Les Jeux séculaires d’Auguste

Les Jeux séculaires d’Auguste
Revue des Deux Mondes3e période, tome 110 (p. 75-95).
LES
JEUX SECULAIRES D'AUGUSTE

L’histoire est toujours à recommencer. Autrefois, il se formait, à propos des événemens et des hommes, une sorte d’opinion moyenne, que presque tout le monde acceptait et dont on n’osait plus guère s’écarter ; mais, de nos jours, la fureur d’investigations qui nous possède nous fait trouver sans cesse des documens nouveaux qui modifient nos jugemens. Même l’histoire ancienne, qui paraissait plus stable, plus solide, n’échappe pas tout à fait à ces variations. Il y a près de vingt ans, en m’occupant de la religion romaine, je fus amené à étudier les jeux séculaires d’Auguste[1]. Comme les contemporains, qui en furent très frappés, nous en ont souvent entretenus, il semblait qu’on pouvait en parler en toute confiance, et nous pensions en connaître à peu près tout ce qu’on en pourrait jamais savoir ; mais voici qu’un coup de pioche heureux vient de mettre au jour toute une série de renseignemens ignorés et que, si l’étude n’est pas toute à refaire, il faut au moins la compléter.

Le 20 septembre 1890, des ouvriers qui travaillaient, sur la rive gauche du Tibre, à la construction des quais et des égouts de Rome, rencontrèrent à plus de 7 mètres de profondeur une vieille muraille construite avec des matériaux empruntés à des édifices plus anciens. Il s’y trouvait des morceaux de marbre qui portaient une inscription dont on aperçut vite l’importance. Dès lors, les travaux furent poussés avec plus de précaution et les débris recueillis avec plus de soin ; mais, après quelques semaines, on fut obligé de s’arrêter, parce que les maisons placées au-dessus menaçaient ruine. Les fouilles furent reprises au mois de janvier 1891 et continuées jusqu’au mois de mars. On ne s’arrêta que lorsqu’on eut perdu tout espoir de faire de nouvelles découvertes. Ce premier travail achevé, il fallut en commencer un autre, qui n’était pas moins difficile. On essaya de rajuster tant bien que mal tous les fragmens épars qu’on avait trouvés, et, quoiqu’il restât entre eux beaucoup de lacunes, on vit en les rapprochant qu’ils appartenaient à deux séries d’inscriptions qui se rapportaient aux jeux séculaires, la première à ceux d’Auguste, la seconde à ceux de Septime-Sévère. Par bonheur, c’est le premier groupe, le plus important des deux, qui se trouve le mieux conservé. Il se compose de huit fragmens, qui réunis atteignent la hauteur de 3 mètres et contiennent 168 lignes d’une écriture nette et serrée.

Le hasard a voulu que, parmi ces fragmens, il s’en soit trouvé un qui nous apprenne d’une manière très exacte la destination du monument auquel ces marbres appartenaient. C’est un sénatus-consulte, rendu sur la proposition du consul G. Silanus, qui ordonne que, pour conserver la mémoire des jeux séculaires, on inscrira le procès-verbal de ce qui s’y est fait sur deux colonnes, l’une de marbre et l’autre d’airain, à l’endroit même où ces jeux ont été célébrés. Comme il était naturel, la colonne d’airain a disparu ; la colonne de marbre est précisément celle dont on vient de retrouver quelques débris. Le sénat avait bien raison de croire qu’elle conserverait jusqu’à la dernière postérité le souvenir des jeux d’Auguste.

C’est M. Mommsen que l’administration romaine a chargé de nous expliquer la précieuse inscription. Le grand épigraphiste vient de nous en donner un commentaire sobre, précis, complet, autant au moins qu’il pouvait l’être. Quelques difficultés restent à résoudre qui probablement ne résisteront pas à un examen plus minutieux ou à des découvertes nouvelles. Dans tous les cas, le plus fort est fait, et l’inscription, dans son ensemble, est devenue claire pour nous. Sans doute elle n’a pas changé l’idée que nous nous faisions des jeux institués par Auguste, mais elle nous donne sur eux des renseignemens que nous ignorions ; elle les place plus directement sous nos yeux ; elle nous permet d’en suivre de plus près tous les détails, et ces minuties ont une grande importance dans une religion formaliste, comme celle des Romains, où les pratiques sont l’essentiel ; il me semble enfin qu’en l’étudiant avec soin nous saisissons mieux le dessein qu’avait Auguste quand il remit en honneur ces fêtes oubliées. C’est ce que je voudrais essayer de montrer après M. Mommsen et en m’aidant de ses travaux[2].


I.


On sait qu’Auguste voulait avant tout faire croire qu’il n’introduisait rien de nouveau dans l’État. Comme il tenait à n’effaroucher personne, que sa plus grande habileté consistait à ménager les transitions et à sauver les apparences, il avait soin d’appuyer ses innovations sur les précédens les plus respectables. C’était sa politique de se servir du passé pour le détruire et de fonder la monarchie en ayant l’air de restaurer la république. C’est ce qui lui donna la pensée de rétablir à son profit la vieille institution des jeux séculaires.

Ils avaient été, disait-on, établis vers la fin du IIIe siècle de Rome, à la suite de quelques présages effrayans qui faisaient craindre de grands malheurs. Les Romains, quand ils croyaient les dieux irrités contre eux, bâtissaient des temples ou célébraient des fêtes pour les désarmer. Les jeux qu’on institua cette fois, étant nés dans une calamité publique, avaient un caractère funèbre. On y priait les divinités du monde souterrain, le Dieu Riche (Dis pater), le Pluton des Grecs, celui qui possède « les trésors de l’Orcus, » c’est-à-dire l’empire des morts, dont les habitans sont mille fois plus nombreux que ceux de la terre, et sa femme Proserpine. On les honorait la nuit, quoique Rome répugnât à ces cérémonies nocturnes, qui, chez les Grecs, amenaient tant de désordres ; on ne leur immolait que des victimes de couleur sombre : c’était un contraste parfait avec les joyeuses fêtes d’Hercule à Vira maxima, ou les pompes du culte de Jupiter Optimus Maximus au Capitole.

Ce qui mettait surtout une grande différence entre ces jeux et les autres, c’est qu’ils ne devaient revenir qu’une fois par siècle, — de là le nom qu’ils portaient. — Seulement on n’était pas toujours d’accord sur le sens que ce mot siècle devait avoir. Les Étrusques, auxquels on Tavait emprunté, entendaient par là « la plus longue durée de la vie humaine ; » c’était proprement pour eux une génération d’hommes. Mais les générations ne durent pas toutes le même temps ; il y en a de plus longues les unes que les autres. Aussi les Étrusques avaient-ils des siècles de 105, de 119 et même de 123 ans. La difficulté consistait pour eux à déterminer d’une manière exacte quand le dernier homme d’une génération s’éteint et le moment où commence une génération nouvelle ; aussi ne se flattaient-ils pas d’y arriver sans la protection divine ; ils croyaient que les dieux prenaient la peine d’annoncer par des prodiges particuliers le renouvellement de chaque siècle et se fiaient à leurs aruspices pour les en avertir. Les Romains, qui avaient l’esprit plus précis, s’accommodaient mal de ces incertitudes. Pour les éviter, ils donnèrent au siècle une limite fixe et décidèrent qu’il durait cent ans.

Sur la date des différens jeux séculaires pendant l’époque républicaine, il y a de grandes obscurités. Cependant, on s’accordait généralement à croire que c’était en 605 que les derniers avaient eu lieu ; en sorte qu’on aurait dû recommencer cent ans plus tard, en 705. Mais, par un hasard malheureux, à ce moment même la guerre éclata entre César et Pompée, et, pendant vingt longues années, jusqu’à la bataille d’Actium, le sort du monde fut incertain et la paix sans cesse troublée. Ce n’était guère le temps de songer à des fêtes publiques. Il est pourtant remarquable qu’à chaque éclaircie, on essayait de se rassurer. On croyait les misères finies, parce qu’elles s’étaient arrêtées un moment ; on se remettait à espérer dans le lendemain ; il semblait qu’une ère de calme, de sécurité, de bonheur, allait luire enfin sur le monde. On faisait je ne sais quels calculs pour prouver que la génération maudite, celle des guerres civiles et des proscriptions, avait fini d’exister, et qu’un siècle nouveau et meilleur allait naître. Il n’est pas étonnant que Virgile, le doux Virgile, qui plus que les autres avait soif de repos et de paix, ait cédé à l’illusion commune. Lorsqu’en 714 il vit son ami, son protecteur, Pollion devenir consul, il lui sembla que l’âge d’or recommençait et il crut pouvoir le chanter par avance :

Magnus ab integro sœclorum nascitur ordo !

On comprend qu’il soit venu à l’esprit d’Auguste de faire tourner cette attente inquiète, ces désirs impatiens, au profit de son autorité. Il était très occupé des moindres mouvemens de l’opinion publique et fort habile à s’en servir. Il lui sembla, sans doute, que la célébration solennelle des jeux séculaires, après tant de révolutions, devait marquer le début d’un régime nouveau et donner une sorte de consécration religieuse à l’empire. Mais la chose n’allait pas sans difficultés ; pour établir qu’il avait le droit de les célébrer, pour leur donner un caractère plus conforme à ses desseins, Auguste avait fort à faire. Heureusement, il était le maître. Quoiqu’il ne portât pas encore officiellement le titre de grand pontife, il disposait à son gré des collèges sacerdotaux ; il avait autour de lui des gens fort habiles, très versés dans la connaissance des vieilles lois et des anciens usages, et qui trouvaient dans le passé des raisons d’autoriser toutes ses innovations. Tel était cet Ateius Capito, le chef d’une école de jurisconsultes dévoués à l’empire, le rival d’Antistius Labeo, qui était resté fidèle à la république. Naturellement, Capito avait été comblé de faveurs par le prince, qui l’avait lait consul, tandis qu’on se moquait de l’obstination ridicule de ce pauvre Labeo à ne pas marcher avec son temps, et qu’il passait pour une sorte de sauvage, presque pour un esprit dérangé, Labeone insanior. L’empereur s’adressa donc à Capito pour sortir des difficultés que soulevaient les jeux séculaires, et il est probable que c’est la science complaisante du jurisconsulte favori qui trouva le moyen de les résoudre.

D’abord il fallait prouver, — et ce n’était pas une entreprise aisée, — que ces jeux devaient revenir juste à la date où on voulait les fixer. On y arriva au moyen d’un oracle sibyllin que nous avons conservé. Les sibylles étaient alors fort à la mode. Depuis que le recueil officiel de leurs prédictions avait disparu dans l’incendie du temple de Jupiter, où on les gardait, il en était venu beaucoup d’autres de l’Asie, où ce genre de prophéties avait toujours été fort répandu, et, au lieu que les précédentes, soigneusement enfermées dans le sanctuaire, n’en sortaient que pendant les malheurs publics, quand le sénat avait décidé de les consulter, celles-ci couraient librement le monde, excitant à plaisir les imaginations émues, si bien qu’Auguste, qui finit par les trouver dangereuses pour la sécurité publique, ordonna de les saisir et de les brûler. Mais, en attendant, il se servait sans scrupule de celles qui pouvaient lui être utiles. L’oracle sibyllin, dont il invoqua l’autorité pour célébrer ses jeux, ne fut peut-être pas inventé de toutes pièces pour la circonstance. M. Mommsen y remarque certains détails qui paraissent remonter à l’époque de la guerre sociale ; mais il se peut qu’il ait été revu et fort augmenté par Capito et ses amis. Il est sûr, dans tous les cas, qu’on affecta de suivre à la lettre les prescriptions de la sibylle, afin de donner une sorte de sanction religieuse aux fêtes qu’on renouvelait.

C’est notamment sur l’autorité de la Sibylle qu’on se fonda pour décider que le siècle ne comprenait pas un espace de cent ans, comme on le croyait d’ordinaire, mais cent dix ans. Puis, on essaya de faire croire, ce qui était encore plus étonnant, que les aïeux l’avaient bien entendu ainsi, que les jeux séculaires s’étaient régulièrement succédé à Rome tous les cent dix ans, et que les derniers avaient eu lieu en 628 ; d’où l’on tira cette conclusion que 738 était la date véritable où ils devaient être célébrés. — En réalité, ils le furent en 737 (17 avant Jésus Christ) et, ce qui est fort étrange, personne n’a pris la peine de nous apprendre pourquoi on les a ainsi avancés d’un an. M. Mommsen suppose qu’Auguste avait hâte de partir pour la Gaule, où sa présence lui paraissait nécessaire. Mais cette hypothèse ne me paraît pas très vraisemblable. Auguste n’alla en Gaule que vers le milieu de l’année suivante, quand il eut appris la défaite de Lollius, que rien ne faisait prévoir. Je crois qu’il faut chercher ailleurs la raison qui fit choisir l’année 737, et qu’il est possible de la trouver. Dix ans auparavant, le prince avait déposé solennellement tous les pouvoirs extraordinaires dont on l’avait jusque-là revêtu, et, suivant les expressions dont il se sert lui-même dans l’inscription d’Ancyre, rendu la république au sénat et au peuple, — rempublicam ex mea potestate in senatus populique romani arbitrium transtuli ; — et en récompense on lui avait décerné ce nom d’Auguste que tous les empereurs ont porté après lui. Mais, quoi qu’il dise, il n’avait pas tout rendu. La moitié des provinces, celles qui étaient le plus voisines de la frontière, le plus exposées aux attaques de l’ennemi, étaient restées en son pouvoir, et, avec elles, l’armée tout entière, qui avait la charge de les défendre. — C’était, en somme, le plus beau lot. — On aurait voulu les lui confier pour toujours ; mais, (idole à sa politique de modération et de désintéressement, qui lui avait si bien réussi, il n’avait consenti à les garder que pour dix ans. En 737, le terme qu’il avait lui-même fixé était arrivé, et, après dix ans de paix et de gloire, on s’apprêtait à renouveler ses pouvoirs : c’était une occasion naturelle de réjouissances publiques. : « De là vient, nous dit l’historien Dion Cassius, que les empereurs qui ont succédé à Auguste, quoique nommés pour toute leur vie, ne manquent pas de fêter la dixième année de leur règne, comme si c’était le commencement d’une période nouvelle ; et cette habitude dure encore de nos jours. » Je crois donc qu’on peut considérer les jeux séculaires d’Auguste comme la première de ces fêtes décennales (Decennalia) qui ont été jusqu’à la fin les plus grandes solennités de l’empire.


II

L’inscription qu’on vient de découvrir et que nous allons étudier va nous apprendre de quelle manière ces jeux furent célébrés. Elle contient précisément un compte rendu de la fête (commentarium ludorum sœcularium), c’est-à-dire la série des actes officiels qui l’ont précédée et préparée, avec un récit très succinct des principales cérémonies. Je demande la permission de reprendre toutes ces pièces l’une après l’autre, au risque de fatiguer un peu l’attention du lecteur. Mais il me semble que ces détails ont leur prix, il n’est pas sans intérêt, puisque l’occasion s’en présente, de se donner le spectacle d’une des plus grandes fêtes auxquelles le monde ait assisté avant la naissance du Christ.

L’empereur voulait qu’elle eût le plus d’éclat possible, et l’on nous dit que, par son ordre, des hérauts parcoururent les villes de l’empire, convoquant le peuple à des jeux « que personne n’avait vus et que personne ne devait revoir. » C’est aussi la pensée qui a inspiré les actes officiels dont je viens de parler et par lesquels débute notre inscription. On y trouve d’abord les fragmens d’une lettre qu’Auguste adresse aux quindécimvirs. Quoiqu’elle soit très mutilée, il est facile de voir qu’il leur demande de bien instruire le peuple de ce qu’on va faire, afin que tout s’accomplisse avec régularité, et surtout de ne rien négliger pour que l’assistance soit nombreuse.

Les quindécimvirs, mis ainsi en demeure d’agir, prennent alors la parole. — Mais, comme ils vont avoir le premier rôle dans la célébration de la fête, il est bon, je crois, de rappeler d’abord en quelques mots ce qu’ils étaient. Les prêtres à Rome formaient des corporations, ou, comme on disait, des collèges, parmi lesquels il y en avait quatre qui, par leur situation et leurs prérogatives, dominaient tous les autres (quatuor amplissima collegia.) L’un d’eux était celui de quindécimvirs, qu’on appelait de leur nom officiel Quindecimviri sacris faciundis. Leur origine remontait très loin ; ils avaient été, disait-on, institués par Tarquin au moment où la sibylle de Cumes lui apporta ses prophéties. Ils étaient chargés de les garder ; ils les consultaient, quand il était besoin de le faire, ils les interprétaient, et veillaient à l’exécution des volontés divines. Mais, avec le temps, leurs fonctions s’étaient fort étendues. Comme les cultes étrangers pénétraient surtout au moyen des oracles sibyllins, les quindécimvirs en étaient devenus les patrons naturels, et leur clientèle s’augmentait sans cesse, depuis que Rome s’était si largement ouverte aux dieux de la Grèce et de l’Orient. Leur importance égalait presque celle des pontifes, surveillans et défenseurs du culte national, et les fêtes qui se préparaient allaient l’accroître encore ; elles reposaient, on vient de le voir, sur un oracle de la sibylle et par conséquent rentraient dans les attributions du collège. Pour l’année 737, Auguste en avait été nommé président, et c’est en cette qualité qu’il allait diriger la célébration des jeux séculaires.

On comprend que les quindécimvirs se soient empressés d’obéir au président de leur collège, qui était aussi le chef de l’empire. Pour répondre aux prescriptions de sa lettre, ils multiplient les décrets qui doivent apprendre à tout le monde l’ordre des cérémonies. Rien n’y est oublié, et celui qui se trompera ne pourra pas se plaindre de n’avoir pas été bien renseigné. Ces décrets durent être affichés de leur temps au Forum ou à la porte de quelque temple, pour que tout le monde pût les lire. La colonne du Champ de Mars nous les a soigneusement conservés. On y trouve aussi des sénatus-consultes qui nous font comprendre l’importance que les pouvoirs publics attachaient à la fête. L’un d’eux suspend les effets de la loi Julia sur le mariage ; elle avait été faite l’année précédente, on sait en quelles circonstances et sous quelle inspiration. On était alors fort occupé des questions qui s’agitent autour de nous ; les bons citoyens voyaient avec douleur que le nombre des naissances diminuait, et de tous les côtés on cherchait un remède à la dépopulation de l’empire. Auguste crut l’avoir trouvé dans des lois rigoureuses qu’il fit contre les célibataires, pour les contraindre à se marier. Parmi les peines qu’on leur infligeait, il y en avait une qui devait leur paraître plus dure que les autres : on leur interdisait d’assister aux jeux publics ; c’était les priver de ce qu’on regardait alors comme un des plus grands plaisirs de la vie. Mais pour cette fois la loi ne fut pas appliquée ; on jugea qu’il était trop sévère d’empêcher quelqu’un de prendre part à des jeux que personne ne devait plus-revoir, et que d’ailleurs la religion exigeait que le nombre des assistans fut aussi grand que possible. C’est la même raison qui fit décider que le deuil des femmes serait abrégé pour la circonstance ; il était réglé par l’usage, et l’usage à Rome était si fidèlement respecté, que personne n’aurait osé quitter le deuil avant le temps, sans une permission expresse des magistrats. La permission fut accordée, car il ne semblait pas convenable que ces beaux jours fussent attristés par l’aspect de vêtemens lugubres, ou qu’une matrone se crût obligée de rester chez elle quand toute la cité se précipitait joyeusement au Champ de Mars ou au Capitole.

Ces préparatifs achevés, tout n’était pas fini ; il fallait accomplir encore quelques cérémonies préliminaires avant que la fête pût réellement commencer. Il convenait que personne n’y assistât qu’après s’être purifié selon les rites et avoir offert aux dieux ce qu’il leur devait. Aussi, dans les derniers jours du mois de mai (les 26, 27 et 28), tous les citoyens doivent-ils se présenter en famille, avec leurs femmes et leurs enfans, à de certains endroits qui sont indiqués d’avance. Ils y trouveront des membres du collège des quindécimvirs, qui leur donneront les objets nécessaires à la purification. Ce sont des torches, du soufre, du bitume ; chacun les emporte chez soi, et doit se purifier lui-même, les siens, et sa maison, par le feu et la fumée. Immédiatement après (les 29, 30 et 31 mai), les mêmes citoyens se présentent devant ces mêmes quindécimvirs, et, en échange de ce qu’ils ont reçu d’eux, ils leur apportent les prémices des fruits de la terre, qui en ce moment commencent à mûrir, du blé, de l’orge, des fèves. Ces dons sont mis en réserve pour être plus tard distribués comme récompense à ceux qui contribuent aux jeux publics. Ce n’est pas, on le pense bien, le seul salaire qu’ils recevront. Nous savons que le sénat avait affecté une somme importante aux dépenses des jeux séculaires, et quand on aura vu avec quelle magnificence ils furent célébrés, on comprendra qu’ils aient dû coûter très cher à l’État.

Les fêtes commencent avec le mois de juin, ou, pour préciser davantage, la nuit qui précède le premier du mois. Elles doivent durer sans interruption pendant trois nuits et trois jours de suite. Dès le début, nous sommes frappés de voir que les cérémonies de la nuit et celles du jour n’ont pas tout à fait le même caractère. C’est une occasion pour nous d’admirer encore une fois l’habileté d’Auguste, et l’art avec lequel il appuie ses innovations sur de vieux usages, pour leur donner plus d’autorité. Il voulait modifier profondément les anciens jeux de la république, et cependant il lui fallait en garder assez pour qu’on les reconnût. Sans cela la transition était rompue, et ce qu’on voulait faire n’aurait pas pu profiter de ce qu’on avait fait jusque-là. C’est dans les cérémonies de la nuit qu’on s’appliqua surtout à rester fidèle aux traditions du passé. On établit d’abord qu’elles s’accompliraient sur le terrain consacré par les fêtes antiques. Le lieu est bien connu : il est situé en face du Janicule, à l’endroit où le Tibre forme un coude en s’éloignant du Vatican pour se diriger vers la mer. Ce quartier est aujourd’hui l’un des plus populeux de Rome, et les maisons s’y pressent autour de la chiesa nuova. Alors c’était un grand espace vide, au milieu duquel s’élevait l’autel de Dis pater, soigneusement enfermé dans trois enceintes de murailles[3]. Sur cet autel vénérable, à la place même où la légende mettait l’origine des jeux séculaires, les sacrifices de la nuit vont s’accomplir comme autrefois. Ils conserveront quelque chose de ce caractère sombre et expiatoire qu’on leur avait d’abord donné. Si les divinités qu’on invoque ne sont plus Dis pater et Proserpine, qu’on juge sans doute un peu trop funèbres pour une si belle fête, elles appartiennent toujours au monde souterrain. Ce sont, pour la première nuit, les Mœres Μοῖραι (Moirai), c’est-à-dire les Destinées, celles que les Romains appelaient les Parques. Auguste et Agrippa immolent à chacune d’elles trois brebis et trois chèvres. La seconde nuit, c’est le tour des Ilithyies Εἰλείθυιαι (Eileithuiai) ; ces déesses étranges, quoiqu’elles président à la fécondation et à la naissance, n’en sont pas moins des habitantes de l’enfer ; et les mythologues grecs, qui pensent que la vie et la mort s’attirent et se complètent, les mettent en relations avec la nuit et les ténèbres. Comme elles n’aiment pas les sacrifices sanglans, ou leur offre diverses sortes de gâteaux, des liba, des popana, des phtois[4]. La troisième nuit est consacrée à la terre (Terra mater), et on immole en son honneur une truie pleine. Remarquons que le choix de ces divinités trahit les préoccupations secrètes d’Auguste. Ce sont celles du monde souterrain, ce grand laboratoire de la vie universelle, où tout germe et d’où tout sort : il veut les prier d’être favorables à la race romaine et de lui rendre l’abondance et la fécondité qu’elle semble près de perdre.

C’est en pleine nuit que ces sacrifices s’accomplissaient ; et à ce propos une question se pose, à laquelle il est bien difficile de répondre. De quel procédé se servait-on pour éclairer ces vastes espaces remplis d’une foule immense ? Comment ces étrangers venus de tous les pays du monde arrivaient-ils au Champ de Mars et retournaient-ils dans leurs logis, à travers ce dédale de rues obscures qui formaient la vieille Rome ? Parvenus au lieu de la fête, comment pouvaient-ils- suivre les cérémonies, voir Auguste et Agrippa immolant les brebis ou la truie pleine ? Notre inscription n’en dit rien, et on ne trouve rien non plus dans les historiens du temps. Il est probable que la chose était alors trop connue et paraissait trop naturelle pour qu’on jugeât qu’il valait la peine d’en parler. On devait se servir de flambeaux qui étaient loin d’avoir la puissance de ceux d’aujourd’hui ; mais ces armées d’esclaves dont on pouvait disposer permettaient d’en multiplier le nombre à l’infini. On rapporte que, les jeux floraux donnés par Séjan au peuple s’étant prolongés jusqu’à l’entrée de la nuit, quand les spectateurs rentrèrent chez eux, il les fit éclairer par cinq mille jeunes gens qui portaient des torches. Néron qui, en sa qualité d’artiste, était épris de nouveautés, imagina un jour, pour ses fêtes, un éclairage extraordinaire : il fit enduire des chrétiens de bitume, et y mit le feu.

Les sacrifices terminés, probablement vers le milieu de la nuit, d’autres genres de plaisirs, et encore plus appréciés du peuple, commençaient. Sur le Champ de Mars, le long du Tibre, s’élevait une scène en bois. Elle avait ceci de particulier, qu’en face d’elle s’étendait un grand espace vide ; point d’orchestre, point de gradins superposés, comme dans les théâtres ordinaires ; la foule regarde debout. C’est un vieil usage qu’on renouvelle : dans les premiers temps de la république, et jusqu’après les guerres d’Hannibal, le sénat ne voulait pas que le peuple s’assît aux jeux publics, de peur qu’il n’y trouvât trop d’agrément et ne négligeât tout le reste. Voilà un bien étrange souvenir du passé. Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que les jeux, une fois commencés, ne doivent pas être interrompus au moins pendant deux nuits et deux jours de suite. Il faut se figurer que sur cette scène, où la toile ne se lève que pour se baisser presque aussitôt[5], les tragédies, les comédies, les mimes se succèdent sans relâche. Il est vraisemblable qu’on a eu soin d’engager toutes les troupes de comédiens qui couraient Rome et l’Italie, et faisaient de si beaux bénéfices qu’elles pouvaient donner à un acteur en renom 300,000 sesterces (60,000 francs) pour quelques représentations. Devant cette scène toujours occupée, le flot des curieux se renouvelait sans cesse. Ce devait être, avec plus d’art et de magnificence, quelque chose de semblable aux spectacles qu’un offrait, dans ma jeunesse, au peuple de Paris, pendant les fêtes publiques. Dans les ronds-points des Champs-Elysées, en plein air, des tréteaux étaient dressés, sur lesquels on représentait des scènes militaires. Les pantomimes se succédaient sans interruption les unes aux autres, et la foule ne se lassait pas d’applaudir les soldats de la république aux prises avec les kaiserlichs, ou les zouaves qui mettaient en fuite des Arabes.

Dans les fêtes de la nuit, Auguste avait assez conservé les anciens usages pour qu’il eût le droit de se vanter que ses jeux séculaires étaient célébrés à l’exemple des aïeux (more exemploque majorum). Il pouvait donc se permettre de donner aux fêtes du jour un autre caractère. Aussi n’ont-elles plus rien de lugubre, mais au contraire un air de triomphe et de joie. Il faut qu’elles annoncent un avenir de gloire, qu’elles semblent l’aurore du bonheur public. Le premier jour est consacré à Jupiter Optimus Maximus, la grande divinité de Rome qui siège au Capitole ; Auguste et Agrippa lui sacrifient un bœuf blanc, dans le sanctuaire où il réside. Le lendemain, c’est le tour de Juno Regina, au Capitole aussi, et l’on immole solennellement une vache en son honneur. Le troisième jour, la fête se transporte au Palatin, dans le temple merveilleux d’Apollon qu’Auguste vient de bâtir, et qui est, suivant l’expression de M. Mommsen, comme la chapelle du palais impérial. Apollon était devenu le dieu particulier, le patron de la dynastie régnante. À la bataille d’Actium, il avait donné la victoire à Octave, et depuis il le faisait réussir dans toutes ses entreprises. Aussi l’empereur négligeait-il pour ce nouveau protecteur le culte de Vénus, la mère des Énéades, que César avait tant honorée. C’est chez lui que doit se clore la fête. Auguste et Agrippa la terminent en lui offrant des gâteaux sacrés. Ajoutons que pendant les deux nuits et les deux jours qui précédèrent, d’autres cérémonies encore s’étaient accomplies, dont l’inscription ne nous dit qu’un mot. Cent dix matrones fautant qu’il y avait d’années dans le siècle), toutes âgées de plus de vingt-cinq ans et mariées, avaient célébré, en l’honneur de Junon et de Diane, ce qu’on appelait des sellisternes (sellisternia). Les lectisternes et les sellisternes étaient des banquets solennels qu’on offrait aux divinités pour leur faire honneur. Près de la table, couverte de toute sorte de mets, les dieux étaient couchés dans des lits, comme les Romains quand ils prenaient leurs repas, les déesses placées sur des chaises, et l’on faisait la comédie de les servir avec toute sorte de manières respectueuses. Voici enfin quelle fut la dernière des cérémonies, et peut-être pour nous la plus importante : le troisième jour, vingt-sept jeunes gens et vingt-sept jeunes filles, choisis dans l’aristocratie romaine, et dont les pères et les mères vivaient encore, chantèrent l’hymne de la fête. L’inscription tient à nous dire qu’elle avait été composée par Horace. C’est ce que nous appelons « le chant séculaire. »

Nous sommes arrivés au terme des cérémonies officielles, mais les réjouissances vont durer quelque temps encore. Après un jour de repos (le 4 juin), les jeux reprennent, des jeux qui ne sont plus donnés par l’État et à ses Irais, mais que les magistrats offrent au peuple pour reconnaître les honneurs dont on les a revêtus, et que, pour cette raison, on appelle ludi honorarii. Ils se prolongent pendant sept jours entiers (du 5 au 11) ; les uns ont lieu sur la scène de bois du Champ de Mars, dont on a parlé plus haut ; d’autres, dans le théâtre de Pompée, le plus vaste et le plus beau de Rome ; d’autres, sur celui de Marcellus, qui n’était pas tout à fait fini et qui ne fut inauguré que l’année suivante. Enfin, tout s’acheva par des chasses et des courses de chars qui furent présidées par Agrippa.

Cette fois tout est bien définitivement terminé, et vraiment ce n’est pas trop tôt : il nous semble que tout le monde, aussi bien le prince que les spectateurs, devait être à bout de force. Songeons que, depuis les purifications jusqu’aux courses de chars, les fêtes s’étaient succédé sans repos, et qu’elles avaient duré dix-huit jours pleins, dix-huit jours pendant lesquels pas un moment ne fut perdu pour la curiosité ou le plaisir.


III

Il nous faut revenir un moment sur le chant séculaire d’Horace. Nous venons de voir que notre inscription le mentionne comme un événement d’importance : Carmen composuit Q. Horatius Flaccus. Ainsi la composition d’une pièce de vers a paru mériter l’honneur de n’être pas oubliée dans ces relations officielles ; le nom d’un fils d’esclave est mis à côté de celui d’Auguste et des plus grands personnages de l’empire. Il nous est difficile de ne pas nous demander si l’œuvre répond à l’attrait qu’elle a fait naître, si elle est digne de la réputation qu’elle a conservée.

Les Romains adressaient ordinairement à leurs dieux des prières froides, sèches, encombrées de mots, et qui ressemblaient beaucoup à leurs formules juridiques. Elles avaient aussi ce caractère qu’il fallait les répéter fidèlement, sans rien omettre, sous peine de les recommencer. Nous en connaissons plusieurs, qui nous viennent des recueils épigraphiques ou nous ont été conservées par Caton dans son traité De la vie rustique. M. Mommsen s’en est fort ingénieusement servi pour reconstituer celles qui se trouvent dans notre inscription, et qui sont souvent fort mutilées. Ce qui lui a rendu le travail plus facile, c’est qu’elles sont toutes semblables et qu’une seule suffit pour donner une idée de toutes les autres. Voici celle que les cent dix matrones adressent à Junon le dernier jour de la fête ; je la traduis mot à mot, et avec ses longueurs et ses répétitions : « Junon reine, tu sais ce qu’il y a de plus utile pour le peuple romain des quirites. Nous, les mères de famille, les épouses, prosternées à tes pieds, nous te prions et te supplions de faire que l’empire et la majesté du peuple romain des quirites s’accroissent, de protéger toujours le nom latin, d’accorder au peuple romain des quirites le salut, la victoire et la santé, de favoriser le peuple romain des quirites et les légions du peuple romain des quirites, de garder de toute atteinte la république du peuple romain des quirites, d’être propice et secourable au peuple romain des quirites, aux quindécimvirs, à nous, à nos maisons, à nos familles. Voilà ce que les cent dix mères de famille et épouses, choisies dans le peuple romain des quirites, nous te demandons à genoux. »

Ces formules courtes et monotones, où reviennent sans cesse des mots semblables, et qui rappellent assez les litanies de l’Église catholique, suffisaient à la dévotion des Romains. Comme elles étaient fort anciennes et que chacun se souvenait de les avoir entendu souvent répéter, on les redisait par habitude ou on les respectait par tradition. Personne ne paraît s’être préoccupé de trouver au sentiment religieux une forme plus libre et plus élevée. Il s’est pourtant présenté quelquefois des circonstances exceptionnelles, où l’on a cherché des moyens nouveaux de demander le secours des dieux ou de les remercier de leurs bienfaits. Pendant la seconde guerre punique, après la défaite d’Hasdrubal, le sénat, qui ne savait que faire pour témoigner aux dieux sa reconnaissance, eut l’idée de demander à un poète une prière nouvelle. Comme les esprits devenaient moins rudes et commençaient à trouver quelque agrément à la poésie, on supposa que ce qui plaisait aux hommes pouvait aussi charmer les dieux. Le vieux poète Livius Andronicus, qui, trente-trois ans auparavant, avait fait jouer pour la première fois une pièce imitée du grec, fut chargé d’écrire une hymne en l’honneur de Junon reine, et de l’apprendre à vingt-sept jeunes filles choisies. Le jour de la fête venu, elles parcoururent les rues de Rome accompagnées par les prêtres couronnés de laurier et vêtus de la prétexte ; arrivées sur le forum, elles s’arrêtèrent ; alors entrelaçant leurs mains et frappant de leurs pieds le sol en cadence, elles chantèrent l’hymne de Livius.

Cet essai ne fut pas souvent renouvelé, et l’on s’en tint d’ordinaire aux prières du rituel ; mais il est naturel qu’elles n’aient pas suffi à Auguste, qui souhaitait donner à ses jeux un éclat particulier. À ces vieilles formules qu’il répétait pieusement pendant qu’il sacrifiait les bœufs ou la vache, on comprend qu’il ait voulu joindre un chant qui restât dans la mémoire de la postérité. Il avait précisément sous la main celui qui était le plus capable de faire ce qu’il désirait. Horace venait d’initier Rome à la poésie lyrique des Grecs, la seule qui n’y eût pas été encore acclimatée ; aussi son succès avait-il été très grand. On l’avait proclamé « le maître de la lyre romaine, » et lui-même, quoiqu’il fût modeste de sa nature, s’était sans fausse honte décerné l’immortalité. Quelque cinq ou six ans auparavant, il avait réuni en trois livres ses odes éparses, et ce petit volume était vite devenu la lecture favorite des gens de goût. Horace croyait sa tâche finie ; il lui semblait qu’arrivé à l’âge mûr il pouvait prendre congé de la poésie lyrique, et, « comme le gladiateur fatigué, suspendre ses armes aux portes du temple d’Hercule. » Mais le public, qui est un maître tyrannique, ne voulait pas lui accorder le droit de se reposer. On lui demandait toujours des chants nouveaux, surtout des chants nationaux et patriotiques, c’est-à-dire ceux auxquels il se sentait le moins propre. Autant il se trouvait à l’aise quand il chantait en vers les plaisirs simples et les amours faciles, autant les grands sujets lui faisaient peur. Cependant, quand Auguste lui demanda de composer l’hymne des jeux séculaires, il n’osa pas le lui refuser.

Et pourtant, je soupçonne qu’il ne céda qu’à regret. Sans doute, il était flatté que son nom fût associé à ces fêtes brillantes. Dans une ode qu’il adresse à l’une des jeunes filles qui devaient chanter son poème, on lit ces mots : « Épouse, un jour tu diras : Quand le renouvellement du siècle ramena la fête sacrée, j’étais de celles qui redisaient les chants aimés des dieux enseignés par le poète Horace. » Mais, en réalité, l’attente de ce grand jour ne lui causait pas moins d’inquiétude que d’orgueil. Il se connaissait parfaitement lui-même ; il s’appliquait le premier le précepte qu’il donne aux autres, et « savait ce que pouvaient porter ses épaules et ce qui était trop lourd pour elles. » Sa nature élégante, fine, un peu sceptique, ne convenait guère aux grands enthousiasmes. Quand on s’est imposé comme règle « de n’être trop frappé de rien, » comment peut-on éprouver ces vives émotions qui entraînent la foule ? Pour soutenir l’élan d’une ode patriotique, il faut autre chose que « ce souffle léger de muse grecque » que le poète s’attribue comme sa principale qualité. Plus les circonstances étaient solennelles, plus sa poésie, qui manquait d’ampleur, risquait de n’y pas répondre. La strophe saphique, avec son rythme, sautillant, son cadre étroit et raide de quatre petits vers accouplés, a quelque chose de trop grêle pour se produire dans ces vastes espaces et devant ces flots de spectateurs. Il est impossible qu’Horace ne l’ait pas senti et que cette préoccupation n’ait pas gêné son talent.

Ce qui ajoute à son embarras, c’est qu’il s’impose volontairement une loi sévère. A la rigueur il aurait pu se tirer d’affaire, en développant des lieux-communs sur la gloire de Rome ; ces grandes pensées n’étaient pas déplacées dans une fête pareille, mais elles pouvaient aussi convenir à beaucoup d’autres ; or, il tient à composer une œuvre de circonstance ; il veut y redire tout ce qui s’est fait dans la célébration des jeux séculaires et n’y pas parler d’autre chose. Ce caractère était autrefois moins apparent ; aujourd’hui que nous connaissons ces jeux dans le détail, il nous frappe davantage. L’inscription que nous venons d’étudier peut servir de commentaire au poème d’Horace et nous aide à le comprendre. Aucune des cérémonies qu’elle rapporte n’est omise dans le poème ; tous les dieux et toutes les déesses y reviennent à leur tour. Les Mœres y sont invoquées sous leur nom romain de Parques, et le poète leur demande « d’ajouter au bonheur passé des prospérités nouvelles ; » Ilithyie, ou, comme on disait encore, Lucine, est suppliée de protéger les épouses, et « de donner à Rome une moisson d’enfans. » Enfin il prie la terre « de faire naître et mûrir les fruits, à l’aide des pluies et des vents envoyés du ciel : »


Nutriant fœtus et aquæ salubres,
Et Jovis aurœ.


Voilà la mention exacte des divinités qu’on implore pendant les solennités de nuit ; aucune n’y manque. Quant aux dieux auxquels on offre des sacrifices le jour, Apollon et Diane, comme on pense, n’y sont pas oubliés ; c’étaient vraiment les dieux de la fête :


Supplices audi pucros, Apollo.
Siderum regina bicornis, audi,
Luna, puellas !


Le nom de Jupiter n’est prononcé qu’à la fin, ce qui cause quelque surprise ; mais, vers le milieu, il est fait allusion aux bœufs blancs qu’on immole en son honneur, et M. Mommsen pense qu’une circonstance particulière pouvait rendre alors cette allusion plus claire qu’elle ne l’est pour nous. Il suppose que l’hymne d’Horace était chantée le long des chemins de Rome, comme celle de Livius Andronicus. Le cortège se formait au Palatin, où naturellement on invoquait Apollon en face de son temple :


Phœbe, silvarumque potens Diana.


Puis, après avoir traversé le forum et gravi la pente sacrée qui menait au Capitole, on arrivait aux portes du temple de Jupiter, et l’on chantait le milieu de l’hymne ; à ce moment tous les bras étaient tendus vers le sanctuaire, et tout le monde comprenait, sans qu’il fût besoin qu’aucun nom fût prononcé, quels étaient les dieux à qui l’on adressait ces prières :


Dî, probos mores docili juventæ,
Dî, senectuti placidæ quietem,
Romulæ genti date remque prolemque
Et decus omne !


Cette strophe est belle dans sa grandeur un peu nue ; il y en a d’autres encore où le patriotisme a bien inspiré Horace, notamment celle où, invoquant le soleil, « l’astre toujours nouveau et toujours le même, » il assure qu’il ne verra rien dans le monde d’aussi grand que Rome :


… possis nihil urbe Roma
Visere majus.


Il n’en est pas moins vrai que cette obligation à laquelle il s’est soumis de rappeler et de décrire en vers des cérémonies qui n’étaient pas toutes poétiques, ces allusions aux quindécimvirs, aux lois d’Auguste sur le mariage, au cycle de cent dix ans qui compose le siècle, refroidissent souvent son inspiration. Peut-être les contemporains ne s’en sont-ils pas aperçus. L’ode d’Horace dut avoir de son temps un grand succès : elle était comme enlevée et entraînée par l’enthousiasme général, mais aujourd’hui nous ne pouvons nous empêcher de trouver que cette exactitude de procès-verbal a nui quelquefois au libre élan du poète, et il nous semble qu’il n’a pas été toujours à la hauteur de la fête triomphale qu’il chantait.

Ce qui peut-être convient mieux à cette fête, ce qui en conserve plus fidèlement l’esprit, ce qui en reproduit tout à fait la grandeur, c’est un autre ouvrage, un chef-d’œuvre, qui dut être publié la même année : je veux parler de l’Enéide[6]. Virgile était mort depuis deux ans (735) ; et l’on sait qu’en mourant il avait voulu anéantir son poème qu’il jugeait imparfait. Mais Auguste s’y était opposé ; il avait donné l’ordre aux deux exécuteurs testamentaires, Varius et Tucca, de le publier comme il était, sans y rien ajouter et en n’y faisant que les suppressions qu’ils jugeraient indispensables. Le travail en somme était facile, et rien n’empêche de croire qu’il ait été achevé en un an. Auguste a dû y tenir la main ; outre l’impatience légitime qu’il avait de voir paraître un si bel ouvrage, il lui était utile que l’apparition de l’Enéide coïncidât avec les jeux séculaires. Elle était donc vraisemblablement dans les mains de tout le monde au commencement de 737. La preuve qu’on la lisait, qu’on la dévorait, c’est qu’Horace semble y faire allusion plusieurs fois dans son hymne. On a remarqué qu’il y parle d’Énée, du pieux Énée, et qu’il y revient avec complaisance sur ses merveilleuses aventures. Il semble même avoir tenu à rappeler un des plus beaux endroits du poème, quand il représente les Romains terribles dans le combat et généreux après la victoire,


… bellante prior, jacentem
Lenis in hostem,


ce qui ressemble tout à fait à l’admirable vers du sixième livre :


Parcere subjectis et debellare superbos.


Aujourd’hui nous sommes frappés surtout, de la partie humaine de l’Enéide, c’est-à-dire de la peinture des passions et des caractères. Il est naturel que les Romains l’aient été davantage de ce qui les concernait plus particulièrement, des souvenirs de leur histoire et de la glorification de leur race. C’est la grandeur de Rome qui est le véritable sujet du poème ; mais Virgile y chante moins le monde vaincu que le monde pacifié, c’est-à-dire uni sous les mêmes lois et recevant des Romains les bienfaits de la concorde et de la civilisation. Rien n’a donc empêché l’Enéide de devenir le poème des vaincus aussi bien que des vainqueurs ; elle a été populaire dans toutes les contrées du monde ; on l’apprenait, on la commentait partout dans les écoles, et les fils des Celtes, des Ibères, des Carthaginois se sentaient devenir Romains en la lisant. Elle n’est donc pas tout à fait un poème comme un autre et fait uniquement pour le plaisir des lettrés ; elle a eu aussi des conséquences politiques, et en cela Virgile se rapproche du divin Homère qu’il avait pris pour modèle, tout en désespérant de l’égaler. On a dit quelquefois que les peuplades helléniques, amoureuses d’indépendance et d’isolement, n’avaient été unies entre elles que par l’admiration qu’elles éprouvèrent pour leur poète national, et que peut-être sans Homère la Grèce n’aurait pas existé ; de même, le lien des nations diverses, sous la domination romaine, étant surtout formé par l’éducation commune, et toute l’école tournant autour de Virgile, on peut prétendre que Virgile a travaillé à cimenter l’unité de l’empire. L’Enéide a donc servi les desseins d’Auguste ; elle a répandu dans le monde l’admiration pour Rome, le respect de son passé, la confiance dans son avenir, c’est-à-dire les sentimens que le prince voulait exciter dans les cœurs quand il célébrait les jeux séculaires. Je crois donc que, comme l’ode d’Horace, et peut-être plus qu’elle, elle est inséparable du souvenir de ces grandes fêtes.


IV

La célébration des jeux séculaires dut attirer à Rome un nombre considérable d’étrangers. On commençait à prendre l’habitude d’y venir de partout et à toute occasion. Quelques années plus tard, à propos d’une solennité bien moins importante, Ovide nous dit qu’il y eut un grand concours de visiteurs, et « que l’univers tint dans une seule ville, — orbis in urbe fuit. » A plus forte raison l’affluence devait-elle être nombreuse quand il s’agissait d’une fête annoncée d’avance à grand fracas et à laquelle l’empereur prenait la peine de convier le monde entier. M. Mommsen lait remarquer que, bien qu’elle fût surtout destinée à glorifier Rome, Auguste avait tenu à lui donner, par certains côtés, un caractère international et cosmopolite. Il est dit expressément, dans les pièces officielles, que les sacrifices s’accompliront d’après le rite grec, achivo ritu. On a vu que c’est sous leur nom grec que les Parques et Lucine sont invoquées ; on les appelle les Mœres et Ilithyia. Enfin, il n’est dit nulle part que, pour participer aux cérémonies, il soit nécessaire d’être citoyen de Rome ; il suffit qu’on soit de naissance libre. On voit déjà poindre ici ce qui sera la grande pensée de l’empire et son œuvre maîtresse, l’extension au monde entier du droit de cité, le mélange des races sous la domination romaine, la création d’un peuple unique, formé de tous les peuples, parlant la même langue et jouissant des mêmes droits.

Il est donc naturel de croire que les gens de tous les pays convoqués par le puissant empereur pour assister à ses fêtes y soient venus en foule. Le moment était heureux pour visiter Rome. La vieille ville se rajeunissait, et Auguste, « qui l’avait trouvée de brique, était en train de la faire de marbre. » La plupart des grands ouvrages qu’il avait entrepris étaient achevés ou touchaient à leur ferme. La basilique Julia, dont les débris font notre admiration, dressait ses colonnes neuves sur un des côtés de l’ancien forum. Un peu plus loin, on bâtissait tout un forum nouveau, avec des portiques et des statues autour du temple de Mars vengeur. Au Palatin, la demeure du prince et le temple d’Apollon étaient finis depuis dix ans. Dans les espaces vides du Champ de Mars s’élevaient à tous les pas1 des édifices nouveaux : les Septa julia, sorte de muraille de marbre pour enfermer les citoyens pendant les élections ; le portique d’Octavie, avec ses riches bibliothèques ; le théâtre de Marcellus, le Panthéon d’Agrippa. C’était partout une fièvre d’embellissemens et de reconstructions que nous avons peine à nous figurer. En une seule année, Auguste fit réparer ou rebâtir quatre-vingts temples qui avaient souffert du temps ou des discordes civiles. On imagine sans peine l’effet que devaient produire sur les étrangers la beauté de cette ville, qui semblait renaître, et le spectacle de ces jeux, « que personne n’avait vus et que personne ne devait revoir. » De retour dans leur pays, ils répandaient autour d’eux l’impression qu’ils avaient reçue ; et il est probable que, grâce à leurs récits, ces fêtes magnifiques ont fait l’entretien du monde entier.

À Rome aussi, le souvenir en était resté populaire ; ce qui le prouve, c’est l’empressement qu’ont mis plus tard les empereurs à les renouveler. Ils n’eurent pas la patience d’attendre cent ans pour donner de nouveaux jeux séculaires. Claude prétendit qu’Auguste s’était trompé dans ses calculs et se crut en droit de les célébrer de nouveau en l’an 800 de Rome (47 après J.-C). Domitien, au contraire, soutint qu’Auguste avait raison, et quarante ans après ceux de Claude, il recommença. En 248, Rome entamait la millième année de son existence. À cette occasion, les vieilles cérémonies furent reprises ; de plus, on fit combattre ensemble mille paires de gladiateurs, et l’on exhiba dans l’arène les bêtes les plus rares et les plus féroces : des éléphans, des tigres, des lions, des léopards, des hyènes, des hippopotames, des rhinocéros, des girafes, etc. Ce fut une des plus grandes tueries d’hommes et d’animaux qu’on eût jamais vue. Mais voici ce qu’il y avait de plus extraordinaire dans la fête : cet empereur romain, qui présidait à la cérémonie entouré des quindécimvirs, ce successeur d’Auguste, était un Arabe de naissance, le fils d’un chef de brigands ; ce prince, qui sacrifiait sérieusement des bœufs blancs à Jupiter et une truie pleine à la déesse Terre, ne croyait ni à la déesse Terre ni à Jupiter ; il était probablement chrétien. Enfin, au moment même où l’on remerciait les dieux de la prospérité de l’empire, les barbares l’envahissaient de tous les côtés : les Perses menaçaient l’Orient, les Goths paraissaient sur le Danube, les Germains étaient prêts à passer le Rhin. Cent ans plus tard, le christianisme triomphait : ce n’était plus le temps de célébrer les jeux séculaires. Zosime le déplore amèrement. « Si les saintes cérémonies, dit-il, avaient été religieusement observées, ainsi que l’ordonnait la sibylle, l’empire romain aurait conservé sa puissance ; mais, comme on les a négligées, il est tombé sous la domination des barbares. »

C’est pourtant le christianisme qui leur donna, sous une autre forme, une nouvelle vie. Au commencement de l’an 1300, à l’occasion du siècle nouveau, le pape Boniface VIII proclama la bulle du jubilé par laquelle il accorde une indulgence plénière à tous ceux qui visiteront les basiliques de Saint-Pierre et de Saint-Paul. Aussitôt les routes se couvrirent de pèlerins ; il en vint de toute la chrétienté, et l’on en compta plus de deux millions. L’ardeur de cette foule était incroyable : « Quand les pieux voyageurs voyaient poindre à l’horizon les tours de la ville sainte, ils tombaient à genoux, et un cri de joie sortait de toutes les poitrines : Rome ! Rome ! Vous auriez cru voir des navigateurs, qui, après une longue traversée, découvrent la terre. » Assurément, la foi religieuse suffit pour expliquer cet enthousiasme. C’était la ville des apôtres qu’on venait voir ; qui sait pourtant si au fond des cœurs ne se réveillait pas un vieux souvenir de la Rome des césars, et de son ancienne grandeur ? Le monde ne l’a jamais entièrement oubliée. Sur un manuscrit du IXe siècle, Niebuhr a retrouvé une cantilène touchante, qui commence ainsi :

O Roma nobilis, orbis et domina.
Cunctarum urbium excellentissima,
Roseo martyrum sanguine rubea,
Albis et virginum liliis candida…


C’est bien la ville « rougie du sang de martyrs, » que chante l’admirateur de Rome ; mais il n’oublie pas non plus qu’elle a été « la maîtresse du monde. » Dans tous les cas, Boniface VIII n’était pas un ignorant, il avait entendu parler d’Auguste, et nous pouvons être certains que ce sont les jeux séculaires qui lui ont donné l’idée de son jubilé. Ainsi, ces fêtes imaginées par le grand empereur, dans l’intérêt de son pouvoir et pour la gloire de son pays, ont survécu à l’autorité des césars et à la puissance romaine. On peut dire que le souvenir ne s’en est jamais tout à fait perdu, puisqu’elles ont créé des institutions qui durent encore. C’est ce qui me justifiera, je l’espère, d’en avoir un moment entretenu les lecteurs.

Gaston Boissier.
  1. La religion romaine d’Auguste aux Antonins, t. Ier, p. 36 (4e édition).
  2. Le commentaire de M. Mommsen est inséré dans le 3* fascicule des Monumenti antichi, publiés par l’académie des Lincei. Il en a résumé les conclusions dans un article très intéressant du journal Die Nation, dont j’ai fait beaucoup d’usage.
  3. C’est M. Lanciani, l’homme du monde qui connaît le mieux la topographie de l’ancienne Rome, qui a retrouvé le véritable emplacement et les débris du vieil autel. On peut voir, à ce sujet, le travail si curieux qu’il a publié sur les Guides des pèlerins au VIIIe siècle, et qui est inséré dans le tome Ier des Monumenti antichi.
  4. Le lecteur souhaite-t-il savoir la recette de ce genre de gâteau qu’on appelait phtois ? La voici d’après Athénée : « Prenez du fromage écrasé, et pilez-le ; puis passez le dans un crible d’airain ; ajoutez-y ensuite du miel et du persil, et pétrissez le tout ensemble, de manière à en former une pâte. »
  5. On sait que, sur les théâtres romains, la toile, au lieu de monter dans les frises, descendait dans le sous-sol, en sorte qu’elle s’abaissait au commencement des pièces et se relevait à la fin.
  6. J’ai essayé de montrer ailleurs les raisons qu’on a de croire que l’Enéide dut paraître vers le commencement de 737. Voyez La publication de l’Enéide (Revue de philologie, 1884.)