Le Cueilleur de bouches




LE CUEILLEUR DE BOUCHES

Tandis qu’elle parlait, il regardait le mouvement de ses lèvres, les jeux charmants et divers que leur imposait la forme des mots. Elle s’en aperçut, et les syllabes expirèrent, indécises. Il murmura :

— Donnez-moi votre bouche.

Elle fut interdite. Il n’y avait pas une heure qu’ils se connaissaient et qu’ils causaient dans le jardin de la petite ville provençale où elle tâchait de rétablir sa santé chancelante, Pourtant, il avait dit cela d’une voix si singulière, et il attendait avec une telle prière dans les yeux qu’elle se sentait troublée prête à lui obéir. Il répéta, penché sur elle :

— Donnez-moi votre bouche, je ne veux que votre bouche ; je ne vous demanderai jamais autre chose que votre bouche, je vous je jure.

Cette fois, elle le repoussa avec une sorte de brusquerie. Et ils s’observèrent en silence. Il avait une expression d’angoisse réelle, comme si on lui refusait quelque chose sans quoi il ne pouvait vivre, et qu’il eût l’intuition douloureuse qu’il ne l’obtiendrait jamais. Il regardait sa pâleur, sa beauté maladive. Il regardait surtout sa bouche et il la prenait des yeux, il la caressait. Elle sourit :

— Mon Dieu ! comme vous avez l’air d’attacher de l’importance à cette conquête !

Il lui saisit la main, et sa voix fut âpre :

— Je n’attache d’importance qu’à cela. D’autres aiment les yeux, ou les cheveux, ou la chair de la femme. Moi, j’aime sa bouche. C’est sa bouche seulement que j’implore. Tout mon désir, tout mon amour, c’est sa bouche, uniquement sa bouche.

Du doigt, il frôla les lèvres réfractaires, et il continuait en s’exaltant :

— Oh ! certaines bouches, presque toutes… quel trésor adorable ! quelle merveille que la soie tendre et humide de la peau, que le pli souple des coins ! Quelle œuvre délicate et troublante que cette éclosion de chair rouge dans la blancheur du visage et devant la blancheur des dents ! Quelle jolie fleur fraiche, fleur de la sensibilité, fleur de volupté, fleur du rire, fleur de la vie surtout ! Les yeux sont l’expression apparente de notre pensée, mais la bouche, c’est la vie visible de notre corps, c’est là que la vie, enfermée dans sa prison de chair et de muscles, jaillit et s’épanouit. Elle y remue, elle y vibre, elle y palpite, elle y joue comme un enfant. Et c’est aussi par là qu’elle s’exprime. Oh ! le manège délicieux des lèvres qui s’amusent avec les mots, qui avancent, reculent, s’arrondissent, se font grandes et petites pour se soumettre aux volontés de la parole ! Prendre une bouche, c’est jouir de tout cela, c’est ouvrir la porte somptueuse d’un sanctuaire inconnu, c’est boire à la double source de la vie qui entre avec toute la pureté de l’air, et de la vie qui sort avec le souffle tiède de l’âme.

Il parlait ardemment, les yeux toujours fixés sur la bouche de la jeune femme comme sur une idole à qui l’on chante un hymne d’adoration. Il dit d’un ton plus calme :

— Voilà ce que je cherche, voilà ce que je demande aux femmes… pas autre chose, et elles le sentent bien, et aucune qui ne finisse par m’accueillir. Pourquoi me repousseraient-elles ? Les plus vertueuses cèdent à la longue, parce qu’elles ne s’engagent pas au delà. C’est une caresse passagère, qui n’aura pas de suites, une minute de trouble, une petite faveur accordée aux instincts équivoques.

Et ainsi je vais de bouche en bouche. Je les aime toutes. J’ai eu les plus belles et les plus désirables, des bouches qui sont des œuvres d’art, des bouches qui ont la forme d’un arc ou d’un vol d’hirondelle, des bouches sensuelles ou froides, épaisses ou minces, rouges comme des blessures ou pâles comme des cicatrices. J’ai eu des bouches disgracieuses aussi, dont personne ne voulait, et celles-là se donnaient avec plus de ferveur, avec une gratitude qui était ma récompense. J’ai eu des bouches de vierge, des bouches d’enfant que je baisais chastement, des bouches de femmes vieilles que je baisais par miséricorde.

Je vais de bouche en bouche. Il en est que je prends une fois, et c’est fini, d’autres que je retrouve. J’ai des bouches amies, des bouches amoureuses qui m’appellent et que j’appelle à des rendez-vous de volupté. Et je leur enseigne le baiser. Si peu le savent. Je leur enseigne à se donner et à prendre, à vivre et à faire vivre. Et chacune a son baiser différent. Il n’est pas deux bouches au monde qu’il faille baiser de même sorte. Avec les unes, c’est une morsure ; avec d’autres, une caresse profonde. Il en est qui luttent, il en est qui agissent. Il en est qui sont des instruments de luxure, subtils et pervers ; il en est qui cherchent et qui inventent ; d’autres exaspèrent le désir, d’autres qui l’apaisent. Il en est qu’il faut effleurer du bout des lèvres, d’autres que l’on aspire et que l’on boit comme une liqueur ; d’autres, très molles, qui s’abandonnent et que l’on mange comme une friandise, longuement, indéfiniment.

Et quelle émotion en face d’une bouche nouvelle ! Émotion de chaque jour ! Par quels mots l’attirer ? Par quel artifice ? Comment se donnera-t-elle ? Et quel est son goût spécial, sa saveur intime ? Elle se donne, et ma joie est entière, elle ne m’épuise pas, mon désir reste total, jamais suivi de lassitude.

Quelles ivresses ! Quels délires ! Pensez au nombre d’êtres qui ont exhalé leur âme entre mes lèvres, pensez à toutes ces vies différentes dont je me suis enrichi par le baiser ! Mon bonheur est comme une source faite de milliers de gouttes, toutes diverses en couleur, en forme, en parfum. L’humanité, pour moi, est un immense champ de fleurs que je cueille à ma guise et que je respire…

Mais il n’eut point la bouche de la jeune femme.

— Je ne vous la refuse pas par coquetterie, disait-elle, je ne suis pas coquette, ni par pudeur, car je l’ai donnée à bien des hommes déjà ; en outre, elle n’appartient à personne, et elle n’aurait aucune répugnance à vous appartenir… Cependant… cependant… vous ne l’aurez jamais.

Il ne l’eut pas. Il en fit le siège savant et obstiné. Il se consacra uniquement à cette conquête. Cette bouche fut la seule bouche, et il lui semblait qu’il eût donné toutes les bouches qu’il avait baisées pour baiser celle qui se refusait. Mais ses prières demeuraient vaines.

Comme il devenait très malheureux, il feignit l’amour pour apitoyer la jeune femme. Alors, elle s’offrit à lui, et il dut la prendre. Il eut son corps, sa gorge charmante, ses hanches harmonieuses, ses bras caressants. Mais il n’eut pas sa bouche.

Il sanglotait à ses pieds. Il la suppliait avec des mots et des gestes de martyr. Plus il disait sa convoitise, et plus elle s’enfermait dans un refus inexorable.

Et il s’épouvantait de la voir chaque jour plus pâle, plus maladive. S’en irait-elle sans lui avoir livré le secret de sa bouche ?

C’était la fin. Il veillait auprès du lit. Par la fenêtre ouverte entrait la joie du soleil et la fraicheur de la mer.

Elle eut un soubresaut d’agonie. Il se pencha :

— Donne-moi ta bouche.

— Non, non, fit-elle avec ses paupières convulsées.

Un instant s’écoula. Puis elle murmura, par petits souffles douloureux :

— Je ne te l’ai pas donnée… parce que tu ne m’as demandé qu’elle… Oh ! la première fois que tu m’as dit : « Je ne veux que votre bouche, je ne désire que votre bouche… » j’ai senti comme une insulte… Pourquoi rien que ma bouche ? pourquoi pas tout mon corps ? n’est-il pas digne d’amour et de désir ? Je me suis offerte à toi… tu n’as rien vu… tu n’as rien admiré en moi… Ma poitrine est belle, cependant… mes jambes sont belles… ma chair est blanche… Et toutes les femmes ont aussi de jolies choses, des bras… des seins… des yeux… des cheveux… des trésors innombrables devant lesquels il faut s’agenouiller… Toi, tu nous méprises puisque tu n’aimes que notre bouche, puisque tu ne nous aimes pas tout entières… C’est un crime… Je t’ai puni… je t’ai puni pour moi… pour toutes les femmes…

Il regardait, il regardait éperdument la bouche expirante, la bouche qui disait ces paroles suprêmes et qui n’en prononcerait plus. Et son désir s’exaspérait. Et soudain, il se jeta sur elle pour la prendre enfin, pour la baiser. Mais ce qu’il baisa, ce fut la bouche de la mort.