait pu opérer cette évolution, il y avait lieu de croire que d’autres pourraient en faire autant. Dagget et Gardiner pensaient tous deux que la chute d’une montagne de la même grandeur à la longueur d’un câble des schooners, pourrait exposer les vaisseaux à un danger sérieux, en les jetant contre quelque mur de glace. Il était trop tard cependant pour se retirer, et les vaisseaux continuèrent à voguer avec la même hardiesse.

La passe entre les montagnes était alors devenue tout à fait droite, raisonnablement large, et recevait dans toute sa force l’impulsion du vent. On calcula que les schooners firent trois lieues marines pendant l’heure qui succéda au moment où la montagne de glace se trouva retournée.

Il y avait des instants où le vent soufflait avec fureur, et si l’on embrassait du regard les détails de cette remarquable scène, elle offrait à la vue tout ce que l’imagination peut inventer dans ses rêveries, mais ce que bien peu désirent contempler de leurs propres yeux. Le clair de lune, cette multitude de montagnes de glace de toute forme, de toute dimension, qui semblaient fuir à côté du rapide mouvement des vaisseaux ; la variété des couleurs, d’un blanc qui rappelait les fantômes aux teintes de l’orange et de l’émeraude, pâles en ce moment, mais cependant distinctes ; les rues et les ruelles qu’on traversait dès qu’elles s’ouvraient devant les vaisseaux, sans parler des images fantastiques que ces objets offraient à la pensée, tout cela contribuait à faire de cette heure la plus extraordinaire que Roswell eût encore vue. Pour ajouter un dernier trait au tableau, deux baleines arrivèrent en soufflant dans la passe, et se présentèrent à cent mètres des schooners. On les laissa passer. Il aurait été à peu près impossible de prendre une baleine au milieu de toutes ces montagnes.

À la fin de l’heure indiquée, le Lion de Mer du Vineyard changea sa marche et se dirigea vers l’ouest. La passe qui se trouvait devant lui se ferma, et il ne resta plus qu’une issue ouverte, vers laquelle le schooner se dirigea lentement. Roswell était au vent, tandis que Dagget se trouvait sous le vent. La passe dans laquelle Dagget réussissait à diriger son schooner était excessivement étroite, et semblait se fermer rapidement, quoique plus loin elle fût beaucoup plus large ; mais il fallait parvenir à traverser ce premier détroit si dangereux. Roswell fit des représentations à Dagget, et lui signala ce fait que les montagnes se rapprochaient très-probablement par une grande puissance d’attraction.

À peine Dagget se trouvait-il dans le canal, qu’une masse énorme de glace tomba du haut d’une montagne, fermant la passe derrière elle, ce qui força Gardiner à s’éloigner, aussi vite qu’il lui fut possible, de la montagne, qui chancelait sur sa base. La scène qui suivit eut quelque chose de vraiment terrible. Les cris qui s’élevèrent à bord du vaisseau qui se trouvait en tête montrèrent le danger qu’il courait ; mais il était impossible à Roswell d’aller aussi loin avec son schooner. Tout ce qu’il put faire fut de mettre une chaloupe à la mer, et de se porter ainsi vers le lieu du danger.

Il le fit courageusement, mais l’âme pleine d’inquiétude et le cœur tout ému. Il fit passer sa chaloupe sous une arcade formée par le morceau de glace qui venait de tomber, et il se trouva bientôt à côté du vaisseau de Dagget. Ce vaisseau avait éprouvé une grande avarie, mais ce n’était pas tout à fait un naufrage. Cependant le morceau de glace qui s’était détaché de la montagne empêchait seul le schooner d’être réduit en poussière. Ce bloc, d’une énorme grosseur, séparait les deux montagnes, et comme elles ne pouvaient pas se rapprocher, elles commencèrent à tourner lentement dans le courant, se séparant peu à peu là où elles avaient paru si près de se joindre. Après une heure le chemin fut libre, et les chaloupes remorquèrent le schooner dans la plus large passe.



  1. Quand elles se détachent.