L’Émotion



« Mère, mère, lui ai-je écrit, pourquoi est-ce que je ne t’aime pas mieux ? Pourquoi mon père m’est-il si indifférent ? Pourquoi n’ai-je jamais répondu à ta tendresse si simple ? Voilà cinq ans que je vous ai quittés et que j’erre par le monde, et je sens que chaque jour m’éloigne de toi et de tout ce qu’une mère représente, les souvenirs calmes de l’enfance, la certitude immuable du foyer.

Je vis au hasard, mes pensées et mes rêves manquent de lien, j’ai une sorte d’inquiétude vague… À quel sujet ? Je ne sais pas… et je ne sais pas non plus pourquoi je t’écris tout cela. Peut-être ai-je simplement besoin de t’embrasser. Attendez-moi d’un moment à l’autre… »

Quand je revis ceux que j’appelle mon père et ma mère, quand je les revis dans cette maison triste d’Alençon où ils achèvent leur existence incolore de petits commerçants, il me sembla que je retrouvais des étrangers. J’eus en face d’eux la même impression de gêne que j’ai toujours eue. Ce sont des gens d’une autre race. Ils ne pensent ni ne sentent comme moi. Jamais, jamais, je n’ai surpris en eux une émotion, une trace d’émotion. Qu’ai-je de commun avec ces gens, moi qui tressaille d’angoisse quand une feuille se détache d’un arbre, à l’automne ?

Ma mère ne me parla point de ma lettre. Je me demandai en souriant ce qu’elle avait dû comprendre à cette plainte inexplicable et confuse. La chère femme ! Elle n’avait pas changé. Elle avait toujours sa bonne face ronde encore jolie, ses bons yeux inexpressifs, ses bonnes habitudes serviles d’épouse et de ménagère. J’aurais voulu souvent me serrer contre son cœur, et je suis sûr qu’elle m’y eût pressé tendrement. Mais je ne le pouvais pas. Il eût fallu pour cela accomplir des gestes qui me semblaient déplacés, en désaccord avec mes propres sentiments et avec sa nature peu démonstrative.

Or, un après-midi que mon père était absent, une calèche à deux chevaux, vide, s’arrêta devant notre maison. Ma mère me fit descendre.

— Apprête-toi et viens, nous ne rentrerons pas coucher ce soir.

Je fus surpris. Elle avait dit ces mots d’une voix singulière. Son attitude aussi avait quelque chose d’étrange. Que me voulait-elle ? Où allions-nous ? Pourquoi m’imaginai-je que ce voyage était un événement considérable et qu’elle était sur le point de mettre un terme à mes incertitudes ?

On prit la route de l’Ouest, et, durant des heures, la voiture suivit le cours de la Sarthe. Un soleil ardent nous brûlait. Ma mère ne disait rien. D’ailleurs, pendant cette journée, elle ne prononça que quelques phrases, mais toutes avec un accent si particulier, avec un trouble si bizarre, si inattendu ! Comme on montait une côte, elle me dit :

— Il y a vingt-cinq ans, j’ai suivi cette route. Une diligence faisait le service entre Alençon et Sillé-le-Guillaume, où je rejoignais ton père, parti l’avant-veille pour une affaire d’héritage. Nous étions trois, une femme de la campagne, un jeune homme et moi. Je me rappelle… On parla d’un tas de choses… On a ri beaucoup.

Je la regardai. Son visage m’étonna. Elle souriait, elle souriait comme en rêve.

Vers quatre heures, j’eus une grande surprise. La vallée se rétrécissait jusqu’à former deux falaises abruptes entre lesquelles la rivière s’étalait en un lac délicieux, et, au fond, dans la coupure même, un roc portait un petit village. C’était Saint-Céneri.

Ma mère me saisit le bras :

— Comme c’est beau, n’est-ce pas ! Par quel phénomène inexplicable subissait-elle le charme de ce spectacle ?

Il y eut une halte. Puis on se remit en chemin. Une longue côte nous conduisit sur un plateau, parmi d’âpres collines, dans des paysages magnifiques et imprévus à l’aspect sauvage, aux horizons infinis, comme en offrent les régions les plus convulsées. Et soudain, un autre village nous apparut. Il se cachait au creux d’une vallée merveilleuse qu’entourent de véritables montagnes. La rivière l’enlaçait comme un collier, et c’était, dans le fond, un fouillis de verdure et de prairies, tandis que la croupe des monts s’arrondissait, sans un arbre, toute rose de bruyères en fleurs.

Ma mère balbutia :

— Saint-Léonard… Oh ! je me rappelle…

Nous descendîmes la côte. Un pont la termine. Elle dit :

— C’est là à cet endroit… les roues de la diligence se sont brisées… alors, le conducteur nous avertit qu’il faudrait passer la nuit à l’auberge… Allons-y, ce doit être la même.

C’était la même, une auberge sordide où l’on nous prépara deux mauvaises chambres. Après que nous eûmes pris quelques aliments, ma mère m’entraîna :

— Viens… nous allons faire la promenade que j’ai faite… ce jour-là… à la même heure… viens…

Elle n’a plus rien dit, plus rien avant la chose terrible. D’ailleurs, quelles phrases aurais-je pu entendre dans le tumulte des sensations qui se ruaient en moi, à mesure que nous avancions ? Le sentier s’élevait parmi des splendeurs et des grâces incomparables. Je me souviens d’une petite vallée morne où des moutons paissaient sous la garde d’un berger. Je me souviens surtout du plateau qui couronne la colline. Des pierres le bordent. Il domine l’espace. En me penchant, je vis Saint-Léonard, le miraculeux vallon où se déploie le geste harmonieux de la rivière. Le soleil se couchait. Les bruyères roses s’éteignaient. C’était d’un charme profond, d’une mélancolie sereine et pénétrante.

La nuit vint. À l’horizon, la lune jaillit comme une flamme. Je frissonnai d’admiration, mais la main de ma mère se crispait à la mienne, et elle m’entraina de nouveau par des sentiers invisibles, à travers des ronces et des ajoncs. Elle marchait dans la nuit, sans hésiter, comme si elle avait parcouru cent fois l’obscur chemin. Et nous arrivâmes au bord de l’eau.

Sur la berge en pente, elle s’assit. Il y avait des saules autour de nous, et devant nous des peupliers si hauts qu’ils semblaient des arbres du ciel. Et entre eux la lune montait, et je la vis aussi dans l’eau. Je m’abandonnai. Une fois de plus, la nature s’emparait de moi. Je fus perdu dans la magnificence des choses et dans le mystère des nuits lumineuses. Et je versais des larmes ardentes.

Alors, ma mère me serra contre elle, et je vis qu’elle pleurait aussi, Et elle parla.

— Écoute, je vais te dire… Peut-être comprendras-tu mieux… moi, je n’ai jamais compris… jamais… Autrefois, j’ai fait cette promenade, exactement la même… avec… avec le jeune homme… tu sais, celui de la diligence. Nous avons été sur le plateau… Il parlait très gentiment… sans beaucoup s’occuper de moi. Il admirait, comme toi, les bruyères, l’horizon, le soleil. Et je trouvais tout cela très beau, moi aussi, pour la première fois… Puis, on est redescendu là, à cet endroit même, et la lune était là… Oh ! je me rappelle, là, entre ces deux arbres… la même lune… aussi calme, aussi blanche. Et je ne sais pas ce que j’ai senti… je n’avais jamais senti cela, et je ne l’ai jamais ressenti, depuis… ça doit être ce que tu sens… Mon cœur tremblait… j’étais toute petite et aussi plus grande qu’à l’ordinaire… et toute fraîche… Et puis, j’ai entendu sa voix… Oh ! sa voix, c’était tout au fond de moi qu’elle parlait… Et puis, il m’a pris les mains… et puis il m’a entourée de ses bras…

Elle s’arrêta. J’étais bouleversé. Je lui dis avec une angoisse inexprimable :

— Alors… alors, moi ?

— Oui, oui, murmura-t-elle… c’est ici que je t’ai eu…

Je la regardai éperdument, je regardai la rivière, les peupliers, le ciel. Était-ce de la joie, de la douleur qui me soulevait ? Elle balbutia :

— Je ne comprends pas… il ne m’a pas dit un mot d’amour… Une autre fois, j’ai aimé un homme beaucoup… et il m’aimait… pourtant, je n’ai pas cédé… Mais, ce jour-là, il a fallu… je me suis donnée de tout mon être… et je ne sais même pas son nom… Oh ! pardon… pardon…

Je me jetai à ses genoux.

— Tais-toi, tais-toi, ne me demande pas pardon… Oh ! ma mère chérie, ne regrette rien ! Je suis heureux. Sois heureuse de ce que tu as fait… Que m’importe l’homme à qui tu as appartenu !… Ce n’est pas mon père, je te le jure…

J’étais fou. Je lui baisais les mains. Je sanglotais.

— Non, ma mère chérie, ce n’est pas à lui que tu t’es donnée, c’est à quelque chose que tu as senti une fois, une seule fois dans ta vie, c’est à la nature, à la beauté de l’univers ! En cette minute, tu as aimé plus que si ton cœur avait été un abîme d’amour… On n’a pas d’amour que pour les êtres, on ne se donne pas qu’à eux… Tu t’es donnée à toi, ma mère, à ce qu’il y a de meilleur en nous, et je suis né de cette émotion.

Je m’abattis dans ses bras. Elle les referma sur moi. Et ce fut un doux silence intime où le passé ressuscitait :


Après vingt-cinq ans sonna la même heure, C’était là que le premier frisson de ma vie avait jailli des arbres complices, de la rivière chuchotante, de la lune amicale, du désir religieux qu’éveille en nous le grand espace troublant. De tous mes sens exaspérés, je regardai, j’écoutai, je respirai, je me mêlai aux choses, aux forces toutes-puissantes et créatrices dont un miracle adorable avait imprégné mon sang. Et je connus l’énigme de ma destinée, le secret de mes exaltations, je compris pourquoi je suis bon, douloureux et sensible, pourquoi mon cœur est un réservoir inépuisable de larmes, de larmes délicieuses que fait couler un rayon de lune, un nuage teinté de soleil, un arbre qui rêve, une feuille qui tombe.

Soudain, je sentis la caresse de ma mère. Sa main jouait dans mes cheveux et me frôlait le visage. Son cœur battait violemment. Elle se souvenait, elle aussi. Avant de retomber dans le néant de son existence, elle vivait une fois encore, elle avait l’illusion de l’heure mystérieuse où elle m’avait conçu… Nous nous sommes embrassés longtemps. Était-ce bien moi qu’elle embrassait ?