Les Latinistes français au XIXe siècle

Les Latinistes français au XIXe siècle
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 555-581).
LES


LATINISTES FRANÇAIS


AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE





LA LITTÉRATURE LATINE DEPUIS LA RENAISSANCE JUSQU’A NOS JOURS. — PHILOLOGIE ET LEXICOGRAPHIE. — MÉTHODES D’ENSEIGNEMENT. — TRADUCTIONS EN VERS ET EN PROSE. — BIBLIOTHÈQUES CLASSIQUES. — ÉLOQUENCE LATINE. — POÉSIES ET RECUEILS PÉRIODIQUES.





On a dit avec raison que les langues, comme les peuples, ont leur âge d’or, leur âge d’argent, leur âge d’airain et leur âge de fer : il y a un idiome qui plus qu’aucun autre justifie cette remarque, c’est la langue latine. Elle règne d’abord avec les Romains sur le monde antique ; elle reste durant de longs siècles, dans la barbarie même du moyen âge, la langue officielle du gouvernement, de la religion, de la science, de la poésie ; elle unit, comme un lien fraternel, les nations chrétiennes : c’est là son âge d’argent. Puis cet idiome se retire peu à peu devant les langues nouvelles, dont quelques-unes sont tout à la fois ses rivales et ses filles. Au moment même où la renaissance semble vouloir le ramener à sa pureté primitive, les réformés le bannissent de leurs temples, les gouvernemens de leur diplomatie et de leurs lois. C’est l’âge de fer qui commence pour la langue latine. La science elle-même, en se vulgarisant, la chasse de ses livres, la poésie remplace par la rime ses dactyles et ses spondées, et seul le catholicisme, dans son immobilité surhumaine, lui garde toujours au fond du sanctuaire un inviolable asile.

Nous ne discuterons point ici la thèse, tant de fois débattue, de la nécessité ou de l’inutilité des études latines. Nous voulons seulement indiquer l’état de ces études dans la France du XIXe siècle, et chercher ce qui survit chez nous d’une littérature qui, après avoir dominé d’une manière exclusive, a fini peut-être par tomber dans un discrédit exagéré. Il y a là pour l’histoire intellectuelle de notre temps un chapitre qui n’a point encore été traité, qui embrasse des sujets très divers et se rapporte à plusieurs catégories d’écrivains, car ce que nous appelons dans notre temps même la littérature latine comprend les livres destinés à enseigner la langue de Virgile et de Cicéron,— les éditions, les commentaires et les traductions en prose et en vers, — les écrits modernes des orateurs ou des savans, — les poésies, les recueils périodiques et les journaux ; mais avant d’arriver à l’époque contemporaine nous croyons devoir jeter un coup d’œil rapide sur les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles pour faire juger, par la comparaison, du progrès ou de la décadence.


I.

La date officielle de la renaissance des études classiques en France doit être fixée, nous le pensons, à l’année 1530, c’est-à-dire au moment où François Ier institua dans l’université de Paris des professeurs royaux pour enseigner les langues mortes, particulièrement la langue latine. En vertu des ordonnances de ce prince, l’usage de cette langue fut seul permis dans les collèges : la philologie fut comptée au nombre des grands intérêts de l’état, et sous l’influence d’une éducation toute spéciale on vit s’épanouir sur le sol de la vieille Gaule toutes les fleurs de la culture romaine. Les trop rares débris de la littérature antique que le temps avait épargnés reparurent au grand jour ; dans les bibliothèques des couvens, Scot et saint Thomas se serrèrent sur leurs vieilles tablettes de chêne pour faire place à Virgile et à Tacite ; les imprimeurs eux-mêmes s’associèrent au labeur sans repos des érudits, et l’infatigable famille des Estienne publia seule pour sa part plus de sept cents éditions grecques ou latines. Les traductions françaises, surtout les traductions des poètes, se multiplièrent dans la même proportion, et souvent les mêmes hommes, après avoir vêtu de la robe française la muse d’Horace et de Lucain, habillèrent leur propre muse de la toge romaine. À côté de la pléiade française, on vit briller dans l’olympe rajeuni une pléiade latine dont les œuvres furent aussi connues de leur temps et peut-être plus admirées que celles des versificateurs qui se servaient de l’idiome national. « Nous avons abondance de bons artisans de ce mestier-là, » dit Montaigne, et à l’appui de cette remarque il suffit de rappeler les noms de Nicolas Rapin, d’Étienne Dolet, de Joachim Du Bellay, d’Édouard Du Monin, de Gabriel de Lerm, de Scévole de Sainte-Marthe, de Muret, de Valerand de Lavarane, de Théodore de Bèze. Il y a là une génération forte, ardente au travail, avide de science, génération d’hommes sévères et désintéressés, un peu bizarres parfois, qui vivent pour lire et pour écrire. Les latinistes traitent la fortune avec la même insouciance que le Limousin Daurat, à qui les vers français, grecs et latins firent au XVIe siècle une grande réputation, et qui, satisfait de sa gloire littéraire et peu soucieux du reste, épousa à la deuxième entrevue une femme qui lui apporta pour toute dot un pâté de pigeons.

L’inspiration de ces versificateurs intrépides s’exerçait sur les sujets les plut variés : De Lerm et Du Monin traduisaient Du Bartas en vers hexamètres ; Passerat chantait la Cigale ; Étienne Dolet, François Ier ; Scévole de Sainte-Marthe, la Pédotrophie ou l’art d’élever les enfant à la mamelle. Ce dernier poème, malgré la spécialité du sujet, n’obtint pas moins de dix éditions du vivant de l’auteur. Dans cette renaissance universelle du dactyle et du spondée, le vers latin et même le vers grec circulaient comme une monnaie courante : ils figuraient dans toutes les grandes solennités ; on les plaçait sur les portraits de famille ; on les alignait en sentences morales, comme les quatrains de M. de Pibrac, pour en faire l’antidote de la sottise et de la méchanceté, quelquefois même ils servaient d’armes défensives aux hommes que poursuivaient injustement la haine et la calomnie. C’est ainsi que De Thou, violemment attaqué au sujet de son Histoire universelle, composa pour se justifier un Poème à la postérité dans lequel il trace éloquemment les devoirs et défend de même les droits de l’historien. Ce morceau, d’une portée supérieure, est une grande inspiration de la conscience d’un honnête homme. Il en est de même des deux pièces dans lesquelles Michel de L’Hôpital a traité des devoirs des rois et des devoirs des peuples ; l’une de ces pièces fut composée à l’occasion du sacre de François II, et ce prince l’apprit par cœur pour en avoir toujours les maximes présentes à la mémoire.

Les prosateurs latins ne furent pas moins nombreux que les poètes dans la France du XVIe siècle. La réforme, il est vrai, en adoptant pour se populariser la langue nationale, avait forcé les théologiens catholiques à se servir du même instrument, ce qui francisa la polémique religieuse ; mais la plupart des livres historiques, les traités d’érudition, de science, de médecine, n’en restèrent pas moins exclusivement latins. Tout ce qui date de cette époque porte dans le style une empreinte romaine fortement marquée. Les Grouchy, les Guérente, les Estienne, les Muret, les De Thou, les Buchanan, parlent comme les citoyens du vieux Latium. Le néologisme trahit rarement en eux leur origine nationale, allemande, écossaise ou française, et cette pureté de diction est d’autant plus remarquable, qu’à cette date les livres élémentaires, tout imprégnés de la barbarie scolastique, fourmillaient d’erreurs et de barbarismes, et que les méthodes étaient extrêmement défectueuses.

Si grandes qu’aient été les difficultés, l’instruction n’en était pas moins solide, car tout l’effort de l’intelligence se tournait de ce côté, le latin étant regardé comme la base de l’éducation. Aussi le père de Montaigne, gentilhomme accompli, eut-il soin de l’apprendre à son fils avant même de lui apprendre le français. Il lui donna, en même temps qu’une nourrice, un précepteur allemand qui n’adressait la parole à son élève que dans la langue de Cicéron. À l’âge de six ans, le futur auteur des Essais en était arrivé, « sans fouet et sans larmes, » à parler aussi bien que son maître, et à l’âge de sept ans, il « enfilait tout d’un trait Virgile et l’Enéide, et puis Térence, et puis Plaute. » Combien peu de personnes aujourd’hui, fussent-elles même de l’Académie des Inscriptions, pourraient faire comme le jeune Montaigne !

Les querelles religieuses du XVIe siècle, et, pour nous servir d’un mot du temps, le remuement des guerres civiles, portèrent dans la seconde moitié de ce siècle un coup fatal aux études classiques ; mais Henri IV rétablit l’ordre dans la philologie, comme il l’avait rétabli dans l’état. Il accorda au latin des lettres de sauvegarde, et, pour mettre fin à l’anarchie du barbarisme, il promulgua en 1598 un programme qui défendait aux écoliers et aux maîtres d’employer dans les collèges une autre langue que la langue de Cicéron, et qui proscrivait en même temps tous les livres du moyen âge. Grâce à cette réforme, la philologie classique prit un nouvel essor, et elle atteignit dans le siècle suivant à un degré de perfection jusqu’alors inconnu. Les jésuites, les oratoriens, fondés en 1611 par le cardinal de Bérulle, les bénédictins et Port-Royal, contribuèrent surtout au mouvement classique, et les écrivains romains, même les écrivains grecs du règne de Louis XIV peuvent figurer honorablement dans le cortège littéraire du grand roi. Caussin et Porée font jouer des pièces latines au collège Louis le Grand. Petau traduit en vers grecs l’Ecclésiaste et les psaumes. Du Cerceau, Lebrun, Vavasseur, le père Mambrun, mettent en dactyles et en spondées divers livres de l’Écriture sainte et même l’Apocalypse. La muse romaine abjure le paganisme pour chanter sur le mode épique Constantin ou l’idolâtrie vaincue (Idolatria debellata), et le Christ souffrant (Christus patiens). Le père Rapin mérite, par son poème des Jardins et ses Églogues, le nom de second Théocrite. Le père de La Rue consacre aux victoires de Louis XIV et au passage du Rhin un chant héroïque que le grand Corneille reproduit en alexandrins magnifiques, et l’auteur de Polyeucte lui-même célèbre en pentamètres élégans le roi et le cardinal. Voiture fait soupirer l’élégie antique en l’honneur de Mlle de Scudéry, tandis que Santeuil, véritable poète lyrique dans la plus stricte acception du mot, semble retrouver dans ses Hymnes l’inspiration des premiers âges chrétiens. Charles du Perrier, Gilles Ménage, Commire, Étienne Bachot, rivalisent d’atticisme et d’élégance avec les écrivains que nous venons de citer, et, suivant Goujet, le père Brumoy, dans son Poème sur les Passions et ses Épitres des Morts, approche souvent de la mâle vigueur de Lucrèce. Les prosateurs ne sont pas moins remarquables que les poètes. Les préfaces du Glossaire de Du Cange et des Actes des saints de l’ordre de saint Benoit, la Correspondance de Mabillon, les écrits de Rollin, ceux de Huet, évêque d’Avranches, les traités de Bossuet, font véritablement du XVIIe siècle un second siècle d’Auguste, et il est hors de doute que la connaissance parfaite de l’antiquité a contribué puissamment à former ce grand style dont le secret semble perdu sans retour.

Les traducteurs de la même époque sont inférieurs, et de beaucoup, aux poètes et aux prosateurs. Tandis que les écrivains originaux excellent à faire passer dans notre langue, par d’admirables imitations, les beautés de la littérature antique, les traducteurs au contraire semblent les défigurer à plaisir. Ils n’ont plus, comme au siècle précédent, ces mots pittoresques qui reflètent souvent avec une vivacité singulière les grandes images de l’idiome romain. À part le Quinte-Curce de Vaugelas, il n’existe guère au temps de Pascal et de Racine que des traductions défectueuses, qu’on a singulièrement flattées en les appelant de belles infidèles. La plupart sont ridicules par la manie qu’avaient les auteurs d’effacer complètement l’empreinte latine, et de donner à toutes choses une tournure exclusivement française. Les héros de l’histoire romaine, comme les Romains du théâtre, portent l’habit à grandes basques et la perruque à marteaux. Perrot d’Ablancourt fait figurer dans Tacite des mestres de camp et des colonels. Guyot, de Port-Royal, appelle Trebatius M. de Trébace, et Pomponius M. de Pomponne. Il introduit dans la correspondance de Cicéron toutes les formules de la politesse moderne, comme dans cette phrase : « Monsieur, j’ai reçu votre lettre le 29 d’avril lorsque j’étais au Cumin. Après l’avoir lue, madame votre femme m’ayant fait l’honneur de venir me voir avec monsieur votre fils, ils ont jugé à propos que vous prissiez la peine de venir ici, et m’ont obligé de vous en écrire[1]. »

Pendant la première moitié du XVIIIe siècle, la tradition latine se continua par les poètes avec un certain éclat. Le père Vanière, dans le Prædium Rusticum, s’est approché de Virgile autant qu’il est possible à un moderne d’en approcher ; ses descriptions de la vie champêtre et de la nature, quoique tombant souvent dans de minutieux détails, sont empreintes d’un grand sentiment et se font lire avec intérêt. Les Fables de Desbillons sont peut-être l’imitation la plus heureuse qu’on ait faite de celles de La Fontaine. L’Enfant prodigue du père Du Cerceau mérita d’être traduit en vers français, et obtint au théâtre un succès de larmes. Enfin l’Anti-Lucrèce du cardinal de Polignac, publié en 1747, peut être considéré comme l’un des manifestes les plus brillans et les plus sérieux dirigés par l’esprit chrétien contre le scepticisme philosophique.

L’usage d’écrire en latin les ouvrages de science, de philosophie et d’érudition, si fréquent encore sous le règne de Louis XIV, ne tarda point à se perdre sous le règne de Voltaire, car la langue française, en se propageant dans toute l’Europe, rendit de moins en moins nécessaire l’usage de l’idiome qui dans le moyen âge avait tenu lieu de la langue universelle. Les encyclopédistes d’ailleurs voulaient parler à la foule, et pour s’en faire comprendre ils devaient nécessairement s’exprimer comme elle. La thèse soutenue par Boileau, « qu’on ne saurait bien écrire dans une langue morte, » fut reprise avec un grand appareil de raisonnement par d’Alembert, qui attaqua très vivement les études et les méthodes des collèges et des ordres religieux. Voltaire fut du même avis, et le latin, proscrit par les philosophes, se réfugia chez les jésuites. En même temps que l’on bannissait le thème, on recommandait la version ; les auteurs classiques jouirent d’une faveur nouvelle, non parce qu’ils étaient classiques, mais parce qu’ils étaient païens, et les traducteurs se multiplièrent. De ce côté, le progrès au XVIIIe siècle est très notable. Les textes sont mieux compris, plus fidèlement rendus ; la phrase est claire, simple et nette, sans reproduire cependant d’une manière exacte ce qu’on pourrait appeler le sens intime et philologique des textes. Rousseau, d’Alembert eux-mêmes s’essaient dans ce genre de composition ; on imprime pour la première fois de grandes collections des classiques, et l’Académie des Inscriptions et belles-lettres devient un centre actif de fortes et savantes études. En parcourant l’ancienne série des Mémoires de cette académie, on est vraiment étonné, d’une part, de la supériorité sur la série contemporaine, et de l’autre des trésors d’érudition qui s’y trouvent comme ensevelis, et qui sont oubliés de tout le monde, excepté de ceux qui vont y puiser discrètement leur science toute faite. Des hommes dont le nom est à peine connu aujourd’hui, Burigny, l’abbé Couture, Boivin, l’abbé Fragnier, Souchay, Gédoyn, l’abbé Du Resnel, ont donné dans ce recueil une foule d’excellentes dissertations sur la littérature antique, qui témoignent combien cette littérature était alors familière aux esprits cultivés ; Bonamy, Fréret, de La Bletterie, Le Beau, y ont consigné également des études ingénieuses et savantes, qui sont comme le point de départ des recherches critiques des érudits et des philologues modernes, et dans lesquelles on retrouve le germe de bien des théories qui se sont fait accepter comme des découvertes. Malheureusement c’est là la destinée de l’érudition. Les œuvres littéraires gardent à travers les âges leur fraîcheur et leur jeunesse ; les autres au contraire vieillissent à chaque nouveau progrès de la science. Quand une vérité historique ou philologique est une fois établie, elle passe, comme une monnaie courante, dans la circulation ; personne ne songe à ceux qui ont extrait l’or de la mine, et l’indifférence est d’autant plus grande pour les initiateurs que ceux qui profitent de leurs travaux s’appliquent presque toujours à les faire oublier, ou n’en parlent que pour en médire.

La révolution porta un coup terrible aux études classiques. Jamais cependant à aucune autre époque de notre histoire Rome ne fut plus à la mode ; c’était faire acte de patriotisme que de se draper à la romaine. Le citoyen Brutus et le citoyen Scévola péroraient dans tous les clubs ; mais Brutus et Scévola ne savaient point le latin, et en proscrivant, par civisme, les membres les plus distingués du corps enseignant, parce qu’ils appartenaient au clergé et aux ordres religieux, on établit dans la philologie antique un long interrègne. La connaissance des langues mortes devint le privilège exclusif de quelques rares savans et des hommes dont les études dataient de l’ancienne monarchie. De 1792 à 1808, il y eut comme un temps d’arrêt dans l’instruction publique ; des professeurs improvisés enseignaient ce qu’ils ne savaient point eux-mêmes. Fort heureusement Napoléon fit cesser cette anarchie : le décret du 17 mars 1808, en reconstituant l’Université, imposa aux professeurs l’obligation de s’instruire avant d’instruire les autres ; un excellent programme d’études classiques fut dressé pour les maîtres et pour les élèves. Seulement, comme la guerre enlevait aux classes les jeunes générations, le progrès ne répondit point immédiatement à ce qu’on pouvait attendre de la forte organisation de l’Université ; les jeunes gens formés pour le professorat sous l’empire ne devinrent que sous la restauration d’excellens maîtres. Leur influence fut considérable alors, et vers 1818 on put se croire un instant reporté à ces jours déjà si loin de nous où, pour faire l’éloge d’un homme à l’esprit cultivé, aimable et sérieux, on disait de lui : c’est un bon humaniste. Il y eut à cette époque une véritable croisade on faveur des lettres romaines. On vit paraître un journal latin, l’Hermes Romanus, qui trouva pendant quelques années des abonnés nombreux et des collaborateurs empressés. Un directeur de l’enregistrement et des domaines, M. de Belloc, publia un manifeste pour démontrer qu’il était urgent de décorer d’inscriptions latines les monumens publics, compromis par l’usage de la langue nationale appliquée au stylo lapidaire. On alla même jusqu’à proposer l’établissement d’une ville néo-romaine, qui aurait servi tout à la fois de colonie modèle et de collège[2]. Vers le même temps, M. l’abbé Mangin, attendri sur les chagrins que Tricot et Lhomoud causaient à l’enfance, publia une brochure pour demander que la méthode pratique suivie par le père de Montaigne fût appliquée à tous les Français âgés de moins de sept ans, au moyen d’une maison de sevrage latin, desservie par des professeurs et des bonnes d’enfans qui ne parleraient exclusivement que la langue de Cicéron[3]. Les nombreuses éditions classiques qui furent faites à la même époque, entre autres la grande collection Lemaire, témoignent, mieux encore que les utopies philologiques dont nous venons de parler, de la faveur dont la littérature romaine a joui dans les premières années de la restauration.

Cependant, vers 1825, on entendit gronder sourdement l’émeute romantique. Horace et Virgile furent sacrifiés sans pitié à Dante, à Shakspeare, à Lope de Vega. Cette attaque contre les traditions les plus respectées de l’orthodoxie littéraire provoqua une réaction très vive parmi ceux qui restaient fidèles au passé. Les vieux classiques s’attachèrent à leurs auteurs avec une tendresse nouvelle, et pendant la querelle des deux écoles, les traductions, les commentaires, les éditions annotées des poètes romains se multiplièrent dans une proportion très remarquable. Vers les dernières années du règne de Louis-Philippe, les vieux illustres de l’antiquité grecque et latine avaient reconquis leur autorité souveraine, et c’est alors qu’on vit le public applaudir au théâtre, un peu par esprit de pénitence, la Lucrèce de M. Ponsard à côté d’autres essais, plus ou moins heureux, de tragédie classique.

Aujourd’hui, personne ne conteste plus la valeur littéraire des écrivains de l’antiquité ; le clergé lui-même, qui depuis longtemps s’était renfermé dans la théologie, s’est rallié aux études classiques. L’établissement des Carmes, dirigé avec un grand succès par M. l’abbé Cruice, a présenté aux examens de la Sorbonne des licenciés et des docteurs qui ont été reçus avec des éloges mérités, et quoi qu’en ait dit M. l’abbé Gaume, les auteurs grecs et latins figurent aujourd’hui dans le programme des collèges ecclésiastiques comme aux beaux jours des oratoriens et des jésuites. La question soulevée par M. Gaume, qui veut proscrire Virgile, Cicéron, Tite Live et Tacite de l’enseignement, sous prétexte qu’ils dépravent la jeunesse, et qu’ils tendent à nous ramener au temps de Julien l’Apostat, cette question, par son exagération même, semblait condamnée d’avance à ne trouver que des contradicteurs, et, chose remarquable, c’est parmi les membres du clergé que ces contradicteurs ont été le plus nombreux. Il y eut à cette occasion un curieux débat auquel prirent part MM. Landriot, Charles Martin, de Valroger, Arsène Cahour et Charles Daniel. Le livre de M. Daniel, intitulé Des Études classiques dans la Société chrétienne, nous a surtout paru remarquable par l’étendue des recherches, une mise en œuvre très méthodique et une grande justesse d’idées. L’auteur dit avec raison que rayer les classiques du programme des écoles ecclésiastiques, c’est mettre en cause la discipline de l’église, qui les a toujours admis, les corporations célèbres qui en ont propagé l’étude, et les pères qui s’en sont inspirés ; il montre par des preuves irrécusables que ce n’est point la lecture des auteurs païens, mais l’examen et l’interprétation téméraire de l’Écriture sainte qui a conduit le XVIe siècle à l’hérésie. L’éducation chrétienne et l’enseignement classique, l’étude simultanée des grands écrivains de l’antiquité gréco-romaine et de l’antiquité ecclésiastique, tel est le programme de M. l’abbé Daniel. L’épiscopat français s’est prononcé dans le même sens, et le saint-siège, dans l’encyclique du 21 mars 1853, a consacré le même principe. La philologie antique, ainsi soutenue par l’élite du clergé, n’a pas cessé de trouver dans l’Université un point d’appui solide. Espérons que le nouveau code universitaire, en simplifiant, en spécialisant les études, en ouvrant à des vocations distinctes des voies plus larges, sera favorable aux études classiques, et qu’un nouveau progrès couronnera dans l’avenir la réforme qui vient de s’accomplir dans nos lycées, ainsi que le mouvement qui s’est manifesté au sein du clergé.


II.

On voit quelles ont été chez nous, depuis la renaissance, les vicissitudes de la langue latine : il faut maintenant, avant de passer à la littérature proprement dite, examiner quelques-uns des livres qui servent à l’enseigner aujourd’hui. Ces modestes travaux ont un but bien important, puisqu’ils forment à la vie intellectuelle les générations qui nous suivant, et qui bientôt nous crieront de leur faire place.

En comparant les ouvrages élémentaires adoptés de notre temps avec ceux dont on se servait sous l’ancienne monarchie, on reconnaît tout d’abord que ces modestes écrits se sont notablement améliorés. Jusqu’au milieu du XVIIe siècle en effet, tous les traités destinés à l’enseignement, y compris les syllabaires français, étaient rédigés en latin, et la Civilité puérile et honnête avait à peu près seule, à cette date, le libre usage de l’idiome national. Les pédans avaient méconnu ce principe, que les règles des langues, ainsi que celles des sciences, doivent être simples et naturelles, et que ce n’est point, comme le dit Pascal, barbara et baralipton qui forment le raisonnement. Ils s’étaient appliquées avant tout à obscurcir et à embrouiller ; ils suivaient pour enseigner la grammaire la même méthode que le maître de langues de M. Jourdain : en se servant d’un latin tout hérissé de barbarismes, ils avaient trouvé le secret d’être encore moins démonstratifs. On conçoit au prix de quels efforts de malheureux enfans acquéraient l’instruction, quand il leur fallait, comme l’a dit justement M. Sainte-Beuve, partir de l’inintelligible pour arriver à l’inconnu.

Port-Royal commença la réforme ; il substitua dans les livres élémentaires le français au latin, proscrivit le thème, et, inaugurant la méthode que l’on suit encore aujourd’hui en Angleterre, en Hollande et en Allemagne, il réduisit l’enseignement élémentaire, d’une part à une étude approfondie de la grammaire, et de l’autre à l’interprétation des textes, en ajoutant à cette interprétation quelques dialogues latins soutenus de vive voix et improvisés entre le maître et l’élève. En un mot, Port-Royal traita la langue morte comme une langue vivante. Non content de professer dans ses classes, il propagea ses théories et sa pratique par une foule de petits ouvrages, tels que grammaires, éditions annotées ou expurgées, jardins des racines, qui obtinrent le plus grand succès auprès des maîtres, auxquels Ils épargnaient de pénibles efforts. et des enfans, auxquels ils épargnaient les coups de fouet, qui furent longtemps, on peut le dire, l’unique base de l’enseignement national. Stimulés par les progrès que messieurs de Port-Royal avaient fait faire aux méthodes d’instruction, les jésuites s’empressèrent de les imiter, et l’université, effrayée de la concurrence, après s’être obstinée quelque temps dans les vieilles routines, finit par céder.

Au XVIIIe siècle, la philologie et les hautes études grammaticales reçurent un grand développement ; mais on ne tenta rien de nouveau pour les classes. Les livres de Port-Royal d’un côté, ceux des jésuites de l’autre, restèrent longtemps en possession d’instruire et de faire pleurer l’enfance, et ce ne fut guère que quelques années après l’organisation de l’Université impériale, qu’on essaya d’améliorer les ouvrages élémentaires. Grâce à cette organisation et aux études de l’école normale, d’habiles professeurs se formèrent ; la composition d’ouvrages classiques devint pour un grand nombre d’entre eux une utile spécialité, et aujourd’hui il ne faut à ceux qui veulent savoir le latin que la ferme volonté de l’apprendre, car ce ne sont pas les livres qui manquent.

En commençant par les dictionnaires et les grammaires, qui sont véritablement les livres initiateurs de la philologie, nous avons compté, — de 1843 à 1851, — deux cent cinquante-neuf publications, ouvrages nouveaux et réimpressions, et comme ces livres se tirent à grand nombre, ils forment, au simple point de vue commercial, l’une des branches les plus importantes de la librairie française, de la librairie parisienne surtout. Sous le rapport de l’exécution matérielle, ils sont de beaucoup supérieurs à ce qu’ils étaient autrefois, et il en est de même sous le rapport littéraire. Les travaux des Allemands sur l’origine et l’étude comparée des langues européennes ont réagi sur les grammaires mêmes, et là du moins le progrès est incontestable.

La lexicographie, qui s’était tenue avec les Etienne et Du Gange sur les hauteurs les plus élevées de la science, la lexicographie, tout en restant savante, est devenue plus accessible et plus pratique, et c’est un point qu’il est bon de noter, car en général ou attache trop peu de prix au talent d’écrire un dictionnaire. S’agit-il d’un dictionnaire français : on est arrêté à chaque pas par les définitions, et pour s’en convaincre il suffit de parcourir les ingénieuses remarques de Nodier, qui s’était fait le censeur impitoyable de tous les dictionnaires, y compris celui de l’Académie avant qu’il fût lui-même chargé d’y travailler. La difficulté des définitions n’existe pas pour les dictionnaires latins, mais celle des nuances et des équivalens dans les deux langues n’est pas moins grande, et quand on pénètre dans le génie même de l’idiome latin, si riche en mots qui sont tout à la fois une pensée et une image, on reconnaît combien la rédaction d’un lexique demande de science et de soins. Le Dictionnaire latin-français de MM. Daveluy et Quicherat, dont la première édition a paru en 1844[4], nous semble un des meilleurs livres qui aient été publiés dans ce genre. En étendant leur travail, d’une part aux origines, de l’autre à la décadence de la littérature romaine, en commençant aux chants saliens pour finir à Fortunat, les auteurs de ce dictionnaire ont enrichi la nomenclature de quinze cents mots nouveaux. Ils ont noté les archaïsmes, signalé les exceptions et les défectuosités, distingué les termes usuels de ceux qui le sont moins, et de la sorte ils ont établi nettement ce qu’on pourrait appeler la personnalité de chaque mot. Tout ce qui se rattache aux lois, aux mœurs, à l’art militaire, à l’administration politique, a été de leur part l’objet d’une égale attention, et sous ce rapport leur travail offre une incontestable supériorité, car il. est tout à la fois philologique et archéologique[5].

Le Dictionnaire latin-français[6], rédigé par M. Theil, d’après les meilleurs travaux allemands et surtout d’après le grand ouvrage de Freund[7], doit être également compté parmi les bons livres classiques qui ont paru dans ces dernières années. Il en est de même du Dictionnaire des Synonymes de la langue latine, de M. Barrault, ouvrage qui a valu à l’auteur, en 1853, le grand prix de linguistique décerné par l’Académie française[8]. Tout ce que l’antiquité nous a légué sur cette partie si importante de la philologie se borne, on le sait, à une vingtaine de pages de Fronton. Complètement oubliée par le moyen âge et négligée par la renaissance, la synonymie latine fit pour la première fois son apparition en France en 1777 avec le livre de Gardin-Dumesnil. L’Allemagne, à partir de cette époque, s’en occupa très activement, et de 1826 à 1838 M. Ludwig Dœderlein fit paraître un grand traité dans lequel il résuma, en les complétant, les travaux de ses devanciers. M. Barrault, tout en restant toujours exact, a trouvé des choses neuves encore, même après le savant allemand, et son livre formera désormais le complément indispensable des dictionnaires. La préface, dans laquelle il retrace l’histoire des études synonymiques en Europe, est un curieux morceau de critique littéraire : on y voit entre autres que les synonymes ont été de mode en France tout aussi bien que les dissertations sur le pays de Tendre, les chansons, les sonnets, les charades, et qu’ils ont fait dans le salon de Mlle de Lespinasse les délices de Beauzée, de d’Alembert et de Diderot.

Les études grammaticales sur la langue latine ont suivi de nos jours, comme la lexicographie, une marche ascensionnelle ; elles ont rejeté toutes les scories de la décadence romaine et de la barbarie du moyen âge : en remontant directement aux sources antiques, elles ont ramené la science à son exactitude et à sa pureté primitive. C’est surtout dans la renaissance latine des premières années de la restauration que ce progrès se montre et se développe. Le point de départ de la révolution qui s’est accomplie de notre temps même dans la grammaire latine est marqué par la méthode prénotionelle de M. Le Mare, que Nodier appelait avec raison l’un de nos plus éminens grammairiens. Par malheur pour le succès de son livre, M. Le Mare n’appartenait point à l’Université ; il avait d’ailleurs inventé un fourneau économique, et le conseil de l’instruction publique crut déroger en autorisant pour les classes, quelque savans qu’ils fussent, les travaux d’un homme qui fabriquait des appareils de ménage. On voulait en outre garder aux professeurs la spécialité des ouvrages classiques, et la gloire de détrôner Tricot et Lhomond fut réservée à M. Burnouf, dont la grammaire latine laisse peu à désirer sous le rapport de l’érudition positive.

Nous n’entrerons point ici dans l’examen détaillé des livres qui figurent sur les pupitres des écoliers de nos collèges[9]. Nous constaterons seulement que de ce côté, comme dans la philologie proprement dite, le progrès est de jour en jour plus sensible. Quelques-uns de ces livres modestes sont d’excellens morceaux d’érudition ou de critique littéraire : nous citerons entre autres l’Histoire de la littérature romaine, de M. Pierron, et le Traité de versification latine, de M. Quicherat ; mais notre intention n’est pas de nous arrêter sur ces publications spéciales. Ce que nous avons dit suffit pour montrer comment se forment nos traducteurs et nos latinistes : il faut les voir à l’œuvre.


III.

En retraçant l’histoire de l’enseignement du latin en France, nous avons eu occasion de montrer, par quelques exemples pris au hasard, combien étaient défectueuses les traductions du XVIIe siècle ; nous avons en même temps constaté que de ce côté du moins le siècle suivant avait été en progrès notable. En arrivant à notre temps même, nous pouvons constater encore un progrès nouveau.

Les traducteurs peuvent se diviser en deux classes distinctes : d’une part ceux qui étudient l’antiquité par amour pour ses œuvres, pour apprendre tout à la fois à bien penser et à bien dire, en un mot les traducteurs qui ont la passion du latin, ceux qu’on pourrait appeler les volontaires de la philologie ; — de l’autre ceux qui travaillent à la demande des libraires, ceux qui font, qu’on nous passe le mot, les raccommodages de la traduction, et qui se chargent de la fourniture de texte français pour les bibliothèques et les collections des classiques. Nous nous occuperons d’abord de ceux qui travaillent exclusivement par zèle pour l’art et la philologie antique, et dans cette catégorie nous donnerons la première place à ceux qui traduisent en vers les poètes romains. Ce genre d’exercice a toujours été très populaire chez nous, et c’est principalement Horace et Virgile qui ont obtenu les honneurs de la version rimée.

Dès la fin du xvie siècle, Horace avait été déjà translaté plus de trente fois en rimes françoises, et aujourd’hui on peut porter jusqu’à deux cents le nombre des versions en vers qui ont été faites chez nous des œuvres complètes ou partielles du protégé de Mécène. Le sentiment exquis et profond des choses de la vie qui distingue ce grand poète, ses vers de chair et d’os, comme les appelle Montaigne, qui signifient plus qu’ils ne disent, sa sensibilité vive, mais toujours contenue, lui ont acquis la sympathie de tous les âges. Les gouvernemens, les mœurs, les goûts littéraires ont beau changer, le public ne change jamais pour Horace ; de 1832 à 1849, les odes ont été traduites quatorze fois ; les satires, trois fois depuis 1828 à 1848 ; les épitres, cinq fois de 1831 à 1846 ; l’Art poétique, neuf fois de 1836 à 1844. Les biographes n’ont pas été moins empressés que les traducteurs pour le poète de Tibur. M. Walckenaër a écrit sa vie avec le soin minutieux qu’on apporte aux choses contemporaines ; M. Janin, qu’on peut ranger parmi nos bons latinistes, lui a consacré une charmante étude[10], et M. Patin l’a fait revivre à la Sorbonne dans un cours toujours applaudi.

Les traductions en vers de Virgile, œuvres complètes ou partielles, ne sont pas moins nombreuses que celles d’Horace. L’une des plus anciennes qui soient arrivées Jusqu’à nous est celle qui a pour titre : le livre des Esneides, conpilé par Virgile ; elle date de 1483. L’auteur, dont le nom n’est point connu, débute en disant qu’il a translaté son livre « à l’honneur de Dieu tout-puissant, de la glorieuse Vierge, et à l’utilité et proufit de toute police mondaine, afin que tous les valeureux princes et autres nobles puissent y voir moult valeureux faits d’armes, et aussi tous habitans en villes et chasteaux ; car ils verront comme jadis Troye la grant et plusieurs autres places fortes et inexpugnables ont été assiégées et assaillies, et aussi courageusement et vaillamment défendues. » Ce passage est curieux à noter, parce qu’il montre qu’à l’époque de la renaissance on n’étudiait point seulement les anciens au point de vue littéraire, mais encore, et avant tout peut-être, pour y trouver des exemples et des leçons. Le respect que l’on portait aux écrivains grecs ou romains était même si grand, que l’un des traducteurs de l’Enéide, le cardinal du Perron, travailla pendant un an à rendre les huit premiers vers du premier livre. Nous n’indiquerons point ici les nombreuses versions du XVIe et du XVIIe siècle, car nous ne ferions que répéter Gouget, qui en a dressé le catalogue exact. Il suffira de dire, pour montrer combien l’admiration est restée vive et en quelque sorte infatigable, que de 1701 jusqu’en 1838 les Églogues ont été traduites cinquante-trois fois, les Géorgiques seize fois de 1708 à 1839, les œuvres complètes trente-six fois de 1700 à 1839, les petits poèmes six fois de 1817 à 1839. Les traductions les plus récentes qui méritent d’être mentionnées sont celles de MM. Barthélémy et Duchemin. Le travail de M. Duchemin est élégamment versifié, et l’auteur a eu le bon goût de ne point médire de ses devanciers ; c’est un mérite dont il faut lui tenir compte. Il n’en est pas de même de M. Barthélémy. Dans une préface qui rappelle un peu trop celle où M. de Marcassus défie ses successeurs de faire mieux que lui, l’auteur de la Némésis développe une nouvelle théorie de l’art de traduire, et dans cette préface ainsi que dans ses notes, il ne ménage point les critiques à ses prédécesseurs. Les a-t-il surpassés ? Nous ne le pensons pas. Sans doute sa traduction offre çà et là quelques vers éclatans ; mais à force de chercher la concision, de s’étudier à reproduire le texte en mot à mot rhythmique, il a greffé souvent des néologismes français sur des idiotismes latins. Suivant M. Barthélémy, il n’y a dans Delille que fadeur, mauvais goût, escamotage de style, et, comme preuve, il cite entre autres ces deux vers :


… Juno… mentem lætata retorsit :
Præterea excedit cœlo, nubemque reliquit.


qui sont ainsi traduits par l’auteur des Jardins :

Junon se laisse vaincre à ce flatteur langage.
Et quitte son courroux, les airs et le nuage.

Sans doute cette version est défectueuse, mais celle de M. Barthélémy est-elle meilleure ?

La déesse à ces mots abjure toute haine,
Et passe de la nue à la voûte sereine.

Le lento luctantur marmore tonsæ fournit encore à M. Barthélémy une critique contre Racine, qui en a fait une heureuse imitation :

Il fallut s’arrêter, et la rame inutile
Fatigua vainement une mer immobile.

Le traducteur préfère sa version :

Tout à coup le vent tombe, et la rame lassée
Lutte péniblement contre l’onde affaissée.

Ces deux citations suffisent pour faire juger le procédé de M. Barthélémy : en cherchant à exprimer l’image latine, il la dénature presque toujours ; sa concision tourne à la sécheresse ; l’exagération même de la richesse de ses rimes fatigue par la monotonie des assonances, et souvent rien n’est plus éloigné du texte que cette version tendue où l’effort se trahit sans cesse, ce qui n’empêche pas M. Barthélémy de dire dans une note : « Si Virgile prenait ma traduction française, tout informe qu’elle est, et la voulait mettre en vers latins, son œuvre, comparée à la mienne, serait d’une incontestable infériorité. » M. de Marcassus se contentait de dire : Fasse mieux qui pourra !

Après Horace et Virgile, Ovide et Martial ont toujours occupé le second rang dans la faveur publique ; mais Martial, même au XVIe siècle, a été plutôt imité que traduit. Il n’en est pas ainsi d’Ovide, car dans une période d’environ cent quarante ans, nous avons compté trente traductions des Métamorphoses, seize de l’Art d’aimer, et vingt-huit des Épitres. En 1801, la version en vers de Saint-Ange obtint un succès presque égal à celui des Géorgiques, et de notre temps même les morceaux choisis publiés par M. de Pongerville sous le titre d’Amours mythologiques ont été accueillis avec l’intérêt qui s’attache aux poèmes originaux. Quant aux poètes érotiques, ils ont été plus populaires au siècle dernier que de nos jours, et ils ont surtout exercé sur la littérature des boudoirs une très grande influence. L’auteur de l’Art d’aimer et le chantre de Lesbie, musqués, poudrés et surtout affadis, ont reparu en manchettes et en jabots dans Gentil Bernard et dans Dorat. La traduction de certains détails a effrayé les poètes de notre siècle, et la plupart de leurs interprètes se sont bornés à les traduire en prose, en voilant par des périphrases les nudités antiques. On n’a point eu pour Juvénal les mêmes scrupules. Sa qualité de moraliste a fait accepter ses hardiesses, et comme Thomas s’était chargé de prouver dans la tirade sur Messaline qu’on peut tout dire en français quand on dérobe la crudité du fond sous la pudeur des mots, il semble que son exemple ait excité le zèle des traducteurs. De 1770 à notre temps, les satires de Juvénal ont été reproduites en vers une quinzaine de fois, et, malgré les difficultés sans nombre que présente le texte, ces diverses interprétations ont été assez heureuses. Du reste, quel que soit le mérite des traductions en vers, elles n’arrivent pas comme les nouveautis jusqu’à la masse du public, et il faut se reporter à la publication du Lucrèce, de M. de Pongerville, c’est-à-dire en 1823, pour trouver dans ce genre ce qu’on appelle un succès littéraire. On était alors au plus fort de la guerre du romantisme, les classiques étaient proscrits par les novateurs, et M. de Pongerville eut l’heureuse témérité de faire revivre Lucrèce dans la langue classique. L’auteur présenta son œuvre au roi Louis XVIII, qui en accepta la dédicace. Ce prince cita de mémoire un passage assez long, en ajoutant : « J’ai toujours aimé le poète dans ce grand sire, répondit M. de Pongerville, J’ose dire à votre majesté qu’elle ne doit pas non plus haïr le philosophe. — Non certes, reprit le prince ; mais chut !… le roi nous entend. » Lucrèce a été de notre temps le seul poète antique qui ait eu l’honneur d’une réception royale, et le seul aussi qui ait ouvert d’emblée à son traducteur les portes de l’Académie.

Les traductions des prosateurs latins sont aujourd’hui beaucoup moins nombreuses que les versions en vers des poètes ; à de rares exceptions près, celles qui ont été faites dans ces dernières années ont paru dans les grandes collections. Au nombre de ces exceptions, et parmi les plus recommandables, nous mentionnerons le Salluste de M. Gomont, que l’auteur a enrichi de notes savantes, et qui offre le résumé des travaux critiques les plus importans dont l’historien romain a été le sujet. Ce résumé, en ce qui touche Catilina et la guerre de Numidie, a souvent une telle actualité, que M. Gomont prend soin de déclarer qu’il ne veut faire aucune allusion aux événemens contemporains. Aussi Salluste est-il resté avec César le plus populaire peut-être des historiens romains, car tandis que le vainqueur des Gaules nous donne dans ses Commentaires le secret de nos origines, Salluste, en écrivant Catilina, nous donne à son tour le secret de ces agitations révolutionnaires que des meneurs audacieux ont trop souvent déjà déchaînées sur notre pays, en promettant à la foule, comme l’amant d’Orestilla, la liberté, les richesses, les honneurs, la gloire : en illa, illa, quam sæpe oplastis, libertas : præterea divitiæ, decus, gloria in oculis sita sunt. De plus, au point de vue militaire, Salluste a pour nous, conquérans modernes de la Numidie, un attrait tout particulier, et la Guerre de jugurtha, traduite par M. Bureau de La Malle, figure à côté des ordonnances de campagne dans le Manuel de l’officier en Afrique. Quant à César, il a été commenté par l’empereur Napoléon au point de vue de la stratégie : ce travail du grand capitaine suffirait seul à prouver que les écrits des anciens n’attirent pas seulement l’attention des érudits et des professeurs, et qu’on peut y trouver autre chose encore que de simples études de style.

Les divers travaux que nous venons de mentionner, traductions en vers ou traductions en prose, sont de patientes et consciencieuses études, et il est à regretter qu’au lieu de s’en tenir toujours ainsi à des œuvres isolées et individuelles, au lieu de concentrer sur un seul et même auteur tout l’effort de leur science, quelques-uns de nos latinistes les plus éminens se soient dispersés dans des publications collectives où l’intérêt de la philologie est trop subordonné à l’intérêt mercantile. Nous voulons parler des grandes collections qui ont été entreprises dans ces dernières années. Ces collections présentent les mêmes inconvéniens que les encyclopédies et les dictionnaires, rédigés, comme le disent les prospectus, par des sociétés de gens de lettres, de savans, de membres de l’Institut et d’hommes du monde, ce qui semblerait indiquer que les membres de l’Institut ne sont pas toujours des savans, et que les gens de lettres ne sont pas des hommes du monde. Prenons pour exemple la Bibliothèque latine, de M. Panckoucke, et les Classiques, de M. Dubochet. On trouve dans ces deux publications des parties excellentes, et il suffit de citer celles qui sont signées entre autres de MM. Burnouf, Baudement, Durozoir, Hauréau, Héron de Villefosse, Nisard, Littré, Damas-Hinard, Ch. de Rémusat, Plougoulm, Taranne, Lorquet, Charpentier et Naudet ; mais à côté de morceaux remarquables, on trouve un grand nombre de traductions qui accusent chez ceux qui les ont faites une ignorance vraiment inexcusable de l’archéologie antique[11]. Le soin d’interpréter un seul et même auteur ayant été souvent confié à plusieurs personnes, il en est résulté une véritable marqueterie sous laquelle ont complétement disparu l’unité et la physionomie de l’écrivain original. Jamais le mot de Martial : sunt bona, sunt mala, n’a reçu une plus juste application. Les textes donnent lieu aux mêmes remarques ; pour quelques-uns, on a profité des travaux de la critique moderne ; pour la plupart, on s’est contenté de reproduire d’anciennes éditions, souvent très fautives, quelquefois même sans prendre la peine de les faire concorder avec la version française. Il en est de même des notes, qui sont presque toujours insuffisantes ; on reconnaît que dans le nombre il en est qui n’ont point été rédigées par les traducteurs, et il en résulte qu’elles contredisent parfois l’interprétation.

Quoi qu’il en soit de ces critiques, les collections du genre de celles dont nous venons de parler ont cependant produit quelques résultats satisfaisans ; elles ont popularisé dans leur ensemble les monumens de l’antiquité latine, et elles ont rendu accessibles à tous des auteurs qui jusqu’alors étaient restés comme perdus dans des éditions rares et fort coûteuses. De plus, dans les anciennes collections de textes, on s’était contenté pendant longtemps de reproduire les écrivains de la grande époque littéraire, et dans la décadence on s’arrêtait généralement à Claudien. Aujourd’hui on y comprend tous ceux qui ont vécu depuis Adrien jusqu’à Grégoire de Tours, et les bibliothèques contemporaines, en s’étendant pour la première fois à cette limite extrême, ont acquis un intérêt nouveau. Sous le rapport littéraire, la période comprise entre Adrien et Grégoire de Tours n’a sans doute qu’une valeur très secondaire : les esprits créateurs ont disparu, la langue s’est énervée, les rhéteurs, les versificateurs et les compilateurs ont remplacé les orateurs, les poètes et les historiens ; mais comme à toutes les époques de crise intellectuelle, à défaut des grandes conceptions originales, il y a les recherches érudites, les résumés, les encyclopédies (on dirait que la civilisation antique, près de disparaître, dresse pour la postérité l’inventaire de sa science), puis à côté des écrivains spéciaux, géographes, cosmographes, médecins, agronomes, vétérinaires, architectes, etc., on trouve les derniers annalistes de Rome, les historiens des invasions et les premiers apôtres de la foi. Cette voix qui courait le long de la mer Egée : les dieux s’en vont ! le grand Pan est mort ! retentit comme un écho mystérieux dans les écrits des derniers défenseurs du paganisme, tandis que la religion nouvelle apporte au monde, avec le sentiment de l’infini, la conscience et la pitié, des sources d’inspirations jusqu’alors inconnues. On comprend dès lors l’intérêt qui s’attache à cette décadence elle-même, et quel profit on peut tirer pour l’histoire de l’étude approfondie de cette époque.

Malgré les imperfections assez nombreuses que nous avons dû relever, les travaux de traduction ont eu de notre temps une importance réelle. L’attention du public s’est portée sur des auteurs qui étaient restés jusqu’alors dans le domaine de l’érudition pure. Les textes, mieux compris, ont été plus fidèlement rendus, surtout en ce qui touche les mœurs, les usages et l’exactitude historique, et les traducteurs, tout en se montrant plus exacts, ont réussi souvent à parler français, ce qui n’est pas une des moindres difficultés de ce genre de littérature.


IV.

Autant la version est restée populaire, comme le prouvent les nombreuses traductions qui ont été faites dans ces dernières années, autant le thème et les vers latins sont déchus de leur ancienne importance. À part quelques traités de théologie à l’usage des séminaires, quelques nomenclatures d’histoire naturelle, on n’écrit guère en latin que dans des cas de force majeure, pour céder à la tyrannie de l’usage ou obéir aux règlemens universitaires, comme par exemple lorsqu’il s’agit de la harangue traditionnelle du concours général ou d’une thèse de faculté. Cette belle langue n’est plus même employée que très rarement là où elle devrait régner sans partage : nous voulons parler des notes qui accompagnent les textes. Il est à regretter que les éditions variorum se perdent chez nous comme dans le reste de l’Europe, car les classiques de l’antiquité appartiennent au monde entier, et en les annotant dans l’idiome qu’ils ont employé eux-mêmes, on les rend accessibles aux lecteurs de toutes les nations. Aujourd’hui nous ne connaissons guère que M. Boissonnade qui soit resté fidèle, non-seulement dans les préfaces et les dissertations érudites, mais même dans ses correspondances intimes, à la langue de Cicéron. Sous le rapport de la correction, de l’élégance et du cachet vraiment romain, la latinité de M. Boissonnade ne le cède en rien à celle des meilleurs écrivains des XVIe et XVIIe siècles, et nous citerons comme preuve la traduction des Fables de Babrius, dont le texte grec a été retrouvé dans le couvent du Mont-Athos par M. Minoïde Minas.

À de rares exceptions près, le latin du XIXe siècle est une langue tout à fait à part, qui n’est ni antique ni moderne, et qui se compose en général de centons empruntés aux écrivains de la vieille Rome et de périphrases péniblement contournées. On dira sans doute que notre époque a bien autre chose à faire que des thèmes, mais nous répondrons que si l’on apprend le latin pour ne point le savoir, il est inutile de l’étudier. Nous sommes complètement de l’avis d’un membre de l’Institut, M. Rossignol, qui, dans les notes d’un poème dont nous allons dire un mot, soutient cette thèse, à savoir que dans l’acquisition du matériel d’une langue l’usage parlé joue un rôle moins important qu’on ne le croit en général, et que c’est surtout par l’étude approfondie de la grammaire et des bons écrivains que l’on parvient à l’écrire correctement. À l’appui de cette opinion, M. Rossignol cite quelques exemples qui prouvent que dans les temps les plus tristes de la décadence, les rares écrivains qui échappèrent à la contagion de la barbarie employaient pour apprendre la langue littéraire les mêmes procédés que nous, l’étude des modèles, par exemple. Malheureusement aujourd’hui ces procédés sont un peu négligés, et c’est ce que prouve trop souvent la langue que parlent les orateurs latins de nos distributions des prix.

Quoi qu’on en ait dit des harangues romaines des concours, c’est là un usage que nous ne saurions blâmer, car nous pensons que les grands corps de l’état doivent avoir, comme le peuple lui-même, le respect de leurs traditions. En général, les harangues latines du concours ne se distinguent point par l’originalité du fonds, mais on y trouve une ordonnance fort régulière et surtout de bons sentimens. Nous avons remarqué, dans le nombre, les discours de M. Villemain et de M. Naudet, l’un sur la nécessité de posséder la littérature ancienne pour devenir bon écrivain, et l’autre sur la religion considérée comme base de l’instruction publique. Le choix du sujet ayant été laissé longtemps aux professeurs, on en vit quelques-uns sortir brusquement de la sphère des traditions universitaires, et se laisser entraîner au courant des idées romantiques, ce qui motiva, en 1847, de la part de M. de Salvandy, alors ministre de l’instruction publique, un arrêté portant qu’à l’avenir le discours aurait exclusivement pour objet la vie d’un homme célèbre cher à l’Université par ses travaux ou ses services, professeur, recteur, grand-maître ou ministre. Depuis ce temps on est toujours resté dans le programme ; chaque année, les mêmes applaudissemens saluent les mêmes périodes cicéroniennes. Seul entre tous, le journal l’Univers mêle aux bravos classiques l’amertume de sa critique, et s’attache à démontrer, d’après le procédé de M. de Scudéry, que le sujet du discours ne vaut rien du tout, qu’il choque les règles de l’art oratoire, qu’il manque de jugement dans la conduite, qu’il contient beaucoup de gallicismes, et qu’ainsi l’estime qu’on en fait est très injuste. Il est possible que l’Univers soit fort en thème, mais à coup sûr il n’est pas fort sur l’histoire de la langue latine, car dans l’examen de l’un des discours qui nous occupent, il parle très sérieusement de l’emploi que Cicéron faisait des virgules.

À côté du discours latin de la distribution des prix se placent les thèses pour le doctorat ès-lettres. Le chef du bureau des facultés au ministère de l’instruction publique, M. Mourier, a recueilli, sur cette importante épreuve, d’intéressans détails, et il a donné en même temps la bibliographie des thèses, dont quelques-unes sont introuvables aujourd’hui. Avant 1789, le grade de docteur n’existait que dans les facultés de droit, de théologie et de médecine, et il fut institué pour les lettres par décret du 17 mars 1808. Suivant ce décret, la thèse latine devait être soutenue en latin, mais les candidats aussi bien que les examinateurs se dispensèrent de cette obligation, qu’on laissa tomber en désuétude jusqu’au moment où le règlement du 17 juillet 1840 décida que l’argumentation aurait lieu en français pour toutes les thèses indistinctement. C’est déjà beaucoup, c’est même trop peut-être pour bien des érudits, que d’arrondir la période cicéronienne quinze ou vingt ans après la sortie du collège, et si la rédaction de la thèse latine a pour but de prouver que l’aspirant au doctorat ès-lettres est familier avec la langue de Tacite et de Virgile, il faut convenir que plus d’un candidat a parfaitement réussi à prouver le contraire de ce qu’on lui demandait.

De 1810 à 1851, deux cent soixante-dix-huit thèses latines ont été soutenues devant les facultés de Paris, d’Aix, de Besançon, de Bordeaux, de Caen, de Dijon, de Grenoble, de Lyon, de Montpellier, de Poitiers, de Rennes, de Strasbourg et de Toulouse. Resserrées d’abord dans le cercle de la logique et de la rhétorique, ces thèses ont abordé peu à peu des sujets plus variés ; on peut même dire qu’un grand nombre d’entre elles sont de très savantes dissertations, et qu’elles ont été pour les aspirans au doctorat comme le point de départ officiel des hautes positions auxquelles quelques-uns d’entre eux sont arrivés. De 1813 à 1830, nous trouvons parmi les latinistes du doctorat MM. Cousin, Patin, Jouffroy, Damiron, Amédée Thierry, Michelet, et à côté de M. Bautain, qui traite de l’idéalisme, de idealismo, Armand Marrast, qui traite de la vérité, de veritate. Durant cette période, la thèse n’est encore qu’une mince brochure in-4o, le plus souvent mal imprimée, et qui dans ces proportions modestes n’a ni les allures ni les prétentions du livre. À partir de 1830, le format change ; l’in-8o domine, l’exécution typographique s’améliore, le fonds se fortifie d’une manière sensible, et l’ensemble des travaux embrasse à la fois l’antiquité et le moyen âge, la philosophie, la critique et l’histoire. Nous citerons au premier rang, comme des morceaux d’excellente littérature, les thèses de MM. Ravaisson, Gérusez, Jourdain, Ferrari, Guigniaut. Rossignol, Fortoul, de La Prade, Edgar Quinet. Des morts regrettés de tous ont aussi leur part dans cette bibliothèque des études universitaires, et nous y avons remarqué les opuscules de deux professeurs enlevés à la fleur de l’âge, et qui tous deux ont porté dans leur enseignement l’éloquence de la parole et l’éloquence du cœur, Ozanam et Varin, à côté du précieux travail d’un écrivain dont les lecteurs de la Revue ont eu souvent l’occasion d’apprécier l’érudition et la finesse, Ch. Labitte, enlevé aussi dans l’âge des belles espérances. Les membres du clergé, qui après avoir rendu de si grands services aux études classiques, les avaient délaissées longtemps, sont enfin rentrés dans la lice. Depuis trois ans la Sorbonne a vu MM. les abbés Leblanc, Lalanne et Vaillant, soutenir avec distinction les épreuves du doctorat et prouver à ceux qui voudraient proscrire l’étude de l’antiquité gréco-romaine que l’orthodoxie la plus rigoureuse peut s’allier à la connaissance approfondie des auteurs païens et de leur belle langue.

Ce qui nous a frappé en lisant le latin des thèses, c’est de voir qu’en général ce sont les érudits de profession, — ceux qui pratiquent le plus habilement l’antiquité, — qui éprouvent le plus d’embarras à manier la langue de Virgile et de Cicéron. Sous ce rapport, ils sont restés bien loin de leurs devanciers du XVIe et du XVIIe siècle, et à l’appui de cette remarque nous nous arrêterons quelques instans à la thèse de M. Ch. Lenormand, membre de l’Institut. M. Lenormand est archéologue, égyptologue, numismate, hiérogrammate, rapporteur inamovible de tous les concours des antiquités nationales, critique d’art, et l’on peut même à la rigueur le considérer comme un helléniste, car sa thèse est toute hérissée de citations grecques ; mais à coup sûr M. Lenormand n’est point latiniste : non-seulement il traite la grammaire latine en ennemie, mais il oublie même très souvent qu’il y a pour toutes les langues une logique universelle, et de la sorte il arrive à construire des phrases qui ne sont justiciables d’aucune syntaxe[12]. La thèse de M. Quinet sur la poésie primitive des Hindous nous a amplement dédommagé de celle de M. Lenormand, car M. Quinet écrit le latin comme aux beaux jours de l’Oratoire et des Jésuites. Il a le mot juste, l’allure romaine, et, comme la poésie dont il parle, le souffle lyrique, lyricus afflatus.

Les deux dernières années qui viennent de s’écouler ont été sans aucun doute les plus fécondes en thèses latines depuis la fondation du doctorat. On en compte huit en 1852, et quatorze en 1853 ; nous aimons à constater que la plupart se recommandent également par le choix des sujets et par la correction du langage. Il semble que les professeurs, après avoir longtemps éparpillé leurs forces, les concentrent de préférence sur les études vraiment classiques. Il y a là, dans de minces brochures, beaucoup de savoir et des recherches curieuses. M. Mézières étudie la tradition poétique relative aux fleuves de l’Enfer chez les Grecs et chez les Romains ; il explique nettement l’origine de cette tradition par les croyances antiques et la géographie. M. Robiou étudie l’administration de l’Égypte sous les Ptolémée, M. Taine reconstruit, d’après Platon, la vie intellectuelle et morale de la Grèce, M. Soupé nous donne un curieux portrait littéraire de Fronton ; M. Cerquand retrace la biographie, très obscure d’ailleurs, des sept sages de la Grèce, nous fait connaître leur morale, et la compare avec celle des gnomiques ; M. Chassang raconte en bon latin l’histoire de la décadence de l’art oratoire chez les Romains. On doit encore à M. Henriot, élève de l’école d’Athènes, un très bon travail sur la Géographie des poètes primitifs de la Grèce, à M. Renan une savante étude sur la Philosophie péripatéticienne chez les Syriens, et à M. Duruy une dissertation sur Tibère, qui atteste une connaissance approfondie de l’histoire romaine et une remarquable sagacité critique. Le moyen âge, la littérature chrétienne et la littérature française sont également représentés dans les thèses qui nous occupent. M. l’abbé Lescœur, maître de conférences à l’école normale et membre de la nouvelle congrégation de l’Oratoire, a comparé les lettres de Leibnitz et de Bossuet, en même temps que M. l’abbé Jallabert étudiait, en les désignant sous le nom d’Épîtres consolatoires, dix lettres adressées par saint Jérôme à diverses personnes à l’occasion de la perte de leurs amis ou de leurs parens. Conduit par la nature même de son sujet et par l’époque où vivait saint Jérôme à comparer les idées des philosophes païens et des écrivains ecclésiastiques sur la mort, M. Jallabert a composé un excellent petit traité de morale pratique et d’histoire littéraire, et par la correction de son style il a prouvé une fois de plus, contre M. l’abbé Gaume, que les études classiques ne sont nullement incompatibles avec les sentimens du plus pur christianisme. Le travail de M. Ouvré sur la Monarchie de Dante, celui de M. Perrens sur les Théories de lord Chesterfield relatives à l’éducation des enfans, se distinguent également par des appréciations très justes et une excellente latinité. Nous croyons devoir insister ici sur l’éloge, parce qu’il y a dans quelques-unes des brochures dont nous venons de parler beaucoup plus de science et de travail qu’il n’en a fallu souvent pour assurer le succès de certains livres.

Si le nombre des prosateurs latins est à peu près réduit aujourd’hui aux docteurs ès-lettres, le nombre des poètes a diminué dans une proportion beaucoup plus grande encore. Par une singulière bizarrerie, la première protestation qui ait été faite en France contre la poésie latine moderne l’a été par celui de nos écrivains qui s’est le plus directement inspiré des poètes de l’ancienne Rome. On devine qu’il s’agit de Boileau. L’auteur de l’Art poétique, dans un dialogue que lui-même qualifié de plaisant, suppose que les versificateurs néo-romains du XVIIe siècle vont faire visite au fils de Latone[13], et qu’ils lui font tous un compliment en hexamètres. L’un d’eux reste court, et ne peut même achever le vers qu’il a commencé qu’à l’aide d’un barbarisme. Apollon se fâche, et leur déclare que pour eux Pégase sera toujours rétif. Cet arrêt fut ratifié au XVIIIe siècle par Voltaire, qui, tout en déclarant que des étrangers ne peuvent ressusciter le siècle d’Auguste dans une langue qu’ils ne savent pas même prononcer, ne dédaigna point cependant d’invoquer quelquefois la muse latine, témoin ce distique qu’il a placé en tête d’une dissertation sur le feu :

Ignis ubique latet, naturam amplectitur omnem,
Cuncta parit, renovat, dividit, unit, alet.

Malgré quelques rares protestations, l’avis de Voltaire et de Boileau finit par prévaloir, et de nos jours M. Sainte-Beuve est le seul de nos critiques qui ait témoigné quelque sympathie à la littérature de Vanière et de Rapin. « Je ne voudrais pas, dit M. Sainte-Beuve, dire des vers latins plus de mal que je n’en pense. Je les ai beaucoup aimés ; j’en ai fait avec un goût décidé, je l’avoue, et j’ai cru par là pénétrer plus avant dans le secret de la muse latine. » M. Th. Gautier, comme M. Sainte-Beuve, a gravi le Parnasse antique et chanté les plaisirs de la pleine eau dans un poème intitulé : De Arte natandi ; mais, comme l’auteur de Port-Royal, il a gardé pour lui-même ou pour quelques amis ses inspirations discrètes, et les hexamètres qui arrivent jusqu’au public sont de plus en plus rares : Apparent rari. La plupart, tirés à petit nombre, sont même à peu près introuvables, et à part les rédacteurs de l’Hermès Romanus, dont nous parlerons plus loin, c’est à peine si, en remontant à quarante ans, nous pouvons trouver un nombre de poètes égal à celui des muses.

Sous la république et l’empire, nous ne connaissons guère que M. Cauchy, mort il y a quelques années secrétaire-archiviste de la chambre des pairs, qui ait manié avec talent la prosodie virgilienne. M. Cauchy célébra dans les rhythmes les plus divers le consulat, l’empire et la restauration. On a de lui une ode au premier consul, un dithyrambe sur la bataille d’Austerlitz, un poème sur la naissance du roi de Rome, Nereus vaticinator, et un poème en vers iambiques sur la violation des tombeaux de Saint-Denis. Sous le rapport de la facture et de la langue, ces œuvres peuvent soutenir la comparaison avec le XVIe et le XVIIe siècle. MM. Benaben, Billecocq et Groult de Tourlaville peuvent être également regardés comme de bons latinistes, mais ils n’ont point au même degré que M. Cauchy la couleur romaine, et pour notre part nous préférons M. Grandsire, lequel s’intitule : Regius beneficiarius, olimque à secretis princeps in regia musices Academia, ce qui veut dire pensionnaire du roi, ancien secrétaire général de l’Académie royale de musique. Fidèle aux traditions littéraires les plus rétrospectives, M. Grandsire a traversé sans broncher les temps les plus orageux du romantisme, et en 1830 il a donné sous le titre de Fahulæ variorum une traduction en vers pentamètres des fables choisies de Florian, La Mothe, Lemonnier, Aubert, etc., en laissant toutefois de côté La Fontaine, parce qu’il jugeait avec raison qu’il était impossible de le traduire. Certaines expressions et certains noms modernes ont subi sous sa plume de singulières métamorphoses, et l’on aurait grand’peine à reconnaître le Troupeau de Colas de Florian dans Mopsi pecus, Fanfan et Colas dans Agis et Andreas, Chloé et Fanfan dans Chloris et Agis. À part ces infidélités, qu’il était fort difficile d’éviter, M. Grandsire s’est acquitté de sa tâche en humaniste habile et en homme d’esprit. Les vers martelés et pénibles de La Mothe et d’Aubert ont pris avec la forme latine une agréable tournure ; les originaux, chose très rare, ont souvent gagné à être traduits, et Florian lui-même, dans ses meilleurs morceaux, n’a point trop perdu à parler une langue nouvelle.

Sans doute au milieu de ces compositions, qui ne sont pour la plupart que des pastiches plus ou moins habiles, il faut chercher longtemps avant de rencontrer une œuvre attachante, et encore la cherche-t-on le plus souvent sans la trouver ; aussi avons-nous été fort agréablement surpris en découvrant, — le mot est juste, quoiqu’il date à peine de vingt ans, — l’une des productions les plus parfaites de la latinité moderne dans une brochure de deux cents pages dont le couteau d’ivoire n’avait pas même entamé les feuillets. Cette brochure renferme, avec des notes françaises, un petit poème intitulé Vita scholastica, dont la dédicace, adressée à M. Boissonnade, est signée Joannes Petrus Rossignol, qui aujourd’hui peut ajouter à son nom le titre de Socius Academiæ inscriptionum, qu’il donnait en 1836 à M. Boissonnade, en l’appelant avec raison vir eleganti ingenio, omni doctrina ornatissimus. Dans une note qui vaut mieux que bien des préfaces, M. Rossignol explique les motifs qui l’ont décidé à faire un poème latin, malgré le discrédit général où sont tombées ces sortes de compositions. Ce n’est point, dit-il, pour plaire à l’Université, ce n’est point non plus par tendresse pour des souvenirs de collège, car le collège a pour lui trop de beaux jours perdus ou mal employés, trop de gêne et d’entraves, trop de mouvemens généreux durement refoulés, trop de riantes illusions impitoyablement détruites. Il est d’ailleurs de ceux qui ont foi dans l’avenir, et qui se précipitent plus volontiers vers l’embouchure du fleuve qu’ils ne remontent à sa source. Laissant de côté cette sentimentalité banale qui s’attendrit sur les premières études et les premières amours, M. Rossignol a voulu essayer son imagination sur un sujet très simple, s’initier au culte de la forme antique, et réfléchir dans une sorte de mirage poétique les souvenirs classiques de ses études. Il a donc écrit son petit poème en se conformant de tout point aux préceptes de Quintilien et d’Horace et en s’inspirant, pour le style, des écrivains antérieurs à Ovide. Nous ajouterons qu’il s’en est inspiré avec un rare bonheur ; la Vie de collège est, avec la charmante pièce des Marionnettes d’Addison, l’une des œuvres les plus savamment et les plus ingénieusement latines qui aient été écrites dans l’époque moderne ; si Boileau avait connu ce poème, il eût été forcé de convenir que les langues mortes ressuscitent quelquefois. La Vie de collège est divisée en quatre chants : le Sommeil, l’Etude, la Récréation, le Dîner, — voilà tout le poème. Il était difficile, on le voit, de choisir un sujet plus simple, mais en même temps il était difficile de le traiter avec plus d’atticisme ; et cette œuvre, tout à fait exceptionnelle, montre que la Gaule, au XIXe siècle, peut encore réclamer justement pour un de ses fils le droit de cité romaine.

Les odes latines de M. Guichon de Grandpont, employé supérieur du ministère de la marine, nous transportent dans un monde bien différent de celui que nous a révélé M. Rossignol. Il ne s’agit plus des tintemens pacifiques de la cloche d’étude, mais du branle-bas terrible des combats maritimes.

Sicelides musæ, paulo majora canamus.

Sous le titre de Gloriæ navales[14] odæ, M. Guichon de Grandpont a célébré les marins français sur tous les modes lyriques de l’antiquité, c’est-à-dire en vers adoniques, saphiques, alcaïques, choraïques, iambiques, pythiens, archiloquiens, etc. « La patience, dit-il dans sa préface, étant une des vertus les plus essentielles à un administrateur de la marine, je prends acte en passant qu’à défaut d’un talent supérieur, j’aurai du moins exercé cette vertu dans la composition des Gloriæ navales. À ce point de vue, mon travail aura tom-né à l’avantage du service. » Nous ajouterons, pour notre part, que les latinistes ne doivent pas en être moins satisfaits que les marins ; car si de notre temps l’apparition de l’hexamètre est déjà une rareté, on peut, à plus forte raison, compter parmi les phénomènes la résurrection du petit archiloquien et du petit asclépiade. L’emploi de ce rhythme antique dans des sujets tout modernes donne aux odes de M. de Grandpont un cachet d’originalité qui ne manque pas d’agrément. Le poète d’ailleurs manie fort habilement les mètres les plus rebelles ; il exprime toujours des sentimens généraux et patriotiques, et de plus, comme il a joint à son travail une foule de notes sur des événemens trop peu connus, il se fait lire avec plaisir par ceux qui s’intéressent à notre gloire maritime, et qui comprennent les petits asclépiades. Les odes sont au nombre de vingt-huit, et elles ont pour titre des noms de bataille, de marins ou de navires : Quesnœus, Bartas, Troinus, Standvaries, Bugvilla, Gallina Pulchra, Thovarsulus, Vindex, Burdius, etc., ce qui veut dire Duquesne, Jean-Bart, Duguay-Trouin, de Létanduère, Bougainville, la Belle-Poule, Du Petit-Thouars, le Vengeur, et Dubourdieu. Le poète, du reste, a eu la précaution de mettre en regard la traduction française de ces noms, car dans son livre le titre, par la force même des choses, est toujours ce qu’il y a de moins latin. Quant aux vers, ils sont fort agréablement tournés, et, pour emprunter une comparaison au sujet lui-même, on peut dire que M. de Grandpont a conduit heureusement sa barque à bon port sur une mer semée d’écueils.


V.

À une époque où le journalisme est devenu pour les sciences, les lettres, les arts et l’industrie la forme la plus usuelle et la plus populaire des manifestations de la pensée, il était tout naturel que la philologie classique fût représentée d’une manière plus ou moins importante dans la presse quotidienne ou périodique. De ce côté, l’Allemagne nous a donné l’exemple : elle a convoqué des congrès de philologues et même de pédagogues ; elle a publié en latin des revues de l’antiquité classique, et sous ce rapport elle occupe un rang supérieur au nôtre. Il faut reconnaître que nous ne sommes pas non plus restés complètement en arrière.

En remontant aux premières années de la restauration, nous trouvons en France un recueil latin. Cette époque, on le sait, fut marquée par une renaissance classique que favorisa le goût bien connu du roi Louis XVIII pour la littérature romaine. Homme d’esprit et gastronome délicat, ce prince fut en même temps la première fourchette et l’un des meilleurs latinistes de son royaume. Il citait à tout propos des vers de Virgile et d’Horace, et l’un des moyens les plus sûrs de gagner ses bonnes grâces était de répondre par des citations de ces deux poètes aux passages qu’il avait répétés lui-même. Aussi les courtisans s’empressèrent-ils d’apprendre leurs classiques, et l’on assure qu’un ministre fut disgracié pour avoir dit que jamais il ne s’était occupé d’Horace. Cette renaissance du dactyle se manifesta jusque sur les transparens des fêtes publiques, et pendant quelques années le jour de la Saint-Louis vit éclore jusque dans les petites villes de province une foule de distiques en l’honneur des Bourbons et des lys. Encouragés par la bienveillance royale, les poètes convoquèrent au pied du trône les muses latines. En 1816, M. Barbier-Vémars fonda, sous le titre d’Hermes Romanus ou Mercure latin, un recueil périodique destiné à reproduire et à populariser d’une part des extraits de la littérature de l’antiquité, et de l’autre les compositions les plus remarquables des écrivains latins modernes morts ou vivans. Le roi et le ministre de l’intérieur souscrivirent chacun pour cent exemplaires au recueil de M. Barbier. Quand celui-ci fut admis à présenter son ouvrage à Louis XVIII, ce prince le félicita vivement et lui dit que son œuvre était éminemment nationale, attendu « qu’il n’y a que ceux qui savent bien le latin qui sachent bien le français. » Le public souscrivit comme le roi, et l’Hermes parut à jour fixe pendant six ans consécutifs, carrière bien longue pour un recueil littéraire écrit dans une langue morte, si on la compare à celle qu’ont fournie beaucoup de revues tentées de notre temps.

Chaque numéro de l’Hermes est divisé en trois parties distinctes : la première, sous le nom d’Alvear poeticum, la Ruche poétique, contient des vers latins de toutes les époques, y compris la restauration, et dans chaque numéro on trouve, comme dans les almanachs, une énigme, un logogriphe et une charade latine ; la seconde partie renferme des extraits, et la troisième, sous le nom de Noctes Jabulosæ, Veillées amusantes, se compose d’anecdotes et de bons mots. Chaque cahier offre en outre au lecteur la traduction en prose ou en vers de quelque morceau célèbre d’un prosateur ou d’un poète français, et l’on y trouve même parfois de véritables feuilletons de critique d’art ou de littérature, entre autres des comptes-rendus latins des expositions du Louvre. Les poètes de l’Hermes appartiennent tous à l’école de Delille, et ils s’exercent de préférence dans la description. Leurs sujets sont aimables et honnêtes, nugæ graciles, et cette littérature rétrospective forme un singulier contraste avec les fiévreuses compositions romantiques qui devaient bientôt la détrôner. M. Bignan célèbre les montagnes russes ; M. Billecocq chante la rosière de Suresnes ; M. le docteur Godefroy compose un poème hygiénique sur les boissons, l’eau, l’eau-de-vie, le vin, le cidre, la bière et le café ; d’autres font pleurer la plaintive élégie sur l’accident terrible arrivé à un soldat de la garde royale qui, étant descendu dans la fosse aux ours du Jardin-des-Plantes pour y ramasser un bouton qu’il avait pris pour une pièce de monnaie, fut dévoré par Martin ; d’autres encore déplorent en hexamètres attristés l’imprévoyance d’un moineau qui avait fait son nid dans un tuyau de poêle. Les vers macaroniques ne sont point oubliés, et le premier jour de l’année 1819, l’Hermes donna pour étrennes à ses abonnés un morceau philosophique qui commence ainsi :


Ecce iterum in nihilum fugiens degringolat annus.
Approchat ecce alter ; sic annus duriter annum
Culbutat ; heu ! miseri sic nos passabimus omnes.


Les poètes de province fournirent un nombreux contingent à la rédaction de l’Hermès. Quelques dames adressèrent même des lettres latines à M. Barbier pour prouver au public que les femmes, tout aussi bien que leurs tyrans, savaient parler la langue de Tacite et de Quintilien ; l’Angleterre elle-même ne resta point étrangère à cet essai de renaissance classique : nous avons remarqué, parmi les importations latines de la muse anglaise qui figurent dans le recueil, des vers de M. Allan Cuningham sur la gloire littéraire de la France, et une satire du célèbre ministre Canning sur la manie de médire qui est commune aux vieilles filles.

L’Hermes Romanus a été chez nous le dernier des journaux romains. Depuis la disparition de ce recueil, la critique et la philologie latine se sont dispersées dans diverses publications, où elles n’occupent en général qu’une place secondaire. Nous citerons au premier rang le Journal des Savans, où diverses questions de littérature et de philologie romaine ont été traitées avec une grande érudition et une éminente sagacité critique par MM. Daunou, Naudet et Patin. Le Journal de l’Instruction publique, fondé en 1832, sous le ministère de M. de Montalivet, contient aussi, à côté des actes officiels de l’administration, une partie critique intéressante, ainsi que les comptes rendus des cours de la Sorbonne et du Collège de France. Il y a là une foule de renseignemens précieux, une mine féconde pour les études sérieuses, et si les éditeurs ou les traducteurs des classiques se donnaient la peine de chercher, pour les mettre en circulation dans leurs livres, les richesses qui s’y trouvent enfouies, il en résulterait sans aucun doute un véritable progrès. La Revue de l’instruction publique, fondée en 1842 par M. Hachette, et dont la collection forme aujourd’hui onze volumes in-8o, contient également de bons articles, surtout en ce qui touche la critique des livres scolaires. La Revue archéologique traite aussi avec succès les questions romaines, et l’on y trouve pour l’épigraphie latine d’utiles renseignemens : il en est de même des Mémoires de la Société des antiquaires ; mais ces deux recueils ne s’occupent en général que des inscriptions lapidaires ou monumentales, et nous regrettons vivement que le recueil fondé en 1845, par M. Léon Renier, sous le titre de Revue de philologie, de littérature et d’histoire ancienne, ait cessé de paraître après deux années d’existence. Ce recueil en effet avait rallié les philologues et les antiquaires les plus éminens, et en se plaçant dès l’abord en dehors et au-dessus de l’influence de toutes les coteries qui s’agitent dans le monde savant, il avait su se faire écouter parce qu’il parlait avec autorité. Recueil vraiment encyclopédique dans sa spécialité, elle publiait tout à la fois des morceaux inédits des écrivains grecs et latins, des critiques et des restitutions de textes, des inscriptions, des examens d’éditions et des traductions classiques, etc. Des philologues allemands qu’un long séjour et d’éminens travaux ont naturalisés chez nous, MM. Fix et Dübner, s’y trouvaient associés aux maîtres de l’érudition française, MM. Letronne, Littré, L. Quicherat, etc. Nous citerons entre autres, comme de véritables modèles, l’examen du livre de M. Leclerc, Des Journaux chez les Romains, par M. Dübner, l’article de M. Renier sur la traduction de Dion Cassius, par M. Gros, et diverses interprétations ou restitutions de textes qui rappellent la critique des érudits du XVIe siècle et leur patiente méthode d’analyse, où tous les mots étaient pesés. Il est à regretter qu’une publication aussi intéressante que la Revue de philologie n’ait pu se soutenir, alors même qu’elle réunissait toutes les conditions du succès ; mais elle avait malheureusement encouru, de la part même du public spécial auquel elle s’adressait, un reproche qui chez nous est un arrêt de mort pour les livres : on la trouvait trop savante.

Enfin, en terminant, nous remarquerons encore qu’après avoir occupé une place assez considérable dans les journaux de l’empire et des premières années de la restauration, la critique latine s’est retirée peu à peu de la presse quotidienne pour se réfugier dans les livres. Aujourd’hui M. Jules Janin est à peu près le seul écrivain qui se souvienne, dans le feuilleton, de Virgile et d’Horace, et qui les cite à propos.

Si nous voulons maintenant résumer en peu de mots la situation de la littérature latine à notre époque, nous constaterons d’abord que malgré les attaques vives et nombreuses dont cette littérature a été l’objet, elle n’en est pas moins restée très populaire, à en juger par le grand nombre d’éditions et de traductions classiques qui ont paru de notre temps même. Si les érudits et les philologues sont chez nous beaucoup moins nombreux qu’en Allemagne et même en Angleterre, nous en pouvons du moins opposer à nos voisins quelques-uns qui ne craignent point la comparaison. Les livres élémentaires se sont notablement améliorés ; les traductions, à part celles qui ont été entreprises dans une simple pensée de spéculation mercantile, sont en général plus exactes et plus fidèles, et, dans la pléiade de nos poètes latins, il en est qui peuvent soutenir la comparaison avec les poètes de l’ancienne Université, les oratoriens et les jésuites. En un mot, si les études latines dans la France du XIXe siècle ne sont pas toujours éminentes, elles nous paraissent en somme très suffisantes encore. À quoi servent, dira-t-on peut-être, les études latines dans un siècle comme le nôtre ? L’attention universelle n’est-elle point tournée vers les sciences et l’industrie ? Nos ingénieurs apprendront-ils dans Vitruve à construire des tunnels et des viaducs ? Le vieux Caton instruira-t-il nos agriculteurs à perfectionner leurs méthodes ? Sans doute, au point de vue des applications immédiates et pratiques, le latin a peu de choses maintenant à nous donner ; mais, sous le rapport intellectuel et moral, il est et il sera toujours, nous le pensons, d’une extrême importance. Nous ne dirons pas, comme on l’a tant de fois répété, que les écrivains de l’antiquité doivent être étudiés comme des modèles de style, car c’est là, excepté pour ceux qui font profession d’écrire, une question secondaire ; mais, puisque l’esprit, même au milieu des préoccupations les plus positives, a toujours besoin d’un aliment, nous dirons qu’il y a là, avec un grand charme littéraire, une source féconde d’utiles distractions. Si peu classique que l’on soit, on est forcé cependant de reconnaître que l’influence de la plupart des œuvres de la littérature contemporaine est profondément énervante et fébrile ; cette littérature cherche, avant tout, à placer l’homme en face de son néant, de ses misères et de ses douleurs, et elle l’affaiblit en l’attendrissant, en développant en lui une fausse sensibilité. La littérature romaine au contraire le place en face de sa force et de sa puissance ; elle est, qu’on nous passe le mot, essentiellement tonique ; elle ne fait point pleurer, mais elle fait penser, et elle développe chez ceux qui l’étudient, non pas en savans, mais seulement en lecteurs curieux de se distraire, un sentiment juste et vrai des réalités. C’est ainsi que pour Montaigne elle a été une école de sagesse pratique, et pour Corneille une école d’héroïsme.


CH. LOUANDRE.

  1. Voici la phrase de Cicéron : « Postquam litteras tuas legi, Postumia tua me convenit et Servius noster. His placuit ut tu in Cumanum venires : quod etiam, ut ad te scriberem, egerunt. »
  2. Olmo. De lingua latina colenda à civitate latina fundanda, liber singularis. 1 vol. in-12.
  3. Éducation de Montaigne, ou l’Art d’enseigner à latin, à l’usage des mères latines, 1818, in-8o.
  4. Paris, Hachette, grand in-8o.
  5. Il suffira de citer un seul exemple pour montrer combien l’archéologie et la parfaite connaissance des usages et des lois de l’antiquité sont nécessaires aux lexicographes. Reducere uxorem, dans la plupart des dictionnaires, est traduit par se marier une seconde fois, tandis que le véritable sens est reprendre la femme dont on s’était séparé, ce qui est tout différent, puisqu’il n’est question que d’une seule et même épouse. L’exactitude ici est d’autant plus importante, qu’il s’agit d’un trait caractéristique des mœurs romaines, où le mariage n’était pour ainsi dire qu’un bail sur papier libre qu’on pouvait résilier à son gré, en se réservant le droit de passer plus tard un nouveau contrat.
  6. Paris, Didot ; 852, grand in-8o.
  7. La lexicographie latine, suivant Freund, se compose de sept élémens, à savoir : l’élément grammatical, étymologique, exégétique, synonymique, chronologique, rhétorique et statistique. D’après cette méthode, l’auteur allemand indique les divers genres de mots et leurs irrégularités, les racines de tous ceux qui ne sont point primitifs, la signification propre et figurée, les nuances des mots entre eux, les diverses époques auxquelles ils appartiennent, l’ordre d’idées ou d’institutions sociales auxquelles ils se rapportent, leur emploi plus ou moins usuel, leur nationalité, etc.
  8. Paris, Hachette ; 1853, grand in-8o.
  9. Tous les vieux livres écrits par des latinistes modernes, le De Diis et le De Viris, ont disparu aujourd’hui pour faire place aux écrivains antiques. Les collections publiées par M. Hachette, à qui l’on doit de si importantes améliorations, ses Auteurs latins expliqués par une méthode nouvelle, ses Choix gradués de Versions, forment une bibliothèque très considérable, dont les livres, eu égard à la modicité de leur prix, peuvent être regardés comme des livres de luxe, savamment annotés et très purs de texte. La même remarque s’applique à la Nouvelle Bibliothèque du Baccalauréat de M. Pierron, qui unit aux avantages pratiques d’un excellent ouvrage élémentaire une érudition littéraire très sûre et très étendue. Si les entrepreneurs de manuels et les entrepreneurs de bacheliers ès-lettres ont jeté parfois sur les travaux destinés aux classes une sorte de défaveur en cherchant avant tout des bénéfices faciles dans une production accélérée, il est juste néanmoins de faire une réserve en faveur des hommes savans et modestes qui, fidèles aux traditions de l’ancienne Université et des corporations savantes, oratoriens, jésuites ou solitaires de Port-Royal, se sont occupés, sans grand profit pour leur réputation ou leur fortune, des livres destinés à l’enseignement classique. Quand un si grand nombre de productions futiles et souvent même dangereuses sont chaque jour acclamées par la critique, n’est-il point vraiment regrettable que cette même critique ait laissé passer depuis vingt ans, sans leur prêter attention et surtout sans leur rendre la justice qu’ils méritent, les travaux classiques de MM. Gibon, Duruy, Stiévenart, Martin, Egger, Havet, Desportes, Sommer, Jourdain, Fix, Dübner, Gérusez, etc. ? L’Université d’ailleurs a été dans ces dernières années l’objet de si injustes attaques, qu’il est bon, quand l’occasion se présente, d’examiner ses œuvres. Dans la longue et ardente querelle de la liberté de l’enseignement, quelques ouvrages — Plus en vue par leur caractère exclusivement littéraire et philosophique — ont été seuls l’objet de la discussion, et c’est pour cela que nous avons tenu à constater en passant le mérite de ceux dont personne n’a parlé, peut-être par cela même qu’on n’en pouvait dire que du bien.
  10. Voyez la Revue du 1er janvier 1842.
  11. Nous citerons comme exemple, dans la Bibliothèque de M. Panckoucke, le traité de Sextus Rufus, De Regionibus urbis Romœ. L’opuscule de Rufus, véritable guide du voyageur dans la ville éternelle pendant la domination des empereurs, a été traduit par M. Dubois, qui s’est fait connaître par diverses éditions classiques et par la publication des Annales du grand concours. Quelques citations prises au hasard suffiront à faire apprécier sa manière de traduire. Souvent M. Dubois se contente de répéter le mot latin en l’accolant à un article ou à un mot français. S’agit-il par exemple d’un arc de triomphe présentant une double façade ornée de bas-reliefs ou d’inscriptions, arcus bifrons, M. Dubois traduit par arc bifrant. Le pied-à-terre de César, mutatorium Cesaris, c’est-à-dire la petite maison où il venait passé quelques instans pour se distraire en changeant de lieu, reste dans le français le mutatorium de César. Tantôt le traducteur, en se tenant au plus stricte mot à mot, trouve encore moyen de défigurer le sens, comme dans cette phrase : Forum transitorium cum templo divi Nervæ, qu’il traduit par Forum transitoire avec un temple du divin Nerva, ce qui veut dire tout simplement le marché des étrangers, des marchands forains, de ceux qui ne sont point domiciliés dans Rome. Mais ce n’est point tout encore. On sait que dans Rome la police de sûreté était faite pendant la nuit par des soldats appelés vigiles, que ces soldats formaient sept cohortes, et que chaque cohorte avait à desservir deux arrondissement de Rome ; or, comme ces arrondissement étaient au nombre de quatorze, il se trouvait dans chacun d’eux une caverne ou un poste de garde de nuit. Faute de s’être rappelé ces détails, M. Dubois a suivi un texte entièrement fautif, et par suite de cette première erreur, il a, comme on dirait de nos jours, réorganisé les cohortes des gardes de nuit sur un pied entièrement nouveau, et il en a plus que doublé l’effectif. En effet, au lieu de statio cohortia VII vigilum, poste de la cohorte no 7, il a lu : Stationnariæ cohortes VII vigilum, ce qui veut dire : Sept cohortes sédentaires de gardes de nuit, et en répétant cette leçon fautive dans plusieurs passages, il est arrivé à compter quinze cohortes au lieu de sept, et à placer de véritables corps d’armée là où il n’y avait que de simples postes.
  12. Entre autres distractions philologiques, M. Lenormand ne manque jamais de sauter à pieds joints par-dessus l’accord des temps : « Vestigia remotissimæ antiquitatis multas in comœdias partes apud Græcos haurire debuisse conjiciet, » ou bien encore : « Fontes disertius definiam, è quibus Aristophanes narrationem suam haurire debuit. » Sans parler du solécisme, cette dernière phrase n’est latine ni par la tournure ni par les images, et quand on la traduit mot à mot, elle n’est pas française, parce qu’on ne peut donner une chose matérielle pour régime à un verbe qui exprime une action abstraite, pas plus qu’on ne peut donner une chose abstraite pour régime à un verbe exprimant une action matérielle ; ce qui fait qu’à Rome aussi bien qu’à Paris on n’a jamais pu dire et on ne dira jamais qu’on 'définit une source, et qu’on puise à cette source une narration. On pourrait multiplier les exemples de ce genre ; mais comme les études hiéroglyphiques de M. Lenormand se reflètent sur sa thèse, il est souvent difficile de la comprendre, et nous ne sommes point, comme Œdipe, certain de triompher du sphinx.
  13. Œuvres complètes de Boileau, édition de M. Daunou, tome II, page 211.
  14. Brest, Lefournier, 1853, in-12.