Les Lauriers de la montagne/Préface


Les Lauriers de la montagne (Горскıй вıенацъ, 1847)
Traduction par Divna Vékovitch.
Berger-Levrault (p. v-x).


PRÉFACE




Par son élégante et consciencieuse traduction du Gorski Viyénatz, Mlle  Divna Vékovitch offre au public français l’occasion, qu’il saisira avec empressement, de faire connaissance avec une des œuvres les plus populaires de la littérature serbe.

L’épithète de populaire appliquée au célèbre poème de Pierre II Pétrovitch-Niégoch ne doit pas se prendre dans un sens qui rattacherait cet ouvrage fameux à la floraison du folk-lore national. Si le Gorski Viyénatz a ses racines dans les plus profondes aspirations de l’âme serbe, il n’en est pas un rejet spontané, et sa popularité lui vient de ce qu’il est, en même temps qu’un précieux témoignage ethnique, un non moins précieux monument littéraire. Les lettres serbes n’en comptent pas de plus considérable que celui-là, considérable par le talent qu’il révèle et par l’intérêt historique qu’il suscite.

Une rapide esquisse de la vie de l’auteur nous aidera à mieux comprendre la portée et le caractère de l’œuvre.

L’auteur de Gorski Viyénatz, souverain évêque monténégrin, Pierre II Pétrovitch-Niégoch, naquit en 1811 ou 1813 à Niégoch, village situé au pied du mont Lovtchen. Il reçut au baptême le nom de Radivoé (Radé). Il ne fut appelé Pierre que plus tard, en 1831, quand il fut consacré moine.

Lorsqu’il eut atteint l’âge de dix ans, son oncle, l’évêque de Cettigné, Pierre Ier, le fit venir auprès de lui afin de le faire instruire au monastère de Cettigné d’abord, puis à celui de Topola où il fut l’élève du moine serbe Joseph Tripovitch dont la science était très renommée.

Quoique le vieil évêque eût fait donner à son neveu l’instruction la plus complète, il ne croyait pas que Radé pût être désigné comme prince héritier, et ce fut son cousin aîné Georges que le prélat monténégrin envoya à Petrograd pour se préparer à cette investiture ; mais Georges préféra à la robe le sabre et le cheval et prit du service dans la cavalerie de l’armée russe.

Alors Pierre Ier se décida à fixer son choix sur le jeune Radé et le rappela auprès de lui à Cettigné, lui donnant pour précepteur le poète serbe Simo Miloutinovitch. Le 18 octobre 1830, Pierre Ier mourait. Par son testament il instituait Radé « héritier directement de tout ce qui appartenait au peuple et à lui », et deux jours après la mort de l’évêque les notables monténégrins, réunis à Cettigné, acceptèrent le testament et déclarèrent que « Radé, fils de Thomas Pétrovitch, serait l’héritier de tous les biens de l’Église et de tous les travaux et de toutes les affaires du peuple, sa vie durant ».

Radivoé n’avait donc pas vingt ans quand il succéda à son oncle, et la succession qui venait de lui échoir était lourde de responsabilité et de péril.

Dès le début de son règne, Radivoé Pétrovitch se trouva en face de grosses difficultés.

Le pays qu’il avait à gouverner était sans cohésion et sans unité, sans frontières délimitées, habité de populations belliqueuses et rudes, sans rien de ce qui constitue un État. Mais Radivoé Pétrovitch n’était pas inférieur à la lourde tâche qui lui incombait. Énergique et volontaire il entendait centraliser le pouvoir entre ses mains. Pour mieux arriver à ses fins et acquérir plus d’autorité, il songea à devenir évêque et alla se faire sacrer à Petrograd où il s’attira les sympathies du tzar Nicolas II et de la Cour. Dès son retour de Russie, il entreprit son œuvre d’indépendance, d’unification et de progrès, fondant au Monténégro la première école primaire, la première imprimerie et luttant tantôt contre les Turcs, tantôt contre les Autrichiens. Mais de tels efforts demeurèrent infructueux et la délivrance tant attendue ne vint pas.

Bien qu’il fût de constitution robuste, ces insuccès ébranlèrent sa santé. Au printemps de l’année 1850, des symptômes inquiétants se manifestèrent et, en octobre 1851, Radivoé Pétrovitch mourut. Il avait fait bâtir au sommet du Lovtchen une petite chapelle qui devait lui servir de sépulture, mais son désir ne se réalisa qu’en 1855 quand, de Cettigné, on transporta son corps dans la haute tombe où il avait souhaité de reposer. Elle dominait, de ce lieu élevé, tout le Monténégro dont l’évêque poète avait si noblement chanté, dans son Gorski Viyénatz, l’âme vaillante et guerrière, éprise de gloire et de liberté.

C’est aux luttes soutenues par le Monténégro pour la conquête de son indépendance que Pierre II Pétrovitch-Niégoch a emprunté le sujet de son poème. Cette indépendance, d’ailleurs, n’avait jamais été abolie complètement, même lorsque au commencement du seizième siècle le joug turc s’était appesanti sur le pays. La situation des Monténégrins était différente de celle des autres régions serbes. Réfugiés en leurs montagnes infranchissables, les Monténégrins y vivaient sans trop de soucis du Sultan, guerroyant entre eux et avec des tribus voisines ; mais, après la défaite des Turcs sous les murs de Vienne en 1683, les Monténégrins, aidés par les Vénitiens, maîtres des Bouches de Cattaro, se soulevèrent contre la domination musulmane. Ce mouvement belliqueux se continua après le départ des Vénitiens ; l’évêque Danilo, le premier évêque de la maison Pétrovitch-Niégoch, fut un des héros de cette lutte, dont son descendant Pierre II Pétrovitch-Niégoch devait célébrer dans son Gorski Viyénatz les épisodes héroïques.

Le sujet même du Gorski Viyénatz en explique la popularité nationale, mais le talent du poète en a fait également un véritable chef-d’œuvre de la littérature serbe. Ce talent, Pierre II Pétrovitch-Niégoch le dut moins à l’étude qu’à un sentiment profond qui lui fit traduire dans ses vers les aspirations traditionnelles de son peuple. Il en peint éloquemment et brillamment la vie et les mœurs, les opinions religieuses et sociales. Son poème est l’histoire de la souffrance séculaire et de la conservation du nom serbe.

Par sa forme l’œuvre échappe à toute classification. Elle est à la fois épique, lyrique et dramatique. Le poème vaut par sa forte inspiration, par la plasticité des images et des descriptions, par la vérité de l’accent, par la libre ampleur de la composition. Il est populaire au plus beau sens du mot. Tout le peuple serbe le connaît par cœur. Dans les écoles, à la maison, chaque Serbe en récite des passages comme d’une prière, parce qu’il justifie son titre. Gorski Viyénatz ne veut-il pas dire la Gloire monténégrine ou les Lauriers de la montagne ? et, de ce laurier héroïque, chacun conserve en sa mémoire une feuille sacrée.

Telle est cette belle œuvre dont Mlle  Divna Vékovitch nous offre aujourd’hui la traduction. Elle emprunte aux circonstances actuelles un intérêt tout particulier, et le public français ne manquera pas d’accueillir avec une faveur émue ce poème où revit l’âme héroïque et libre d’un peuple glorieux qui aura payé sa gloire et sa liberté de tant de douleurs et de tant de sang.


de l’Académie Française.