Les Lettres du Cardinal Mercier au gouvernement allemand

Les Lettres du Cardinal Mercier au gouvernement allemand
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 578-609).
LES LETTRES
DU CARDINAL MERCIER
AU GOUVERNEMENT ALLEMAND

Pendant les cinquante et un mois, si longs et si pleins, qui nous acheminaient à l’Arc de Triomphe, les Belges durent à leurs malheurs mêmes ce privilège unique, de pouvoir observer au jour le jour les étapes d’une autre victoire, remportée par l’Idée sur la force ; par la justice, sur la fausse légalité ; par la rectitude, sur la ruse ; par l’âme, sur la matière. A Bruxelles, l’Allemagne, armée d’un arbitraire absolu, décidée à n’user de la clémence que comme d’un moyen de règne, cruellement fière de pouvoir répondre aux résistances par la mort. A Malines, un vieillard, le cardinal Mercier, qui prenait sur lui-même, vis-à-vis du pouvoir occupant, tous les péchés faussement imputés à son peuple ; et qui, sans jamais se laisser humilier sous un tel fardeau, redisait sans cesse à l’Allemagne le caractère provisoire de son règne ; et qui appuyait ses protestations sur des principes éternels, antérieurs aux violences allemandes et destinés à survivre à toutes les philosophes d’outre-Rhin.

Le duel de ces deux puissances nous était connu, jusqu’ici, par certains cris de ralliement : lettres pastorales, discours épiscopaux, recueillis sous cet auguste titre : Per crucem ad lucem. Et nous avions joui, jusqu’au plus profond de nos consciences, de ces instants de revanche, qui ne laissaient pas prescrire les droits de l’âme humaine. Mais dans les intervalles, que s’était-il passé ? Quelles avaient été les besognes du cardinal ? Quelles avaient été ses angoisses ? Il nous semblait que ces lettres pastorales, que ces discours, étaient déjà, au sein même de l’oppression, des bulletins de sereine victoire ; mais nous ne savions rien de l’escrime qui les avait précédés et suivis.

Nos curiosités sont désormais satisfaites : une publication de M. Fernand Mayence, professeur à l’Université de Louvain, place sous nos regards la correspondance échangée entre le cardinal Mercier et le gouvernement allemand durant l’occupation [1]. Une trame d’indications historiques, sobres et substantielles, relie ces divers documents : au jour le jour, devant nous, le cardinal est aux prises avec l’Allemagne.


I. — PREMIERS CONTACTS AVEC L’ALLEMAGNE : L’ÉVOCATION DU CRIME

Au début de septembre 1914, von der Goltz s’installait à Bruxelles, comme premier gouverneur général. Un certain nombre de communes belges étaient veuves de leurs prêtres, de leurs instituteurs, déportés en Allemagne, sans raison, dans le terrible mois d’août ; et beaucoup de familles tremblaient que les jeunes gens qui allaient atteindre à l’âge de servir ne fussent emmenés à leur tour, et peut-être incorporés dans l’armée des bourreaux. Les pouvoirs publics légitimes, du haut des falaises de Sainte-Adresse, perpétuaient vis-à-vis de l’univers la personnalité d’une nation bâillonnée, et dont l’épée royale gardait héroïquement le dernier lambeau de terre. Mais ces communes lésées, ces familles angoissées, avaient besoin d’un interprète qui fût au milieu d’elles, et qui sût se faire craindre : le cardinal Mercier fut cet interprète. Dans la Belgique d’alors, il n’y avait plus de partis, il n’y avait qu’une souffrance, collective, unanime. Parce qu’archevêque, il se sentait le père de toute cette souffrance. Et parce qu’archevêque, aussi, il estimait qu’en se faisant l’avocat d’un peuple accablé, sa voix ne devait jamais se départir de cet accent de souveraineté que sur les lèvres de l’Eglise les faibles ont toujours aimé.

Le cardinal vit von der Goltz, réclama le rapatriement des déportés, le respect de la nationalité belge dans la personne des jeunes gens belges. Le lendemain, von der Goltz se rendait chez lui, déclarait qu’il travaillait au rapatriement et promettait, sans vouloir engager ses successeurs, que son administration ne toucherait pas aux jeunes gens. Puisse la vie normale, ajoutait-il, recommencer sans trop tarder !

Quelques jours plus tôt s’était déroulée la « tragédie d’Aerschott, » la féroce fusillade de cent quarante-neuf civils ; et von der Goltz soupirait vers la « vie normale. » Le cardinal, alors, évoqua ces atrocités, fit sentir qu’elles ne pouvaient être oubliées. Von der Goltz fut visiblement embarrassé. Venu pour répondre à une requête, il devait subir un réquisitoire. C’était le cardinal qui dirigeait l’entretien et qui contraignait l’Allemand d’écouter la protestation des morts. Son dialogue avec les autorités occupantes affectait, dès ce jour-là, l’allure qui toujours devait les tenir en échec. Souvent elles lui diront : Nous sommes chez vous, collaborons. Et régulièrement il objectera : A quel titre êtes-vous chez nous ? et une fois entrés, qu’y avez-vous fait ? Il ne se fût pas comporté en évêque, s’il eût permis à la pécheresse qu’était l’Allemagne de passer elle-même l’éponge sur ses propres crimes en disant allègrement : Reprenons la vie normale.

Le 8 décembre 1914, un pli lui parvenait, envoyé par le cardinal von Hartmann, archevêque de Cologne. Le prélat rhénan exprimait l’espoir, — qui jamais ne se vérifia, — que les prisonniers flamands recevraient bientôt des aumôniers de leur langue ; mais le but de son message était d’annoncer à l’archevêque de Malines le remplacement de von der Goltz par un « homme intelligent, circonspect, juste et bienveillant, » nommé von Bissing, qui « aurait à cœur de répondre aux désirs des évêques. » A cette assurance, le cardinal von Hartmann joignait la lettre qu’il venait de recevoir de von Bissing lui-même. Le nouveau gouverneur général y disait :


Dans une grande partie de la Belgique, le clergé catholique représente une force dont on ne peut méconnaître l’importance ; aussi ne voudrais-je pas manquer d’entrer en relations avec lui et avec ses chefs. J’espère persuader le cardinal de Malines que je suis décidé à tout faire pour donner satisfaction à l’Église catholique ; mais d’autre part je compte bien qu’il reconnaîtra le vif désir qui m’anime d’attacher une importance capitale, tout en sauvegardant, bien entendu, les intérêts militaires, au soulagement des misères que les circonstances actuelles ont créées en Belgique.


Le lendemain même, von Bissing en personne écrivait au cardinal que les prêtres déportés allaient être rapatriés. — Et les laïcs ? interrogeait immédiatement, dans une lettre rapide, le secrétaire de l’archevêché. Von Bissing ainsi sentit aussitôt, en réponse à ce qu’il considérait, lui, comme une faveur, que le cardinal ne se jugerait jamais satisfait par des mesures qui sépareraient l’Église belge de l’ensemble du peuple belge. L’Allemagne eût aimé pouvoir lui parler, uniquement, de l’organisme confessionnel dont il était le chef ; elle ignorait qu’en face d’elle, comme en face des barbares du Ve siècle, un évêque voulait et devait être le défenseur de tous.

Le 16 décembre, cardinal et gouverneur s’abordèrent : von Bissing assura qu’il allait réclamer la libération des laïcs ; il annonça qu’entre le métropolitain de Malines et ses suffragants, les communications désormais étaient libres. Le cardinal remercia ; mais de peur que von Bissing n’attachât à son merci la valeur d’une amnistie, il ajouta que les Belges n’oublieraient jamais les horreurs passées. Et non content de l’avoir dit, il tint à le redire, le 28 décembre, dans une exposition écrite de ses sentiments :


Mon estime pour la personne de Votre Excellence, ma reconnaissance pour le souci qu’Elle témoigne des intérêts religieux du pays sont profondément sincères. Mais M. le gouverneur général von Bissing représente chez nous une nation usurpatrice et ennemie, en face de laquelle nous affirmons notre droit à notre indépendance et au respect de notre nationalité. Au surplus, en ma qualité de représentant des intérêts moraux et religieux de la Belgique, je proteste contre les injustices et les violences dont mes compatriotes ont été les innocentes victimes.


La même enveloppe qui recouvrait cette lettre en renfermait une autre, destinée à l’archevêque de Cologne. Tout en se déclarant satisfait de son premier contact avec von Bissing, le cardinal proclamait avec l’accent d’un juge : « La bienveillance relative dont nous sommes aujourd’hui l’objet n’absout pas les crimes dont les Belges ont si atrocement souffert. » Le chancelier von Bethmann, retournant les rôles, venait d’affirmer, devant le Reichstag, que les Belges avaient eu, à l’endroit des Allemands, des « procédés jurant avec toutes les lois de la civilisation. » — « Mensonge monstrueux ! » signifiait l’archevêque de Malines à l’archevêque de Cologne ; et sans ambages, il établissait, avec des preuves, que ce qui avait juré avec toutes les lois de la civilisation, c’étaient les procédés des Allemands à l’endroit des Belges.

Au lieu d’expédier à Cologne cette lettre éloquente et gênante, von Bissing la mit dans son tiroir : il interceptait ainsi le commerce entre deux princes de l’Eglise, dont l’un était son compatriote. De son premier contact avec le cardinal Mercier, l’infortuné vainqueur gardait cette impression, que le souci même d’obtenir le redressement des injustices réparables n’étoufferait jamais, sur les lèvres de ce prêtre, les protestations contre ce qui demeurait inexpiable.


II. — LA PASTORALE : « PATRIOTISME ET ENDURANCE »
VON BISSING À L’ASSAUT DES CHAIRES

Il apprit soudainement, au 1er janvier 1915, que toutes les chaires du diocèse répercutaient les protestations cardinalices. Une lettre pastorale venait de paraître, qui s’intitulait : Patriotisme et endurance : les curés avaient ordre de « la lire intégralement aux fidèles, sans omissions ni coupures, quel que fût le pouvoir qui interviendrait pour donner des ordres contraires. » Trois officiers, le 2 janvier, survinrent au palais archiépiscopal : von Bissing les chargeait de représenter à Son Eminence que la pastorale excitait les populations. — Elles souffrent, expliqua le cardinal ; je leur ai dit que je souffre avec elles. — Von Bissing jugeait spécialement inacceptable qu’un archevêque enseignât aux Belges que le pouvoir envahisseur n’était pas une autorité légitime et que dès lors, « dans l’intime de leur âme, ils ne lui devaient ni estime, ni attachement, ni obéissance. » — Mais assurément, insista le cardinal, le pouvoir occupant n’est pas l’autorité légitime. A ce pouvoir, on ne doit que le respect et l’abstention de tout acte d’hostilité ; rien de plus, et j’ai toujours prêché cette abstention. — Von Bissing faisait exprimer sa surprise que l’auteur de la pastorale eût jugé nécessaire de rappeler aux fidèles certains « faits anciens, » les faits du mois d’août. — Leurs souffrances, reprit le cardinal, sont le résultat de ces faits ; comment affecterais-je de les ignorer ? — Von Bissing faisait connaître son mécontentement que l’écrit cardinalice n’eût pas été soumis à la censure. — La réponse fut : « C’est un règlement que j’ignorais. »

Les trois officiers rentrèrent à Bruxelles. Le soir même, un télégramme prohibait au prélat le voyage d’Anvers, projeté pour le lendemain ; et des émissaires allemands, s’éparpillant dans le diocèse, troublaient d’un bruit provocateur le repos nocturne des villages et des presbytères, pour y saisir la pastorale, et pour édicter qu’elle ne serait pas lue.

Il n’était que sept heures du matin, le 4 janvier, lorsque l’adjudant von Strempel sonnait chez le cardinal, porteur d’un message de von Bissing. Le gouverneur général notifiait qu’il se refusait à transmettre à l’archevêque de Cologne une lettre « blessante pour l’Allemagne, » qu’il retirait au cardinal ses facilités de circulation, et qu’il lui demandait d’interdire à son clergé la lecture et la diffusion de la pastorale. En outre, il exigeait de savoir par quelles voies l’autorité archiépiscopale de Malines correspondait avec Albert Ier et George V, et pourquoi cette autorité, d’accord avec l’Angleterre, ordonnait des jours de pénitence. La consigne de l’adjudant était de rester à l’archevêché jusqu’à ce que fût rédigée la réponse. — Je lis mal ces caractères gothiques, lui dit le cardinal en lui rendant la lettre de von Bissing. — L’adjudant, très empressé, la transcrivit en caractères latins. Repassez dans la soirée, pria le cardinal. — J’ai ordre de rester là. — Je vous donne ma parole d’honneur que je ne sortirai pas de mon archevêché : me prenez-vous pour un brigand ? — J’attendrai, je ne suis pas pressé.

Onze heures sonnaient, déjà, à l’horloge de Saint-Rombaut : von Strempel, depuis quatre heures, se cramponnait à son siège, avec l’espoir qu’une fois séquestrée, la liberté du prélat fléchirait plus complaisamment. Voici une lettre-, fit le cardinal : il y priait von Bissing qu’on le laissât en paix jusqu’au soir, six heures : la réponse alors serait prête. L’adjudant, par téléphone, prit les ordres de Bruxelles ; les ordres furent : Attendez la réponse, à Malines même. Autour du cardinal, les conseillers s’agitaient ; certains craignaient pour lui la prison, l’exil ; des avis divergents s’esquissaient. Il émigra vers un autre conseiller, dans sa chapelle ; il se recueillit longuement, et puis rédigea sa réponse.

On ne voulait plus qu’il sortit de son diocèse : il n’en sortirait plus. On prétendait qu’il avait poussé à la révolte ; c’était le contraire, il avait dit à ses ouailles : « Vous devez, dans vos actes extérieurs, respecter les règlements du pouvoir occupant, sous la seule réserve de votre conscience chrétienne et de votre dignité patriotique. » La révolte, n’était-ce pas plutôt le pouvoir occupant qui risquait de la soulever par ses irruptions nocturnes dans les presbytères ? Le cardinal pressait von Bissing ; d’interpellé, il se faisait interpellateur : — Voulez-vous m’empêcher d’agir par la voie de la persuasion, et agir vous-même par la voie de l’intimidation ? Alors, « je ne puis plus répondre, avec assez d’assurance, de l’ordre général, et, dans ce cas, je n’insisterais pas pour astreindre mon clergé à reprendre, malgré votre interdiction, la lecture de ma pastorale, et à la répandre dans les foyers. » — Quant à l’indiscrète question sur ses relations avec son roi ou les souverains étrangers, il la repoussait d’un mot : « Ce sont là des actes de ma vie privée. »

Chaque fois que le clergé belge sera accusé de troubler l’ordre public en fortifiant le patriotisme des fidèles, son primat maintiendra que le moyen de les aider à supporter leurs souffrances sans révolte est de montrer qu’on les comprend. Mais cette nuance échappera toujours à von Bissing : dans les satisfactions données par la prédication chrétienne aux tressaillements du for intérieur, il ne cessera jamais de voir des menaces pour l’ordre extérieur.

Une fois en possession de la réponse cardinalice, il la tortura, la déforma. Le 7 janvier, dans une circulaire, il essaya d’insinuer aux prêtres que leur chef spirituel l’avait laissé libre, lui pouvoir occupant, d’apprécier si la pastorale pouvait exciter les esprits, et qu’en cas d’ « appréhensions » de sa part, l’auteur de la pastorale n’insistait pas pour la diffusion. Les prêtres flairèrent l’astuce allemande : Mgr Evrard, doyen de Sainte-Gudule, vint s’éclairer à Malines. Le cardinal lui dicta :


Ni verbalement ni par écrit, je n’ai rien retiré et ne retire rien de mes instructions antérieures, et je proteste contre la violence qui est faite à la liberté de mon ministère pastoral. On a tout fait pour me faire signer des atténuations à ma lettre ; je n’ai pas signé. Maintenant, on cherche à séparer mon clergé de moi en l’empêchant de lire. J’ai fait mon devoir ; mon clergé doit savoir s’il va faire le sien.


Le dimanche 10 janvier, tout le clergé fit son devoir : la pastorale fut lue. Le cardinal demeurait invaincu, avec ses prêtres derrière lui. Trois fois de suite, en janvier et février 1915, il remémorait à von Bissing les forfaits du premier mois de guerre, en demandant que la question des prêtres belges fusillés fût soumise à une commission moitié belge, moitié allemande, présidée par un neutre. Von Bissing s’esquivait, et croyait peut-être faire preuve d’esprit de finesse en réclamant du cardinal que les documents relatifs à des religieuses outragées par les soldats allemands fussent remis à l’autorité allemande, et que l’archevêché de Malines aidât à faire la lumière. Von Bissing faisait bon marché de la pudeur des religieuses : le cardinal fit effort pour qu’il le comprît. Mais évidemment von Bissing comprit mal, car il répliqua : « Nous éprouvons les mêmes sentiments de pudeur, moi et tous ceux qui ont à cœur l’honneur et le bon renom des soldats allemands. »

Von Bissing, ensuite, eut la prétention de faire signer à tous les prêtres un papier par lequel ils s’engageraient à « ne rien entreprendre qui pût nuire à l’administration allemande. » Le paiement des traitements était subordonné à cette signature. Von Bissing les assimilait ainsi aux fonctionnaires, et déjà un évêque et ses chanoines avaient, disait-il, accepté l’assimilation. Halte-là ! intervint, le 27 janvier 1915, le cardinal Mercier : les prêtres ne sont pas des fonctionnaires ; leur traitement n’est qu’une indemnité pour l’ancienne sécularisation des biens ecclésiastiques. C’était la théorie épiscopale classique : là encore, le cardinal n’avait qu’à parler en évêque, pour repousser von Bissing.


Les évêques belges, continuait-il, n’ont nullement l’intention de porter atteinte à l’ordre public, et si jamais un membre du clergé était, à cet égard, oublieux de ses devoirs, ou si les autorités allemandes estimaient qu’il l’est, nous ne demandons qu’une chose, c’est que le cas soit déféré à l’évêque du diocèse auquel ce membre du clergé se trouverait appartenir.


Von Bissing n’insista plus pour obtenir les signatures des prêtres : le 17 février, il admit expressément que la déclaration du primat de Malines « liait l’ensemble du clergé belge. » La velléité de traiter les prêtres en fonctionnaires du pouvoir occupant expirait en une reconnaissance explicite du lien qui les unissait à leur métropolitain, et à lui seul.


III. — DEUX VISITES DES ÉMISSAIRES DE VON BISSING :
LE DROIT DU PRÊTRE A PRÊCHER LE PATRIOTISME

Le commerce épistolaire tournait mal pour von Bissing : il paradait, puis s’enferrait. Au printemps de 1915, il essaya d’une autre méthode. Mgr Mittendorf, aumônier en chef des armées allemandes de l’Ouest, se fit annoncer à l’archevêché. L’habit ne fait pas le prêtre : sur l’habit, il y avait des galons, dont cet aumônier était l’esclave. Mgr Mittendorf avait une consigne : il tira de sa poche un papier signé von Bissing, et ponctuellement il le lut, à haute voix. Le cardinal voulait le relire, le garder ; mais von Bissing avait défendu que cette note écrite lui fût laissée, ni même mise sous ses yeux. Singulière note écrite, que le destinataire ne devait connaître que sous la forme d’une note orale ! Von Bissing y demandait si véritablement le cardinal avait écrit à l’archevêque de Paris sans passer par la censure allemande ; et il prévenait que, « par amour pour la paix, par déférence pour le Saint-Siège et pour la pourpre, » on ne punirait pas le délinquant, mais qu’au besoin on déférerait le cas au Saint-Siège.

Un prêtre acceptait cette commission vis-à-vis d’un cardinal. « Vous devriez, Monseigneur, lui dit fermement celui-ci, renseigner M. le gouverneur général sur le mouvement d’une administration diocésaine. » Et l’aumônier Mittendorf réapprit ce qu’est un homme d’Eglise, en écoutant le cardinal revendiquer son droit, comme chef de diocèse, d’écrire librement au Saint-Siège, aux cardinaux. Craignait-on, d’aventure, que d’autres Belges, pour se dérober aux exigences de la censure, ne se prévalussent des immunités spéciales dues à l’office d’archevêque ? Mgr Mercier rassurait finement à ce sujet Mgr Mittendorf :


Les Belges ont du bon sens. Vous autres Allemands, après plusieurs mois d’occupation, vous n’êtes pas encore parvenus à comprendre les Belges. Chez vous, un général commande, et tous les cerveaux obéissent mécaniquement. Ici, le bon sens, le souci d’intérêts supérieurs, interprètent les ordres et dictent les attitudes. Les règlements extérieurs sont pour tout le monde ! sans doute, et c’est en ce sens que je les ai moi-même reconnus. Mais tout le monde les applique en sauvegardant le respect des situations diverses et les obligations qu’elles entraînent.

L’aumônier n’avait qu’à prendre congé, et l’histoire ne dit pas si, en rapportant très respectueusement à von Bissing la note « qui ne devait pas être laissée, » il osa lui rapporter cette leçon. Il y avait évidemment, — cette démarche même le prouvait, — quelque difficulté, pour certains prêtres allemands, à comprendre les susceptibilités belges. Et le cardinal songeait chaque jour à ces prisonniers belges qui là-bas, au fond de l’Allemagne, n’avaient pas d’aumôniers belges, à ces prêtres belges enfermés à la prison de Bruxelles, pour lesquels von Bissingse réputait fort bienveillant en leur accordant, avec le droit longtemps refusé de dire la messe, la faculté de prendre contact avec un confesseur allemand. Au nom de ces consciences tyrannisées, le cardinal protestait, dans une lettre du 14 mai 1915 :


La confession catholique porte sur les choses les plus intimes de l’âme ; et l’aveu, déjà humiliant par lui-même, qu’elle exige, les autorités militaires veulent qu’il soit livré à un homme qui, bon gré mal gré, rappelle au pénitent le pouvoir oppresseur, l’auteur responsable de sa captivité.

Est-ce humain, est-ce chrétien ?

Qu’a donc fait à l’Allemagne cette pauvre Belgique, pour être ainsi torturée ?


La réponse de von Bissing fut un lourd accès de colère : d’une plume qui grinçait, il déclara que de telles expressions étaient « blessantes » et qu’il se verrait forcé de ne plus avoir de rapports écrits avec son Eminence, si elle manquait ainsi d’égards. — On ne m’avait jamais accusé de manquer d’égards dans les discussions, lui écrivit paisiblement le cardinal.

Mgr Millendorf, en avril, avait mal réussi comme ambassadeur : lorsque, en septembre 1915, l’Appel à la prière, adressé parle cardinal aux prêtres et aux fidèles, fit l’effet à von Bissing d’un document séditieux, le gouverneur général se mit en quête d’un autre truchement. Il chargea le baron von der Lancken, chef du département politique, ancien conseiller d’ambassade à Paris, de libeller une série d’observations, et d’aller les porter aux oreilles de Mgr Mercier, sans les lui mettre sous les yeux. Le 8 octobre, von der Lancken lut au cardinal quatre ou cinq pages grand format, les remit dans sa poche, et attendit que l’accusé parlât.

Vous me traitez d’excitateur politique, lui dit en substance celui-ci. Tire-t-on sur vous ? Le pays n’est-il pas resté calme ?

Entamant le procès même de cette race germanique qui prétendait lui donner des juges, le cardinal continuait en propres termes :


« Les Allemands ont leurs qualités, assurément ; mais ils manquent de psychologie. Vous croyez que l’on gouverne le monde avec des formules abstraites. Vous vous figurez que le mode de domination qui a pu vous réussir en Allemagne doit vous réussir ici. Vous vous trompez du tout au tout. J’ai passé ma vie dans l’enseignement ; j’y ai appris que pour faire l’éducation d’un jeune homme, il faut le connaître avant de lui appliquer des formules. Légiférer et appliquer la législation, c’est deux. Vous paraissez ignorer ces vérités élémentaires.


Von der Lancken, silencieux, enregistrait ce jugement sur l’Allemagne. Le gouverneur est bienveillant, avait-il dit dans sa note ; pourquoi ne collaborez-vous pas avec lui ! Le cardinal, très maitre de lui, très méthodique, abordait cette seconde question :


Il y a, entre M. le gouverneur général et nous, une équivoque fondamentale. Il voudrait nous voir soumis, et nous avons la prétention de rester intérieurement, de cœur et d’âme, insoumis. Nous respectons extérieurement vos règlements, dans la mesure où ils sont nécessaires à l’ordre public, mais notre obéissance va ailleurs.


L’envoyé de von Bissing dut écouter et supporter, sur les lèvres du prélat, l’éloge de ce « patriotisme militaire » qui poussait les jeunes Belges à fuir pour s’enrôler au service de leur patrie. — Pourquoi les traitez-vous en criminels ? interrogeait Mgr Mercier. Pourquoi frappez-vous le prêtre coupable de ne pas refuser une aide fraternelle à un Belge qui expose sa liberté et sa vie pour aller rejoindre notre armée ? Et puis, brusquement :


Voulez-vous que je vous fasse une confidence ?... Il s’agit d’un personnage, et pas des moindres, de votre entourage. A un prêtre qui s’étonnait de la fréquence des arrestations de prêtres et de religieux, cet homme politique répondit : on se venge sur eux de l’attitude du cardinal. Est-ce de la bienveillance, cela, est-ce de la justice ?


La note de von der Lancken avait fait allusion aux requêtes fréquentes que l’archevêque de Malines adressait à von Bissing. De ce chef, répondit tranquillement son interlocuteur, je ne vous dois aucune reconnaissance ; et il lui rappela les nombreuses requêtes repoussées. Mais, parmi tous les griefs qu’avait étalés von der Lancken, le plus grave à ses yeux, quoique le plus puéril, était une prétendue coïncidence entre l’Appel à la prière et un léger mouvement de recul des troupes allemandes. Le cardinal demanda en souriant : Ai-je pu prévoir le 12 septembre, en rédigeant cet Appel, que le 24, vos troupes reculeraient ? « Je suis un évêque, je ne suis qu’un évêque ; je ne suis pas dans les secrets de notre Etat-major. »

Deux heures d’horloge, l’entretien dura, et von der Lancken dut emporter ce dernier mot : « Si, par résistance, vous entendez l’appel à la prière pour le triomphe des intérêts sacrés de notre patriotisme, je continuerai à vous résister, sans fléchir. » Mais von der Lancken désirait emporter autre chose ; il eût voulu que le cardinal acceptât un cadeau de l’Allemagne. De même que parfois une lettre n’est écrite que pour un post-scriptum, de même tout ce déploiement de griefs emphatiques n’avait peut-être été concerté que pour préparer les voies à une proposition qui voulait être gracieuse. Von der Lancken avait pris congé ; il était sur le pas de la porte. Et subitement, faisant halte, il parla d’un ministre allemand qui, de passage à Malines, avait remarqué, dans le mur latéral de la cathédrale, un trou béant. L’Allemagne était toute prête à donner un peu d’argent pour aider à « cacher » ce trou, pour aider, — von der Lancken se reprenait, — à le « réparer, » et l’Allemagne ne comprenait pas que le conseil de fabrique refusât le subside. Ce malencontreux verbe : « cacher, » avait ingénument laissé voir que l’Allemagne, sous couleur de générosité, visait uniquement à rendre invisible une trace de sa barbarie. Lorsque dans la cathédrale, le cardinal ne parlait pas, ce trou béant parlait... Von der Lancken eût tant voulu les faire taire l’un et l’autre ! Le cardinal répondit qu’il y avait des dommages plus urgents à réparer, des églises rurales en ruines, et que personne dans le conseil de fabrique n’accepterait cet argent de l’Allemagne : « Nous Belges, termina-t-il, nous sommes chatouilleux ; nous revendiquons nos droits, mais nous n’aimons pas les faveurs. » Von der Lancken sortit, et put, en repassant devant la brèche de la cathédrale, méditer sur la singularité de ces vaincus, mauvaises têtes que rien n’apprivoisait.

Von Bissing apprit, au retour de son émissaire, que la prédication continuerait de servir d’organe aux douleurs patriotiques des fidèles. Ses espions, apostés au pied des chaires, relevaient d’incessants délits ; et leurs oreilles, souvent, commettaient des contresens. Le cardinal, tour à tour, réfutait toutes ces délations. Et puis, à la mi-décembre, interpellant von Bissing sur les douze mois écoulés, il lui disait : Aucun de vos pronostics sinistres s’est-il réalisé ? Y a-t-il un seul Belge qui ait porté un mauvais coup à un soldat allemand ? « Le clergé belge n’est pas étranger à cette noble et calme attitude. »

Von Bissing répondait qu’il demeurait inquiet, et qu’il ne voulait pas de prêches provocateurs. Au surplus, faisant des compliments à sa façon lorsque le cardinal lui en paraissait digne, il lui notifiait après lecture de sa pastorale sur la Toussaint, que « cette nouvelle manifestation se distinguait avantageusement des précédentes. » Elle n’avait pas été soumise à la censure : le von Bissing du mois de décembre, en s’abstenant d’insister pour cette procédure, se « distinguait avantageusement » du von Bissing du début de l’année.


IV. — COMMENT VON BISSING REFUSA QU’ENTRE LE CARDINAL ET LUI L’ALLEMAGNE CATHOLIQUE FUT JUGE

C’était un progrès qui ne devait pas durer. La presse allemande, en février 1916, s’inquiéta d’un bref voyage que faisait à Rome le cardinal Mercier, à la faveur d’un sauf-conduit qu’avait obtenu pour lui Benoit XV. Elle surveillait ses démarches, les dénaturait. L’accueil triomphal dont en Italie, en Suisse, sa personne et sa cause étaient l’objet, devenait um malaise pour Berlin. Il fallait qu’à son retour cet archevêque expiât : pour aviser, von Bissing était là. Le cardinal, rentrant, sentait les nuages s’accumuler sur sa tête ; mais il envisageait le devoir, non le péril. Le devoir, c’était de raffermir parmi les Belges ce patriotisme et cette endurance que depuis 1914 il prêchait, en leur faisant connaître ce qu’au dehors on pensait d’eux. Et dans toutes les chaires, le 12 mars 1916, une grande espérance souffla : les nouvelles déprimantes sous lesquelles les feuilles allemandes de Belgique s’essayaient à courber les courages furent balayées en un clin d’œil par la lettre pastorale qui parlait de Rome, de l’Europe, de l’Amérique, de Dieu. L’Allemagne avait fait de la Belgique une geôle, où rien qu’elle n’eût filtré ne pénétrait : le cardinal, en revenant s’y incarcérer, faisait entrer, derrière lui, les échos du vaste monde. Il les laissait faire leur œuvre : en retraite près de Louvain, dans une abbaye bénédictine, l’auteur de ce magnifique Sursum corda s’isolait et priait.

Il se dérangea de ses prières, le 15 mars, pour s’offrir comme prisonnier. Von Bissing, ayant fait arrêter l’imprimeur de la lettre : A notre retour de Rome, et quatre typographes, reçut le message suivant :


L’impression de la lettre pastorale est mon œuvre, avant d’être celle de l’imprimeur et de ses ouvriers.

Si l’on objectait à Votre Excellence, ou si votre Excellence s’objectait à elle-même, qu’Elle n’a pas qualité pour juger et frapper un évêque et un prince de l’Église agissant dans l’exercice de son ministère pastoral, je prendrais la liberté de lui faire remarquer que, dans le cas présent, ce n’est ni l’évêque ni le membre du Sacré Collège qu’Elle aurait à frapper, mais un particulier qui, spontanément, se substituerait à d’honnêtes et fidèles pères de famille que la loyauté et l’affection lui commandent de couvrir de sa responsabilité.


Un conflit public entre la justice allemande et le cardinal Mercier n’avait rien de tentant pour von Bissing : depuis l’affaire de miss Cavell, les seuls procès qu’aimât l’Allemagne étaient ceux qui semaient la terreur aux alentours sans faire du bruit au loin. Le cardinal eût été un trop redoutable inculpé : l’Allemagne, généralement dédaigneuse des puissances morales, le craignait, lui, à l’égal d’une grande force matérielle. Elle jugea plus prudent de se venger sur l’imprimeur, qu’elle déporta. Mais la lettre subsistait, circulait, mettait de la lumière dans les regards et de l’élan dans les cœurs : von Bissing se fit publiciste, pour y répondre, et toute la presse censurée de Belgique eut ordre de reproduire le réquisitoire de M. le gouverneur.

Dans la pastorale, le cardinal avait affirmé :


La conviction, naturelle et surnaturelle, de notre victoire finale, est, plus profondément que jamais, ancrée en mon âme. Si d’ailleurs elle avait pu être ébranlée, les assurances que m’ont fait partager plusieurs observateurs désintéressés et attentifs de la situation générale, appartenant notamment aux deux Amériques, l’eussent solidement raffermie. Nous l’emporterons, n’en doutez pas, mais nous ne sommes pas au bout de nos souffrances.


« Espoirs non fondés, » ricanait von Bissing ; « déclarations imprécises émanant de personnalités qui sont absolument étrangères aux événements et qu’il est impossible de considérer comme compétentes. »

Le cardinal, pour maintenir dans ses ouailles la confiance en Dieu, leur avait dit :


Imaginez une nation belligérante, sûre de ses corps d’armée, de ses munitions, de son commandement, en passe de remporter un triomphe : que Dieu laisse se propager dans ses rangs les germes d’une épidémie, et voilà ruinées, sur l’heure, les prévisions les plus optimistes !


« Argumentation arbitraire, » grondait von Bissing. Mais il taisait, sans doute, sa plus grande contrariété, la publication, dans la lettre pastorale, de ces mots qu’avait inscrits Benoît XV au bas de l’un de ses portraits : « Nous sommes toujours avec le cardinal Mercier, et nous prenons part à ses douleurs et à ses angoisses, puisque sa cause est aussi notre cause. » Von Bissing, ici, faisait contre mauvaise fortune bon cœur : « Je n’empêcherai jamais Votre Eminence, déclarait-il, de transmettre aux fidèles les communications que le Saint-Père désirerait leur faire connaître par son intermédiaire. »

Il semblait bien décidé à ne laisser au cardinal aucune autre liberté. Il renonçait à conférer avec lui sur les écarts de prédication imputés à ses prêtres : « Votre Eminence elle-même, clamait-il, a donné l’exemple de l’insubordination : il s’en suit que son influence est maintenant sans poids. » Quant à discuter sur le sens de la pastorale, il s’y refusait, et signifiait qu’à l’avenir il ne tolérerait plus de la part du prélat aucune propagande politique.

La publicité de ce factum informa tous les Belges que von Bissing ne voulait plus causer avec leur primat. Des caricaturistes furent mobilisés : un d’eux représentait le cardinal sous les traits d’un perroquet, et von Bissing debout, à côté de lui, le doigt levé, lui imposant silence. Le, cardinal laissa passer cinq semaines, et le 26 avril 1916 il écrivit au gouverneur :


Ma réponse au réquisitoire est rédigée ; je la tiens à la disposition de Votre Excellence, vivement désireux de la lui envoyer.

Mais spontanément, je ne sais pas me décider à lui faire cet envoi. Je me demande, en effet, dans quel but utile je le ferais.

Serait-ce pour convaincre Votre Excellence ?

Mais Elle m’a prévenu que toutes mes explications seraient non avenues. Elle a jugé que toute discussion serait stérile.

Serait-ce pour éclairer le public belge ?

Je ne le pourrais pas, je crains, sans exposer mon imprimeur à un an d’emprisonnement.

Serait-ce pour ma justification personnelle, que je devrais envoyer ma réponse à Votre Excellence ?

Mais ma conscience ne me reproche pas d’avoir en rien transgressé les limites que me tracent mes prérogatives épiscopales. Au surplus, dans l’accomplissement de ma charge de pasteur, c’est de la juridiction du Saint-Siège que je relève, et ma dernière pastorale a suffisamment dit quel accueil a daigné me faire le Souverain Pontife.

Néanmoins je voudrais, Excellence, pouvoir vous envoyer mon mémoire, parce qu’il y a une fraction du public à l’estime et à l’affection de laquelle je tiens et avec laquelle vous seul pouvez me mettre en communication : je veux parler de mes frères, les fidèles, le clergé, les évêques catholiques d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie.

Ah ! si je pouvais espérer que, en loyal soldat et en juge équitable, vous consentiriez à leur transmettre ma pastorale, votre réquisitoire et mon mémoire justificatif, avec quelle joie je vous ferais parvenir, par retour du courrier, cette dernière pièce du dossier !

Non seulement je me féliciterais de savoir mon honneur protégé ; mais surtout je verrais, dans cette communication à des frères que je crois de bonne foi mais dans l’erreur, un moyen lointain de préparer, pour l’ère où la paix sera proclamée, un rapprochement, dans la charité catholique, d’âmes qui souffrent de se sentir si violemment éloignées les unes des autres.


D’une part, une philippique qui brandissait des menaces aussitôt émoussées, et qui dénotait, chez l’occupant, autant de faiblesse que de brutalité ; d’autre part, sous la plume cardinalice, un appel très digne, très serein, à cette notion de fraternité qui domine l’Eglise universelle, et à la puissance de l’intégrale vérité sur des consciences chrétiennes, fussent-elles allemandes. Mais aux suggestions émouvantes du cardinal Mercier, von Bissing répondit non : l’Allemagne officielle ne voulait pas que l’Allemagne catholique fût éclairée.


V. — DÉBATS AVEC VON BISSING SUR LES DROITS DU POUVOIR OCCUPANT.

L’incident fut clos ; et von Bissing, malgré l’intention qu’il avait manifestée de ne plus entretenir le cardinal des délits ecclésiastiques, reprit bientôt la conversation. Il croyait avoir découvert, dans la convention de la Haye, un argument nouveau. Cette convention stipulait, en son article 43, que le pouvoir occupant devait « assurer, autant que possible, l’ordre public et la vie publique. » Von Bissing estimait que les prêtres, en développant dans le peuple belge des sentiments patriotiques, méconnaissaient la situation juridique des populations occupées, telle que la précisait cet article. — Mais non, lui répondait le cardinal : « la patrie belge n’a pas cessé d’être, de droit, une nation autonome, souveraine ; le respect et l’amour du sol et des libertés belges sont donc pour nous un honneur et un devoir. Apprécier cet honneur, prêcher ce devoir, fait partie de la mission sociale du clergé. » Au reste, le cardinal lisait l’article 43 ; il y constatait que le pouvoir occupant devait, « sauf empêchement absolu, respecter les lois en vigueur dans le pays. » Mais alors, pourquoi von Bissing poursuivait-il les délits de prédication, au lieu de « déférer au tribunal ecclésiastique les cas litigieux, par application de la constitution belge ? » Et le cardinal réclamait de lui « une large bienveillance, un esprit de réparation, une volonté efficace de réduire au minimum, pour les Belges, les conséquences fâcheuses d’une occupation viciée dans ses origines. » Voilà deux ans que cette occupation durait ; mais le cardinal, même dans une requête et surtout dans une requête, tenait à ne point passer sous silence le vice originel qui la tarait.

Von Bissing, longuement, ergota de nouveau sur l’état d’occupation : alors le cardinal, arborant cette convention même de La Haye dans laquelle le gouverneur s’embourbait, lui stipulait hautement, dans une lettre du 12 juillet 1916 :


Votre conscience est liée par rengagement qu’a pris votre Empire à La Haye, de ne pas mésuser du pouvoir occupant s’il en devenait un jour le détenteur. Nous sommes impuissants à contenir la force de votre bras militaire ; mais nous avons le droit et le devoir de libérer notre conscience, en vous rappelant que vous rendrez compte un jour, devant le tribunal international de La Haye et devant l’histoire, de l’usage ou de l’abus que vous aurez fait de l’arme du pouvoir.


La voix de la conscience humaine faisait à la conscience allemande la leçon ; et le cardinal prenait l’offensive contre le maître de cette conscience, contre l’homme qui « avait perverti la pensée philosophique de l’Allemagne, » Kant.


Il a voulu soustraire le droit à la morale : d’où l’identification du droit à un pouvoir qui se trouve alors réduit à une simple faculté de contrainte ; mais la conscience de l’humanité proteste contre cette identification arbitraire qui justifie le despotisme. Je crains bien que Votre Excellence ne se laisse dominer, à son insu, par cette fausse conception juridique.


L’Allemagne de 1914, s’ébranlant pour l’oppression du monde, avait affecté de se présenter comme la messagère d’une Kultur, et de s’abriter derrière elle pour s’absoudre de ses iniquités. Mais au cours du précédent quart de siècle, les étudiants de Louvain avaient souvent ouï parler de ce qu’il y avait de périlleux, pour la moralité humaine, dans la conception fondamentale du kantisme[2] : ce professeur prophète s’appelait Mgr Mercier. Justifié par les événements, il avait le droit, en 1916, de toiser la Kultur. Von Bissing voulut qu’elle eût un défenseur ; elle faisait partie, pour lui, du bagage des armées. Mais comme il n’osait pas, apparemment, demander à l’un des quatre-vingt-treize intellectuels qui au début de la guerre avaient glorifié le crime, d’affronter le regard du cardinal Mercier, von Bissing, cherchant pour Kant un avocat moins compromis, allait mettre quelque temps à le trouver.

Cependant s’approchait le 21 juillet, jour de la fête nationale : les Belges avaient reçu défense de la célébrer. Le verbe consolateur du cardinal retentit ce jour-là, dans Sainte-Gudule, pour y développer des vérités éternelles, qu’aucun homme de bien, aucun peuple voulant le bien, n’avait le droit de réputer injurieuses : la punition. finale du crime, le triomphe final de la justice. Était-ce sa faute, à lui, ou celle de l’Allemagne, si ces vérités prenaient l’aspect d’un verdict ? « Quelles que soient nos douleurs, proclamait-il dès le début, nous ne voulons point de haine à ceux qui nous les infligent. » Les espions de von Bissing eussent dû sortir tout de suite après cette phrase, pour rassurer le gouverneur. Mais ils restèrent et furent choqués. L’orateur rappelait que d’après saint Thomas la « vindicte publique » était une vertu, et que « les consciences étaient soulevées, inquiètes, à la torture, tant que le coupable n’était pas, selon l’expression si saine et si forte du langage spontané, remisa sa place. » La vision de l’Allemagne un jour « remise à sa place », et puis traînée devant l’opinion justicière de l’humanité, s’éveillait spontanément dans les imaginations attentives : le cardinal parlait théologie ; mais sa théologie suscitait au for intime des âmes l’espérance libératrice. Le discours finissait par l’évocation de la future année 1930, où la Belgique fêterait son centenaire, et où les sombres années que l’on traversait « apparaîtraient comme les plus majestueuses, les plus lumineuses de l’histoire nationale. »

Les espions de von Bissing sentaient l’auditoire frémir. Ils dénonçaient à leur maître neuf propositions délictueuses. Les soudards de von Bissing, aux aguets près de la voiture cardinalice, chargeaient la foule qui s’empressait, et blessaient plusieurs personnes. Von Bissing demanda des explications au cardinal et une amende à Bruxelles. Le cardinal répondit : « J’ai parlé en évêque, et je n’ai prononcé que des paroles de charité et de réconfort. » Et parmi les patriotes de Bruxelles, beaucoup pensèrent que les raisons d’espérer qu’il leur avait apportées valaient bien le million de marks que von Bissing exigeait.


VI. — LE PROCÈS D’EMMANUEL KANT. — DIALOGUES PHILOSOPHIQUES AVEC VON DER LANCKEN

A la fin de juillet 4916, Emmanuel Kant possédait enfin son avocat d’office, dans la personne de von der Lancken ; et la correspondance du cardinal avec le gouvernement allemand, dix semaines durant, se déroula comme un dialogue de philosophie. Von der Lancken, l’année d’avant, n’avait été qu’un commissionnaire. Une fois la bride sur le cou, il se révélait comme un esprit délié, enclin vers les coquetteries intellectuelles, et notoirement désireux que le cardinal cessât de le confondre avec un militaire allemand.

Était-il admissible qu’il y eût pour les Belges, à côté du pouvoir occupant, pouvoir de fait, un pouvoir de droit, que le cardinal appelait l’autorité légitime ? Von der Lancken le niait. Il alléguait que l’occupation constituait un « état juridique, » et qu’en maintenant sur un autre plan l’existence d’une « autorité légitime, » Son Eminence, tombant dans la faute qu’Elle reprochait à Kant, séparait la morale du droit. Cette flèche ainsi lancée, son plaidoyer pour Kant s’ébauchait :


Je ne me sens pas appelé, disait-il, à entamer une discussion scientifique, avec un philosophe de grande réputation. Je tiens cependant à remarquer que Votre Éminence est injuste vis-à-vis de Kant lorsqu’Elle déclare qu’il a troublé dans l’esprit du peuple allemand le sentiment du droit. Son principal précepte moral était celui-ci : Agis en sorte que la maxime de ta volonté puisse servir en même temps de principe de législation générale. C’est là qu’il faut chercher la conception allemande du devoir, du droit et de la liberté, indépendamment de toute théorie de la connaissance.


Von der Lancken, en définitive, présentait un autre aspect de la pensée kantienne, mais ne disculpait nullement Kant d’avoir isolé la morale du droit. C’est de quoi, tout de suite, le cardinal Mercier prit acte : « Vous vous séparez de la théorie séparatiste de Kant, écrivait-il au diplomate philosophe : vous me donnez implicitement raison de l’avoir dénoncée. » Et sous la plume du cardinal le procès de cette théorie se déroulait à nouveau : « La séparation violente pratiquée par Kant entre le droit et la morale, entre la science et la métaphysique, a disloqué l’unité de notre homme intérieur, ébranlé la stabilité de la conscience morale. » L’Allemagne contemporaine, voilà le résultat. En diagnosticien, le cardinal se penchait sur ce colosse intellectuellement gangrené :


Comment expliquer, insistait-il, ce spectacle déconcertant d’un grand et beau peuple qui, oublieux de ses programmes, de ses aspirations de parti, de ses convictions même les plus profondes de foi chrétienne et catholique, assiste sans révolte, que dis-je ? avec un soubresaut d’allégresse, à l’annonce d’un attentat public, inique, sacrilège, qu’un puissant Empire déclare vouloir commettre, dans la pleine conscience de son acte, sur un État ami, innocent, désaimé ? Je ne vois qu’une solution à cette énigme. Une ambiance intellectuelle s’est créée, en Allemagne, rangeant les relations juridiques à part de la morale : Kant, Hegel, Nietzsche l’ont fait pénétrer dans les différentes couches de la société ; dans cette ambiance, une conception militariste s’est formée, a grandi, s’est fortifiée, d’après laquelle la nation a un droit à la vie et à son développement indéfini, sans être responsable de ses gestes devant le tribunal moral de la conscience qui juge nos actions ordinaires : insensiblement, la force armée a cessé d’apparaître ce qu’elle est réellement, l’auxiliaire et la sauvegarde d’un droit basé sur le devoir moral : elle est devenue, devant l’opinion publique, un but, portant en lui-même sa valeur absolue, placé en dehors et au-dessus de la moralité courante, justifiant à la fois tous les sacrifices et tous les attentats utiles.


Pareil à ces femmes qui, traquées dans leurs caprices par quelque moraliste grondeur, objectent avec une désinvolte indiscrétion les péchés de leurs voisines, von der Lancken, gêné par ce raccourci de l’immoralité politique allemande et de ses antécédents philosophiques, montra l’Angleterre au cardinal. « Si notre conduite au début de la guerre, lui opposa-t-il, s’explique par Kant, Hegel et Nietzsche, l’entrée en scène des Anglais en faveur de la Belgique doit s’expliquer, nécessairement, par leur familiarité avec les philosophies utilitaires. »

II attendait beaucoup, peut-être, de cette diversion : la lettre qu’il reçut du cardinal, le 25 septembre 1916, dut lui être pénible :


Monsieur le baron, je n’ai pas à scruter les intentions d’autrui. Je m’en tiens aux faits : l’Allemagne nous a fait du mal pour assurer son bien ; l’Angleterre s’est donné du mal pour nous faire du bien. L’Allemagne nous a attaqués, quand elle était prête ; l’Angleterre n’a pas attendu qu’elle le fût, pour nous défendre. Chez le peuple anglais, la droiture naturelle a triomphé de l’influence superficielle, localisée, d’une école. Chez le peuple allemand, l’influence séculaire, étendue, profonde de Kant et de ses disciples, a faussé l’esprit public, et l’exaspération du sentiment de la puissance nationale a brisé, à une heure de crise, les barrières de l’honnêteté.


Si von der Lancken n’eût aimé la philosophie, il eût certainement coupé court. Mais quelque douloureux que dût être cet intermède pour un « chef de département politique, » von der Lancken, même battu, demeurait flatté. Sa pensée s’agitait, se documentait : il lisait les trois volumes d’œuvres pastorales publiées par le cardinal avant la guerre ; il constatait qu’un jour celui-ci avait dit : « A César ce qui revient à César ! » — Hélas ! lui faisait doucement observer le cardinal, « les temps sont changés : il serait pour le moins hardi, avouez-le, de vous comparer à un gouvernement national. »

Von der Lancken, continuant de lire, observait qu’en discutant naguère avec certains hommes politiques belges qui ne voulaient pas prononcer le nom de Dieu, le cardinal leur avait montré l’Allemagne, les États-Unis, « proclamant officiellement les droits souverains de Dieu sur l’humanité. » Et le cardinal de répondre :


J’ai dit cela, et je le redirai encore. Mais si nos hommes publics ont quelquefois péché par défaut, d’autres peuvent pécher par excès. Il ne suffit pas, dit l’Évangile, de crier : Seigneur, Seigneur, pour entrer dans le royaume des cieux. La religion devient de la superstition, quand elle ne pénètre pas la conscience morale, et la morale manque, au moins partiellement, son but, quand elle n’étend pas son empire sur toutes les démarches, autant sociales qu’individuelles, de la personnalité humaine.


Après la philosophie de Kant, le cardinal visait la superstition du vieux Dieu allemand ; et parmi les adorateurs qui « péchaient par excès, » von der Lancken, soyons-en sûrs, dut reconnaître son Empereur. Ses questions au cardinal rappelaient, à certains moments, celles dont les docteurs de la Loi pressaient le Christ : il était savant comme eux, astucieux comme eux, et, comme eux, il allait de lui-même au-devant de la confusion. Il connut encore cette mésaventure, le jour où il insinua que saint Thomas, justifiant le droit de légitime défense, pouvait être allégué, peut-être, en faveur de l’Allemagne de 1914. Le cardinal eut tôt fait de lui révéler l’authentique saint Thomas, lequel n’était ni pacifiste ni militariste :


Le pacifisme qui consisterait à supprimer les armées et à préconiser la paix à tout prix, la paix pour la paix, la paix quand même, vouerait à la même indifférence, au même abandon, le droit et la violation du droit, la justice et l’injustice : il serait à la fois une erreur sociale et une lâcheté. Mais le militarisme qui veut l’armée pour elle-même et ne la subordonne pas essentiellement à la sauvegarde et à la défense du droit, de l’ordre, de la paix ; qui salue dans le déchaînement de la force militaire une exaltation de la puissance nationale, trouvant en elle-même sa justification, le militarisme ainsi compris est une autre aberration sociale, l’identification de l’honneur avec l’orgueil.


Et le cardinal établissait que le prétendu droit de défense (Notwehr), dont l’Allemagne avait voulu justifier l’invasion de la Belgique, était le corollaire du militarisme.

Von der Lancken, alors, dans une longue riposte du 6 octobre, prit à partie la politique anglaise, et voulut amener le cardinal à un entretien sur l’état de l’Europe en 1914 : son correspondant lui dit très net que le débat s’élargissait trop, et l’on fut d’accord pour en rester là.

II ne s’agissait plus de philosophie, lorsque, le 15 octobre 1916, von der Lancken fit visite à l’archevêché. Une lettre pastorale, intitulée : La Voix de Dieu, avait rendu von Bissing furieux ; il arrivait pour arranger l’affaire. Ayant conquis, par deux mois et demi de dialogue philosophique avec le cardinal, ses galons d’intellectuel, von der Lancken semblait faire bon marché des autres. Il parlait, avec quelque légèreté de ton, de ce « militaire entouré de militaires, » qu’était von Bissing. « Il n’y a peut-être rien dans cette pastorale, disait-il, qui puisse me blesser, moi ; mais, lui, il en juge autrement. »

Von Bissing faisait demander au cardinal pourquoi cette lettre n’avait point passé par la censure ; et Von der Lancken, tout prêt aux combinazioni, insinuait immédiatement : « N’y aurait-il pas moyen de laisser traîner une épreuve sur la table de l’une ou de l’autre maison où je suis reçu à Bruxelles ? » Le cardinal fit comprendre qu’il n’était pas l’homme de ces petits manèges. Von der Lancken signala une phrase, et puis trois mots, et puis un mot, qui avaient irrité le gouverneur. « Venez-vous me commander quelque chose ? interrogea le cardinal, ou seulement me demander ? — Je n’ai pas mission de vous commander quoi que ce soit, repartit von der Lancken ; mais je redoute des complications, j’ai peur que les imprimeurs ne soient punis. » Alors le cardinal : « Le jeu n’en vaut point la chandelle ; je réfléchirai aux moyens à prendre. » Il fit dire à ses prêtres de pratiquer, en lisant la pastorale, ces trois légères suppressions ; et quelques semaines plus tard il saisit une occasion de préciser par lettre à von der Lancken qu’il ne les avait consenties que parce qu’on n !avait rien exigé.

Von der Lancken, en le quittant, lui dit à brûle-pourpoint : « Ne vaut-il pas mieux, dans l’intérêt de votre pays, éviter des protestations qui ne servent à rien ? » La réplique qu’il eut à subir atteste la différence profonde qui sépare un philosophe chrétien d’un élégant manieur d’arguments : en quelques minutes, devant von der Lancken silencieux, s’élargissait un horizon tout différent de celui où l’Allemagne eût voulu enclore les âmes belges, un horizon sur lequel rayonnait, par-dessus l’utilitarisme terre à terre, l’absolutisme du droit et de la vérité :


Vous vous imaginez, lui dit le cardinal, que notre ministère n’a d’autre ambition que de nous épargner quelques ennuis d’un jour ou de nous procurer quelques succès immédiats. Mille fois non ! L’utilitarisme, même social, n’est pas tout notre idéal. Si saint Paul eût parlé comme vous, nous n’aurions pas eu saint Paul. Si la théorie : « A quoi cela sert-il ? » c’est-à-dire quel avantage pratique espérez-vous ? eût toujours prévalu, nous n’aurions pas eu l’Église catholique. Il eût été très aisé aux martyrs de faire monter, parfois à la dérobée, un peu d’encens devant une idole. Mais ce geste matériellement insignifiant, et momentanément très profitable, eût été l’aveu qu’ils n’avaient pas une foi absolue dans la ‘vérité qu’ils avaient professée, et, du coup, ce qui ne passe pas fût descendu au niveau de ce qui passe. Lors de la fondation de l’Église, la vérité en cause était la vérité religieuse, l’Évangile du Christ. Aujourd’hui, la vérité en cause est le droit, la supériorité de son règne sur les intérêts. Dans les deux cas, il y a antagonisme entre les préoccupations utilitaires et le triomphe nécessaire du droit absolu, de la vérité. Aussi, monsieur le baron, je n’ai, pour ma part, que du dédain pour tous ces sophismes auxquels, avec vous, certains de vos théologiens ont recours en s’abritant derrière la Notwehr à l’effet de justifier l’invasion de notre pays. Vous aurez beau dire et beau faire, l’Allemagne a violé un serment. Il serait plus simple de l’avouer et de le regretter, que de s’évertuer à obscurcir la vérité.


Ce fut la dernière leçon de philosophie que servit à von der Lancken le cardinal Mercier. Peut-être l’éclaira-t-elle sur les raisons supérieures qui avaient porté Miss Edith Cavell, tout anglo-saxonne qu’elle fût, à dépasser l’ « idéal utilitaire. »


VIII. LES DÉPORTATIONS EN ALLEMAGNE : VICTOIRE FINALE DU CARDINAL

Un nouvel hiver approchait, et l’Allemagne concertait un nouveau crime. Malgré les assurances personnelles données au cardinal, deux ans plus tôt, par von der Goltz, tout un système de déportations s’inaugurait. C’est la faute à l’Angleterre, prétendait von Bissing : elle affame les Allemands, elle affame les Belges. Par intérêt pour les ouvriers qui chômaient, par intérêt pour l’industrie belge, qui plus tard aurait besoin que les ouvriers n’eussent pas désappris la technique de leur métier, par intérêt pour les finances belges, que les secours de chômage obéraient » von Bissing commençait à dépeupler la Belgique. Le cardinal se révolta, et tous les évêques avec lui, contre ces abominations, et contre l’hypocrite sollicitude dont elles se masquaient : ils arrachèrent le masque, et protestèrent, le 7 novembre 1916, que ce « rétablissement de l’esclavage » n’avait d’autre but que de « permettre à des ouvriers allemands, en les remplaçant par des Belges, de remplir les vides de l’armée allemande. » Léon XIII, autrefois, avait dit au cardinal Lavigerie, lorsqu’il luttait contre l’esclavage africain : « L’opinion est plus que jamais la reine du monde ; c’est sur elle qu’il faut agir. » Le métropolitain de Malines et ses suffragants invoquaient ce souvenir : ils appelaient « quiconque avait une autorité, une parole, une plume, à se rallier autour de l’humble drapeau belge pour l’abolition de l’esclavage européen. » En face du pangermanisme qui avait voulu dominer l’univers, une voix de prêtre, à Malines, voulait soulever l’univers contre l’Allemagne.

Les familles belges tremblaient : des pères de famille, des jeunes gens, presque des enfants, arbitrairement ramassés, étaient exportés comme du bétail. L’arbitraire même avec lequel procédaient les recruteurs de « matériel humain » visait à créer le silence : protester en faveur du voisin, c’était en quelque mesure appeler l’attention sur soi-même. Le cardinal insistait auprès de von Bissing pour qu’on laissât au moins les prêtres dans chaque commune élever la voix contre certaines déportations particulièrement inhumaines. Le gouverneur n’y consentit pas, non plus qu’à laisser le cardinal porter lui-même une parole de réconfort aux malheureux qu’on déracinait.

Vous violez la convention de La Haye, criait-il à von Bissing. Il lui montrait l’Allemagne contraignant l’ouvrier belge à coopérer, d’une façon indirecte, à la guerre contre son pays ; l’Allemagne l’acculant, par la confiscation de toutes les machines, à travailler pour elle ou à chômer : l’Allemagne, par le savant mécanisme de ces organes de ravitaillement qu’elle nommait les Centrales, absorbant à son profit une part considérable des produits de l’agriculture et de l’industrie belges, et provoquant ainsi le renchérissement du prix de la vie. « Ce n’est plus la guerre, concluait le cardinal : c’est le calcul froid, l’écrasement voulu, l’emprise de la force sur le droit, l’abaissement de la personnalité humaine, un défi à l’humanité. »

Il ne prenait plus aucun ménagement : sa tendresse pour son peuple piétiné souffrait trop. Il faisait parler Dieu, le Dieu qui aime, d’abord : « Puisse le bon Dieu, écrivait-il à von Bissing, vous inspirer la pitié du bon Samaritain ! » La pitié ne s’éveillait pas... Place, alors, au Dieu qui toujours aime, mais qui châtie : « Je veux croire encore que les autorités de l’Empire n’ont pas dit leur dernier mot. Elles penseront à nos douleurs imméritées, à la réprobation du monde civilisé, au jugement de l’histoire et au châtiment de Dieu ! »

L’Allemagne était lente à penser au châtiment. Pour l’instant, elle cherchait d’ingénieux moyens de diviser les Belges entre eux, et de faire brèche dans cette courageuse unanimité qui soulevait contre les pratiques de déportation toutes les consciences. Elle demandait aux municipalités la liste des chômeurs : celles-ci la refusaient ; l’Allemagne, alors, déportait les hommes valides en bloc. Nous n’inquiéterons pas cependant, disait paternellement von Bissing, ceux qui appartiennent aux professions libérales. A quoi le cardinal répondait :


Si l’on n’emmenait que des chômeurs, je comprendrais cette exception. Mais si l’on continue d’enrôler indistinctement les hommes valides, l’exception est injustifiée. Il serait inique de faire peser sur la classe ouvrière seule la déportation. La classe bourgeoise doit avoir sa part dans le sacrifice, si cruel soit-il, et tout juste parce qu’il est cruel, que l’occupant impose à la nation. Nombreux sont les membres de mon clergé qui m’ont prié de réclamer pour eux une place à l’avant-garde des persécutés. J’enregistre leur offre et vous la soumets avec fierté.


Von Bissing constata bientôt que cette fierté n’était pas une bravade. Le jour où il invita tous ceux qui pouvaient prouver qu’ils n’étaient point des chômeurs à faire mettre sur leurs cartes d’identité une estampille qui les préserverait de la déportation, il vit dix-neuf prêtres de Malines s’y refuser. « Il ne nous est pas possible, expliquaient ces curés et ces vicaires, de coopérer à une mesure qui lèse notre classe ouvrière dans ses droits primordiaux et ses intérêts supérieurs. » Leur solidarité avec la classe ouvrière leur coûta, à chacun, cent marks d’amende. Le cardinal, à qui von Huene, gouverneur intérimaire, déférait leur conduite, lui répliqua :


Que tous les bénéficiaires futurs d’une carte estampillée n’aient point, sous l’appât, deviné l’hameçon, on le conçoit ; que des hommes du monde, chargés d’intérêts de famille, aient moins mûrement mesuré leur sentiment de solidarité nationale, on ne leur en fera pas un grief ; mais le prêtre, pour qui les intérêts temporels ne comptent pas en présence de ceux de l’éternité ; le prêtre, qui, prédicateur de l’Évangile et représentant officiel du droit chrétien, rougirait de ne pas conformer à ses plus hauts enseignements sa conduite personnelle ; le piètre, protecteur des plus faibles, a de ses obligations morales Une vue plus pénétrante et peut juger qu’il resterait au-dessous de sa tâche, s’il ne poussait le dévouement fraternel au delà des strictes exigences de la loi commune…

Pour n’avoir pas voulu bénéficier d’un privilège que leur conscience leur interdit d’accepter, ces prêtres paieront 100 marks sur leur modeste traitement, ou, s’ils n’ont pas le moyen de s’en acquitter, ils paieront peut-être de leur liberté leur impuissance à vous satisfaire. Ils patienteront quand même. Ils boiront, jusqu’à la lie, le calice d’amertume que vous portez de force aux lèvres d’un peuple qui ne vous a jamais voulu que du bien.

Nous attendons, dans la patience, notre revanche.

Je ne parle pas de notre revanche terrestre : nous l’avons déjà, car le régime d’occupation que vous nous faites subir est bonni par tout ce qu’il y a d’honnête dans le monde entier. Je parle du jugement de l’histoire ; je parle du jugement inéluctable du Dieu de justice.


Mais le cardinal, prenant directement à partie von Huene, qui appartenait à des milieux catholiques, voulait l’interpeller d’homme à homme, de prêtre à fidèle :


À vous qui êtes, si je suis bien renseigné, à l’égal du plus humble de nos ouvriers, fils de l’Église du Christ, j’ose ajouter que vous vous chargez la conscience d’un lourd verdict, en couvrant de votre haute autorité une justice militaire qui assimile à un délit un acte d’abnégation chrétienne et pastorale.


Au nom même de son magistère sacerdotal, le cardinal semblait ainsi dire à von Huene : prenez garde ! Puis, faisant escorter sa signature par celles d’un certain nombre de notabilités belges, il osait, le 14 février 1917, mettre aux prises avec l’Evangile la responsabilité souveraine de Guillaume II. Il écrivait à l’Empereur :

Votre Majesté Impériale se montre fière de sa foi : ne nous sera-t-il donc pas permis de lui rappeler la parole si simple et si décisive de l’Évangile : faites à autrui ce que vous voudriez que l’on vous fît à vous-même ?


Tout de suite après, se retournant vers le peuple belge, et désireux de bien montrer à l’Empereur qu’on ne voulait acheter sa clémence par aucun fléchissement d’énergie, il faisait lire, le 25 février, un mandement qui s’intitulait : Courage, mes frères ! C’était un hymne à la « grandeur morale de la nation qui, le 2 août 1914, n’avait pas voulu qu’on discutât un instant son honneur, et qui depuis trente mois ne s’était jamais laissé aller à dire : c’en est trop : c’en est assez ; » un hymne au « souverain magnanime qui, du banc de sable auquel était réduit son royaume, donnait à la Belgique et au monde l’exemple accompli de l’endurance et de la foi dans l’avenir ; » un hymne aux déportés qui « révélaient un aspect nouveau, inattendu, de l’héroïsme national ; » et puis un hymne à Dieu, à son amour qui prolongeait l’épreuve, et dont le dessein n’était pas encore accompli.

Von Bissing murmura, von der Lancken murmura. « On ne peut pas demander à un pasteur, reprit tranquillement le cardinal, de se désintéresser de son troupeau ; pour juger de la signification et de l’opportunité de ma pastorale, il y a à tenir compte de deux points de vue, celui de l’occupant et celui du pauvre occupé. » Les murmures de von Bissing et de von der Lancken s’arrêtèrent, définitivement impuissants : on renonça même à chercher noise à l’imprimeur. L’Allemagne se sentait dominée par la page immortelle qui du haut des chaires se lisait. On apprit le 9 mars que l’Empereur suspendait les déportations, et que les déportés allaient rentrer : le cardinal avait eu raison de crier : courage ! puisqu’il obtenait, après cinq mois de lutte, qu’une grande iniquité prit fin.


VIII. — UN TRIBUN ECCLÉSIASTIQUE DE L’UNITÉ NATIONALE

Le 18 avril 1917, von Bissing mourait ; en réponse à l’annonce que lui en faisait von der Lancken, le cardinal écrivait ce billet :

Je suis fort sensible à votre prévenante attention et vous en exprime ma reconnaissance.

Le baron von Bissing était un croyant ; il m’a dit un jour, je m’en souviens, avec un accent qui ne trompe pas : je ne suis pas catholique, mais j’ai foi au Christ. Je prierai le Christ, bien sincèrement, pour le repos de son âme.


Ainsi s’étendait la prière du cardinal sur l’ennemi désarmé par la mort. Von Falkenhausen, bientôt, s’installa dans Bruxelles pour ressaisir, avec le titre de gouverneur général, les armes tombées en déshérence ; de nouveau, devant lui, le cardinal fut debout, et par une sorte d’ironie à l’adresse de cette Allemagne qui, chaque fois qu’il accomplissait tout son devoir d’évêque, lui reprochait de faire de la politique, les circonstances allaient l’amener à devenir vis-à-vis de l’Allemagne, du peuple belge, du Pape, le tribun de l’unité nationale elles même, savamment sapée par l’envahisseur.

Les Allemands, depuis le 3 mars 1917, considéraient la Belgique comme divisée en deux régions administratives : l’une flamande, l’autre wallonne. L’essence même du peuple belge était menacée [3]. Pour protester, un certain nombre de fonctionnaires démissionnèrent : von Falkenhausen, rageur, les déporta. « Ce sont des braves, intervint le cardinal ; ils ont usé de leurs droits en renonçant à leurs fonctions ; on ne frappe ni de l’exil ni de la prison le légitime exercice d’un droit. » Il rappelait au gouverneur les conférences de La Haye, les déclarations qu’elles avaient faites pour garantir en pays occupé la liberté des fonctionnaires. Puis le cardinal, se tournant vers ses doyens, ramenait leurs pensées vers le mandement qu’il avait écrit en 1910 sur la « piété patriotique » et sur le lien qu’elle imposait aux consciences. L’heure était venue, pour les consciences, de s’examiner sur ce chapitre, et de se surveiller, et d’accord avec ses suffragants, le métropolitain déclarait : « Ceux-là seraient traîtres à la patrie, qui seconderaient les tentatives de rupture de notre unité nationale. » Toutes les âmes qui admettaient la direction de l’Eglise n’avaient désormais qu’à répondre à l’Allemagne : L’Eglise ne permet pas. Le Vatican recevait, à ce sujet, un long rapport de Malines. L’effort le plus acharné qu’eût fait l’Allemagne pour couper la Belgique en deux se brisait contre la doctrine du cardinal sur la piété envers la patrie.


IX. — DERNIÈRES ESCARMOUCHES ; L’ADIEU DE VON DER LANCKEN ; L’ALLEMAGNE EN CHAIRE

— Faut-il donc, demandait-il à von Falkenhausen, « accumuler, en Belgique, les facteurs de discorde et de rancune, ou bien y laisser, plutôt, un dernier souvenir qui parlât d’équité ? » « Un dernier souvenir !... » Le cardinal, discrètement, commençait à sonner le glas de la domination allemande. L’année 1918 s’inaugurait : l’Allemagne, qui la sentait décisive, songeait de moins en moins à « l’équité. » Elle n’avait qu’une idée : ramasser partout de quoi vaincre.

Des vivres et du combustible, d’abord : et c’est pourquoi les Centrales dureraient, c’est pourquoi les Belges continueraient d’avoir faim, d’avoir froid.

Du bronze, ensuite : la Belgique, en février 1918, fut invitée à livrer ses cloches. L’Empire luthérien, dans son affolement, avait récemment assis sur le fauteuil de Bismarck et de von Bethmann un catholique, un philosophe, — un thomiste, même, tout comme le cardinal Mercier : le baron von Hertling. Le cardinal lui rappela ce qu’une cloche symbolisait :


Catholique comme nous, Votre Excellence n’ignore pas que la saisie violente d’une cloche d’Église est un sacrilège. Nous trahirions à la fois l’Église et la patrie, si nous commettions la lâcheté de fournir à l’ennemi la matière d’engins de destruction, destinés à porter la mort dans les rangs des héros qui se sacrifient pour nous.


Von Hertling accueillit la requête du cardinal, et dans les beffrois les cloches restèrent, tenant en haleine, pour le prochain mois de novembre, l’allégresse de leurs carillons.

Après le bronze, la force allemande réclama les laines : asiles de vieillards, de malades, d’enfants, furent vidés de leurs matelas. Malgré les instances cardinalices, von der Lancken ne voulut laisser aux Petites Sœurs des Pauvres de Bruxelles que cinquante matelas sur quatre cent cinquante. Le cardinal indigné, lui accusant réception de cette « bien triste réponse, » s’écriait :


Oh ! l’horrible déformation des consciences, opérée par le militarisme !

Vous trouvez aussi, monsieur le Baron, qu’il doit être possible à nos prisonniers débilités de rester à jeun jusqu’à neuf heures pour communier le dimanche.

Il y a généralement des prêtres parmi les détenus : on se demande en quoi la permission que je sollicitais pour eux de dire une messe plus matinale pourrait nuire à la discipline de la prison de la Kommandantur. Et vous la refusez ?

Encore une fois, je me tais. Vous me coupez la parole.


On était alors au 21 juin 1918 : von der Lancken, tout le premier, mesurait la gravité de l’heure. Les événements se ramassaient, se précipitaient : chacun des coups de bélier portés par chacune des armées de Foch faisait osciller sous la botte allemande le sol de la Belgique. La puissance occupante semblait se faire plus modeste ; le cardinal n’avait plus à la remettre à sa place d’ « occupante, » dont jamais il n’avait admis qu’elle sortît. La correspondance était suspendue.

Elle fut reprise, près de quatre mois après, par von der Lancken. Le jeudi 17 octobre, à trois heures de l’après-midi, l’ancien conseiller d’ambassade à Paris se présentait à l’archevêché de Malines. Au nom du gouvernement général et du gouvernement de Berlin, il remettait au cardinal Mercier une déclaration qu’il avait rédigée en français. Le cardinal, plus de quatre ans durant, avait vu l’orgueil germanique s’épanouir en mesquineries, en duretés, en cruautés : aujourd’hui, sur les décombres de cet orgueil, un peu de noblesse fleurissait. La déclaration était ainsi conçue :


Vous incarnez pour nous la Belgique occupée, dont vous êtes le pasteur vénéré et écouté. Aussi est-ce à vous que Monsieur le gouverneur général et mon Gouvernement m’ont chargé de venir annoncer que, lorsque nous évacuerons votre sol, nous allons vous rendre spontanément et de plein gré les Belges prisonniers politiques et déportés. Ils vont être libres de rentrer dans leurs foyers, en partie déjà dès lundi prochain, 21 courant. Cette déclaration devant réjouir votre cœur, je suis heureux de venir vous la faire, d’autant plus que je n’ai pu vivre quatre ans au milieu des Belges sans les estimer et sans apprécier leur patriotisme à sa juste valeur.


L’hommage dont von der Lancken avait reçu mission d’être l’interprète était l’hommage d’un empire lézardé, déjà presque effondré : l’expression dont il le revêtait était à la hauteur de ces tragiques événements. Il lui restait une heure, une seule, pour comprendre enfin la Belgique, avant de l’évacuer : il saisissait cette heure, il faisait bon usage de l’humiliant désastre ; il comprenait, mais trop tard. Et sur le pas de cette porte archiépiscopale qu’il avait franchie naguère pour des messages d’un autre genre, von der Lancken put se rappeler deux conversations, l’une sur les protestations « qui ne servaient à rien, » l’autre sur la brèche de la cathédrale, qu’il fallait « cacher. » Les protestations avaient servi à quelque chose, et la brèche, toujours ouverte, les prolongeait. La Belgique avait bien fait de ne point se taire, et de pas accepter que rien fût « caché. » Le message que von der Lancken n’avait pu écrire qu’avec une grande douleur fut l’objet d’un grand honneur. Une circulaire cardinalice ordonna que le 20 octobre 1918, dans toutes les provinces, les lignes de von der Lancken fussent lues solennellement. Le cardinal ajoutait :


Persévérez unanimement dans la prière.

Restez calmes et dignes.

L’heure de la libération définitive et de la paix victorieuse est proche. Courage et confiance !

Sacré Cœur de Jésus, j’ai confiance en vous.

Sacré Cœur de Jésus, protégez la Belgique.

Notre-Dame du Saint-Rosaire, Marie Médiatrice, priez pour nous.


Ainsi fut commentée la communication de von der Lancken : l’archevêque continuait son ministère de prière. Pour la première et dernière fois, le dimanche 20 octobre 1918, l’Allemagne, qui depuis cinquante mois essayait de faire parler à son gré les prêtres de Belgique, ou de les faire taire, fut admise à parler elle-même, du haut de la chaire chrétienne : elle déclarait qu’elle s’en allait. Elle s’en allait, vaincue, et chargeait de son témoignage d’admiration pour le patriotisme belge le prélat qui, de son propre aveu, malgré elle, avait « incarné » ce patriotisme.

Mais sur le piédestal même où les adieux de l’Allemagne achevaient de l’installer, le cardinal, supérieur à sa propre gloire, s’abandonnait-à des réflexions plus hautes encore. Il lui plaisait, à lui l’homme de Dieu, de sentir que l’Eglise de Belgique, après avoir été l’institutrice de l’âpre « endurance, » était, pour tout le peuple belge, la première messagère des nouvelles joyeuses : c’était devant les autels de Dieu, par la bouche des ministres de Dieu, que la nation, dans chaque commune, apprenait qu’elle était libre. En son âme de prêtre, le cardinal Mercier se réjouissait.


GEORGES GOYAU.

  1. Paris, Gabalda ; Bruxelles, De Wit.
  2. Voir à ce sujet notre livre : Le cardinal Mercier (Paris, Perrin). On trouvera dans le recueil de pages choisies du cardinal, très judicieusement concerté par M. le chanoine Noël sous le titre : Le christianisme dans la vie moderne (Paris, Perrin), les pages les plus décisives du professeur Mercier sur le Kantisme.
  3. Voir notre brochure : L’unité belge et l’Allemagne (Paris, Payot).