La Lueur de l’espoir



Tous les étés, il errait à travers la France, roulant sur les grand’routes nues ou sur les petits chemins sinueux, au bruit doux et profond de sa bicyclette. Il aimait la vie qui palpite à l’ombre des choses mortes, le charme des églises déchues, des murailles en ruines, des étangs solitaires.

Cette année-là, il parcourut le magnifique pays de l’Orne, vieille terre féodale, rude et mystérieuse, et, un jour, sur la lisière d’une forêt, au fond d’une cour entourée de bâtiments de ferme, il aperçut un vieux manoir, ou plutôt, selon l’expression de la contrée, un vieux logis vénérable et simple. Il entra. Une femme âgée, l’air maladif, en vêtements de paysanne, mais bourgeoise d’aspect et de manières, vint à lui. C’était la châtelaine. Elle consentit à l’accompagner dans sa visite, tout en le prévenant qu’il ne verrait rien de bien curieux.

De fait, la demeure était quelconque, l’ameublement fort banal : de grandes pièces vides, enlaidies par un abominable papier, un air de maison déserte, sans un coin d’intimité. Mais l’étranger ne put retenir un cri d’admiration devant le spectacle que l’on avait du perron principal. Un merveilleux jardin français descendait de là, adorablement régulier, fait de plates-bandes symétriques et d’allées parallèles, orné de petits arbres taillés en formes amusantes, silhouettes d’animaux ou de choses. C’était un vrai jardin d’autrefois, d’une prétention délicieuse, d’un goût factice et compliqué.

L’enthousiasme du visiteur sembla plaire à la vieille dame. Elle lui fit les honneurs de son domaine. Il y avait là toutes les fleurs surannées que l’on ne trouve plus que dans les coins de province, des fleurs passées de mode, des fleurs de curé ou de dévote, et qui ont des odeurs saines, austères, tout à fait respectables. Elle en cueillit quelques-unes et les lui donna, comme on offre un présent de haute valeur. Ils arrivèrent ainsi au bas du jardin, sur une terrasse qui dominait un vallon frais et paisible.

Elle voulut s’asseoir, avouant une grande fatigue. Ils parlèrent. Certains mots qu’elle prononça, l’aisance de son langage le rendirent curieux de connaître le secret qu’il supposait à cette existence bizarre. Elle vivait là depuis trente ans, avec deux domestiques, sans jamais franchir la grille d’entrée, sans voir personne, sans autre joie que l’entretien de son jardin. Pourquoi ? Pourquoi cette voix triste ? Pourquoi cet air de personne que le destin a brisée, et qui vit par résignation, en dehors de l’espoir, en dehors de la vie ?

L’heure était douce et grave. Sous l’herbe du vallon, la rivière chuchotait. Fut-ce besoin de confidence, bavardage de vieille, excès de mélancolie ? Toujours est-il qu’elle parla sans qu’il la dût beaucoup presser. Ce ne fut pas long, quelques phrases courtes : toute vie d’ailleurs ne-tient-elle pas en quelques phrases, en quelques mots ?

— J’ai été heureuse, monsieur ; oui, pendant dix ans, j’ai été très heureuse. J’aimais mon mari, un bon et brave homme, et j’aimais mes enfants. Oh ! mes enfants ! J’en avais cinq. Vous entendez ? Cinq : trois filles d’abord, et puis deux garçons. On vivait près de Paris, dans une jolie maison… Et puis, voilà les choses qui se sont passées en un mois, pas plus d’un mois. Un soir, mon mari rentra, fiévreux, grelottant… Une maladie se déclara ; il mourut trois jours après… Et mes deux filles ainées tombèrent malades aussi, et elles moururent dans la même semaine. Et puis ce fut le tour de mon fils aîné, et puis le tour de mon autre fille, et ils moururent tous deux… Et puis, enfin, le dernier tomba malade aussi, mon petit garçon, un tout petit à peine sevré…

Elle tremblait de tous ses membres, et un tel désespoir l’agitait encore qu’elle ne vit pas le trouble de l’étranger.

— Eh bien ! eh bien ! murmura-t-il, achevez. Le petit, le dernier, il est mort comme les autres, n’est-ce pas, il est mort aussi ?

Elle dit à voix basse :

— Je ne sais pas.

— Comment ! vous ne savez pas ?

— Non, j’avais trop souffert, toutes ces morts, le père, quatre enfants, et puis celui-là qui allait mourir… j’étais folle de douleur, je n’ai pas eu le courage, non, je n’ai pas voulu savoir, j’ai voulu garder mon espérance, si faible qu’elle soit, un doute, et je me suis enfuie…

Il lui secoua le bras violemment.

— Comment s’appelait-il, celui-là ?

— Guillaume.

Il se leva d’un bond. La vieille pleurait, perdue dans ses souvenirs. Oh ! cette histoire navrante que son tuteur lui avait racontée au sortir du collège, cette histoire qui était la sienne, à n’en point douter, et qu’il entendait maintenant de la bouche de cette vieille paysanne ! « Ma mère ! » balbutia-t-il. Quelque chose palpitait en lui, une émotion profonde, non qu’il se sentit attiré vers elle, mais le miracle de cette rencontre le bouleversait. Il fut sur le point de s’agenouiller et de l’entourer de ses bras. À ce moment, elle reprit :

— Est-il mort ? C’est probable, mais je n’en suis pas sûre ; peut-être est-il vivant, mon Guillaume. J’ai tenu les quatre autres, là, inanimés, tout froids, lui non… Il n’y a rien d’impossible à ce qu’il soit vivant. Depuis, je n’ai pas voulu m’enquérir, parce que j’avais peur de la vérité ; je me suis enfermée ici, à l’abri de toute nouvelle, et j’ai attendu, j’attends que le hasard me l’amène ; j’attendrai jusqu’à ma mort, ce qui n’est pas beaucoup maintenant… encore quelques mois.

Elle se mit à tousser. Il la regardait tristement. Parlerait-il ? Nul instinct ne l’y poussait, nul élan d’amour vers cette petite vieille, inconnue deux heures auparavant. Mais ne devait-il pas lui donner cette consolation suprême ? N’était-ce pas son devoir ?

Il sentit que non. Elle n’aurait pas le temps de savourer son bonheur, et elle avait perdu trop de temps pour ne point le regretter affreusement. Quel remords pour elle ! Quel épouvantable supplice d’apprendre soudain qu’elle avait manqué trente années de tendresse, de dévouement, d’orgueil, trente années de maternité réelle ! La joie de le retrouver compenserait-elle la torture de ne pas l’avoir retrouvé plus tôt, surtout la torture de l’avoir abandonné ? « Si j’avais su ! si j’avais su ! » ne cesserait-elle de se dire.

Oh ! non, il ne parlerait pas. Il ne soufflerait pas sur cette fragile existence. Elle s’était bâti là, dans ce décor suranné, entre ce logis d’un autre siècle et ce jardin factice, un pauvre petit bonheur auquel il ne fallait point toucher. Elle avait choisi l’incertitude : qu’elle s’éteignît donc dans le mensonge doux de cette incertitude.

Il prit sa main décharnée et en baisa les rides. Et il s’en alla, emportant pour tout souvenir de cette rencontre les fleurs que sa mère avait cueillies.