Les Lettres d’Amabed/Lettre 3b d’Amabed

Les Lettres d’Amabed
Les Lettres d’AmabedGarniertome 21 (p. 455-458).


TROISIÈME LETTRE
DU JOURNAL D’AMABED.


Nous avons lu avec l’aumônier des épîtres d’un des grands saints de la religion italienne et portugaise. Son nom est Paul. Toi, qui possèdes la science universelle, tu connais Paul sans doute. C’est un grand homme : il a été renversé de cheval par une voix, et aveuglé par un trait de lumière ; il se vante d’avoir été comme moi au cachot ; il ajoute qu’il a eu cinq fois trente-neuf coups de fouet, ce qui fait en tout cent quatre-vingt-quinze écourgées sur les fesses ; plus, trois fois des coups de bâton, sans spécifier le nombre ; plus, il dit qu’il a été lapidé une fois ; cela est violent, car on n’en revient guère ; plus, il jure qu’il a été un jour et une nuit au fond de la mer. Je le plains beaucoup : mais, en récompense, il a été ravi au troisième ciel. Je t’avoue, illuminé Shastasid, que je voudrais en faire autant, dussé-je acheter cette gloire par cent quatre-vingt-quinze coups de verges bien appliqués sur le derrière :

Il est beau qu’un mortel jusques aux cieux s’élève ;
Il est beau même d’en tomber,

comme dit un de nos plus aimables poètes indiens, qui est quelquefois sublime[1].

Enfin je vois qu’on a conduit comme moi Paul à Roume pour être jugé. Quoi donc ! mon cher Shastasid, Roume a donc jugé tous les mortels dans tous les temps ? Il faut certainement qu’il y ait dans cette ville quelque chose de supérieur au reste de la terre : tous les gens qui sont dans le vaisseau ne jurent que par Roume ; on faisait tout à Goa au nom de Roume.

Je te dirai bien plus, le Dieu de notre aumônier Fa molto, qui est le même que celui de Fa tutto, naquit et mourut dans un pays dépendant de Roume, et il paya le tribut au zamorain qui régnait dans cette ville. Tout cela ne te paraît-il pas bien surprenant ? Pour moi, je crois rêver, et que tous les gens qui m’entourent rêvent aussi.

Notre aumônier Fa molto nous a lu des choses encore plus merveilleuses. Tantôt c’est un âne qui parle, tantôt c’est un de leurs saints qui passe trois jours et trois nuits dans le ventre d’une baleine, et qui en sort de fort mauvaise humeur. Ici c’est un prédicateur qui s’en va prêcher dans le ciel, monté sur un char de feu traîné par quatre chevaux de feu ; un docteur passe la mer à pied sec, suivi de deux ou trois millions d’hommes qui s’enfuient avec lui ; un autre docteur arrête le soleil et la lune ; mais cela ne me surprend point : tu m’as appris que Bacchus en avait fait autant.

Ce qui me fait le plus de peine, à moi qui me pique de propreté et d’une grande pudeur, c’est que le dieu de ces gens-là ordonne à un de ses prédicateurs[2] de manger de la matière louable sur son pain ; et à un autre, de coucher pour de l’argent avec des filles de joie[3], et d’en avoir des enfants.

Il y a bien pis. Ce savant homme nous a fait remarquer deux sœurs, Oolla et Ooliba[4]. Tu les connais bien, puisque tu as tout lu. Cet article a fort scandalisé ma femme : le blanc de ses yeux en a rougi. J’ai remarqué que la bonne Déra était tout en feu à ce paragraphe. Il faut certainement que ce franciscain Fa molto soit un gaillard. Cependant il a fermé son livre dès qu’il a vu combien Charme des yeux et moi nous étions effarouchés, et il est sorti pour aller méditer sur le texte.

Il m’a laissé son livre sacré ; j’en ai lu quelques pages au hasard. Ô Brama ! ô justice éternelle ! quels hommes que tous ces gens-là[5] ! ils couchent tous avec leurs servantes dans leur vieillesse. L’un fait des infamies à sa belle-mère[6], l’autre à sa belle-fille[7]. Ici c’est une ville tout entière qui veut absolument traiter un pauvre prêtre comme une jolie fille[8] ; là deux demoiselles de condition enivrent leur père[9], couchent avec lui l’une après l’autre, et en ont des enfants.

Mais ce qui m’a le plus épouvanté, le plus saisi d’horreur, c’est que les habitants d’une ville magnifique à qui leur Dieu députa deux êtres éternels qui sont sans cesse au pied de son trône, deux esprits purs, resplendissants d’une lumière divine… ma plume frémit comme mon âme… le dirai-je ? oui, ces habitants firent tout ce qu’ils purent pour violer ces messagers de Dieu[10]. Quel péché abominable avec des hommes ! mais avec des anges ! cela est-il possible ? Cher Shastasid, bénissons Birma, Visnou, et Brama ; remercions-les de n’avoir jamais connu ces inconcevables turpitudes. On dit que le conquérant Alexandre voulut autrefois introduire cette coutume si pernicieuse[11] parmi nous ; qu’il polluait publiquement son mignon Éphestion. Le ciel l’en punit : Éphestion et lui périrent à la fleur de leur âge. Je te salue, maître de mon âme, esprit de mon esprit. Adaté, la triste Adaté se recommande à tes prières.


  1. Quinault, Phaeton, IV, ii.
  2. Voyez Ézéchiel, chapitre iv. (Note de Voltaire.)
  3. Osée, chapitre ier. (Id.)
  4. Ézéchiel, chapitre xvi. « Tes tétons ont paru, ton poil a commencé à croître ; je t’ai couverte, tu as ouvert tes cuisses à tous les passants… etc. » ; et chapitre xxiii : « Elle a cherché ceux qui ont le membre d’un âne, et déch…… comme des chevaux. » (Note de Voltaire.)
  5. Voyez l’histoire d’Abraham, de Jacob, etc. (Id.)
  6. Le patriarche Rubeu couche avec Bala, concubine de son père ; Genèse, chapitre xxxv. (Id.)
  7. Le patriarche Juda couche avec Thamar, sa bru ; Genèse, chapitre xxxviii. (Id.)
  8. Un lévite, de la tribu d’Ephraïm, arrivant dans la tribu de Benjamin, les Benjamites veulent le forcer, et assouvissent leurs désirs sur sa femme, qui en meurt ; Juges, chapitre xix. (Id.)
  9. Les filles de Lot ; Genèse, chapitre xix. (Id.)
  10. Sodome ; Genèse, chapitre xix. (Id.)
  11. Toutes les éditions données du vivant de l’auteur, et les éditions de Kehl, portent superstitieuse. J’ai cru pouvoir admettre la correction indiquée dans l’errata de l’édition de Kehl. (B.)