La Tour d’ivoire



Cette lettre m’intrigua fort.

Les études enthousiastes que j’ai consacrées à Guérande, la ville invraisemblable qui porte fièrement comme une vieille parure précieuse sa couronne de remparts et de donjons, m’ont valu une petite réputation locale. En outre, les quelques travaux accomplis par mon ordre pour me ménager un logis possible dans une des tours de l’enceinte dont la jouissance m’était accordée, avaient dû émouvoir la curiosité des habitants, Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce qu’une femme connût mon arrivée, et m’écrivit dès le lendemain, en me donnant comme adresse la poste restante et les initiales M. P. 22.


LA TOUR D’IVOIRE

Mais quel contraste bizarre entre cette écriture vilaine, commune, hésitante, et les choses exprimées, d’une émotion si vraie et si naïve, d’une gravité parfois si profonde ! Elle aimait, elle aussi, la vieille ville emprisonnée. Elle comprenait le charme de l’eau morte dans les fossés à moitié comblés, le charme des vieux arbres qui s’y baignent, le charme des vieilles murailles qui s’y regardent.

Je lui répondis. Elles m’écrivit d’autres lettres. Il y était question de la vie, de la mort, de la nature, de tout. Et, dit simplement, sans phrases, avec des fautes grossières, tout cela avait le parfum des choses dites par ceux qui ne savent rien et qui ont la science des plus grandes vérités et des grands mystères. Les mots n’étaient pas des mots, mais des pensées, oui, l’ombre portée par de vraies pensées qui circulaient dans une atmosphère spéciale, un peu obscure.

Un peu obscure, surtout quand elle parlait d’amour. Elle se servait alors de termes plus vagues. On aurait dit les paroles ardentes et confuses d’une mystique discourant sur cet amour particulier qui n’a point d’objet, qui ne s’adresse ni à Dieu ni aux hommes, et qui est plutôt un élan hors de soi-même.

Qui était-ce ! Je cherchai. Je fis une enquête minutieuse de rue en rue, presque de maison en maison. Au déclin du jour, j’errais parmi les ormes du mail, d’où l’on voit l’immensité des salines et la courbe lointaine de la mer. Nul indice ne me mit sur la voie.

J’épiai surtout les chastes demoiselles qui s’agenouillent aux alentours du chœur, dans la cathédrale, et qui prient sous la clarté silencieuse des vitraux.

Un matin, à la poste, j’entendis quelqu’un qui demandait tout bas à l’employé :

— Y a-t-il une lettre pour M. P. 22 ?

C’était un garçon de café, assez malpropre, de tenue mauvaise. On lui donna ma dernière lettre.

Je le suivis. Il s’en alla vers les remparts et prit une impasse tortueuse bordée de jardins. Une maison la ferme. Il entra. Maison louche, aux volets clos.

J’y frappai, le soir. Au salon m’accueillirent cinq filles. J’examinai leurs figures bestiales, leurs chairs fatiguées.

— Est-ce tout ? demandai-je.

On appela : « Charlotte. » Après quelques minutes, descendit celle qui répondait à ce nom. Elle s’arrêta un moment, hésitante, puis vint à moi et me dit :

— C’est moi, c’est bien moi que vous cherchez.

Elle me parut plutôt laide. Elle avait une longue chemise de gaze noire qui révélait un corps mince et gracieux. Des rubans roses, de mauvais goût, cerclaient la taille et les poignets. La poitrine était très jeune

Elle me regardait en souriant, sans aucun embarras. Elle ne me semblait plus si laide, déjà. De fait, par leur expression douce et profonde, ses yeux rachetaient les défauts du visage. Elle me prit la main.

— Viens, dit-elle.

Et elle me conduisit au second étage, dans sa chambre. Les murs en étaient blancs, l’aspect d’une grande propreté et d’un ordre parfait. Elle demanda, les doigts au nœud de sa ceinture :

— Tu veux de moi ?

Je ne comprenais pas. Depuis le matin, d’ailleurs, je vivais dans un étonnement stupide, ne pouvant croire à cette impossible réalité. Je lui montrai sa correspondance.

— C’est vous qui m’avez écrit, vous ?

— Tiens, répondit-elle, voici la lettre que je t’écrivais.

Elle me la tendit, c’était la même écriture.

— Mais d’où me connaissiez-vous ? Comment saviez-vous ce que je faisais ?

Elle ouvrit une petite fenêtre. Sous la nuit lumineuse s’amassaient les arbres du mail.

— Je vous voyais par là.

Elle s’assit au bord de son lit. Je restais silencieux. Alors elle se mit à parler. Elle parla comme elle écrivait, simplement et avec des expressions souvent communes, mais avec le même charme naturel. Elle parlait sans réticences. On la devinait prête toujours à mettre à nu son âme aussi bien que son corps, et elle ne s’imaginait pas qu’elle eût quelque chose à cacher, pour peu qu’on lui montrât de l’intérêt.

Elle était la fille d’un prêtre et d’une paysanne. Son père m’apparut, à travers ses souvenirs, comme une sorte de monstre, un fou et un illuminé ; sa mère, comme une fille des champs, forte et bête.

Elle avait poussé toute seule, au hasard. Son père la mandait souvent au village qu’il habitait, et commençait à l’instruire sur tous les sujets à la fois, sans qu’elle y pût rien comprendre. Ils faisaient de grandes promenades. Lui marchait toujours très vite, adressant des discours aux choses, s’agenouillant parfois devant un arbre et priant. Il mourut, brûlé vif dans un incendie.

Un jour un valet de ferme la prit. Elle appartint ensuite à d’autres hommes, à tous ceux qui la voulaient, et cela dura des années. Enfin, elle était venue là pour s’épargner tout souci matériel. Elle y vivait en une indépendance relative, à l’écart de ses compagnes, presque libre même de choisir parmi les visiteurs.

— Heureuse ? lui demandai-je.

Elle me regarda, étonnée, comme si ce mot n’eût rien représenté de précis pour elle. Elle répondit :

— Oui, je crois, je fais tout ce que j’ai envie de faire.

— Et tous ces hommes…

— Eh bien ?

— Ça ne vous ennuie pas ?

— Si ça m’ennuyait… je ne serais pas là.

Elle me dit les besoins de sa chair avide de baisers nouveaux, baisers des paysans grossiers qui apportent l’odeur des champs, baisers des rudes matelots imprégnés de mer, et des paludiers avec leurs habits couleur de sel, et des ouvriers, et de tous, de tous. Pouvait-elle vivre ailleurs ? accepter l’offre de ceux qui la voulaient garder pour eux seuls ?

Étrange créature ! Auprès de personne je n’ai eu sensation plus nette de vie forte, personnelle, intérieure. Jamais je n’ai rencontré un mariage plus intime de la raison et de l’instinct, une logique plus appropriée aux exigences de l’être. Elle avait des instincts, et ceux qu’elle accueillait dans son lit n’étaient que les humbles serviteurs de ces instincts. Leur rôle se bornait à cela.

— Vous n’aimez pas ? lui demandai-je.

— Oh ! si.

— Qui ?

Elle parut encore étonnée.

— Qui ? Je ne sais pas… J’aime… J’aime…

Ses yeux s’illuminèrent. Je vis une grande amoureuse. Elle ne cessait d’aimer tout le monde, celui qui passait, moi, les choses aussi, le ciel qu’elle apercevait par sa fenêtre, la mer où elle allait souvent se baigner.

Une envie complexe me rapprocha d’elle, l’envie de savoir le secret de sa chair, de connaitre son étreinte.

Et je la pris. Je la pris ! Quel mot d’orgueil ! Peut-on prendre ceux qui vivent de leur vie personnelle ?

Ce fut vraiment une sensation neuve, la sensation d’un acte isolé d’une volupté très définie, je pourrais dire locale, bien qu’elle se livrât en toute ardeur. J’ai compris, à cette minute, le mensonge de l’amour, la comédie bizarre dont on entoure l’union des corps pour en faire quelque chose de spécial, de surnaturel et de surhumain, alors que c’est la chose du monde la plus naturelle et la plus humaine. Par quelle hypocrisie divertissante est-on parvenu à nous représenter l’action d’aimer comme différente de manger, de boire et de dormir ? Pourquoi méprise-t-on une fille et non un restaurateur ? Respecter son corps, ne serait-ce point plutôt le contenter ? Que n’admire-t-on, au même titre que les forts et les agiles, ceux qui ont des sens ? N’est-ce pas la plus belle manifestation de la vie, et notre sensualité la plus exigeante ne coïncide-t-elle pas avec notre jeunesse, avec l’époque la plus noble et la plus parfaite de notre existence ?

Je l’ai revue souvent. Je la revois encore. Quand je souffre de l’amour, quand je me laisse prendre à la stupéfiante comédie qu’est devenu notre pauvre petit besoin d’assouvissement, je vais là-bas, et j’aime selon la nature et selon la vérité. Et j’ai la très grande joie de rendre à l’amour son unique et vraie signification.

Oui, je vais là-bas. Il se trouve dans la maison qu’abritent les remparts de Guérande la créature la plus harmonieuse et la plus sage que je connaisse. Elle n’est point d’une intelligence extraordinaire, elle écrit et elle parle mal, mais ce qu’elle a de pensées communique avec ce qu’il y a de plus essentiel. Elle est en accord absolu avec elle-même, avec ses instincts, avec ses rêves, avec l’idéal plus ou moins conscient que nous portons tous en nous. Elle reste inaccessible comme en une tour exposée aux vents et aux tempêtes, mais bien close et munie de chambres profondes et de salle mystérieuses.

Et elle vit là dedans sans contact avec personne, quelles que soient les apparences.