Les Yeux purs



Depuis six ans, Hervé suivait aux côtés de sa femme la grand’route de la vie, sans même imaginer qu’il la pût suivre autrement. Il l’aimait. Régine l’aimait aussi. Elle le lui disait avec le trouble de ses yeux et le baiser de ses lèvres, et il sentait qu’elle disait vrai, car ses yeux étaient purs et ses lèvres étaient naïves.

Ils ne regardaient pas ce qui se passait à droite et à gauche du chemin. Que le ciel sourît ou pleurât, peu leur importait. Ils se mêlaient aux fêtes humaines et prenaient leur part des joies offertes, mais ces joies ne leur semblaient douces que goûtées l’un près de l’autre.

Souvent, Hervé pressait Régine dans ses bras et se taisait. Et elle entendait les paroles muettes que murmurait le silence : « Vous êtes un gracieux petit être de candeur et de volupté, vous êtes une jolie petite âme blanche, et je vous remercie. »

Or, un soir, elle brodait, et lui, cherchant un livre parmi ceux de sa femme, en aperçut un dont la reliure l’intrigua. Il l’ouvrit. C’était un album de notes écrites par Régine. Il lut au hasard :

« Vendredi. — J’ai vu Marc aujourd’hui. J’ai pu lui consacrer quelques heures. Comme il m’aime, et que c’est bon l’amour que l’on inspire !… »

« Samedi. — C’est peut-être meilleur de bien aimer… ainsi que j’aime. Je vais là-bas tantôt, et mon cœur tremble… »

« Jeudi. — Chaque fois, j’ai l’intuition qu’il m’aime un peu plus, que mes caresses et mon abandon lui donnent un peu plus de bonheur. C’est comme de l’eau qui s’ajoute à l’eau d’un vase. »

Éperdu, il leva les yeux. Régine était debout devant lui, le visage fou d’angoisse. Il la contempla indéfiniment. Il ne la reconnaissait pas. Une grande douleur s’épanouit.

Jaillie de son âme en lambeaux, elle poussa d’un coup, comme un arbre monstrueux dont les racines cruelles l’eussent déchiré. Sous le poids trop lourd, il pantela et gémit.

— Excuse-toi… dis quelque chose…

Le moindre mot l’eût allégé, fût-il de haine, de défi, ou même d’aveu. Régine murmura :

— Tu ne me croiras pas.

— Oh ! si, supplia-t-il, je croirai tout, dis des mensonges, dis ce que tu voudras…

Il sanglotait. Elle s’agenouilla devant lui :

— Mon pauvre Hervé, comme tu as du mal, par ma faute… et je ne puis rien… tu ne me croirais pas… pourtant, Hervé, écoute-moi : pas une ligne de tout cela n’est vraie…

Il eût voulu rire, mais, ayant rencontré ses yeux, il tressaillit. C’étaient les purs yeux de franchise et de vérité. Des larmes s’y mouvaient si l’on voyait très profondément en eux. Dans leurs transparences d’eau bleue et calme, il se baigna, tandis qu’elle disait :

— Je vais te parler de choses confuses, des choses que je ne comprends pas bien et auxquelles j’ai obéi, parce qu’elles ont été plus fortes que moi. Elles sont venues peu à peu, du fond obscur de mon être. Je les sentais courir et mordre comme de petites bêtes. J’en avais peur et je les tuais : elles renaissaient, c’étaient des désirs inexprimés, l’envie vague de distractions nouvelles… Cela ne se précisait jamais en tentation et aucun homme ne m’attirait. Mais j’étais en péril, assaillie d’instincts méchants, et je ne savais comment me défendre.

Haletant, Hervé plongeait toujours ses yeux dans les yeux limpides. Régine dit :

— Alors… oh ! tu ne me croiras pas… alors, J’ai eu recours à une vilaine ruse… l’ennemi que je redoutais, je l’ai créé moi-même, me comprends-tu, Hervé ? Ce Marc n’existe pas… il ne ressemble à personne… je ne sais pas comment il est… Il a des moustaches blondes et des yeux noirs, il est grand et gros pour ne pas être comme toi, mais, lui, je ne le connais pas, il reste en mon imagination, fait de pièces et de morceaux, selon mon caprice du jour. Et je lui donne des rendez-vous, j’y vais, je raconte ce qui s’est passé, j’exalte son amour, je chante le mien. Nous avons des parties fines, on se cache derrière le grillage des baignoires… Et j’écris tout cela, je discute sur la passion, sur la jalousie… Car je suis très jalouse avec lui, et je lui fais des scènes, et il me brutalise, et je le déteste… Mon pauvre Hervé, me comprends-tu ?… C’est le contraire de toi… Tout ce que j’ai de bien correspond à toi, ce que j’ai de mal c’est sa part. Et il : me suffit… il trompe mes rêves mauvais… c’est l’aventure de ma vie… Elle me garantira des autres…

Pas une fois Hervé n’avait surpris dans l’onde pure des yeux le moindre courant d’imposture. Et le geste des lèvres gardait sa naïveté. Il espéra. L’arbre de douleur s’étiolait en lui. Les racines mouraient une à une. Régine songea tout haut :

— Et puis, cela répondait à d’autres choses plus inexplicables… J’étais lasse de vérité… Tout mon amour, tous mes instincts la réclament, mais il y a quelque part en moi un instinct sournois qui proteste… il veut le mensonge, lui… et je t’ai menti, surtout je me suis menti à moi-même… Et si bien que j’étais ma dupe… Oh ! oui, il faut que je te l’avoue, j’ai cru parfois à Marc. J’ai eu des soirs près de toi où j’étais ivre de son souvenir, et des matins où l’attente me remuait délicieusement. Et, par là, j’apaisais mon mal d’hypocrisie…

Le flot de vérité s’infiltrait en lui, noyant les doutes et les souffrances, lavant les blessures d’orgueil. Et, soudain, les derniers obstacles furent arrachés et, de toute sa force, de toute son intelligence, il ajouta foi aux paroles de Régine. Elle en eut d’intuition.

— Oh ! tu me crois, s’écria-t-elle, tu me crois ; comment est-il possible que tu me croies !

Elle pleurait à son tour. Il joua doucement avec les boucles de ses cheveux. Le grand trou vide que laisse la douleur ne peut s’emplir que de bonté. Il dit :

— Chère petite âme courageuse qui as lutté toute seule contre les ennemis obscurs qui sont en chacun de nous, chère petite âme blanche qui as défendu vaillamment ta blancheur, je t’aime plus qu’avant, et je te respecte. Si tu as employé l’arme de perfidie, c’est que la nature ne t’en a pas donné d’autre. Continue la lutte, seule toujours, car tu es digne de combattre seule…

Il reprit le livre.

— Tiens, voilà ton unique allié… déverse sur lui ce que ton âme délicate recèle encore de menues faiblesses et de rêves involontaires. Revois Marc, et raconte-lui notre histoire et mon chagrin, et ma confiance, et dis-lui bien que je ne le déteste pas.

À travers ses larmes, elle sourit :

— Oh ! je ne lui parle jamais de toi… Et puis… et puis… si tu avais lu les dernières pages, tu aurais compris que nous commençons à nous lasser l’un de l’autre… On s’aime moins… vrai, ça ne marche plus, lui et moi…

Il l’attira passionnément contre sa poitrine et murmura :

— Eh bien, chère petite, quand tu en auras tout à fait assez, nous le tromperons, veux-tu ?.. On se jouera de lui… on se donnera des rendez-vous, sans qu’il le sache… et, un jour, tu m’offriras le livre de ton aventure, afin que je le garde et que je me souvienne…