Les Journées et les nuits japonaises/01

Les Journées et les nuits japonaises
Revue des Deux Mondes5e période, tome 31 (p. 596-627).
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LES JOURNEES
ET
LES NUITS JAPONAISES

I


LE JARDIN DE L’ARSENAL

… Dans la cour, les soldats de la garde s’exerçaient à la baïonnette avec des fusils de bois et se ruaient les uns contre les autres en poussant des cris sauvages. J’entends encore ces cris de barbares qui jaillissaient du haut de la colline où s’élève la caserne, du centre même de Tôkyô, et retombaient au silence éternel du grand parc impérial. Nous descendîmes la côte et nous entrâmes à l’Arsenal. Aux hurlemens des hommes succédaient le grondement des machines et le fracas du fer. Là jadis, dans son domaine féodal, résidait le prince de Mito, célèbre par sa science et plus célèbre par son jardin. Le Directeur, dont la fatigue et les soucis creusaient la face triangulaire, me montra, suspendus au mur de son cabinet, trois plans de l’Arsenal. Le premier datait du lendemain de la Révolution (1870) : quelques bâtimens construits à la hâte, des espaces déserts, et le fameux jardin dans toute sa verte étendue. Le second datait du lendemain de la Révolte des Satzuma (1880) : plus de terrains vagues ; les ateliers agrandis, les forges élargies touchaient presque la lisière des arbres. Le troisième datait du lendemain de la guerre sino-japonaise : les chantiers s’étaient encore rapprochés, et le jardin, complètement investi, était encerclé de rails dont les tronçons s’élançaient déjà dans ses brèches entr’ouvertes.

Lorsque j’eus traversé cette manufacture, où plus de cinq mille ouvriers fondaient des canons et des mitrailleuses, et qu’on m’eut bien répété et bien convaincu que désormais les Japonais pouvaient se passer des Européens, le major, qui m’accompagnait, me fit enjamber des fossés, escalader des remblais et des décombres ; et, par ce chemin de ville assiégée, nous atteignîmes enfin le jardin merveilleux.

Je ne vis d’abord qu’un petit jardin aux arbres minuscules, ses grèves de galets, son étang, ses ponts de pierre, et ses îlots dont les huttes ressemblaient à des huttes de castors, — le jardin classique des résidences japonaises. Mais l’Arsenal s’en était emparé : les huttes aquatiques étaient devenues des poudrières, et les îlots en miniature renfermaient les explosifs les plus dangereux. Ah ! qu’elles étaient jolies et joliment disposées, ces rocailles où l’ingéniosité nipponne avait isolé tant de sombres puissances ! Le major les regardait avec le même plaisir qu’il eût fait d’une maison de poupée chargée de dynamite.

Au bout du jardinet, un sentier dallé s’enfonçait sous de hauts arbres touffus, et je pénétrai dans le vrai jardin du prince de Mito. Il n’est pas très vaste et paraît infini. Tout ce que la nature du Japon a de grâce et d’imprévu se trouve réuni sur ces quelques arpens de terre où l’art des jardiniers a surpassé celui des décorateurs. Chaque saison s’y glorifie, et chaque heure s’y croit la plus belle des heures. Jardin d’automne, quand les érables s’y empourprent ; jardin d’hiver, quand, sous les festons de neige, les premiers pruniers s’y étoilent ; jardin de printemps et d’été, plus riche de couleurs que de parfums, mais où les cerisiers embaument. Les îles de son lac semblent voguer, depuis des siècles, de l’un à l’autre promontoire et s’être un instant arrêtées pour contempler au plus profond des eaux leurs ombres verdoyantes. Ce n’est pas un lac ; c’est la Mer Intérieure. Le sentier qui descend vers ce pont d’une seule arche, taillé d’un seul bloc de granit, est encore rose des pas du matin ; et le petit golfe qui serpente et se dérobe sous l’épaisseur des bois et qui brille, on dirait qu’il y cache un clair de lune endormi dans ses eaux. Des pierres étranges aux signes fatidiques sortent de la terre comme si elles en poussaient. Voici la colline des azalées, et le vallon des iris, et la sombre forêt des cryptomérias. J’écarte ces branches et j’aperçois un sanctuaire. Il est aussi vide qu’une chaumière de moissonneur à l’époque de la moisson. Les dieux travaillent sur les eaux, dans les pierres, dans les fleurs, dans les bois, dans toute cette solitude, obstinément silencieuse au milieu du tumulte des armes.

Mais, si sensibles que vous soyez aux enchantemens de ce jardin sauvage et raffiné, tour à tour montagne et vallée, halliers et mer, vous n’y goûterez pas encore le quart de la jouissance d’un petit major japonais. Car ce jardin multiple est un jardin savant. Il possède à fond l’histoire et la légende, la géographie et la théogonie de la Chine et du Japon : il en reproduit les paysages les plus glorieux ; il en représente les souvenirs les plus touchans ; il en figure les idées les plus mystiques ; il revêt une signification où sa beauté naturelle s’achève en beauté morale. Imaginez un jardin dont les combinaisons de perspective vous transportent du passage des Thermopyles aux champs de Donrémy, du col de Roncevaux à la plaine d’Austerlitz, du Capitole à Port-Royal, de Salamine à Bethléem, et sans que votre pensée hésite, sans même que votre réflexion intervienne. Imaginez un jardin qui vous donne, en un clin d’œil, la sensation de toutes ces grandes faces de la terre… J’admirais, pour l’éclat et la douceur de leurs lignes, des hiéroglyphes, dont la douceur et l’éclat séduisaient autant que moi mon petit major, mais dont le sens caché lui parlait au cœur. Là où je ne voyais qu’un chemin sinueux, pavé de pierres noires et luisantes, il entendait le bruit de ses pères et le cliquetis de leurs sabres dans la passe de Hakoné. Ces arbres, qui ne me versaient que de l’ombre, conduisaient son esprit vers les arcanes de la divination chinoise. J’ignorais qu’une déesse fût née sur cette île, et qu’un fils d’empereur eût pleuré dans ce vallon. Combien cette colline m’eût semblé loyale, si j’y avais distingué les fantômes des deux frères chinois, dont tout le monde ici, sauf moi, connaissait l’aventure ! Après la défaite et la mort de leur maître, ils avaient refusé de manger le riz qui continuait de mûrir sous la domination du vainqueur, et, retirés dans les montagnes, ils s’y nourrissaient de fougères, jusqu’au jour où, apprenant que ces fougères appartenaient à leur ennemi, ils se laissèrent mourir de faim.

C’est ainsi que je me promenais à travers ce jardin, plus indéchiffrable pour moi qu’une tombe égyptienne ou qu’un ciel étoile, mais dont la magnificence et la variété me ravissaient l’âme. Parfois, quand je m’y croyais encore au centre, j’en touchais la frontière, et, comme d’une porte brusquement ouverte ; la rumeur de l’Arsenal bondissait jusqu’à nous. Les haches des menuisiers, les marteaux des forgerons sonnaient et retentissaient dans un vaste écroulement de pierres…

Maintenant que j’essaie de revivre quelques-unes de mes journées et de mes nuits japonaises, et qu’aux échos déjà lointains d’une guerre formidable, je réveille, du fond de mes souvenirs, l’image de ce pays, — le plus joli visage de la nature qui ait jamais souri aux vents du ciel, — c’est comme si je pénétrais encore dans le jardin du prince de Mito…


LES ENCHANTEMENS DE KYÔTO

L’endroit était délicieux. Je ne me rappelle plus le nom du temple, mais on découvrait toute la plaine entourée de collines où Kyôto s’étend comme une marée basse de maisons brunes et noires. Les toits de ses palais n’émergeaient point : je ne distinguais que leurs massifs de verdure ; et le lit desséché de sa pauvre rivière, ce lit de galets trop large et qui paraît immense, se déroulait au soleil et la ceignait d’une pâle écharpe étincelante. Sur le penchant des collines, partout, les escaliers des temples, les pagodes, les sanctuaires, les jardins sacrés, les halliers se découpaient, se profilaient, s’épanouissaient dans une limpidité bleue où les rayons du matin les estompaient d’or. Seuls les ruisseaux et les oiseaux chantaient. Les habitations des hommes n’étaient pas moins silencieuses que les demeures des dieux. Jadis, au temps des splendeurs impériales, lorsque l’Empereur résidait à Kyôto et que, sur quatre cent mille âmes, la ville comptait cinquante mille prêtres, ce n’étaient, dans ces longues rues étroites et sous ces allées montantes, que bruissemens de soie, cliquetis de sabres, sons de flûte, musiques de danses, et, du matin au soir, les bonzes battaient les cloches avec des marteaux de fer.

Nous nous étions assis près du temple, à la porte d’une maison de thé. Bannière en tête, une école de fillettes passa, toutes en kimono clair, conduites par leurs maîtresses qui avaient l’air de leurs grandes sœurs. Elles allaient faire leurs dévotions aux dieux des montagnes et emportaient chacune leur déjeuner dans une petite boîte joliment enveloppée d’une étoffe à ramages. Leur troupe légère et sautillante se perdit sous les arbres. Et nous vîmes alors un vieil homme qui s’avançait vers le temple. Il se pencha sur le bassin de pierre dont l’eau pure lui renvoya son image encadrée des rameaux d’un cryptoméria, et nous l’entendîmes murmurer cet outa japonais :

O fleur de la jeunesse qu’es-tu devenue ? Tu m’as laissé à un vieillard que je ne connais pas !

Douce ville de Kyôto, si tranquillement sommeillante au pied de tes saintes collines, il me sembla que ce vieillard exprimait ton soupir. Tu as vieilli, comme lui, sans t’en apercevoir. Le temps ne fait pas plus de bruit dans ta plaine apaisée que le déclin de la lumière. L’eau des bassins de pierre, où se mirent les fidèles, n’est là que pour les avertir qu’il a passé et que ses mains invisibles ont ridé leur visage.

Je ne sais pas au monde de grande ville plus vieille et plus magique. Elle est laide. Des tortillons de ruelles obscures se nouent à ses longues rues tirées au cordeau. Le centre est occupé d’immenses quartiers de débauche où, dans le sombre alignement des portes grillagées, les guichets ouverts font des trous plus sombres. Tous les kimono de la ville sèchent sur les galets de la rivière. Les faubourgs s’enlizent dans la vase. La conquête occidentale hésite au seuil de cette cité vermoulue. Les tramways s’y sont mis naturellement au pas des anciens chars traînés par les buffles. Ces milliers de maisons basses, badigeonnées de rouge et de noir, quel beau tas de bois mort à brûler ! Et pourtant, en quelque saison que vous y arriviez, vous y arrivez toujours comme au lendemain d’une fête qui aurait duré pendant des siècles. Les murmures de la vie que vous y percevez ne sont pour vous que les échos mourans d’un plaisir millénaire. Je garderai l’impression d’y avoir marché, des jours et des jours, dans un air tiède encore des concerts évanouis et sur des tapis de fleurs à peine fanées.

J’habite à Kyôto dans une petite rue proche de la rivière. L’auberge où je suis descendu, très discrète, peu fréquentée, toute japonaise, est tenue par une vieille dame à qui je fus particulièrement recommandé. Tour à tour sa fille et sa servante m’apportent mes repas dans ma chambre et me disent en se prosternant le nez contre les nattes : « Veuillez faire monter de votre bol à votre bouche votre noble riz. » Je n’entends jamais d’autres bruits que des craquemens de bois et des glissemens de robes Parfois seulement, au rez-de-chaussée, un clapotis d’eau m’indique qu’on prend un bain. Je suis servi par des ombres et des sourires. Le régime japonais, dont se fussent accommodés les anachorètes, me procure des sommeils limpides. Quand je me réveille et que le soleil, tamisé aux vitres de papier, remplit ma chambre de sa clarté diffuse, j’ai la sensation de revoir l’aurore et le monde à travers une perle. Aux légumes salés et aux honorables petites bouchées de poisson qu’on a disposées sur ma table de laque, j’ajoute l’excitation légère d’un flacon de saké chaud. Et je sors.

Les matins de Kyôto sont tout simplement adorables. La ville ne paraît peuplée que de gens occupés d’en garder les trésors, d’ouvrir et de fermer les sanctuaires, d’épousseter les idoles, d’entretenir autour des palais et des temples la douce rumeur de la vie. Les femmes de la campagne, la tête serrée d’un linge blanc, le kimono retroussé, les jambes comme emprisonnées de jambières grises, poussent devant elles leurs charrettes de fleurs. Des familles, sur le pas de leur porte, se demandent vers quel sanctuaire ou quel tombeau sacré elles iront aujourd’hui se réjouir dans l’intimité des ancêtres. On s’est réveillé chez elles avec un appétit de fines jouissances et d’émotions délicates. Je connais un artiste en lanternes qui demeure, au bord de la rivière, dans une de ces maisonnettes dont l’étage s’avance et repose sur des pilotis. Quand vous couvririez d’or ! es quatre tatami de sa chambre, vous ne l’empêcheriez pas, à certains levers du soleil, de lâcher ses lanternes et de courir au mont Hiyeisan. Il a besoin, mais absolument besoin, de savoir si tel cerisier fleurit avant les autres, si tel petit ruisseau flûte toujours sous les hautes herbes, si la cigogne de bronze, qui, pas loin de la cascade, surmonte l’autel de la Kwannon, a toujours l’air prête à s’envoler, ou si, dans le jardin du Prince Yoshimitsu, la mousse commence de jaunir au roc des Neuf Montagnes et des Neuf Mers.

Marchands, artisans, nobles ruinés, bonzes, pèlerins, mendians, tous participent un peu de l’éternelle jeunesse des dieux et des morts. Leur vieillesse n’est qu’une longue adolescence qui a changé de visage. S’il se fût mieux regardé, ce vieillard dont l’âme inconsciente d’avoir tant vécu se cherchait dans le reflet de sa décrépitude, je suis certain qu’il eût reconnu sur ses lèvres le sourire de son enfance et au fond de ses yeux l’émerveillement encore intact de ses premiers matins. Cette vieille ville embaume le printemps du monde. Bâtie comme un rucher au pied des collines et devant une rivière à moitié tarie, ses maisons médiocres ou pauvres ne sont ni plus belles ni plus laides que des ruches Mais la fantaisie japonaise y a distillé son miel le plus pur ; leurs vieux ais disjoints en restent parfumés, et son peuple matinal qui se dissémine dans la plaine ou monte vers les hauteurs semble essaimer autour des rayons d’or amoncelés par les siècles.

Les magnifiques collines ! Elles supportent allègrement leurs trois mille temples et n’en sont point encombrées. C’est la ville et le jardin des Dieux, et c’est toujours la forêt. Les monstres resplendissent dans le clair-obscur des branches comme dans la transparence d’une eau verte. Des prêtres officient au fond de la pénombre, et ce sont des gnomes qui comptent leur trésor. La brise, que gonfle la senteur des pins et que rafraîchit la buée des cascades, caresse en passant sous les chaumes caducs des autels de laque et de bronze et soulève des pourpres éblouissantes. A côté de la pagode orgueilleuse, fantasque, mais vide, la chaumine qui penche regorge de richesses. Derrière des rideaux de bambous, des tabernacles étincellent. Et cette cité divine ressemble aux cités humaines : elle a ses demeures seigneuriales et ses masures ; près de ses dieux vivans, des dieux qui meurent. Elle a des monastères où logent plus de trente mille divinités et des infirmeries où, sous le pinceau trempé d’or, les déesses fatiguées retrouvent leur sourire ; des pavillons au toit de cuivre recouvert de lichen ; des ermitages où de vieux saints bossus regardent pousser l’herbe aux fentes de leurs pieds ; des escaliers déserts où grimacent des bêtes extravagantes ; des clairières où rayonnent des bijoux. Elle est mystérieuse, lumineuse, divinement gaie. Chaque fois que j’en redescends, je me sens accompagné d’éclats, de chatoiemens, de rires silencieux et d’ombre ; et il suffit alors qu’un mendiant traverse la rue en jouant sur sa flûte pour que les musiques du passé se réveillent et que j’entende de proche en proche, comme au temps des Empereurs, retentir du haut de ces forêts les fifres et les gongs, les tambours et les cloches.

De tous les coins de la province, les maîtres de pension amènent leurs élèves à Kyôto. Pas de jour où je ne rencontre traînant leurs sandales, gris de poussière, des bandes de collégiens, les uns en costume japonais, les autres en hardes européennes. Au premier abord, leurs grosses figures ne trahissent ni joie, ni surprise, ni fatigue, rien qu’une attention tenace. Je les suis avec plaisir, surtout quand ils visitent les Palais. Ces adolescens ont un flair infaillible : ils tombent en arrêt devant l’exquis et le rare et le fin du fin.

Il faut les voir dans les salles du Palais de l’Empereur ou du Château de l’ancien Shogun. Mais je voudrais trouver d’autres mots que palais et château pour rendre ces demeures chimériques dont la somptuosité légère et flamboyante m’étourdit. Elles sont massives et fragiles. On entre sous leur toit lourd dans une féerie diaphane où se reflète toute la beauté de la nature. Ce sont des rez-de-chaussée aériens. Des murs frêles de papier, de soie et d’or, soutiennent des plafonds dont chaque caisson étincelle comme la roue d’un paon. Il semble que le même coup d’épée qui crèverait ces murailles ferait en un clin d’œil s’effondrer ce château de rêve, ce palais d’illusion. Quelle variété de prestiges et quelle profusion d’art ! Et quelle grâce aisée dans l’économie de ces pièces merveilleuses ! Il y a la Salle des Pins où les cloisons ne représentent que des pins énormes ingénieusement tourmentés par la tempête. Il y a la Salle des Cèdres dont les cimes se perdent dans des nuées enflammées. Il y a la Salle des Bambous où rôdent les tigres, la Salle des Lions, la Salle des Chrysanthèmes, la Salle des Eventails, tous ouverts, noirs et jaunes. L’Empereur, prisonnier du Shogun et de sa propre divinité, vivait entouré d’oies domestiques dont les artistes avaient peint la procession sur les murs de son cabinet d’études ; mais, aux cloisons du Shogun, les oies sauvages cinglent dans la clarté lunaire, et les aigles s’éploient comme des victoires. L’élasticité du plancher tapissé de nattes achève de me donner l’impression que j’ai quitté la terre ferme et que je foule un monde irréel.

Mes compagnons ne ressentent pas ce doux vertige. Leurs yeux fureteurs ont vite accroché, au milieu de ces magnificences, le joyau inestimable ; ils ont vite découvert le coup de pinceau qui fait qu’un arbre ou un oiseau ne ressemble pas aux autres, le détail presque imperceptible, mais si charmant qu’on en jouit plus longtemps encore que de la beauté de l’ensemble. Ils échangent alors quelques mots à voix basse et des sourires d’amateurs.

Mais, où ils valent la peine qu’on étudie leur visage, c’est quand ces trésors étalés laissent échapper un souvenir tragique, un bijou taché de sang. Le monastère de Nishi Hongwanji, qui s’étend, comme les Palais, en plein Kyôto, renferme la plus éblouissante des salles de danse. C’est le cœur même d’un incendie. Si j’y avais assisté aux évolutions des danseuses, j’aurais vu des salamandres. Lorsque les collégiens s’approchèrent des colonnes et qu’ils en touchèrent le bois poli et naturellement doré, je crus que l’admiration leur arracherait des cris. Mais on leur montra la petite estrade où jadis le fameux Hideyoshi, surnommé Taikô-Sama, plus puissant que l’Empereur, recevait les têtes coupées des ennemis que lui apportaient ses hommes d’armes. C’était là. Aussitôt les yeux fixes, l’air grave, tout entiers à cette vision de meurtre, ils restèrent muets comme s’ils en humaient la glorieuse odeur. Je ne leur vis jamais un recueillement aussi profond, même au vieux temple de Horiudji, entre Nara et Osaka, où, la semaine passée, je les surpris contemplant dans une boule de cristal la pupille du Bouddha.

Derrière le monastère, on a transporté, du village de Fushimi, la maison privée du héros : petite maison simple et rugueuse, dont le second étage forme une sorte de belvédère. Un artiste y a peint, sur fond d’or, le mont Fuji ; mais sa peinture est disposée de telle façon qu’on ne peut la distinguer qu’à genoux et tête baissée. Or le Taikô-Sama, débordant de superbe, rejetait toujours la tête en arrière. Cette malice du peintre dérida mes jeunes gens : ils oublièrent les massacres, se poussèrent du coude et rirent de bon cœur…

Et il m’est très agréable d’accompagner ainsi, à travers l’ancien Kyôto, ces héritiers d’un peuple si précocement raffiné, mais si longtemps sanguinaire, et parfois si gentiment ironique.

La plupart des villes japonaises ont dans leur quartier le plus central une véritable fête qui recommence tous les soirs. On dirait qu’elles ne peuvent s’endormir sans qu’un pantin sur leur cœur n’agite ses grelots. Mon souper fini, je n’ai que deux pas à faire et je suis à la foire. La foule s’engorge dans des rues étroites que ne traversent point les kurumaya. Aucun règlement de police ne le leur défend ; mais, depuis que Kyôto est Kyôto, ils ne les ont jamais traversées. Elles appartiennent de temps immémorial aux amuseurs et aux gens amusés.

Les boutiques et les baraques sont pavoisées de lanternes qui répandent une lumière aussi douce que le bruit de la foule est sourd. Seuls, quelques rares magasins à l’européenne, les échoppes de barbiers et les librairies jettent une clarté plus vive. Je crois qu’au Japon, les barbiers rasent surtout la nuit. J’ai vu souvent à deux heures du matin, dans des carrefours sombres et déserts, derrière une devanture illuminée, des hommes imperturbables qui trouvaient naturel de présenter leurs joues au rasoir un peu avant que le jour se levât. Quant aux librairies, dont les rayons bariolés s’étalent jusqu’au ras du sol, je ne connais pas de pays où elles soient aussi nombreuses. On en compte presque autant que d’édicules sacrés.

Mais les attractions de Kyôto qui me plaisent le plus, ce sont les théâtres populaires, des théâtres disposés comme ceux de nos foires et où l’on donne des comédies comme chez nous. La première fois que j’y entrai, je me trompai de porte et je fus m’asseoir dans une baraque de sauvages. On les avait amenés de je ne sais quelle île du Pacifique : moi, j’aurais juré qu’ils venaient de Montmartre. Ils étaient plus grands et mieux pris que les Japonais. Leurs fines moustaches ne ressemblaient point aux barbes des chats. On pouvait attribuer la couleur de leur peau à du noir de fumée. La régularité de leurs traits et la belle ordonnance de leur dentition auraient satisfait nos préjugés esthétiques. J’eus le vague sentiment de retrouver des compatriotes dans ces hommes si habiles à lécher du fer rouge et à traverser des cerceaux enflammés. Et il me sembla que mes voisins ne manqueraient point d’établir entre nous des comparaisons fâcheuses pour mon amour-propre. Bref, je fus gêné. Mais je recouvrai toute mon assurance, lorsque, seul de me taille et de mon type au milieu de l’aimable foule de Kyôto, j’assistai, dans le théâtre voisin, à la comédie qui la désopilait.

Le premier acte se passait chez un charpentier. Deux ouvriers, l’un vieux, l’autre jeune, rabotaient leurs planches, et le vieux disait au jeune : « Tu devrais épouser la fille du patron. » Et le jeune lui répondait : « Je ne le puis, car, pendant mon voyage à Tôkyô, j’ai connu une oïran du Yoshiwara qui viendra me rejoindre dès qu’elle sera libre ; et nous nous marierons. » Mais le vieux lui répliquait : « Tu ferais beaucoup mieux d’épouser la fille du patron. » C’était, à n’en point douter, l’avis de la jeune fille, qui ne perdait pas une occasion de se rapprocher du jeune homme, et lui témoignait ingénieusement sa tendresse en observant que ses copeaux faisaient une plus belle flamme que ceux de son vieux camarade. Et c’était l’avis du patron lui-même. « Epouse donc ma fille ! — Excusez mon impolitesse, soupirait le malheureux ; mais je suis fiancé à une oïran du Yoshiwara. — N’est-ce que cela ? lui disait ce père indulgent. Elle t’a depuis longtemps oublié. D’ailleurs, si elle revenait, on s’arrangerait. Il y a toujours place pour une concubine. » Et le jeune homme, pressé de toutes parts, acceptait enfin d’épouser la fille de son maître.

Et voici qu’au second acte, la petite dame du Yoshiwara, décente, modeste et jolie, comme les petites dames japonaises qui ont traversé l’enfer, se présente à l’atelier de menuiserie et demande son fiancé. Le bon charpentier, incapable de mentir, ouvrait déjà la bouche, quand sa femme, plus avisée, s’empresse de répondre : « Il est mort. » Si nous n’étions pas au Japon, la petite dame se fût évanouie ; mais, en parfaite Japonaise, elle reçut le coup sans défaillir. Elle pencha seulement la tête et pria ces excellentes personnes de lui indiquer la tombe où reposait son bien-aimé. La femme du charpentier, en qui nous avons reconnu l’impitoyable belle-mère, lui montre la route, et, aussitôt que sa dupe a tourné les talons, elle se précipite chez le bonze. Je ne parle pas des jeux muets du charpentier que l’aplomb de sa femme tour à tour ébahit et indigne. Nous comprenions qu’il n’aurait jamais eu la cruauté d’affliger une si gracieuse petite dame ni surtout de priver son gendre d’une si agréable société ; et nous étions tous de cœur avec lui.

Le décor du troisième acte représentait un cimetière : au fond, le toit d’une église ; à droite, la maison du prêtre. J’entendis courir dans le public des rires étouffés, et cependant le tableau ne prêtait guère à rire. Mais on savait qu’Il allait paraître, on l’attendait, on le guettait, on escomptait son entrée, et il la fit en belle robe jaune, la tête ronde et rase, le front sourcilleux, les yeux baissés sur ses grosses lippes, lui, le pleutre, le paillard, le fripon, le papelard, l’inépuisable joie de la foule, le bonze ! La femme du charpentier le suivait en le tirant par la manche : « Tout à l’heure, répétait-elle, une femme viendra. Vous lui direz que mon gendre est mort et enterré là… — Y pensez-vous ? répondait-il. Moi, lui dire… Et quelle personne, je vous prie ? — Une oïran, une ancienne oïran. — Hé vraiment ! Une oïran !… Et vous voulez… « Derrière son dos, sa main s’ouvrait comme une écuelle. La femme du charpentier n’y laissa point tomber sa bourse. C’eût été de la dernière inconvenance. Mais elle y déposa le contenu de sa bourse enveloppé de papier blanc.

Lorsque la petite dame du Yoshiwara pénétra dans le cimetière, le bonze à genoux sur sa véranda, les yeux fermés aux séductions du monde, marmottait des litanies. La petite dame, qui n’osait l’interrompre, se tenait devant lui, et, de temps en temps, se détournait vers les tombes. Et chaque fois qu’elle se détournait, le bonze soulevait ses paupières, et, tout en bredouillant ses oraisons, coulait vers elle des regards chargés de concupiscence. Enfin, il daigna l’entendre et la mener lui-même au tombeau de son fiancé. Quand elle y fut, son courage capitula : elle s’abattit sur la pierre et s’abîma dans les larmes, pendant que le bonze, visiblement excité, en profitait pour la cajoler et lui tapoter les épaules. Mais elle s’écria : « O cher ami, se peut-il que tu te sois endormi sous les hautes herbes, au moment où je t’apportais toutes mes économies, trois cents yen ! »Et à ces mots de trois cents yen, le visage du bonze grimaça d’une telle convoitise que le public se trémoussa d’aise. Ses mains, changeant et redoublant d’audace, se faufilèrent dans les manches de la petite dame qui, tirée de sa douleur, se mit en état de défense. Que fût-il advenu, si le gendre du charpentier, averti par son brave homme de beau-père, n’était tout à coup ressuscité au milieu des tombes ?

Nous n’aurions probablement pas eu le touchant spectacle que nous réservait le quatrième acte. Le gendre assis entre sa femme légitime et sa légitime maîtresse, qui se faisaient force gracieusetés, buvait à la santé de l’une et à la santé de l’autre. La belle-mère, un peu honteuse de sa conduite, leur versait du saké ; et le bon charpentier jubilait sans rien dire, comme si la bénédiction du ciel s’était installée dans sa famille sous la forme d’un ménage à trois. Rien n’aurait troublé l’intimité de cette bombance, n’eût été que le bonze en flaira la cuisine. Et quand un bonze a senti ces odeurs-là, il en perd jusqu’à l’instinct de conservation. Le nôtre apparut donc. Ah ! le beau moment ! D’un bond, le charpentier, son gendre et les trois femmes se levèrent. Il fut agrippé, houspillé, étrillé, jeté dehors ; la belle-mère surtout se montra féroce…


Lorsqu’on demande aux Japonais si les gens de Kyôto ont gardé leur foi naïve, ils vous conduisent au temple Higashi Hongwanji, le plus grand du Japon, qui, brûlé en 1864, a été rebâti avec une invraisemblable magnificence. Il a coûté des millions aux fidèles. On affirme que les femmes donnèrent leur chevelure pour en tresser les câbles qui traînèrent du fond des forêts ses quatre-vingt-seize colonnes. Mais l’orgueil eut autant de part que la piété dans cette œuvre de restauration. Que ne nous mènent-ils simplement aux théâtres populaires ! Les peuples qui vivent dans la familiarité des dieux ont seuls le privilège de se moquer, en toute innocence, des prêtres, des saints, des miracles et des dieux eux-mêmes. Leurs facéties libertines ne craignent pas de butter à des pierres de scandale. La recette de la baraque où l’on berne les bonzes n’enlève pas un rin à la petite chapelle dont une veilleuse éclaire le grillage, juste en face.

Tous les ans, à cette époque, les danseuses de Kyôto dansent les danses printanières. Leur théâtre, — j’allais dire leur sanctuaire, — est situé à l’extrémité d’une de ces rues qui arrachent des cris d’horreur aux vieilles dames anglaises et aux vieux colonels américains impatiens d’évangéliser le Japon. Ce sont des rues interminables. On chemine entre deux rangées de lanternes rouges suspendues à des auvens et de maisons noires d’où s’échappent des filets de lumière et des sons de shamisen.

Les spectateurs ne pénètrent dans la salle des danses qu’après avoir assisté, en manière de recueillement ou de purification, à la cérémonie du thé. La bizarrerie merveilleuse de cet office célébré par une jeune femme me cause un ravissement inexprimable. Ceux qui l’ont vu « jouer, » en Europe, dans le salon d’une ambassade ou dans une Exposition Universelle n’en connaissent que la parodie. Je sens même que la présence d’un autre Européen, ou qu’un miroir qui me renverrait mon image, suffirait à briser mon enchantement. Dès que j’entre au salon carré, où se déploie l’extraordinaire solennité, j’avise le coin le plus obscur et je m’y dissimule du mieux que je puis. La politesse des habitans de Kyôto me rend l’effacement difficile, car ils s’empressent à qui me cédera la meilleure place. Et je refuse, et ils insistent, et souvent ils me gâtent mon plaisir, ce plaisir qui consisterait à suivre, comme si on la surprenait en écartant un rideau, la plus étrange, la plus folle, la plus grave, la plus mystérieuse des occupations d’une fée. La cérémonie s’accomplit lentement et sur un tel rythme qu’on est étonné de ne point entendre de musique. Il s’agit bien moins de vous préparer une tasse de thé que de vous donner l’apaisement intérieur et le sentiment de la mesure. C’est d’un bien joli magnétisme.

Quand on vous a servi le breuvage un peu marécageux, mais très aromatique, on vous introduit dans une salle tout incarnate et ruisselante de lumières. Deux ponts de bois clair en traversent le parterre, des loges à la scène, « chemins de fleurs » où défilent les danseuses. Les décors figurent les temples de Kyôto, les jardins célèbres, le lac de Biwa ou la porte du Palais impérial. A genoux, des deux côtés de la scène, les joueuses de shamisen, de tambourins et de gongs, font un concert intraduisible d’où s’élancent des notes aiguës à vous percer l’âme. Les danseuses, plus parées encore que les musiciennes, les cheveux piqués de fleurs et de bijoux qui tremblent, un éventail dans chaque main, rose ou doré, glissent comme des princesses de fantaisie sous des flots de brocart. Je ne reverrai jamais une pareille harmonie de sons, de couleurs, de chants, de gestes, d’étoffes précieuses et de petites mains enfantines. Le printemps des montagnes est descendu dans la plaine, et là, au sein même de la nuit, je le tiens sous mes yeux avec ses papillons, ses fleurs, ses soies ardentes, ses visions d’or et sa vieille musique énamourée où crie le désir.

Ces quartiers de joie ne forment qu’un point de la vaste plaine. Mais ils sont le cœur de Kyôto, et Kyôto, que chaque jour le silence et la solitude envahissent, mourra, toute sa jeunesse au cœur.

La population de Kyôto a le teint plus blanc, le parler plus doux que celle des autres provinces, et je n’imagine pas qu’il puisse exister sur toute la terre ronde une population plus polie. « Les femmes à Miakô ; les hommes à Yedo ! » disait le vieux proverbe. Yedo se nomme aujourd’hui Tôkyô ; Miakô s’appelle Kyôto ; mais le proverbe continue d’avoir raison. Les femmes y sont presque toutes gracieuses et quelques-unes vraiment jolies. J’entends que ces dernières seraient jolies aussi bien en Europe qu’en Asie, partout où il y a des hommes et qui ont des yeux. Les geishas m’y semblent particulièrement exquises. On m’assure que la plupart d’entre elles ne mangent que le riz qui pousse sur les montagnes, parce qu’il est moins nourrissant que celui de la plaine. Peut-être doivent-elles à cette manne légère l’immatérielle finesse de leur visage et leur petit air de songe. Lorsque j’aperçois, à la clarté de la lune, un de ces champs de riz aériens sur l’âpre flanc d’une colline, je pense tout de suite aux geishas de Kyôto et à l’ingéniosité des Japonais qui, de la pauvreté de leur terre, ont su faire de la beauté. Les femmes de la bourgeoisie, sous leurs vêtemens d’apparence plus modeste, ont une distinction que les autres n’essaient pas même d’imiter. Beaucoup descendent de la noblesse ; mais leur ruine ne fut point une déchéance : elles restent dans la médiocrité banale ce qu’elles furent autrefois dans leur médiocrité dorée. D’ailleurs cette noblesse de Kyôto, si appauvrie par la Révolution, loin de bouder contre le siècle et de s’en retirer avec aigreur, s’est docilement conformée aux nouvelles exigences de la vie.

Je rends souvent visite au directeur des postes et télégraphes. Son baraquement fourmille de petits employés qui n’ont pas atteint leur treizième année, et dont plusieurs appartiennent à des familles d’anciens courtisans. Je ne m’étonne point de leurs manières. Ces enfans me saluent et me précèdent au bureau de leur maître comme ils l’eussent fait jadis dans le palais d’un Daïmio. Ils mettent au service de la civilisation [moderne cette urbanité charmante dont ils sont les innocens dépositaires, et peut-être les derniers ! Nous entrons quelquefois chez les demoiselles du téléphone. On les recrute surtout dans les maisonnées pauvres, et je conviens qu’elles sont généralement fort laides. Mais on oublie leur laideur pour ne plus voir en elles que des jeunes filles admirables d’attention et de gravité souriante. La tête encerclée de nickel et sous le cornet acoustique plus étranges que leurs divinités les plus bizarres, elles endurent l’étourdissement des sonneries sans qu’il leur échappe un mot, un geste d’impatience nerveuse. Moyennant douze francs par mois, elles se montrent supérieures à toutes les Européennes dans une des applications de la science occidentale. Les facteurs gagnent environ dix-huit francs ; les employés ordinaires commencent à vingt. On a de la peine à en trouver, car on exige d’eux des connaissances disproportionnées avec leur salaire. Cependant ces gens mal payés, souvent mal vêtus, sont d’une obligeance et d’une courtoisie qui fleurent encore les temps samuraïques. Les habitans de Kyôto ne doivent pas être à l’abri de la misère et de la douleur. Mais ils jettent un voile sur ces imperfections du monde comme pour épargner à la Divinité le spectacle de ses maladresses ou l’aveu de son impuissance.


Le quartier que j’habite, frais, silencieux, primitif et merveilleusement civilisé, me remplit l’âme du même sentiment de paix que l’ombre d’un chalet où bourdonnent les abeilles, et du même sentiment d’harmonie qu’une danse de geishas. La vie autour de moi me paraît si simple et si précieuse dans sa simplicité ! Je ne cherche plus à deviner ce qui se cache derrière le sourire japonais. Je n’y soupçonne plus des profondeurs mystérieuses de bouddhisme et de confucéisme. Il n’y a rien d’héroïque à sourire quand on vit à Kyôto, et les Japonais de Kyôto sourient parce qu’ils sont contens de leur ville et qu’ils y respirent toujours un air de fête.

Je n’y ai rencontré qu’un visage affligé, un pauvre visage dont les yeux baissaient vers la terre des cils encore humides de larmes, un petit visage ridiculement petit, car il n’était plus surmonté de son ample chevelure noire. Cette tête d’adolescent aux cheveux coupés ras était celle de la jeune bonne du médecin qui demeure en face de mon auberge. Je ne vis jamais de créature pareillement infortunée. Elle fuyait le soleil de la rue et craignait l’ombre des maisons. Elle eût troqué ses oreilles contre un chapeau qui lui fût descendu jusqu’au nez. Dans ce milieu de gaîté paisible, sa détresse, plus que surprenante, avait quelque chose d’inconvenant. Mon hôtesse me raconta qu’elle s’était sauvée l’avant-veille avec un étudiant, un enjôleur, « dont les paroles étaient aussi douces que la main qu’on promène sur le dos d’un chat. » Mais ils n’étaient pas allés très loin : le lendemain, l’étudiant prenait le train d’Osaka, et le médecin rattrapait sa bonne laissée pour compte devant la gare. Il la ramena, la sermonna sans élever la voix, puis tranquillement lui saisit les cheveux, ouvrit ses grands ciseaux, et, grave comme un bonze, méticuleux comme un perruquier de profession, il lui assura six mois de honte et de vertu.

Six mois pendant lesquels elle n’oserait point paraître aux fêtes des églises, ni accompagner la femme du marchand de parapluies quand elle va honorer les deux sakaki du temple de Shimo-Gama. Ces deux arbres, réunis par une branche qui, poussée du tronc de l’un, s’est enfoncée au tronc de l’autre, ont la propriété de rétablir le bon accord dans les ménages. Et le bruit court que le marchand de parapluies est d’humeur acariâtre. Je n’en crois rien, et je me figure que la femme provoque les taquineries de son maître pour justifier la fréquence de ses pèlerinages et pour avoir plus souvent l’occasion d’admirer un si miraculeux caprice de la nature.

Les habitans de Kyôto adorent leur terre et se sentent un peuple choisi. Quand, après la guerre sino-japonaise, on exposa au milieu de leur ville les trophées conquis sur les Chinois, ils furent peut-être de tous les Japonais ceux que la vue de ces anciens canons enthousiasma le moins. Vous auriez dit des millionnaires devant qui l’on exhibait quelques sous misérablement gagnés. Ils s’attendaient sans doute à ce qu’on déballât sous leurs yeux les trésors de Pékin. Encore ces trésors leur eussent-ils paru d’un prix médiocre auprès de ceux dont ils ont la garde et qui les rendent, même pauvres, les plus riches des hommes.


Mon voisin, qui passe quelques heures de sa vie à raccommoder des geta et même à en faire, vient de perdre le sixième de ses enfans, son dernier-né. Le bébé n’avait qu’un ou deux jours. La mère n’a point pleuré ; les frères et les sœurs ont regardé d’un œil curieux et poli ce petit étranger en cire jaune si vite immobile, si vite silencieux. Le père l’a déposé dans une boîte de bois blanc, l’a chargé sur son dos, et, de grand matin, est sorti pour le porter au cimetière.

Il s’en allait lentement le long des rues. Il songeait que c’était tout de même fâcheux qu’un petit être qui avait eu la chance de naître à Kyôto fût mort avant de pouvoir apprécier son bonheur. Où son âme renaîtrait-elle maintenant ? A Tôkyô, peut-être. Mauvaise affaire : les bonnes manières d’autrefois s’y sont gâtées, et les gens n’ont plus le temps de goûter en paix la bienveillance des choses. On s’y agite ; on s’y démène ; on y change de métier tous les mois ; on y est avide et soucieux ; il paraît que les artisans sont obligés d’y travailler au moins quatre jours par semaine. C’est comme à Osaka. Plaise au Seigneur Bouddha que le petit ne renaisse jamais dans cette ville où les machines d’Europe font tant de bruit et où les enfans des pauvres, au lieu de s’amuser devant les temples, besognent déjà sous les hangars des usines et des manufactures ! Pourvu qu’il ne revive pas à Kobé ou à Nagasaki ! Les Japonais y deviennent pires que des bâtards d’Européens. D’ailleurs ce n’est pas sûr que le petit ne revienne pas à Kyôto. Ce n’est pas sûr non plus qu’il y revienne. Le proverbe l’a dit : il y a un dieu qui nous aide et un autre qui nous trahit.

Chemin faisant, l’homme atteignit la rivière, et les galets ensoleillés où serpentaient des filets d’eau lui remirent en mémoire tant de plaisirs et de divertissemens que le sort de son petit enfant lui parut encore plus pénible. Cette rivière n’a pas sa pareille au monde pour amuser ses riverains. On y pêche des pierres qui sont extrêmement jolies et curieuses. L’été, on y soupe au frais. Les ruisseaux vous font de la musique. Quand, à l’aide de barrages, on les rassemble et qu’on allume des lanternes, c’est un fleuve, un lac, une mer où dansent des pluies d’étoiles. Et les ponts ! Quelle ville peut se vanter d’avoir des ponts aussi célèbres ? Leurs planches ont résonné sous les pas de tous les héros. Et c’est un grand honneur pour les petits enfans de mettre leurs pieds où passèrent jadis de si beaux cortèges.

Il suivait ainsi sa rêverie le long de la rivière et ne s’apercevait pas qu’il se détournait de son chemin. Le fantôme du petit mort qu’il portait sur ses épaules courait devant lui. Il le voyait s’ébattre et grandir dans cet air radieux, sous la protection des génies de la plaine et des montagnes. Précisément, ce matin-là, une des îles de la rivière était en fête, une île occupée tout entière par un temple, ses dépendances, ses habitations de prêtres, ses maisons de thé, et ses portiques rouges qui s’élevaient entre les chênes. C’était une fête solitaire, comme il y en a tous les jours à Kyôto ; car chaque temple a la sienne, et, sauf les églises fréquentées des pèlerins, n’y attire que les enfans et quelques personnes du voisinage. Et c’était une cérémonie très familière, aussi rustique que des Ambarvales ou des Rogations. Mais la fantaisie japonaise en agrémentait la simplicité. Les enfans de chœur, couronnés de verdure, s’étaient attelés à de grands sabres. Les sacristains brandissaient des lances, des parasols et d’énormes goupillons de papier. D’autres s’avançaient avec des tables qu’ils secouaient en cadence. Les prêtres, vêtus de blanc et de jaune, montaient des chevaux caparaçonnés, et leurs manches, qui retombaient plus bas que les étriers, étaient relevées en arrière par leurs éperons fantastiques. Derrière eux, cheminait, sous un dais de soie blanche, un vieux cheval albinos. Cette procession, lentement organisée, descendit dans le lit de la rivière. Des jeunes filles, en robe lilas, et trois ou quatre personnes se prosternèrent ; et une foule d’enfans en kimono à ramages se bouscula silencieusement sur les pas du cheval sacré.

Le père qui s’était arrêté crut sans doute apercevoir l’ombre de son petit garçon se glisser au milieu d’eux. Il traversa, lui aussi, la rivière pierreuse et les suivit à distance. « Voilà d’heureux enfans ! pensait-il. On transporte les ornemens et les reliques du temple à l’ancien monastère du Mont Hiyeisan pour les en rapporter dimanche ; et peut-être les accompagneront-ils jusqu’au bout. Toute la journée, ils marcheront dans des ombrages magnifiques et verront ce que le monde a produit de plus beau. »

Le matin brillait sur les collines. Çà et là, le toit d’un sanctuaire perçait le feuillage et retroussait vers le ciel sa proue de cuivre doré. Les avenues des cryptomérias, qui mènent aux grandes églises, traçaient dans cette houle de verdure des zones plus sombres. Entre la rivière et les hauteurs, les rizières pétillaient de coassemens et de soleil. Et la procession s’éloignait avec ses sabres, ses parasols, ses voiles de safran qui jetaient des lueurs roses, ses chevaux qui buttaient contre les pierres, comme un peu de splendeur mouvante au milieu d’une immobile splendeur. Est-ce qu’on pouvait, en un matin pareil, enfouir un petit être sous la terre, un petit être qui risquait de ne jamais savoir ce que valent les printemps de Kyôto ? Notre homme réfléchit qu’il connaissait un prêtre du temple de Yoshida, et que la politesse lui faisait un devoir de l’informer de son deuil. J’ignore s’il rencontra le prêtre ; mais le temple de Yoshida, peint de blanc et de vermillon, luit délicieusement à mi-côte, et, comme j’y montais, je l’en vis redescendre toujours chargé de son étrange fardeau.

L’après-midi, le fils de mon hôtesse le reconnut beaucoup plus loin, dans le jardin du monastère de Rokuonji, rôdant sous les pins et sur les bords du lac dont les carpes accourent comme des servantes aux claquemens de mains des visiteurs… Nous ne le vîmes rentrer qu’à la tombée du soir. Il n’avait pas voulu se séparer de son petit mort, avant de l’avoir promené autour des merveilles de sa ville, dans l’ombre des sanctuaires et dans le sourire des dieux.

L’église catholique se dresse au bout de ma rue. Son curé, le Père Aurientis, habite la résidence d’un seigneur que la légende ou l’histoire compte parmi les ennemis les plus acharnés du christianisme. La ville des dieux s’est enfin montrée tolérante et hospitalière au Dieu de l’Occident. Nulle part, sauf à Nagasaki, la mission française n’est aussi bien logée. La maison, trop japonaise pour être rendue très confortable même à des missionnaires, possède cependant une grande et belle pièce vitrée qui ouvre sur le jardin. C’est là que souvent je viens m’asseoir. J’y retrouve la France sans quitter le Japon.

Le jardin, resté tel que l’avaient ordonné ses anciens maîtres, est planté d’arbres rares et de pierres étranges. Un petit lac en fer à cheval, où nagent des poissons rouges, en occupe les deux tiers. Le pont qui l’enjambe aboutit à une miniature de colline, et de magnifiques lotus en couvrent les bords. C’est par excellence le jardin de la pluie. Quand elle tombe, les lotus s’emplissent, s’inclinent et, d’urne en urne, se déversent dans le lac ; et, longtemps après qu’elle est tombée, ces larges urnes ruissellent encore. Presque chaque jour, à l’heure où j’arrive, le Père Aurientis achève de donner une leçon de français à quelques Japonais. Ces élèves mariés, pères de famille, officiers, fonctionnaires ou amateurs, désirent apprendre notre langue, et le Père Aurientis, qui a la taille d’un grenadier et dont le poil grisonne, leur met dans les mains ces mêmes choix de lectures qu’épellent nos enfans. Partout au Japon, les Missions Françaises tiennent table ouverte pour ceux qui sont en goût de nous connaître. On ne leur demande point s’ils sont chrétiens ou bouddhistes. Vous éprouvez une inclination vers la France : entrez, prenez place ; on vous servira notre alphabet, nos rudimens, notre histoire, on essaiera de tourner votre curiosité en sympathie. Pauvres ou riches, vous êtes admis à cette distribution de science et aussi d’amour. Les huit dixièmes des leçons se donnent gratis pro Deo et pro Patria. Je sais un missionnaire qui, deux fois par mois, en plein hiver, faisait quatre lieues à pied afin d’enseigner, pendant une ou deux heures, les premiers principes du français aux agens de police d’une bourgade montagneuse, tous adorateurs d’Amida, mais tous convaincus qu’après la langue japonaise la langue française était la plus distinguée et la plus humaine. Il n’y gagnait que d’user royalement son unique paire de chaussures ; et sa vieille soutane était trouée comme un vieux drapeau.

Ces leçons de français, que j’écoute en regardant le jardin, sont parfois bien intéressantes. Une simple phrase, péniblement zézayée, fait surgir devant moi, dans ce décor exotique, un paysage de ma terre natale, un tableau de notre vie lointaine. A mesure que le professeur commente le sens des mots, le tableau se précise ; mais je constate, aux questions des élèves, combien nous sommes loin les uns des autres, et ce qu’un pauvre livre de classe primaire renferme de substance inassimilable à des esprits étrangers.

C’était la veille de la fête. La mère fit une tartelette au beurre, la mit dans le four : déjà les chevaux de bois étaient arrivés et commençaient à s’installer sur la place

Ces petites phrases ne sont pas méchantes, et là-bas, au pays, elles ne me diraient rien du tout. Pourtant, si vous les entendiez à cinq mille lieues de la patrie, sur des lèvres de Japonais et devant un jardin bouddhique, elles vous paraîtraient non seulement très difficiles à expliquer, mais riches d’odeurs, de saveurs et de souvenirs. Le four, le beurre, les chevaux de bois, la place : autant d’expressions vagues ou vides pour un Japonais. Il finira par les comprendre : on lui mettra même sous les yeux la peinture ou le dessin des choses qu’elles représentent. Et après ? Cet homme qui n’apprécie que la jolie forme d’un gâteau ne sentira point nos appétissantes tartes campagnardes dont, à les évoquer, le parfum me chatouille les narines. Il n’imaginera pas le ronflement cordial du four, dans une plantureuse ferme, où le sabot des vaches piétine lourdement le sol de l’étable ; ni la jovialité de nos foires, avec les visages enluminés, les fanfares, les rires, les hardiesses des belles filles, les querelles qui s’achèvent dans le cliquetis des verres, les sauteries sous des tentes pavoisées de feuillage, toute cette expansion de joie, tout ce débordement de gestes rudes ou gauches, emportés ou tendres, mais personnels. Que cela lui paraîtrait grossier et digne d’une ivresse de barbares ! Surtout, ce qu’il ne verra pas, c’est la place, la place autour de l’église, les maisons autour de la place. Les bourgs japonais, qui échelonnent leurs cabanes des deux côtés de la route, n’ont point de centre où les gens se réunissent, échangent leurs idées, s’entretiennent de leurs affaires et des affaires de la commune, se retrouvent une fois par semaine et chaque dimanche. Les temples écartés et disséminés ne créent pas de lien entre les âmes. Quand je la compare à la nôtre, si nerveuse, si ramassée, la vie japonaise me produit l’effet de ces méduses transparentes, colorées de teintes aussi délicates, de nuances aussi fragiles que leur organisme est rudimentaire. Il me plaît de ne la contempler qu’à travers un peu de mystère et de songe : retirée de cet élément, elle me semblerait peut-être d’une acre sécheresse.

Mais si un livre de classe nous découvre entre l’Occident et l’Extrême-Orient tant de différences sociales, que dire des scènes les plus familières de l’existence ? Hier le Père Aurientis me prévint qu’il passerait la soirée dans un ménage d’artisans et me proposa de m’y emmener. Le ciel était largement étoile ; l’air frais ; les vieilles rues, habitées par les anciens nobles, claires et désertes. L’amoureux qui se hâte au premier rendez-vous ne fait pas plus allègrement sonner la terre que ce missionnaire à barbe grise, quand il va, sous une belle nuit pure, catéchiser une famille de chrétiens.

Nos gens demeuraient au fond d’une impasse, dans une ruelle bordée de logemens ouvriers. Les fenêtres et les portes à coulisse, encore ouvertes, nous permettaient d’apercevoir les deux ou trois petites pièces dont chaque logement se compose. Des enfans à genoux se récitaient leurs leçons sous la lumière laiteuse que leur versait du haut de sa tige frêle une lanterne blanche comme une grosse fleur de lotus ; et des figures reculées dans l’ombre causaient et riaient doucement.

Le logis où nous entrâmes n’était pas grand : une chambre et un cabinet. Le cabinet sert de cuisine. Le père, la mère, les quatre filles reçoivent, mangent, dorment dans la chambre. Pourtant, ce ne sont point des pauvres, et cette pièce, habitée par six personnes, n’empestait pas le relent des promiscuités misérables qui nous saisit au seuil de nos mansardes. Elle était propre et coquette. On en avait recouvert les nattes d’un tapis de rotin, plus frais l’été. De petites commodes en garnissaient le fond. Une minuscule table de toilette ornée d’une glace en occupait un coin ; et deux autres tables de laque, très basses, supportaient, l’une la théière et les gâteaux, l’autre le sabre du père, ancien samuraï, aujourd’hui fabricant d’éventails.

Des voisins, chrétiens aussi, avaient été conviés à la réunion ; un potier, un ciseleur, un lanternier, un second éventailliste, tous artisans qui travaillent chez eux et fournissent leur travail à des maisons d’exportation. Le lanternier n’était venu que pour s’excuser de ne pouvoir écouter le Père Aurientis, car son syndicat, dont il était un des membres influens, tenait ce soir-là sa principale séance. Il nous fit à tous des saluts cérémonieux, mais savamment gradués selon l’importance des hôtes.

Des femmes arrivèrent. L’une d’elles, jeune, avenante, figure ronde et rose, portait un bébé qui suçait son biberon. Elle s’agenouilla comme nous, l’étendit devant elle ; et, pendant que le Père Aurientis, sur le ton de la causerie, expliquait une parabole de Jésus, la jeune mère souriait à son enfant, le caressait, le couvait des yeux, s’enchantait de son trésor. Quand le Père eut fini et qu’on nous eut servi les gâteaux et le thé, les hommes hasardèrent quelques réflexions sur ce qu’ils avaient entendu, puis ils se mirent à parler de leur commerce et de la vie qui devenait chaque jour plus dure. Les vieux et surtout les filles du logis s’empressèrent autour du bébé et se le passèrent de mains en mains.

Jusqu’ici, rien d’étrange ni de particulièrement japonais ; voici où l’extraordinaire commence. J’appris en sortant que cette jeune femme, mariée depuis trois ans avec un employé du chemin de fer et désolée de ne pas avoir d’enfant, avait adopté celui d’une voisine, qu’elle n’était donc que la mère adoptive du joli poupon, et que la voisine, la vraie mère, se trouvait là parmi les étrangères les plus réservées et d’apparence les plus indifférentes… Je pense bien que l’instinct maternel existe au Japon comme en Europe : il est vrai qu’au Japon comme en Europe on cuit des gâteaux, mais ils n’ont pas le même goût ; on chôme des fêtes, mais elfes n’ont pas la même couleur ; on aime les danses, mais ce n’est pas du tout la même chose…

Nous avons aussi des renards, mais nous ne possédons pas de temple d’Inari. Les voyageurs affirment que les temples japonais ne sont fréquentes que par des femmes et des enfans. Ils ne sont donc pas allés, sur la route de Fushimi, dans ce temple dont les dépendances, les cours et les jardins recouvrent une immense oasis ! Ils y auraient vu de gros propriétaires déposer sur les degrés de l’autel des sacs de riz marqués à leur chiffre, et de maigres paysans, au cou d’oiseau, se prosterner devant les museaux futés de Nos Seigneurs les Renards. Le spectacle en vaut la peine. Les renards sont les serviteurs d’Inari, déesse du riz et de la fortune ; mais la déesse est invisible ; et les renards, dont les journaux et les contes japonais nous ont tant de fois révélé le pouvoir bienfaisant ou diabolique, ont depuis beau temps usurpé tous les hommages et toutes les offrandes. Ils sont devenus les dispensateurs des biens de ce monde, les patrons des rizières et des geishas. Le peuple conjure leurs maléfices et implore leurs bénédictions.

Je n’ai jamais rencontré de temple plus gai. Les gardiens des portes n’ont point ici le masque horrible ni la fureur ventrue qu’ils présentent d’ordinaire aux boulettes de papier mâché dont les Japonais les constellent, non par irrespect, mais pour interroger l’avenir. (Si je t’attrape où je te vise, tout me réussira.) Ce sont de gentils garçons qui brandissent un arc et qui portent des accroche-cœurs en forme d’éventail. Le temple principal a cinq grandes ouvertures tendues de rideaux en bambou aux broderies roses, cinq autels, cinq miroirs sacrés, et cinq grosses cloches que les pèlerins mettent en branle. Quand elles sonnent toutes à la fois, on croirait que les Japonais ont enfin trouvé le carillon. D’innombrables portiques noirs et rouges mènent à d’innombrables chapelles. Le printemps s’égosille dans les futaies ; le soleil rit sur les toits de chaume ; et partout, au haut des escaliers, embusqués sous les pins, au détour des allées, au bout des sentiers, devant les tabernacles, des couples de renards retroussent leur queue fourrée et allongent leur museau pointu. On n’entend que des claquemens de mains et le sifflement de l’air que les gens qui prient aspirent entre leurs lèvres. Le temple d’Inari, rebâti plusieurs fois, a été fondé vers le VIIIe siècle de notre ère. Voici douze cents ans que l’image du Renard se mire dans les âmes japonaises comme sur les petits étangs dont elle surplombe les rocailles.

Mais ce renard ne ressemble pas tout à fait au nôtre. Il est beaucoup plus fin. Ses prunelles ne tremblent pas d’une perpétuelle inquiétude. Ses maraudes ne l’ont point efflanqué. Il n’a jamais compromis la délicatesse de son museau à déterrer des charognes. Le sire de Maupertuis, dont notre Moyen Age s’est égayé, n’était qu’un malotru vorace et cauteleux en comparaison de ce petit magicien aux oreilles droites et aux yeux obliques. Ses roueries sentaient leur rusticité ; et que nos poètes l’aient promu à la dignité de Conseiller du Roi et de Camérier du Pape, c’est en vérité une honte pour notre ancienne civilisation. Et quelle médiocre aventure ! Son cousin d’Extrême-Orient a fait bien autrement fortune. Il ne s’est point oublié jusqu’à dévorer les poulardes de l’Eglise et à donner aux moines le scandale de sa gloutonnerie. Il n’a pas imaginé la farce grossière de feindre le mort et de ressusciter au milieu de ses funérailles. Ce sont là des manières de goujat, des inventions de cabotin. Mais doucement, lentement, sur la pointe des pattes et d’une queue caressante, il s’est substitué à la bonne déesse qui le promenait à travers les rizières. De marche en marche, il a gagné l’autel et s’y est installé. Les prêtres seraient trop honores qu’il acceptât des volailles. Il n’en a cure : il n’aime que le riz, le parfum des fleurs, le saké, le fumet de l’encens. Ce renard végétarien est d’humeur si bénigne que les enfans peuvent impunément lui casser le bout du nez. Et c’est aussi un renard très artiste et très philosophe. Il enseigne aux danseuses et aux musiciennes l’art des gestes qui enchaînent les cœurs et des airs qui tournent les têtes. Il apprend aux potiers, aux laqueurs, aux peintres, aux ciseleurs le secret des malins prodiges et des boîtes à surprise. Il inculque à tous cette idée que le talent ne va pas sans un peu de ruse, ni le bonheur, ni la bravoure, ni même la loyauté. On le courtise, on l’adule, on l’adore : il reçoit les marques de popularité avec une discrétion courtoise et silencieuse.

Mais parfois il est pris de fantaisies cruelles. Il ne se jette point sur ses victimes : il s’insinue dans leurs âmes et s’y déchaîne. La semaine dernière, près d’Osaka, des paysans l’exorcisèrent, à coups de serpe, d’une pauvre fille dont il habitait le corps et qui se débattait sous ses griffes. Son ombre, paraît-il, détala d’une flaque de sang. Ses sorcelleries carnassières remplissent d’épouvante. Il n’en reste pas moins l’idole amoureusement façonnée par tant de mains habiles pour les enfans, les petites dames, les gens de fortune, les rudes campagnards et sans doute les diplomates. Il est si japonais, si attaché aux rizières ! Je ne concevrais pas un Japon où les rayons du soleil à travers les branches ne joueraient plus sur son fin museau. Je le retrouve dans la musique qui glapit, dans l’art qui surprend, dans la parole qui flatte, jusque dans les sourires que m’adressent les sincères habitans de Kyôto. Il montre le bout de ses oreilles dans les légendes d’amour, et, dans l’histoire héroïque, ses dents. Plaisantes ou terribles, il fait partout ses diableries. Un jour que j’étais au temple d’Inari, j’entendis passer sur la route un régiment précédé de ses trompettes ; et je pensai que, si le Japon était jamais menacé, devançant ses vieux généraux et ses jeunes recrues, le nez au vent, la queue rasant la terre, « gardiens des monts, gardiens des bois, gardiens des villes, » nous verrions se mettre en nui relie tous les renards de tous les temples d’Inari.

Maéda, né à Tôkyô, où je l’ai connu, et fonctionnaire à Kyôto, s’y considère un peu comme un exilé. Aux yeux d’un natif de Tôkyô et d’un homme qui se pique d’aimer la civilisation, les habitans de Kyôto semblent en effet des enfans légers, jaseurs, musards et trop pacifiques. Mais Maéda n’a point voyagé hors du Japon, et je bénéficie sur son ignorance de l’Europe. Il reçoit fort bien les Européens ; il ne leur tient pas rancune d’avoir découvert avant les Japonais la puissance de la vapeur et la vertu du vaccin. Mon arrivée fit une heureuse diversion à la monotonie de son existence. Je lui ai offert l’occasion de manifester les beaux sentimens que lui inspire la lumière occidentale, et, en même temps, de se persuader, par mon admiration de Kyôto, que le Japon est supérieur à tous les pays de l’univers. Maéda est marié ; mais il ne m’a pas présenté à sa femme, qui d’ailleurs ne joue dans sa vie qu’un rôle très secondaire. À peine, une ou deux fois, ai-je entrevu cette dame agenouillée, les deux mains étendues sur les tatami de son antichambre, et la tête modestement relevée, pendant que Maéda, debout, et qui avait l’air de parler à la cantonade, signifiait que lui, le Maître du logis, ne rentrerait pas dîner.

Nous avons décidé de passer mon dernier après-midi de Kyôto, à quelque distance de la ville, aux bords des rapides de Katsura-gawa. Le chemin de fer y transporte, dans la semaine des cerisiers en fleurs, toute la vieille capitale grisée de leur parfum. Mais, observe Maéda, les gens de Kyôto, qui liardent sur la dépense, ne voyagent jamais sans leur panier de provisions, et l’on ne sait si la terre autour des cerisiers est plus blanche des pétales de fleurs que des miettes de riz. Le reste du temps, le plaisir consiste à remonter péniblement les rapides dans des bateaux plats pour les redescendre avec la vitesse et les bonds d’un ricochet. Le mont Arashi déroule ses épaisses forêts où la tendre verdure des cerisiers se détache sur la noirceur des pins. Les bateaux plats, que leurs bateliers halent en sautant de rocher en rocher, traînent, dans le bouillonnement des eaux, le jeune homme en bonne fortune et la jeune dame à la claire ceinture, accompagnés de l’indispensable, respectable, et encore jeune intermédiaire. Çà et là un portique vermillonné indique le voisinage d’un temple, et un bel écriteau rappelle que le meilleur rouge pour les lèvres se vend à Kyôto, rue Kiyamashi. Les maisons de thé qui bordent la rive bruissent de loin comme des tambours de basque.

Nous choisîmes un petit restaurant où conduisait une allée pavée de dalles et qu’entourait un enclos ajouré d’ouvertures en forme d’éventail.

Il y a un proverbe japonais qui dit : « Demandez un service même à votre père, lorsqu’il est debout. » Rien ne saurait mieux rendre la délicieuse paresse dont on se sent envahi, une fois qu’on s’est agenouillé et à demi couché sur les nattes japonaises, en face d’un joli paysage, d’un flacon de saké ou de sa propre rêverie La peine que vous éprouvez à vous soulever du fauteuil le plus confortable ne peut se comparer aux efforts qu’exige d’un Japonais la nécessité de se remettre sur pieds et d’agir. Maéda et moi, nous nous étendîmes dans une chambre du second étage, dont le balcon dominait les méandres du fleuve et le grand silence des forêts. Des barques passaient. La brise, qui remuait doucement les saules pleureurs de la rive, était toute parfumée de poudre de riz.

Quand nous eûmes vidé les premières coupes de saké, je dis à Maéda : — Vous ne savez pas combien je suis triste de quitter Kyôto. C’est une ville unique. On y entend battre encore le cœur du vieux Japon. Laissez-moi vous remercier de m’en avoir fait connaître les trésors. L’autre jour, nous visitions l’illustre poterie de Kinkozan, où les potiers, réunis en petits groupes, pétrissent la sainte argile sous de pauvres huttes. S’il vous en souvient, on nous introduisit dans les salles d’exposition : la première était splendide, pleine de potiches extraordinairement brillantes ; mais vous me dites de ne point m’y arrêter, et vous m’avez emmené dans la seconde, plus discrète, aux couleurs plus harmonieuses, aux formes à la fois plus sobres et plus étranges. Nous n’y sommes pas restés longtemps, car vous étiez pressé de me montrer la troisième salle, où les commissionnaires américains ne pénètrent pas, et dont les faïences, décorées d’or, bleues ou vertes, portent sur leurs flancs fragiles toute la grâce et toute l’histoire de votre génie. Ainsi vous avez été pour moi le plus sûr des guides, et je vous en suis reconnaissant.

— Je ne mérite pas vos éloges, me répondit Maéda, car je n’ai point d’esprit, et il vous en a fallu beaucoup pour ne pas vous déplaire en ma société. Je n’osais espérer que Kyôto trouverait en vous tant d’indulgence. Permettez-moi de vous en remercier et de boire, en l’honneur de votre grande civilisation, cette coupe de saké.

La beauté de l’endroit, les barques amoureuses qui dérivaient au pied du mont Arashi, les bruits de musique dont nous étions enveloppés, le parfum des danseuses que la brise nous apportait, la chaleur du saké, éveillèrent chez Maéda des idées riantes et mystérieuses.

— Si j’allais en Europe, me dit-il, pourrais-je connaître Paris comme vous connaissez Kyôto ?

— Ce serait peut-être un peu plus long, lui répondis-je ; mais vous le pourriez, et je me ferais un plaisir de vous montrer et de vous expliquer les troisièmes salles de nos Kinkozan.

— Cependant, il doit y avoir en France des choses qu’un étranger ne voit pas ?

— En France comme au Japon, mon cher Maéda, les étrangers ne pénètrent guère dans l’intimité de la famille. Tout leur est ouvert, sauf le foyer domestique.

Maéda me versa une nouvelle coupe de saké et répliqua :

— Je ne pense pas que cela vous intéresserait d’observer un intérieur japonais. On croit que nous nous cachons. C’est comme dans les temples shintoïstes : il y a un rideau, et rien derrière. Puis, je vais vous dire, nos femmes sont encore très arriérées et ne sauraient pas recevoir les Européens… Mais, en France, vous avez aussi des danseuses. Est-ce que je pourrais les connaître ?

— Vous le pourriez.

— Toutes ?

— Comme vous y allez ! Vous pourriez en connaître beaucoup.

— Mais pas toutes ?

Maéda, malgré sa petite taille, me parut immense. Peut-être lut-il dans mes yeux une admiration dont il se sentait indigne, car il s’empressa d’ajouter :

— Parmi vos courtisanes, je suppose qu’il y en a d’absolument inabordables ?

— Je l’ignore.

Il but coup sur coup deux tasses de saké pour se donner du courage, et reprit :

— C’est que nous en possédons ici qu’un Européen n’a jamais approchées. On en compte vingt ou vingt-deux qui sont élevées selon l’ancienne tradition et instruites dans tous les arts : la musique, le dessin, l’écriture, la poésie, la danse, la cérémonie du thé, l’arrangement des fleurs. Elles portent les costumes magnifiques du temps passé. Ce sont des femmes d’une très haute distinction. Mais vous n’imaginez pas leur haine de l’étranger. La dernière fois qu’un grand-duc est venu à Kyôto, il a voulu en voir. Elles refusèrent toutes. Cependant l’une d’elles consentit à prêter ses vêtemens dont on affubla une oïran de bas étage. Le grand-duc ne s’aperçut de rien, et nous avons bien ri… Ne dites pas que vous connaissez Kyôto ! poursuivit-il en s’échauffant. Vous êtes entré dans les temples, dans les théâtres, dans les palais, dans les restaurans de nuit ; vous avez vécu de la vie japonaise ; vous avez pris le thé chez des artisans ; vous vous êtes renseigné sur les habitudes des gens de votre quartier. Mais vous n’avez pas mis le pied à Shimabara ; vous n’avez pas échangé des coupes de saké avec une de ces femmes merveilleuses ; vous ne pouvez pas savoir ce qu’était et ce qu’est encore le noble et vieux Japon !

Qu’était devenu mon Maéda, l’homme du progrès, le fonctionnaire passionné de civilisation occidentale ? Je m’écriai :

— Pardonnez-moi mon impolitesse, Maéda-san ; mais vous êtes coupable, vous êtes très coupable ! Vous avez attendu la veille de mon départ pour me révéler l’existence du plus curieux trésor de Kyôto ! C’est la première fois que vous me parlez du grand-duc ! Je vous en prie, conduisez-moi à Shimabara où j’estime que vous devez avoir du crédit. Vous direz que, si le hasard m’a fait naître Européen, je mériterais par mon goût naturel d’être né Japonais. Vous vous porterez garant de ma courtoisie et de mes bonnes manières. Vous serez éloquent… Mais ne laissons pas refroidir notre délicieuse eau-de-vie.

Fut-ce l’aiguillon de mes reproches, le stimulant du saké ou simplement l’amitié qu’il avait conçue pour moi ? Maéda se montra plus facile à convaincre que je ne l’aurais pensé. La coupe en main, il jura qu’il m’introduirait le soir même au cœur de la place forte, et que, après avoir dîné en face du Mont Arashi, nous souperions dans la salle des pins, des cerisiers ou des cigognes de Shimabara.

Nous regagnâmes le train, et, à la gare de Kyôto, nous prîmes un petit tramway. Comme il allait lentement ! Vous auriez dit qu’on avait attelé à ce véhicule européen le vieux cheval sacré d’une procession shintoïste. Mais à mesure que nous approchions, l’assurance de Maéda se dissipait avec les fumées du saké. Il mesurait les difficultés de l’entreprise et commençait à regretter son serment.

— Je crains, murmurai-je, qu’on ne me fasse le coup, des grands-ducs.

— Moi, je crains qu’on ne nous mette à la porte, répondit-il d’une voix caverneuse.

Près du temple de Hongwanji, nous descendîmes du tramway, et nous continuâmes notre route à pied et en silence. La nuit était tombée ; le ciel s’était couvert ; le vent soufflait avec une âpreté d’automne. Les clochettes des marchands de macaroni tintaient au loin : lorsque le vent s’arrêtait, le faubourg était si calme que nous les entendions comme si nous les avions dans la main. Autour de nous, s’étendait la plaine ensemencée. La ville semblait finir ; mais nous parvînmes bientôt devant la porte du quartier rectangulaire de Shimabara, haute et massive, pareille à la porte d’un temple.

La rue, plantée de maigres arbrisseaux, était à peine éclairée de quelques lanternes dont la lumière vacillait au souffle du vent. Des servantes, chargées de baquets, trottinaient. Une voix nous appela à travers le grillage d’une masure. Au bout de la rue, se dressait une grande maison muette et sombre où l’on entrait par une remise.

— Nous y sommes, dit Maéda. Les oïrans, dont je vous ai parlé, demeurent aux alentours et donnent leurs rendez-vous dans cette hôtellerie. Le quartier n’est pas beau, et la maison n’a pas changé depuis deux siècles. Mais c’est ici que le Chef des Quarante-sept Rônins, afin d’endormir la vigilance de son ennemi, se livrait à ses fameuses débauches.

À ce moment, je crois que Maéda, dont la voix grave tremblait d’émotion, eut pleinement conscience de l’énormité qu’il allait commettre. Mais il se raidit contre sa faiblesse, et, après m’avoir prié de l’attendre, il s’engagea seul sous la porte de la remise et se dirigea vers la maison, en qualité de parlementaire.

A gauche, dans un renfoncement du mur, un kurumaya, assis entre les brancards de son cabriolet, dormait à poings formés. Plus loin, une servante tirait de l’eau d’un puits. A droite étaient rangées d’énormes caisses, cadenassées et surmontées d’écriteaux en bois. Les murs étaient sordides ; et le toit de la remise, crevassé. Mais l’entrée de l’hôtellerie, avec ses lumières et ses nattes blondes, ressemblait à une petite scène de théâtre élevée au fond d’un misérable hangar. Une jeune bonne, agenouillée sur le seuil, y gardait l’immobilité d’une figure de cire.

J’attendis plus d’un quart d’heure. Le kurumaya ne s’était point réveillé ; la jeune bonne n’avait point bougé. Tout à coup elle se prosterna, et Maéda apparut, penaud, l’oreille basse.

— Eh bien ? lui dis-je.

— Hé ! répondit-il. Madame la Patronne m’a prié de vous présenter toutes ses excuses. Ces dames ont disposé de leur soirée… Le préfet est là.

— Tant pis ! lui dis-je ; et maintenant, mon cher ami, que j’ai abusé de votre complaisance, allons souper dans un endroit où l’on accepte la couleur de mon visage.

Mais, comme nous sortions. Maéda me saisit le bras et m’attira vers lui.

— Regardez ! fit-il.

Un homme s’avançait droit vers la porte, une lanterne à la main. Deux autres hommes le suivaient, portant une caisse semblable à celles qu’on avait déposées sous la remise et qui contenait, je l’ai su plus tard, la literie de l’oïran. Ils marchaient d’un pas de funérailles. L’oïran venait ensuite, montée sur des patins noirs qui la grandissaient étrangement. Son costume dépassait en magnificence tout ce que j’avais vu de plus riche et de plus somptueux. Sa chevelure rigide était auréolée de flèches d’or. Et sa figure, aux yeux fixes, aux lèvres closes, me parut moins une figure vivante que l’œuvre immuable d’un peintre qui excelle dans l’art de flatter les désirs. Deux servantes l’accompagnaient ; l’une, à sa gauche ; l’autre, derrière elle. Et un garçon, les bras vides, fermait le cortège. Il n’y avait personne dans la rue, hormis nous dont elle ne soupçonnait pas la présence. Mais elle traversait l’obscurité de la nuit du même pas et du même air qu’elle eût fait d’une salle illuminée, sous des milliers de regards.

Quand elle eut disparu au tournant de la remise, Maéda poussa un heureux soupir :

— Je vous félicite, s’écria-t-il : vous avez de la chance ! Vous pouvez dire maintenant que vous connaissez Kyôto. Vous avez vu une de ses créatures les plus rares… Cependant, ajouta-t-il mélancoliquement, ce n’est pas tout de la voir. Il eût fallu l’entendre chanter des vers ou jouer du koto ! Mais, que voulez-vous ? Ces dames ne se sont pas encore débarrassées des sots préjugés qui nous viennent de notre barbarie. Elles n’aiment pas les étrangers… Excusez leur impolitesse…


ANDRE BELLESSORT.