Les Indiens de la baie d'Hudson/Partie 1/Chapitre 9

Traduction par Édouard Delessert.
Amyot (p. 67-71).



CHAPITRE IX.


En rejoignant mes compagnons, je les trouvai desséchant la chair des deux daims pour l’usage des hommes de l’embarcation, après avoir pris ce qu’il fallait pour leurs besoins. Ils le firent en formant un triangle avec des pieux d’environ douze pieds de hauteur, sur un endroit du rivage bien en vue, pour empêcher les loups d’atteindre la viande, et en y attachant un mouchoir rouge afin d’écarter les corbeaux. Sur le soir, comme nous approchions du gué où nous devions traverser la rivière, je vis des bisons paissant paresseusement dans une vallée, et comme je voulais avoir un souvenir du pays qui s’étend sur les bords du Saskatchawan jusqu’à Edmonton, je me mis à dessiner. C’était le commencement de l’été indien ; la soirée était fort belle, et sur le paysage se répandait cette vapeur douce et tiède qui provient, dit-on, des incendies si fréquents dans les prairies. Les bisons paissant nonchalamment sur les collines, parsemées çà et là de bouquets d’une végétation luxuriante, le repos profond de la nature et les lueurs du crépuscule qui éclairaient le paysage, lui donnaient un caractère d’une quiétude adorable.

Lorsque j’eus rejoint M. Rowand, nous nous préparâmes à passer la rivière pour éviter un rapide à quelque distance de là. On mit les munitions et les autres objets délicats dans un panier fait de branches de saule et garni de peau de bison. On posa ces paniers sur l’eau, et chacun traînant son panier par les dents et se tenant à la queue de son cheval, atteignit sain et sauf l’autre rive.

14 septembre. — Nous voyons un nombre immense d’antilopes des prairies. Ces animaux sont extraordinairement rapides et très-craintifs, mais possédés d’une immense curiosité qui les pousse à regarder tout ce qu’ils ne connaissent pas, tant que leur odorat n’en est pas saisi. Notre chasseur part pour la vallée, afin de me montrer la manière de les tirer. Il se met à ramper et se cache derrière un petit buisson, de façon à être à bon vent, puis il agite doucement un morceau de toile attaché à la baguette de son fusil ; les antilopes voient ce chiffon, et s’approchent graduellement jusqu’à portée ; il en tue un ; le reste s’enfuit comme un éclair.

15 septembre. Une heure après avoir quitté le gîte, nous tombons sur un campement d’Indiens crees, qui viennent nous trouver en grand nombre. M. Rowand connaissait leurs chefs, aussi nous témoignent-ils beaucoup d’amitié ; nous leur achetons de la viande sèche. Un an plus tard, en revenant, je rencontrai leur grand chef, Kee-a-Kee-Ka-Sa-coo-way, ou « l’homme qui pousse le cri de guerre, » et j’appris quelque chose de son histoire que je mettrai à la fin de ce journal. Quand je le rencontrai au fort Pitt, en janvier 1848, le second chef, Muck-e-too, ou « la poudre, » agissait comme son aide de camp ; le chef donnait les ordres à voix basse, et lui les transmettait à cheval dans le reste du camp d’une voix sonore. Muck-e-too est un grand guerrier et un grand voleur de chevaux, les deux plus belles qualités pour un chef, car le vol des chevaux vaut l’art de prendre des scalps. Nous avons toutes les peines du monde à nous débarrasser de ces braves gens.

Ils réussirent toutefois à retenir adroitement un bateau resté en arrière, et on dut leur donner du tabac pour qu’ils nous permissent de continuer notre route.

16 septembre. — Nous avançons jusqu’au milieu de la journée dans le plus ravissant pays, couvert de luxuriantes prairies ; les plaines émaillées de fleurs de toutes sortes présentent l’apparence d’un véritable jardin. Tandis que nous préparons notre déjeuner et que nos chevaux paissent, nous voyons une troupe d’Indiens sur l’autre bord de la rivière, qui faisaient des signaux à d’autres de leurs amis cachés. Sur ce, huit de leurs jeunes guerriers viennent faire une reconnaissance, et voyant que nous sommes des amis, ils nous conduisent à leur campement où nous leur marchandons des chevaux.

Je fais le portrait d’un de leurs chefs, Otisskun, ou « la corne, » ou plutôt un dessin de son dos d’où pend un sac contenant des cheveux ou des ossements de ses parents. Les Indiens portent constamment ces sacs, pour lesquels ils professent un respect sans bornes, qu’ils aillent à pied, à cheval, ou pendant leur sommeil, et cela pendant trois ans. Ce n’est pas seulement dans cette tribu, mais dans toutes les autres que l’affection pour les parents est très-remarquable, bien qu’elle ne se manifeste en apparence que d’une façon bizarre. Comme exemple, je pourrais mentionner la coutume universelle des mères indiennes, qui cherchent avidement un autre enfant, même celui d’un ennemi, pour remplacer un des leurs, quelque soit le nombre des autres enfants. Cet enfant d’adoption est toujours traité avec autant, sinon plus de tendresse, que les enfants du mariage, mais dans ce cas l’affection de la mère s’appuie évidemment sur le souvenir.

J’ai une peine inouïe à rattraper mon cheval, qui s’était échappé parce que les chiens indiens dans un moment de famine, avaient mangé le lasso qui l’entravait.

17 septembre. — Nous avons été réveillés cette nuit par notre chasseur, qui nous informa que les chevaux avaient été volés, et nous partîmes à leur recherche. À un mille, nous les trouvâmes poursuivis par une bande de loups : leurs entraves les avaient empêchés d’aller plus loin. Les loups ne se retirèrent qu’après deux ou trois coups de feu, mais nos montures étaient fort terrifiées.

Dans le courant de notre marche d’aujourd’hui, nous avons tué un antilope, ce qui fut heureux, car M. et Mme Lane arrivèrent au camp le soir épuisés, après une marche de douze heures sans aucune nourriture. La nuit fut très-froide et on ne put guère se procurer de bois ; de plus, nous n’avions ni tentes, ni couvertures, ayant renoncé à ce luxe depuis notre départ à cheval.

19 septembre. — Nous atteignîmes le fort Pitt le soir. C’est un joli petit fort, construit en bois comme tous les forts, il faut excepter ceux de la rivière Rouge. Le pays ici abonde en bisons, et on y cultive habilement la terre. Nous y restâmes jusqu’au 23, et je fis un croquis de Chimaza, ou « le petit esclave, » un Indien chippewayeen. C’est le seul de cette tribu que j’aie jamais vu ; ses compagnons habitent loin au nord du fort Pitt, sur le lac Athabasca ; son habileté à la chasse lui avait donné une grande célébrité parmi les négociants. Il avait apporté avec lui au fort, quand je le vis, plus de cent peaux de loutres, sans compter d’autres fourrures en nombre considérable.

23 septembre. — Je quittai le fort à cheval, avec M. Rowand, M. Rundell, un gamin indien et un nouveau chasseur, en vrais voyageurs des Prairies, sans aucune provision, pas même un grain de sel, et ne comptant que sur nos fusils pour nous alimenter. Nous n’avions pas fait dix milles que nous tombâmes sur des troupeaux énormes de bisons.

Pendant nos trois jours de route jusqu’à Edmonton, nous ne vîmes que ces animaux qui couvraient la plaine à perte de vue, et si nombreux qu’ils arrêtaient souvent notre marche, en soulevant une poussière suffocante. Nous en tuions un chaque fois que nous avions besoin de nourriture, choisissant les vaches les plus grasses, ne prenant que la langue et la bosse et laissant le reste. H. Rowand blessa une fois une vache qui se jeta dans un buisson ; il la suivait quand elle se retourna, le culbuta lui et son cheval ; elle sauta par-dessus heureusement, et ne le blessa pas.