Hors du mensonge



Il y avait là vraiment les causes les plus puissantes d’intimité, l’étroitesse du salon, la gaieté du feu, la lumière calme de la lampe, et surtout, ce qui rend l’intimité chaude, délicieuse, confiante, naturelle, la présence de ces trois êtres, le mari, la femme et l’amant.

En face de la cheminée, dans un fauteuil confortable, les pieds sur les chenets, M. Moresnil, gros homme fort, à l’encolure énorme, à l’aspect commun. À gauche, Louise, sa femme, jolie blonde, souple et inquiétante. À droite, leur ami Raoul, tout jeune, les joues pâles, la silhouette délicate.

Ils n’échangeaient que peu de paroles. En réalité, ils attendaient quelque chose, un fait qui se produisait chaque soir. Et ce fait se produisit. M. Moresnil ferma les paupières. Un souffle régulier souleva sa large poitrine. Sa tête branla de côté et d’autre.

Alors Louise et Raoul se regardèrent tendrement. Leurs yeux ne se quittèrent plus. Et ils se disaient ainsi toutes les tristesses et toutes les joies dont tressaille le cœur de ceux qui s’aiment. Une heure s’écoula. Enfin Raoul sortit de sa poche un billet et le tendit à sa maitresse. Louise allongea le bras. Et les deux mains, lentement, avec précaution, se rapprochèrent sous le nez du mari.

Mais, tout à coup, sur ces deux mains, une troisième s’abattit, dure comme le fer, les broya et saisit le billet.

Tous les trois ils restèrent un moment immobiles, en leurs poses peu naturelles, les deux amants terrifiés, lui impassible.

Puis, M. Moresnil éclata de rire et, roulant le papier entre ses doigts, le jeta dans le feu.

Louise et Raoul l’observaient, interdits. Ce dénouement imprévu les effrayait. Blêmes tous deux, ils tremblaient dans l’incertitude des paroles et des actes qui allaient survenir.

Adossé contre la cheminée, sans colère ni amertume, d’un ton goguenard plutôt, le mari s’écria :

— Ah ! çà, mes bons amis, est-ce que vous me prenez pour un imbécile ? Alors vous vous imaginiez que tout votre petit manège depuis six mois m’échappait ? On s’embrassait dans les coins, on s’entrelaçait les jambes sous la table, on riait de moi derrière mon dos, et l’on me croyait aveugle ? Eh bien, non, vrai, vous avez une piètre idée de ma clairvoyance. Vous ne comprenez donc pas que j’ai vu votre amour naître dès le premier jour, lorsque vous-mêmes n’osiez pas vous l’avouer ?

« J’ai vu vos luttes. Car, je vous dois cet hommage, vous avez lutté, et vaillamment. J’ai été témoin de votre premier baiser, dans le couloir, là, entre la salle à manger et la chambre bleue. J’ai suivi le progrès des caresses. Hebdomadairement, à peu près, Louise faisait une concession. Enfin, le mois dernier, un mardi 14, à cinq heures du soir, un rendez-vous irréparable a couronné mon infortune. Depuis, cela s’est renouvelé trois fois. C’est peu. Hélas ! Louise a si peur ! »

Il se mit à marcher de long en larges puis, s’arrêtant, il prononça :

— Ma conduite vous étonne ? pas de scène, pas de reproches, pas de revolver. Alors, j’accepte ça, tout naturellement ? Ma foi, oui. Je ne suis pas beau, je vis en ours, à cheval ou un fusil à la main. Louise ne m’aime pas. Je n’ai donc jamais eu la prétention de la garder pour moi. Vous mon petit Raoul, vous êtes un poète, un rêveur. Vos âmes se sont reconnues. Vos cœurs ont battu à l’unisson. Il est par conséquent très juste que vous me trahissiez. Je trouve cela parfait et je vous y encourage. Mais il y a une chose que je ne veux pas, que je n’admets pas, c’est le mensonge.

Il frappa la table du poing.

— Ne mentons pas. J’en ai assez. J’aime les situations nettes. Vous vous aimez, vous êtes l’un à l’autre, soit. Seulement, je vous en prie, ne vous cachez pas. Il est certes inutile que vous vous embrassiez devant moi. Mais ne cherchez pas les petits coins, ne profitez pas de mon sommeil pour vous glisser des lettres. Quand vos regards se désirent, regardez-vous franchement, Vous avez de très jolis yeux, cela ne peut m’ennuyer de les voir s’attendrir. En un mot, je veux bien être cocu, je ne veux pas être trompé. Il s’assit entre eux et leur prit la main :

— Soyons francs, soyons sincères. À deux, on est faible dans la vie, — à trois, fort. Seulement, à la condition de bien s’entendre et de savoir au juste ce que l’on peut espérer les uns des autres. Remarquez-le, il ne s’agit pas simplement de vos rapports avec moi, il s’agit aussi de votre situation, à tous deux. Or elle repose sur un mensonge.

Ils tressautèrent, indignés d’une telle accusation. Il repartit :

— Oui, un mensonge, et je tiens à ce que le malentendu cesse. Voici : Louise vous a juré, n’est-ce pas, Raoul, qu’elle ne m’appartenait pas ? Elle mentait. Elle m’appartient, et… souvent… très souvent.

Raoul baissa la tête, atterré. Louise, rouge de honte, se taisait. Le mari continua :

— Que voulez-vous ! nous avons chacun notre part, Je me suis marié, moi, pour ne plus courir de droite et de gauche et pour trouver chez moi ce qui m’est indispensable. Il m’est égal de n’avoir plus le cœur de ma femme : je veux sa chair, je veux ses sens. Eh bien, je les ai. Elle vous adore, c’est vrai elle se tuerait pour vous. Mais, voilà, c’est une femme, et vous ne lui suffisez pas. Il y a des sensations que vous êtes incapable de lui donner. Vous êtes trop chétif, de poitrine trop faible, d’expérience trop rudimentaire. Moi, je suis robuste, mon étreinte est vigoureuse, et… et j’ai tout un passé…

Méchamment, il insista :

— Surtout ne croyez pas qu’elle se donne à contre-cœur, en rechignant, et que je sois obligé de la supplier. Non, mille fois non. Elle y vient d’elle-même. Au besoin, elle m’y forcerait par ses coquetteries et ses avances. Si je vous disais que mes meilleurs moments, je vous les dois. Oui, au sortir de vos rendez-vous, elle est insatiable. Vos baisers excitent ses sens, et comme vous ne pouvez les satisfaire, c’est à moi qu’elle s’adresse. Non, en vérité, je ne suis pas, je ne puis pas être jaloux de vous.

Affalé dans son fauteuil, Raoul sanglotait, Moresnil s’approcha de lui :

— Allons, mon pauvre vieux, ne pleure pas. Il faut t’en aller. Tu reviendras demain, à la première heure. Apporte un volume de vers. La lecture lui conviendra, car elle sera un peu lasse. Oui, j’ai vu pendant le diner que ses yeux brillaient en me regardant. C’est sa façon de m’exprimer son désir. Laisse-nous, veux-tu ?

Il le souleva par le bras, le conduisit devant Louise et lui dit :

— Embrasse ta maitresse.

Puis il l’entraina jusqu’à la porte. Les pas s’éloignèrent, chancelants. Moresnil revint vers sa femme. Elle se jeta dans ses bras, et ils roulèrent sur un divan, sans un mot.