Les Indes noires - Le Voyage de M. Stanley - La France et l’Europe en Afrique

Les Indes noires - Le Voyage de M. Stanley - La France et l’Europe en Afrique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 102 (p. 49-92).
LES
INDES NOIRES

LE VOYAGE DE M. STANLEY. — L’EUROPE ET LA FRANCE EN AFRIQUE[1].

On entend dire communément que cette fin de siècle est vide et pâle, qu’elle laissera dans l’histoire une trace inaperçue. C’est l’effet d’une injustice habituelle aux hommes de tous les temps, quand ils se jugent eux-mêmes ; ils regardent leur époque par le petit bout de la longue-vue qui leur sert à grossir les choses du passé ; et ces hommes, si souvent enclins à s’exagérer la valeur de leurs œuvres individuelles, déprécient presque toujours leurs œuvres collectives. N’est-il point admis que les caractères ont faibli, que la besogne humaine a rapetissé, depuis les géans qui élargirent le monde à la fin du XVe siècle ? Cependant l’histoire établira un rapprochement entre ce temps et le nôtre. Elle dira que l’Afrique découverte, conquise en grande partie par des moyens pacifiques, c’est un exploit aussi beau et d’aussi grosse conséquence que la trouvaille de l’Amérique, suivie d’un dépècement sanglant. Elle datera une ère nouvelle de Victoria, de Guillaume II, de Léopold, d’Humbert, comme elle en a daté une d’Isabelle la Catholique, de Ferdinand le Conquistador, d’Henri le Navigateur ; et si elle ne décerne à M. Carnot aucun de ces surnoms, la mode en ayant passé, elle fera une large part à la France dans la mission civilisatrice.

Il est probable qu’en toutes choses les morts tiennent trop de place et qu’ils abusent de leur situation. La sonorité des noms les plus glorieux se fait de leur répétition constante, de leur passage sur les lèvres des enfans, où l’idéalisation s’achève naturellement et pour jamais. On paraîtrait manquer de mesure, aujourd’hui, si l’on égalait nos explorateurs à ces héros consacrés : Barthélémy Diaz et Vasco de Gama, Colomb et Magellan, Pizarre et Cortez. L’imagination des hommes a travaillé quatre siècles pour mettre ces figures au point. On prononcera un jour avec autant d’admiration ces autres noms : Caillié, Barth, Gordon, Livingstone. Je ne cite que des morts, et les plus marquans : quelle liste on pourrait dresser avec les vivans ! Ils sont trop, ceci encore leur nuit. Nous retrouvons dans l’entreprise africaine ce qui caractérise toutes les œuvres contemporaines, l’effort multiple et méthodique substitué à l’effort individuel et fortuit des vieux âges ; la gloire du résultat est plus indivise, moins concentrée sur quelques têtes, partant moins saisissante pour l’imagination. Si un jeu de la nature abaissait demain le Mont-Blanc, le Mont-Rose, quelques autres cimes fameuses, et relevait du même coup toutes les crêtes des Alpes au niveau des sommets du deuxième ordre, l’altitude totale de la chaîne serait considérablement accrue. Cependant la ioule s’écrierait : « Les Alpes ont diminué de hauteur ! » C’est le raisonnement singulier que nous appliquons à nos travaux, quand nous les comparons à ceux des âges héroïques.

Un autre préjugé nous cache la grandeur de cette entreprise africaine. On ne s’exalte point pour un « débouché économique. » Des négocians qui vont placer leurs cotonnades, chercher en échange l’ivoire et le caoutchouc, voilà, pensons-nous, un maigre sujet d’enthousiasme, en regard des conquérans épiques qui faisaient voile pour la Castille d’Or. Nous oublions que ceux-ci furent des compagnons fort rapaces ; à l’exception de Colomb, ils obéirent tous à des convoitises brutales. Sans doute, un mobile idéal, le prosélytisme religieux, se joignait aux mobiles d’intérêt ; mais ils l’entendirent de façon si barbare qu’on en peut comparer les résultats aux méfaits actuels de l’Islam sur la terre d’Afrique. Aujourd’hui, sous des apparences mercantiles, l’esprit et le sentiment tiennent cent fois plus de place dans nos préoccupations. C’est l’amour désintéressé de la science qui a poussé tous ces explorateurs dans le continent noir. Les missions religieuses ont suivi leurs traces ; d’un cœur vraiment chrétien, cette fois, avec intelligence et douceur. La répression de la traite donne aux tentatives communes de l’Europe un caractère de moderne croisade. Lors même que la politique et le négoce poursuivent des desseins pratiques, les idées d’humanité et de civilisation s’y mêlent pour une forte part ; ce sont elles qui entraînent l’assentiment des masses ; l’Europe a la conscience d’accomplir un grand devoir, encore plus que de réaliser une opération fructueuse.

Si l’on met en balance les qualités morales des aventuriers, — en prenant ce mot dans sa plus belle acception, — combien ceux du XIXe siècle nous apparaissent supérieurs ! Y a-t-il dans l’épopée américaine des figures comparables à celles d’un Gordon, d’un Livingstone ? Ce dernier a ressuscité de nos jours le type des apôtres qui civilisèrent le monde barbare, qui reçurent pour ce bienfait le nom de saints, à l’époque où les peuples traduisaient ainsi leur reconnaissance. Si nous n’avions pas perdu le sens de ce beau titre, qui exprimait si bien la vénération de l’humanité pour ses meilleurs exemplaires, Livingstone y aurait autant de droit que Boniface, le convertisseur des Germains ; Cyrille, l’éducateur des Slaves ; Grégoire, « l’illuminateur » des Arméniens. Elle ne déparerait point les Acta sanctorum, la scène sublime qui se passa le 1er mai 1873, sur la rive déserte du lac Banguéolo, dans cette cabane où l’apôtre consomma son sacrifice. Seul, oublié du monde, terrassé par la fièvre après trente ans d’étude et de prédication, il avait senti venir l’heure. Il n’appela personne, il ferma son livre, se mit à genoux, et mourut en priant pour son Afrique ; ses noirs trouvèrent au matin leur rédempteur agenouillé, doucement endormi dans sa prière. Nous allons civiliser cette terre en la soumettant à nos grandes forces matérielles, et le vulgaire estimera qu’elles ont tout fait ; mais pour ceux qui croient au pouvoir mystérieux des forces morales, il était indispensable que l’Afrique fût d’abord rachetée à prix d’âmes, par les dévoûmens d’un Livingstone et de ses émules obscurs, missionnaires ou savans.

Ils ont semé, la moisson lève. Elle mûrit avec une rapidité qui confond l’imagination. En un quart de siècle, sur ces cartes qui passaient toutes blanches sous nos yeux d’enfant, nous avons vu surgir un monde inconnu, lacs, fleuves, montagnes, forêts. Il y a cinq ans, les délégués de l’Europe se réunissaient à Berlin pour constituer ce monde ; ils or anisaient ce qu’on peut appeler l’équilibre africain. Leur œuvre est déjà caduque, l’Europe vient de la reprendre avec plus de largeur et d’audace. La fameuse bulle d’Alexandre VI, qui divisait l’univers entre l’Espagne et le Portugal, aura eu son pendant en 1890. MM. de Caprivi, Salisbury, Crispi, Ribot ont imité le Borgia : ils ont partagé des empires situés on ne sait pas bien où. Les sultans du Sokoto et du Bornou ne se doutent pas que d’illustres inconnus, — on est toujours l’inconnu de quelqu’un, — débitent à cette heure leurs états par grandes tranches. Rien n’avertit de leur bonheur les millions de sujets noirs qui pâtissent sous ces princes ; rien ne leur dit qu’on en a pris la charge dans des capitales dont ils ignorent l’existence ; et qu’ils figurent déjà, comme contribuables futurs, sur des budgets de prévision qu’ils ne discuteront pas de sitôt. Si les symptômes de la fièvre africaine se réduisaient à ces tractations diplomatiques, les potentats du Niger et du Châri pourraient dormir tranquilles. Mais cette fièvre gagne partout l’opinion, qui éperonne les gouvernemens. À Hambourg, à Manchester, à Anvers, à Livourne, un même mirage captive tous les regards. Dans les bureaux de rédaction parisiens, dans les cafés de Bordeaux et de Marseille, le lac Tchad est un sujet courant d’entretien. (Tsâde est la transcription exacte, d’après les personnes qui entendent le kanouri et le haoussa ; mais ces personnes sont peu nombreuses : gardons au mot la physionomie sous laquelle il a fait une si rapide fortune.) Vous compteriez sur les doigts d’une main les voyageurs blancs qui ont entrevu le lac Tchad ; au bruit qu’il lait dans le monde, vous pourriez le croire plus fréquenté que le lac de Vincennes. Nous n’aurons point, paraît-il, tous les royaumes qui l’avoisinent ; à ce déni de justice, de braves gens s’attristent et prennent feu comme si l’on nous rognait un morceau de la Beauce. C’est le lac Tchad qu’il nous faut, dirait-on volontiers sur un air de l’autre saison. Il y a gros à parier qu’une dame le représentera, dans quelque revue de fin d’année, avec très peu de feuillage sur les bords.

Cet engouement peut faire sourire ; mais n’oublions pas qu’on parlait ainsi du Darien et de l’empire des Amazones, vers 1500, sur la Triana de Séville, dans les comptoirs de Paies et de San-Lucar. Les récits fabuleux et les rêves d’alors devinrent promptement une réalité. Le même branle a ressaisi les imaginations et réveillé l’esprit d’entreprise, en un temps où tout marche très vite. Chacun pressent qu’avant peu d’années, les parties décisives pour la grandeur des peuples européens se joueront en Afrique. Là sonnent déjà les dés de fer du Destin, comme disait celui qui ne les secoue plus.

Le voyage retentissant de M. Stanley a été l’une des causes, la plus apparente au moins, de cette obsession générale. Le public européen s’est passionné pour ce roman d’aventures, doublé d’un roman politique et agrémenté d’un énorme vaudeville. Si l’on peut aujourd’hui parler de l’Afrique avec l’espoir d’intéresser tout le monde, si l’on peut épargner les développemens géographiques à des lecteurs familiers avec la carte, c’est à M. Stanley qu’on le doit ; et si les compétitions des cabinets sont devenues plus vives, si elles ont abouti aux récens partages, c’est que les copartageans avaient pris l’éveil en apprenant les négociations énigmatiques du grand courtier en provinces. Tandis que nous lisions le livre de l’Hérodote américain, les journaux enregistraient chaque matin un procès-verbal de délimitation, un départ d’explorateur, un projet de colonisation ou de chemin de fer. Projets sérieux : ceux qui nous concernent vont être soumis aux délibérations de ce qu’on appelle par euphémisme « les pouvoirs publics ; » comme s’il y avait dans notre pays un autre pouvoir public que la poussée irrésistible d’une idée, vraie ou fausse, lorsqu’elle est mûre et qu’elle a séduit les masses. Le problème africain est posé devant nous, avec ses données infiniment complexes ; nous ne pouvons plus y échapper. De graves décisions vont engager l’avenir de la France ; car on engage aussi l’avenir par des décisions négatives ; l’affaire d’Égypte, hélas ! l’a trop montré.

J’ai dû élargir le cadre de ce travail, pour y faire entrer le résumé des faits acquis et des opinions probables, l’examen des positions prises par nos rivaux et de celles que nous avons le droit de retenir, la recherche de ce qui est le plus convenable à nos intérêts dans les efforts qu’on demande à notre patriotisme. À la veille d’un déplacement de l’axe du monde, on répondrait mal à l’attente du lecteur en ne lui faisant voir que M. Stanley dans toute l’étendue de l’Afrique. Arrêtons-nous un instant devant la statue qui se dressera quelque jour dans un square de Léopoldville : nous regarderons ensuite au-delà.


I.

« Dès mon arrivée au Caire, je cherchai une maison retirée pour y écrire le récit de mes aventures pendant les trois dernières années, Dans les ténèbres de l’Afrique… Semblable à Elihou, j’étais plein de mon sujet, et je voulais soulager mon âme en écrivant. Ma main avait oublié sa dextérité, une longue désuétude m’avait fait perdre l’art de la composition. J’opposai une digue à la foule trop pressée des réminiscences ; pages après pages échappèrent à ma réflexion laborieuse ; tandis qu’un jour ma plume courait sur le papier à neuf feuillets par heure, d’autres fois elle n’arrivait qu’à une centaine de mots. Enfin, après cinquante jours de travail acharné, et obéissant à une impulsion irrésistible, j’arrive au folio 903 de mon manuscrit, non compris 400 lettres et 100 télégrammes. »

C’est ainsi que le Napoléon des reporters nous initie à la genèse de son livre. Bien des gens admireraient davantage ses hauts faits s’il ne les eût pas écrits. En France du moins, ce livre si impatiemment attendu n’a été goûté qu’à demi. Les lettrés y ont repris une boursouflure fatigante, ce tintamarre de cymbales foraines les a assourdis. Les âmes discrètes eussent souhaité plus de modestie chez le héros, moins d’âpreté à administrer sa propre gloire. La masse des lecteurs a été désorientée par les aspects changeans de cet homme équatorial ; tant de dévoûment et tant de dureté, le lyrisme et l’astuce, le mysticisme d’un prophète et le sens pratique d’un traitant, c’en était trop pour notre psychologie française. Elle est simpliste, et devant des pages où les actions de Fernan Cortez semblaient retracées par le crayon de Mangin, elle a jugé tout d’une pièce, avec humeur, elle ne s’est souvenue que du crayon.

La prévention générale m’avait gagné, quand j’ouvris ce livre ; elle est tombée rapidement. J’ai trouvé une étrange saveur aux manifestations de cette nature originale ; je les crois toutes sincères. Mais ces âmes d’une autre race sont encore plus obscures, encore plus neuves pour nous que la forêt de l’Itouri. Lisez cet échantillon de négociation commerciale, la lettre du missionnaire baptiste, qui refuse net les propositions de M. Stanley au sujet d’un vapeur à noliser :

« Cher monsieur Stanley, j’ai pour vous personnellement une grande estime, quoique je n’ose approuver toutes vos actions. Je suis très fâché de ne pouvoir donner mon assentiment à votre requête. C’est hier seulement que j’ai pu arriver à une décision… Je n’ai pas le moindre doute qu’Emin ne soit sain et sauf. S’il n’a pas fini son œuvre, il sortira vainqueur de cette épreuve. Il semble que Dieu vous ait donné une âme élevée, qui, pour le moment, se voile de péchés et d’erreurs funestes, et je voudrais vous voir vous repentir et croire à l’Évangile, le croire réellement, pour vivre désormais et toujours dans le bonheur, la joie, la lumière. Ici tout délai serait pour vous plus dangereux que les délais qui pourraient retarder l’aide apportée à Emin. — Votre fidèle ami, ROBERT ARTHINGTON. »

On ne comprend pas ces gens-là, si on les mesure à notre toise : et M. Stanley moins que tout autre. Ses effusions religieuses, qui ont paru équivoques ou déplacées, jaillissent du fond même de l’homme. Il lit la Bible entre deux coups de carabine, comme la lisent les flibustiers de l’Orégon, mais il en est imprégné jusqu’aux moelles. Il a des visions. À la veille d’une bataille avec le roi Mazamboni, il s’endort sur le verset où Moïse exhorte Josué : « Fortifie-toi et sois vaillant homme ; ne crains point et ne les redoute point, car l’éternel Dieu t’accompagne ; il ne te délaissera point et ne t’abandonnera point. » La nuit, une voix lui rappelle ces paroles. Il discute avec elle ; la voix insiste : « Fortifie-toi et sois vaillant homme : marche avec assurance, car je te donnerai ce pays et le peuple qui l’habite. » — « Tout ceci, ajoute l’écrivain, je le rapporte en stricte confidence. » Cette confidence tirée à deux cent mille exemplaires, c’est le reporter qui reparaît ; mais l’étrangeté même de l’association d’idées prouve qu’il est sérieux. — Un jour, M. Stanley obtient un miracle, un vrai, le miracle de l’oiseau. La petite colonne était au dernier degré de la misère et du découragement ; le chef essayait de remonter ses officiers, exténués, à demi morts de faim. « Nous avons souffert, mais jamais à ce point. Si ceux-ci meurent, qu’adviendra-t-il de nous ? Le temps des miracles est passé, dit-on. Pourquoi ? Le savent-ils, ceux qui le disent ? Moïse fit jaillir de l’eau du rocher d’Horeb pour les Israélites : de l’eau, nous en avons, et à revendre ! Au torrent de Kérith, Elie fut nourri par des corbeaux ; mais il n’y a pas un seul corbeau dans toute la forêt ! Le Christ fut servi par des anges : s’il nous en descendait un du ciel ! — Au moment où je prononçais ces mots, nous entendîmes le vol d’un gros oiseau qui battait l’air de ses ailes. Randy, mon petit terrier, lève le nez, avance la patte : nous nous retournons ; à l’instant même, l’oiseau tombait sous la dent de Randy, qui, ayant happé sa proie, la tenait serrée comme dans un étau. — Voyez, enfans, les dieux nous protègent : le temps des miracles n’est point passé ! — Et mes camarades, agréablement surpris, examinaient l’oiseau, une pintade belle et grasse. » — Mahomet ne parlait pas autrement. Conviction intime ou nécessité d’agir sur les imaginations ? Les deux peut-être. Quand il s’agit de Mahomet, les historiens les plus sagaces hésitent sur le titre de cet alliage. L’inspiré le sait-il lui-même ?

Le miracle perpétuel de M. Stanley, c’est sa réussite, obtenue par sa foi en lui-même, par son indomptable énergie. Nul, parmi les grands meneurs d’hommes, n’a possédé à un plus haut degré le génie du commandement. Ce don va rarement avec la sensibilité. L’explorateur a la carabine un peu vive, il est joyeux quand « les winchesters ont fait merveille. » Il fait brancher un de ses Zanzibaris pris en faute : « Avant qu’il fût tout à fait mort, nous avions levé le camp et la caravane était en route. » Pour lui, comme pour tous ceux qui marchent à un but avec de la peine physique, les hommes sont des outils qu’il faut tenir en bon état, et le bonheur de ces outils consiste à être en bon état. Un de ses porteurs se blesse d’un coup de feu, on l’ampute, il guérit. M. Stanley, qui vient de l’appeler « le malheureux éclopé, » se reprend dans une note : « Était-il bien malheureux ? Je payai à Ougarrououé treize mois de pension, j’envoyai le jeune homme aux chutes Stanley, et de là, par le Congo et par Madère, à Zanzibar, où il arriva gras comme beurre, m’écrivit-on. » Elle revient sans cesse dans le récit, cette conception fondamentale du bonheur : « gras comme beurre. » Elle est commune aux voyageurs qui ont beaucoup pâti et aux chefs militaires qui ont fait campagne.

Le plus beau trait de M. Stanley, ce qui me donnerait le plus de confiance en lui comme homme d’action, c’est son incapacité à comprendre les natures très différentes de la sienne. L’indécision et le manque de caractère le plongent dans la stupéfaction. Tout le secret de ses procédés envers Emin réside dans le mépris croissant que lui inspire cet autre exemplaire humain : un savant allemand, indécis sur le parti qu’il doit prendre, s’arrangeant tant bien que mal avec ses soldats indisciplinés, préoccupé par-dessus tout de ses collections d’insectes. « Le pacha est un matérialiste, » conclut M. Stanley. Un pareil homme est une énigme indéchiffrable pour notre Américain. Comment, il est le chef, et il ne fait pas marcher son monde, il ne suit pas ce qu’il veut ? Le réquisitoire rédigé contre Emin marque avant tout l’étonnement devant un phénomène aussi curieux. Même note dans les jugemens sur les officiers de l’arrière-garde, le major Bartelott et le lieutenant Jameson, l’un assassiné, l’autre mort de maladie après des mois d’atroce misère. Ils n’ont pas suivi point par point les instructions données. M. Stanley les plaint, mais il ne saurait les comprendre et les absoudre. Comment n’ont-ils pas vu clair ? — « Ah ! si une heure seulement j’avais pu être au milieu d’eux, quand les cinq officiers en dérive, pour ainsi dire, et éloignés de tout contact avec la civilisation, étaient réunis pour discuter ce qu’il y avait à faire. À faire ?.. Lutter de tout cœur et de toute âme contre l’obstacle, marcher la tête haute et le regard assuré à la rencontre du monstre, le saisir à la gorge et l’étreindre de toute sa vigueur, suer sous l’effort, aujourd’hui et demain et toujours, jusqu’à ce que l’œuvre soit terminée. C’est le En avant du soldat ; c’est la foi d’un homme qui se sait ne pour agir. Demain suffira à sa besogne. Celle d’aujourd’hui, parachevez-la, puis couchez-vous et dormez dessus… L’Occasion les avait touchés du coude, et ils n’y avaient pas pris garde, ils ne l’avaient pas vue !.. Voilà du fantastique assurément ; on dirait quelque diablerie dépassant les conceptions et l’entendement d’un simple mortel. » Les récriminations continuent sur ce ton, des pages et des pages ; tout cela parce que ces malheureux ont hésité un instant.

On peut rêver sans doute un ensemble de qualités plus aimable ; on ne saurait trop admirer ce magnifique composé d’énergie, d’assurance mystique et de bon sens pratique. M. Stanley a le droit, dont il use, d’en tirer une grosse vanité et de gros profits. Quand il reproduit, à la fin de son livre, tous les câblogrammes de félicitations adressées à « Stanley Africanus, » — depuis ceux des têtes couronnées jusqu’à la dépêche des compagnons de Londres qui le nomment ébéniste honoraire, — on pense involontairement à ces sauveteurs de bains de mer qui font étalage de leurs médailles, par amour de la gloire et aussi pour engager le client. Mais que nous importe ? Tout change, même le type des héros ; et c’est précisément le propre des héros de renouveler ce type, de l’adapter aux conditions de leur temps, seul moyen pour accomplir de grandes choses. Gordon était plus conforme au modèle des héros classiques, il satisfaisait à toutes nos exigences esthétiques ; il a échoué. M. Stanley choque ces exigences ; il a réussi.

Rappelons-nous d’ailleurs que pour être équitables envers lui, nous devons tenir compte de ses découvertes antérieures et le juger sur l’ensemble de ses longs voyages. Le dernier a fait plus de bruit ; les précédens furent bien autrement féconds en résultats. Que l’enlèvement d’Emin ait rendu à la barbarie des territoires où la civilisation avait pénétré, c’est un fait malheureusement trop certain. Au point de vue géographique, cette nouvelle traversée du continent offre moins d’intérêt que les autres. En remontant le Congo, en redescendant vers la mer des Indes par les grands lacs, l’explorateur retrouvait l’empreinte de ses pas, sur des voies déjà ouvertes par lui. Il a ajouté à la carte, sur une longueur de cinq degrés, le cours supérieur de l’Arruwîmi et les branches originelles de ce fleuve, l’Ihourou, l’Itouri. Il a relevé l’altitude et la direction générale des monts Rouwenzori, corrigé ses anciennes observations sur le lac Édouard-Albert et le Victoria-Nyanza. Ce serait beaucoup pour tout autre ; c’est peu pour M. Stanley, parce que, dans cette région, M. Stanley ne s’était laissé presque rien à faire.

On connaît les préliminaires et l’objet de l’expédition « de secours. » Emin-Pacha (de son vrai nom le docteur Schnitzler) avait été détaché par Gordon à Ouadelaï, sentinelle avancée de l’Égypte. Il occupait la province équatoriale avec 4,000 hommes, Égyptiens ou Soudanais. Après l’investissement de Khartoum, en 1884, le pacha fut coupé de ses communications ; il se trouva prisonnier dans son gouvernement, entre les mahdistes qui le menaçaient au nord, les populations hostiles de l’Ouganda qui lui barraient la route au sud. Il fit connaître à plusieurs reprises sa situation, demandant qu’on vînt lui donner la main, le ravitailler d’hommes et de munitions. Un comité de secours se forma en Angleterre, sous la présidence de sir William Mackinnon. — Ici, j’ouvre une parenthèse. Sir William préside, d’autre part, la Société coloniale anglaise de l’Est africain. Les dépêches échangées dès 1885 entre lord Granville et le prince de Bismarck nous apprennent que cette Société « a le dessein de créer un établissement britannique dans la région située entre la côte et les lacs d’où sort le Nil Blanc. » — Les fonds nécessaires à l’expédition de secours furent souscrits pour moitié par le khédive ; M. Stanley consentit à tenter l’aventure ; il reçut de M. Mackinnon des instructions dont la suite des affaires nous permet de deviner la teneur. Ayant choisi six officiers anglais pour encadrer sa troupe, il arriva en février 1887 à Zanzibar, où il engagea six cents porteurs indigènes. De Zanzibar, il écrivit à Emin-Pacha une lettre qui donne fort à réfléchir ; le gouvernement égyptien y est représenté comme l’unique promoteur de la mission ; il n’est pas dit un mot du comité de secours et de l’initiative prise en Angleterre.

Instruit des dangers qu’il rencontrerait sur la route directe, de la côte orientale à l’Équatoria, M. Stanley conçut un plan habile et audacieux. Il résolut de prendre l’Afrique à revers, en partant de l’Atlantique, — c’était le seul moyen d’éviter la désertion en masse de ses Zanzibaris, — et d’arriver jusqu’à Emin par les solitudes inconnues d’où nul ne s’attendrait à le voir déboucher. La petite armée fut transportée par le Cap aux bouches du Congo et débarquée dans cette Afrique belge dont M. Stanley peut se dire à bon droit le créateur. On remonta le fleuve sans trop de peine jusqu’à son confluent avec l’Arruwîmi ; sur cette rivière, les vapeurs qui portaient l’expédition atteignirent Yambouya. C’était le point au-delà duquel commençaient les régions inexplorées. M. Stanley renvoya les bâtimens et prit ses dispositions pour la marche. Une moitié de la troupe fut laissée là en réserve d’arrière-garde, sous le commandement du major Bartelott ; elle était confiée à la sollicitude douteuse de Tippou-Tib. Sachant que le fameux traitant arabe était le véritable maître de cette partie du Congo, M. Stanley avait frappé un coup de politique hardie ; puisque la Belgique n’était pas en mesure de faire à Tippou-Tib le sort qu’il méritait, c’est-à-dire de le faire pendre, il avait nommé Tippou-Tib gouverneur, pour la Belgique, du district de Stanley-Falls, avec des appointemens qui devaient garantir le loyalisme de ce marchand d’hommes. Ayant ainsi pourvu à la sécurité de sa base d’opérations, le chef choisit les plus solides de ses porteurs, répartit entre eux les caisses de munitions destinées à Emin, et, à la tête de cette colonne de trois cent soixante hommes, il se lança en avant, dans l’inconnu.

L’inconnu, c’était la forêt vierge, « la sylve mystérieuse, » comme la nomme M. Stanley, où il devait marcher pendant cent soixante jours sans apercevoir la lumière du soleil. Il n’est personne qui ne connaisse, au moins par des extraits, le récit dramatique de cette marche. On aurait voulu que l’écrivain nous donnât moins de phrases et plus de détails précis sur la forêt, sur les espèces végétales et les populations qu’elle recèle. À la vérité, il s’étend avec complaisance sur les merveilleux pygmées qu’il y a rencontrés ; il a oublié seulement de nous rapporter une preuve à l’appui de ses dires, ne fût-ce que le squelette d’un des « sylvains. » Heureusement pour notre curiosité, MM. Schweinfurth et Miani avaient mieux pris leurs précautions : le dernier avait ramené et montré à l’Europe deux de ces mêmes nains, en 1873 ; car ils ne sont autres, sans doute, que les Akkas, trouvés par le voyageur allemand un peu plus au nord. Coïncidence que M. Stanley oublie également. Ne soyons point trop exigeans ; alors même qu’il serait convaincu d’omissions ou d’exagérations, ce dont on le soupçonne quelquefois, l’auteur pourrait nous répondre que son affaire n’est point la botanique, ni l’ethnographie, mais l’héroïsme ; et, sous ce rapport, il nous a fait bonne mesure. Ses trois traversées de la forêt, — il revint sur ses pas pour chercher les misérables restes de l’arrière-garde et les conduire à l’Albert-Nyanza, — représentent une somme de souffrances et d’efforts qui aurait dépassé l’endurance de tout autre homme qu’un Stanley. La fatigue des marches dans la brousse et dans les humides ténèbres, la fièvre, la famine continue, les flèches empoisonnées des cannibales, les erreurs de route, les angoisses de la responsabilité, la désertion et l’incurie de ces pauvres Zanzibaris, qu’il faut sauver malgré eux ; — on se demande comment un être de chair a pu supporter, pendant de longs mois, une pareille accumulation d’épreuves, sans cesser un instant de donner l’exemple de l’énergie, de l’empire sur soi-même et sur les autres. Cortez n’est pas plus admirable dans les récits de Bernai Diaz.

Non-seulement il soutient le moral de sa poignée d’agonisans, mais il en impose aux partis de trafiquans arabes rencontrés sur l’Arruwimi, qui guettent une défaillance pour se jeter sur cette proie. Retenons ce témoignage capital, afin de le joindre à ceux que nous rassemblerons tout à l’heure : M. Stanley a constaté la marche progressive des chasseurs d’hommes dans le bassin du Congo ; s’il a dû lutter contre des indigènes ensauvagés, c’est parce que les malheureux noirs ont appris à considérer l’étranger comme une bête féroce. Les congénères de Tippou-Tib, aidés par les métis qui se forment à leur école, étendent leurs razzias sur une aire chaque jour plus vaste. Razzias d’hommes et d’ivoire ; l’ivoire, le triste ivoire, se paie en chair humaine ; d’après les calculs de M. Stanley, chaque bille de nos billards coûterait une vie.

La petite troupe débouche enfin sous le ciel, dans le « Pays aux Herbes, d Là, elle doit combattre encore contre les Balegga qui lui barrent le passage. Quand, en février 1889, après sa troisième traversée de la forêt, M. Stanley réunit les tronçons de sa colonne sur la rive du lac Albert, elle est réduite de plus de moitié. Mais qu’importe ? Toutes les misères sont oubliées, le but est atteint, on a rejoint le pacha.

Ici la comédie succède au drame. Pour en faire saisir la beauté, il faudrait citer tous les entretiens de M. Stanley et d’Emin, toutes les lettres échangées entre eux. Cela ne s’analyse pas. Notre regretté Labiche eût seul réussi à dégager l’idée maîtresse de la pièce. Voici un homme, sauveteur de son état, déjà breveté dans la grande affaire Livingstone. Il a fait des milliers de kilomètres et brave les plus terribles dangers pour venir sauver un malheureux qui se noie ; l’Europe anxieuse attend qu’on lui ramène l’objet de son intérêt. — Ce personnage bizarre ne désire pas être sauvé. — Stupéfaction, puis colère du sauveteur. Au moment de toucher sa prime, si bien gagnée, il est menacé de la perdre, et par qui ? par la victime récalcitrante. Est-il admissible qu’il trompe l’attente de l’Europe en y rentrant les mains vides ? Le terre-neuve peut-il revenir au rivage sans son noyé, dût-il, pour y parvenir, achever ce noyé d’un coup de dent ?

On ne s’expliquerait pas la conduite de M. Stanley, si l’on perdait de vue ce mobile psychologique ; c’est la raison capitale de son obstination ; les intérêts politiques dont on lui a confié la garde ne viennent qu’en seconde ligne. Ces intérêts, il nous est maintenant facile de les deviner, ainsi que les instructions de sir William Mackinnon : Emin a dû les discerner sans trop de peine, après le premier ahurissement que lui causa le jeu de combinaisons diverses étalé devant lui. On lui offrait de se mettre, lui et sa province, au service de la Belgique, ou de l’Allemagne, ou de l’Angleterre. Cette dernière proposition était la seule sérieuse ; aucun argument solide n’appuyait les autres, destinées à lui faire prendre le change.

Quelles étaient les dispositions de l’Israélite allemand, pacha au service de l’Egypte ? On peut les démêler, au travers de ses irrésolutions et de ses réticences. Il avait demandé secours, il avait désiré partir, quand les mahdistes le menaçaient du même sort que Gordon. Peu à peu, il s’était habitué à ce voisinage incommode qui le laissait tranquille pour le quart d’heure. L’Équatoria était irrévocablement perdue pour l’Égypte ; mais en prolongeant la fiction de la suzeraineté égyptienne, le gouverneur de cette province y demeurait seul maître chez lui, avec deux bataillons à ses ordres. Ordres mal obéis, à la vérité, mais qui ne le seraient plus du tout le jour où il voudrait rapatrier ses soldats. Ceux-ci avaient pris goût à la vie indépendante, à leurs harems, à leurs plantations. Emin lui-même s’était attaché à ce pays ; il y avait amassé de l’ivoire pour une somme considérable. M. Stanley a pris soin de nous avertir, en organisant son expédition, que l’ivoire du pacha en couvrirait les Irais pour une bonne part ; le manque de porteurs l’empêcha de mener à bien cette opération de caisse. — Évidemment le gouverneur de l’Équatoria ne désire qu’une chose : qu’on le ravitaille de munitions, qu’on le laisse ensuite à ses propres inspirations ; il s’entendra avec ses hommes, à force de concessions, il poursuivra ses recherches scientifiques, tout marchera à peu près, comme par le passé, dès que la présence du redoutable sauveur ne mettra plus le feu aux poudres. D’ailleurs, que lui offre-t-on ? Ou d’abdiquer ses demi-pouvoirs entre les mains d’un nouveau maître, ou de retourner chez l’ancien ; en ce cas, on fait miroiter à ses yeux de fortes traites sur le trésor égyptien ; mais Emin professe un scepticisme incorrigible à l’endroit de ce trésor. Et sa défiance s’accroît de toute l’incompatibilité de nature qu’il y a entre lui et son persécuteur ; pour son âme faible, malhabile à prendre parti, la pression de cette volonté de fer est une souffrance insupportable. Il se replie instinctivement et refuse de bouger, comme la perdrix sous l’arrêt du chien.

Cependant la fascination opère. Ici encore, il est impossible de ne pas admirer ce triomphe de la volonté. Selon le cours ordinaire des choses, c’est M. Stanley qui devrait être le prisonnier d’Emin ; il n’a d’autres moyens d’intimidation qu’une poignée de sauvages exténués ; le pacha commande à des hommes dix fois plus nombreux ; il est chez lui ; et si même il voulait regagner la côte avec ses Égyptiens, qu’aurait-il besoin de ce secours dérisoire ? L’ascendant moral renverse les rôles ; M. Stanley par le en maître, il fait comparaître les officiers indisciplinés, il leur signifie ses commandemens devant le pacha humilié, et il est obéi. Dans les conversations, il devient de plus en plus pressant ; c’est alors qu’il est vraiment « semblable à Élihou ; » le raisonneur de la Bible ne faisait pas entendre à Job des discours plus désagréables. Un des grands argumens, c’est le calcul des années de vie qui restent au pacha, — Très peu, suivant son interlocuteur, — et la folie qu’il y aurait pour lui à fonder un état qui ne survivrait pas à sa mort. Le gouverneur n’est pas encore convaincu. — « Je me vis à bout de patience, après m’être contenu pendant cinquante-deux jours. Encore aujourd’hui ce souvenir me bouleverse. Si le pacha eût eu quelque menin à faire fouetter en son lieu et place, le pauvre garçon aurait passé un mauvais quart d’heure… À Mtsora, quand Emin s’excusa de certaines paroles inconsidérées qui lui avaient échappé, je profitai de l’occasion pour lui servir une petite conférence sur les manières qui conviennent à un pacha et à un homme qui sait vivre. — j’accepte volontiers vos excuses, pacha, mais je me plais à espérer que, d’ici à la côte, vous me permettrez de vous considérer comme le gouverneur de l’Equatoria et non comme un enfant gâté. Nous ne pouvons qu’être affligés de voir tomber en de semblables puérilités l’homme pour lequel nous sommes toujours prêts à sacrifier nos vies. » Et ainsi de suite, longtemps.

— « Ah ! monsieur Stanley, je regrette de vous avoir jamais rencontré ! » c’est le ton habituel des réponses dolentes que le sauvé fait à son sauveur.

L’issue du duel entre ces deux caractères n’était pas douteuse. Emin finit par céder aux suggestions du magnétiseur ; il s’abandonne, avec une partie des officiers et des employés égyptiens. M. Stanley achemine sa prise sur la longue route qui conduit à la mer. C’est un exode oriental, avec l’interminable convoi des femmes, des enfans, des bagages. La caravane doit se frayer un passage à travers les populations belliqueuses de l’Ouganda et de l’Ouniamwési ; le terrible homme qui la mène tient ces tribus en respect et sort sans encombre de leurs territoires. Ce sont de beaux pays, assure l’explorateur. À l’en croire, l’étranger qui n’admire pas l’Afrique « a le sang appauvri, le foie ou la rate malades. » On pourrait lui objecter que c’est souvent la faute de l’Afrique si le mauvais état de ces organes empêche de l’admirer. Chemin faisant, il distrait son captif en lui montrant les montagnes de la Lune, ces alpes africaines que l’on n’avait pas encore côtoyées d’aussi près. Après huit mois de marche, le II décembre 1889, le convoi atteignait Bagamoyo. Là seulement, au milieu de ses compatriotes, Emin se sent « délivré ; » il échappe à son sauveur, — par la fenêtre et dans l’état que l’on sait, — il trouve un refuge à l’hôpital allemand. L’étonnement de M. Stanley est d’un prix rare. « Nous avons raison d’être surpris que l’accident du banquet de Bagamoyo ait terminé si brusquement nos relations. Nous n’avons pas reçu le moindre remercîment. » Là-dessus, il entonne son Magnificat, des pages curieuses qui achèvent de le peindre ; et, laissant l’ingrat à sa destinée, il revient en Europe pour y jouir de l’empressement des foules et des éditeurs.

Il avait accompli son programme, s’il ne voulait que montrer une fois de plus ses qualités uniques de prodigieux aventurier ; il en avait manqué l’essentiel, s’il entendait donner une province à l’Angleterre et rattacher cette nouvelle région à celles où il avait déjà introduit l’Europe. La province s’est refermée derrière lui, elle est aujourd’hui aussi inaccessible que le Darfour et le Kordofan. Néanmoins, on peut dire sans paradoxe que, s’il a fait rétrograder la civilisation sur un point particulier de l’Afrique, il l’a fait avancer de dix ans sur toute l’étendue de ce continent. En frappant les imaginations, en excitant les gouvernemens, il a donné une impulsion sans précédent à l’œuvre de pénétration européenne ; c’est le résultat indirect, mais certain, de son dernier voyage. Il était juste de le constater avant de rappeler les origines et l’avancement actuel de cette œuvre.


II.

Avec les navigateurs portugais du XVe siècle, l’Europe avait pris connaissance de l’Afrique ; le profil de ce vaste continent était dessiné dès lors d’une façon définitive ; sur le pourtour des côtes, les nations commerçantes avaient jeté des comptoirs qui changèrent souvent de maîtres. Après ce bel élan, il sembla que l’Europe renonçait à poursuivre sa tâche ; jusqu’aux premières années de notre siècle, elle n’ajouta presque rien aux anciennes découvertes ; le voyage de Bruce fut contesté ; les cartes continuaient à reproduire les vieux portulans des marins portugais, avec des additions insignifiantes ou erronées. À nos portes, sur la Méditerranée, les régences barbaresques fermaient l’accès septentrional du continent depuis le Maroc jusqu’à l’Arabie. On devait aller chercher les points de contact aux bouches du Sénégal, dans le golfe de Guinée, sur les côtes portugaises et hollandaises de l’Afrique australe. À quelques journées de marche des établissemens maritimes, les notions positives cessaient. L’Europe ne méritait pas alors d’en connaître davantage. Régences barbaresques et comptoirs européens offraient de tristes ressemblances ; c’était comme autant de petites ventouses appliquées sur l’épiderme de ce grand corps inconnu, pour en tirer un peu d’or et surtout du « bois d’ébène ; » ces cargaisons d’esclaves que les musulmans envoyaient à leurs coreligionnaires d’Asie, les chrétiens à leurs coreligionnaires d’Amérique. Les musulmans continuent de nos jours ; nous leur reprochons ce trafic détestable, nous allons tout mettre en œuvre pour l’empêcher. C’est fort bien ; mais il ne faut pas oublier que ce beau zèle nous est nouveau et que les noirs n’échappaient jadis aux filets des Arabes que pour tomber dans les filets des chrétiens. Les premiers étaient les moins terribles ; la domesticité chez le pacha turc est une condition douce, en comparaison de ce qui attendait le gibier chrétien dans les longues traversées de l’Atlantique et sous le fouet du planteur. Il ne faut pas oublier ces précédens de la civilisation, ne fût-ce que pour mesurer un progrès réel de la pauvre humanité.

La pénétration obstinée de l’Afrique n’a commencé qu’avec notre siècle. Dès le début, ce triangle irrégulier est entamé à ses trois extrémités. C’est d’abord Bonaparte, l’initiateur universel, qui saisit l’Egypte, l’attire dans notre orbite, la livre à l’étude de ses savans. Depuis lors, l’Egypte est redevenue ce qu’elle était dans le monde antique, un appendice naturel de l’Europe ; — on a pu dire pendant la première moitié du siècle, on devrait dire encore sans nos fautes, — un appendice de la France. Ce fut aussi la France, un peu plus tard, qui reprit pied dans les vieilles provinces romaines, à l’autre bout de la Méditerranée. Notre établissement algérien assurait à la civilisation son point de départ le plus nécessaire ; on en sera d’autant plus persuadé, que l’on considérera cet établissement, non comme une colonie lointaine, mais comme le prolongement et la chair même de la patrie. À la pointe méridionale du triangle, l’Angleterre remplaçait en 1815 les Hollandais ; elle fondait au Cap cet empire qui englobe peu à peu toute la région australe, qui prétend remonter sans interruption jusqu’aux bouches du Nil.

Par ces trois grandes portes, par les petites ouvertures pratiquées de vieille date sur les côtes de Guinée, une légion d’explorateurs se jeta dans l’intérieur. Mungo-Park les avait précédés sur le Niger, d’où il n’était pas revenu ; il avait inauguré le long martyrologe des voyageurs africains. L’invasion pacifique commença après 1815. Elle ne s’est pas faite, comme on pourrait le croire, d’une façon continue et régulièrement progressive ; on y distingue deux périodes, la première suivie d’un temps d’arrêt, presque d’un recul. Quelques-uns des plus beaux voyages d’Afrique, des plus féconds en révélations, ont été accomplis entre 1815 et 1830. Au moment où notre monde s’apaisait, les énergies sans emploi se jetaient sur un autre, portées encore par les souffles violens qui venaient de soulever tant d’âmes. Caillaud visite la Haute-Nubie, Mollien parcourt les bassins de la Sénégambie, Tuckey pénètre dans l’estuaire du Congo. Les frères Lander remontent le Niger jusqu’à Boussang. Le major Laing, parti de Tripoli, atteint ce fleuve, et périt avant d’arriver à la côte occidentale. Denham et Clapperton voient les premiers le lac Tchad ; on apprend par eux qu’il existe au Soudan des royaumes maures, des populations denses groupées autour du bassin central, dans la région la plus opulente et la plus saine du continent. Leur itinéraire serait le plus hardi de cette période, si nous ne pouvions revendiquer celui de René Caillié, le premier Européen qui rapporta une description de Tombouctou. Laing y était entré, mais il avait été massacré à la sortie. Depuis Caillié, Tombouctou n’a revu que deux chrétiens, Barth et Lenz ; des intervalles d’un quart de siècle ont séparé chacun de ces voyages ; le charme a été rompu l’an dernier, nos canonnières ont mouillé au-dessous de la ville légendaire. Un long temps devait aussi s’écouler avant qu’on renouvelât l’autre exploit du voyageur de 1828 ; Caillié traversa le Sahara, du Niger à la Méditerranée. Il allait, mendiant chez le nègre et chez l’Arabe. « Le pèlerin de la science, dit M. Elisée Reclus, pauvre, déguenillé, malade, se traînant d’étape en étape, ne devait réussir que grâce à sa misère, au mépris des hommes et à la pitié des femmes, » Il appartenait à l’espèce, assez commune chez nous et particulière à notre pays, des voyageurs qui s’aventurent dans l’inconnu sans ressources, qui font misérablement et à petit bruit les grandes découvertes, refaites ensuite par de plus habiles avec beaucoup d’argent, de mise en scène et de fracas. D’habitude, la gloire est pour ces derniers. Cependant le nom de Caillié a survécu ; ses imitateurs ne prononcent ce nom qu’avec respect.

De 1832 à 1848, on constate une relâche dans l’ardeur des explorateurs. Je ne vois guère à signaler que les patientes investigations de MM. d’Abbadie, Rochet d’Héricourt et Lefebvre en Abyssinie. La France emploie toutes ses forces à réduire l’Algérie. Dans l’Europe de Metternich et de l’école de Manchester, les grandes initiatives individuelles semblent endormies. Elles ne se réveillent qu’après la secousse de 1848. Avec la seconde moitié de notre siècle, la marche en avant recommence pour ne plus s’arrêter.

Dès 1849, des missions catholiques se fondent sur le Haut-Nil, au sud de Khartoum ; les missions protestantes de Zanzibar recherchent la source du fleuve et s’avancent jusqu’aux « montagnes de la Lune. » En cette même année, l’Anglais Richardson, les Allemands Overweg et Barth organisent leur expédition commune au Soudan. C’est le voyage capital pour la connaissance de l’Afrique intérieure au nord de l’équateur. Richardson et Overweg n’en revinrent pas ; Barth fut assez heureux pour refaire sain et sauf, à travers le désert saharien, en 1855, ce chemin des caravanes arabes qui l’avait conduit de la Tripolitaine au Soudan, en 1850. Durant ces cinq années, il avait parcouru toute la région située dans le bassin du Niger et du Bénoué, entre le lac Tchad et Tombouctou. Henri Barth était un Allemand de la vieille race, savant, candide, content de peu, consolé de toutes les misères par un spectacle pittoresque ou une impression poétique. Aujourd’hui encore, si l’on veut se former une idée exacte de ce merveilleux Soudan, de cette civilisation arabe implantée au cœur de la Nigritie, c’est à la relation de Barth qu’il faut recourir ; elle fait aimer cet homme énergique et doux, qui garde un cœur si simple dans la souffrance et dans le triomphe. Ses compatriotes Vogel et Beurman lui succédèrent sur le lac Tchad et complétèrent ses travaux. Ils périrent tous deux, assassinés dans le Ouadaï ; mais une partie de leurs notes fut sauvée pour le monde savant. Au moment même où Barth traversait le premier les eaux du Bénoué supérieur, au-dessus de Yola, le capitaine Baikie remontait ce grand affluent du Niger. Burton visitait le pays des Achanti, ouvrant les routes à l’armée anglaise qui allait bientôt y faire campagne. Notre colonie du Sénégal, languissante jusqu’alors, prenait un essor vigoureux sous l’administration du général Faidherbe ; des missions d’études, parmi lesquelles il faut citer en premier lieu celle de Mage et de Quintin, devançaient nos colonnes sur le haut fleuve et jalonnaient le chemin que ces colonnes devaient suivre plus tard, aux bords du Niger occidental. Une autre colonie française naissait sous l’équateur, avec les explorations de Du Chaillu aux bouches du Gabon et de l’Ogowé. Dans le Sahara, M. Duveyrier pénétrait chez les Touareg, aux replis du grand désert ; il attachait son nom à des études si nécessaires pour les maîtres de l’Algérie. M. Gerhard Rohlfs préludait, dans la même région, aux voyages qui lui ont conquis une juste célébrité. — Vers 1860, le plus gros de la besogne était déjà fait dans toute l’Afrique du nord-ouest, de la Méditerranée au golfe de Bénin, de l’Atlantique au lac Tchad.

À ce moment, la passion des explorateurs et la curiosité du public se tournèrent vers l’Afrique orientale ; vers ces mystérieuses sources du Nil qui occupaient depuis l’antiquité l’imagination des hommes. Il n’était plus permis de confondre, comme on l’avait fait si longtemps, le bassin du grand fleuve égyptien et celui du Niger ; mais la confusion persistait encore, pour tout le régime des eaux équatoriales, entre le Nil, le Zambèze et le Congo. Livingstone la débrouilla pour le Zambèze ; dans ses deux premiers voyages, de 1853 à 1864, il découvrit la chute et les sources de ce fleuve, détermina exactement son bassin, traversa de part en part le continent austral. Dans sa troisième expédition, il releva les origines d’un puissant cours d’eau, alimenté par une série de vastes lacs, du Banguéolo au Tanganyka ; il croyait tenir les sources du Nil : c’était le Congo. D’autres voyageurs venus par deux routes différentes, les uns partis de la côte orientale, les autres remontant le Nil avec les missions égyptiennes, atteignaient à la même époque les vrais lacs nilotiques. Burton, Speke et Grant y arrivaient de Zanzibar ; le pavillon anglais, qui avait paru pour la première fois sur le Tanganyka le 13 février 1858, flottait bientôt après sur le Victoria-Nyanza. L’expédition reconnaissait l’Ouganda et faisait sa jonction avec sir Samuel Baker, venu du nord, par le fleuve. M. Baker achevait de résoudre le problème en suivant le Nil jusqu’à l’Albert-Nyanza. — On tenait enfin les principaux fils de l’écheveau ; le nourricier de l’Egypte puise ses eaux dans les grands réservoirs situés sous l’équateur ; au-delà, de faibles relèvemens de terrain rejettent vers l’ouest et le sud les affluens des réservoirs voisins, qui vont grossir d’une part le Congo, de l’autre le Zambèze, par le canal du Chiré.

L’Egypte conclut de ces découvertes qu’elle devait posséder tout le bassin de son fleuve ; le khédive multiplia les expéditions géographiques et militaires, sous la conduite de Baker, de Gordon, de Chaillé Long, de Piaggia ; un instant, il parvint à rétablir dans son intégrité l’empire méridional des anciens Pharaons, si, comme le croyait Mariette, Touthmès a régné jusqu’à l’équateur. L’Europe a condamné en bloc les fautes et les prodigalités d’Ismaïl-Pacha : sur un point au moins, l’avenir réformera cette condamnation. Ceux qui ont vécu au Caire, dans ces années brillantes où tout y respirait les larges ambitions et les vastes espérances, ceux-là ne peuvent pas oublier que l’Egypte était alors la terre promise des explorateurs, le principal loyer des découvertes géographiques. En poursuivant au Soudan oriental ses vues politiques, Ismaïl-Pacha rendait un service inappréciable à l’œuvre de la civilisation, si brusquement ruinée après sa chute.

Depuis 1870, les voyageurs ont sillonné l’Afrique en si grand nombre qu’il faut renoncer à les énumérer. Il suffira de rappeler leurs travaux les plus marquans, jusqu’au moment où l’action politique des grands états se substitua aux recherches scientifiques. Dans la région australe, le lieutenant Cameron continua les entreprises de Livingstone, qu’il était allé secourir ; sa traversée du continent, de Zanzibar à Benguela, fut l’un des plus beaux exploits de cette période ; elle lui permit de reconnaître le système général des affluens méridionaux du Congo. Le major Serpa Pinto lui succéda de ce côté, avec la même hardiesse et le même bonheur. Sur la côte orientale et dans le bassin du Nil, avant le jour où l’irruption des mahdistes ferma le fleuve, la carte d’Afrique fut complétée par les missions égyptiennes, par Linant, Gessi, Munzinger, Emin-Pacha. M. Stanley réussit à rejoindre Livingstone ; il commençait sa renommée en naviguant sur les grands lacs, il levait les derniers doutes qui nous restaient sur leur situation, leurs formes et leurs rapports. Entre les rives du Tanganyka, du Victoria et de l’Albert-Nyanza, les missions catholiques et protestantes multiplièrent leurs stations. Le pays des Niam-Niam et des Monbouttou s’ouvrit devant MM. Schweinfurth et Piaggia. En Abyssinie, au Choa, le marquis Antinori et d’autres pionniers de l’Italie refirent les routes si souvent parcourues par nos voyageurs, par Caillaud, Lejean, MM. d’Abbadie et Borelli. Nachtigal reprit au Soudan l’itinéraire de Barth, et peu d’explorateurs rendirent à la science de plus signalés services : il revit le lac Tchad, les royaumes avoisinans, pénétra au Ouadaï, au Darfour, revint à la Méditerranée par les montagnes jusque-là vierges du Tibesti. M. Gerhard Rohlfs rentrait simultanément dans les solitudes du Sahara oriental et septentrional, il les parcourait à nouveau, de l’Egypte au Maroc. Notre Sahara français, où la longue liste de nos éclaireurs est trop souvent un nécrologe, était étudié par Largeau, Dournaux-Dupéré, Soleillet, Flatters. Le docteur Lenz prenait en écharpe le grand désert à son extrémité occidentale et descendait du Maroc à Tombouctou.

La plupart de ces voyageurs ne faisaient qu’étendre et coordonner les découvertes de leurs devanciers. Dans cette Afrique si vaillamment attaquée, un seul problème restait entier : qu’était-ce que le Congo, le grand fleuve du centre équatorial ? On n’en connaissait que l’embouchure ; ceux qui en avaient vu les sources et les affluens, comme Livingstone et Cameron, hésitaient sur l’attribution de ces eaux qu’ils n’avaient pas pu suivre. Nos compatriotes essayèrent d’arriver au fleuve par l’Ogowé ; Marche et Compiègne furent arrêtés, M. de Brazza y parvint, et ses campagnes ont eu pour résultat de transformer notre petite colonie du Gabon en une province plus étendue que la mère patrie, le Congo français. Mais l’honneur d’avoir résolu le dernier des grands problèmes africains revient pour la plus large part à M. Stanley ; grâce à ses explorations réitérées, de 1871 à 1877, le Congo fut enfin reporté sur les cartes à sa vraie hauteur, il s’ouvrit au-dessus des chutes à la navigation européenne ; et l’on put s’aventurer sur ses grands affluens de la rive droite, l’Oubanguî, l’Arruwîmi. L’inventaire de l’Afrique s’enrichissait d’un réseau fluvial peut-être unique dans le monde, 10,000 kilomètres d’eaux profondes serpentant à travers les forêts vierges et les terres végétales de l’équateur.

Tels étaient les résultats acquis il y a dix ans, quand les diplomates s’avisèrent à leur tour de découvrir l’Afrique centrale. Nous allons les voir à l’œuvre.


III.

L’Europe, telle qu’elle est sortie des événemens de 1870, a été travaillée après dix années de paix par un mouvement d’expansion coloniale dont je n’ai point à rappeler les causes économiques. Des causes morales y contribuaient ; les vainqueurs cédaient à la tentation d’étaler sur le monde leur nouvelle grandeur ; les vaincus se rejetaient vers le seul champ d’activité encore ouvert à leurs ambitions ; les autres nations suivaient pour ne pas se laisser distancer ; l’Angleterre redoublait ses efforts accoutumés, afin de maintenir contre les nouveaux concurrens, dans toutes les parties du globe, l’hégémonie traditionnelle qui fait le juste orgueil de cette puissance. Les profondeurs vides de l’Afrique, sondées enfin par les explorateurs, devaient fatalement absorber ce trop-plein de l’activité européenne.

Je n’enregistre que pour mémoire l’établissement du protectorat français sur la Tunisie, en 1881, et l’occupation exclusive de l’Egypte par les Anglais, l’année d’après. Ces événemens ne marquaient pas une politique nouvelle ; ils ont leur place dans l’histoire du littoral méditerranéen et ne se rattachent qu’indirectement à notre sujet, la pénétration de l’intérieur africain. Il faut, d’autre part, limiter ce sujet en écartant les faits qui concernent les régions australes, au-dessous du fleuve Orange et de la baie Delagoa. Dans ces régions, la Grande-Bretagne étendait depuis longtemps son domaine colonial. Des conventions commerciales préparent l’absorption des enclaves qui la gênent ; les délégués des états de l’Afrique méridionale, réunis en 1888 à la conférence du Cap, ont décidé en principe l’extension du réseau ferré qui aboutit à cette ville et la constitution d’un Zollverein sud-africain.

Le signal des entreprises pratiques dans le pays neuf est parti de Belgique. Grâce à l’initiative habile et passionnée de son roi, notre petite voisine va jouer au-delà des mers le grand rôle tenu jadis par la Hollande. Théoriquement, elle possède le cœur de l’Afrique, le noyau central autour duquel se développent les établissemens des autres peuples. Ce domaine lui est échu par une suite d’évolutions diplomatiques très curieuses. En 1876, le roi Léopold réunissait à Bruxelles un simple congrès géographique, qui lui décernait la présidence d’une « association internationale pour l’exploration et la civilisation de Afrique. » Ce n’était encore qu’une création platonique ; elle ne tarda pas à se préciser en devenant « l’Association internationale du Congo. » L’association continua de justifier son titre en faisant appel à des pionniers de toute nationalité ; mais elle limita son activité aux immenses territoires découverts par M. Stanley, avec l’appui financier du roi des Belges ; vis-à-vis des gouvernemens, le souverain personnifiait de plus en plus la société qu’il patronnait. Le nom d’état du Congo passa peu à peu dans l’usage, pour désigner le champ d’action de la société. Le nouvel état reçut l’existence officielle à la conférence de Berlin, en 1885. Cette conférence a défini le régime imposé à l’Afrique équatoriale, sous la garantie commune des puissances : le bassin du Congo constitue une zone neutre, ouverte à la navigation et au commerce de tous les peuples, en franchise de tous droits d’entrée ou de transit. L’acte de Berlin a étendu les mêmes stipulations au bassin du Niger. — Une dernière clause de cet acte date l’ère nouvelle qui commence pour l’Afrique ; désormais, toute nation qui s’attribuera une parcelle de ce continent sera tenue de notifier son acquisition à l’aréopage européen. L’Afrique cesse d’être une terra incognita abandonnée aux fantaisies du premier occupant ; elle devient un acquêt du patrimoine commun, soumis au contrôle de toute la famille. — Le 1er août de la même année 1885, à la suite de conventions particulières avec plusieurs puissances, le roi Léopold notifiait à tous les cabinets le vote des chambres belges, qui l’autorisait à prendre le titre de souverain de l’état indépendant du Congo. L’union entre cet état et la Belgique devait être exclusivement personnelle. Le caractère transitoire de cette restriction apparut très vite ; les chambres ayant consenti des sacrifices pécuniaires pour le Congo, un arrangement intérieur, sanctionné cette année par les puissances garantes, a reconnu à la Belgique un droit de préemption sur le domaine de son roi. Aujourd’hui, pour qui ne s’embarrasse point des subtilités de protocole, l’état du Congo, le Congo belge, comme l’on dit couramment, est une annexe coloniale de Bruxelles ; il participe en Afrique aux obligations et aux privilèges que la qualité d’État neutre comporte en Europe pour sa métropole. La Belgique est sans doute destinée à nous montrer la première comment le poids des intérêts africains va incliner les ressorts de la politique européenne. Selon toutes probabilités, elle deviendra dans l’avenir le satellite de l’énorme empire qu’elle s’est donné ; si cet empire prospère et prend une grande importance, les convoitises qu’il éveillera décideront au prochain siècle le sort de la Flandre et du Brabant. — Nous n’en sommes pas là. Les Belges ont occupé l’étroit couloir par où l’état du Congo prend jour sur l’Atlantique ; ils ont des établissemens réels jusqu’au Stanley-Pool. Au-delà, tout est encore à faire ; le pavillon bleu à l’étoile d’or flotte sur quelques stations précaires ; les agens européens ne s’éloignent pas des rives du fleuve ; Tippou-Tib est le véritable maître du cours supérieur.

La conférence de Berlin était le signe et le résultat de préoccupations toutes nouvelles en Allemagne. En 1884, des négocians de Hambourg et des explorateurs commissionnés par le gouvernement impérial avaient attaqué l’Afrique sur trois points fort distans : en face de Zanzibar, sur la côte orientale ; au nord du fleuve Orange, à Angra-Pequeña, sur l’Atlantique ; enfin dans le golfe de Guinée, au Cameroun et à Togo. Ces premières tentatives coloniales enflammèrent les imaginations allemandes ; le grand chancelier leur prêta un appui résolu ; les cartographes, gens fort indiscrets dans l’emploi des couleurs, trahirent vite les ambitions de leur pays. Sur la carte de Liebenow, dressée à Berlin en 1886, on remarquait déjà de larges bandes roses, — le rose est la couleur germanique, — prolongées sur toute la partie orientale de l’Afrique médiane, jusqu’aux limites de l’état neutre du Congo. Ces bandes reprenaient de l’autre côté, sur l’Atlantique, avec la même intempérance. Que leur manquait-il pour se rejoindre à l’intérieur ? Un peu de ce même rose sur l’état du Congo. Or, on ne sait jamais combien de temps un état indépendant, un état belge, se maintiendra belge et indépendant ; si quelque jour, par hypothèse, le Congo perdait ces deux qualités, l’Allemagne ne voudrait-elle pas réunir ses deux têtes de pont, d’un Océan à l’autre ? Une Inde gigantesque, coupant l’Afrique par le milieu, assurerait à ses possesseurs l’hégémonie sur tout ce continent.

Voilà le rêve. Dans la réalité, je m’empresse de le dire, rien ne nous autorise à prêter au gouvernement impérial ces appétits de cartographe glouton. Mais la réalité est déjà fort imposante. La Compagnie allemande de l’Afrique orientale, substituée en 1885 à l’ancienne Société coloniale de Hambourg, reprit les opérations de sa devancière et les étendit par des traités avec les roitelets nègres, vassaux nominaux du Zanzibar. MM. Peters et Wismann poussèrent à main armée dans l’intérieur, malgré les réclamations de Séid Bargasch. Le chancelier prit fait et cause pour eux, les vaisseaux allemands s’embossèrent devant Zanzibar ; les acquisitions de la compagnie furent déclarées territoire d’empire. L’Angleterre s’émut, des négociations très laborieuses s’engagèrent entre les deux puissances. En 1886, un premier arrangement sanctionna les prétentions allemandes, sauf sur le littoral ; l’administration de toute la bande côtière, à l’exception de deux ports, demeurait confiée à la Société anglaise de l’est africain. Ainsi murée du côté de l’Océan, la future colonie germanique n’était pas viable ; le traité de partage conclu cette année a régularisé la situation, aux dépens du sultan de Zanzibar ; ce traité concède à la Grande-Bretagne le protectorat sur les îles du sultanat ; la Société anglaise de l’est africain reporte ses droits sur la zone du littoral comprise entre le fleuve Tana et Wanga ; une ligne qui remonte obliquement de Wanga au nord du Victoria-Nyanza limite dans l’intérieur les possessions britanniques et les possessions allemandes. Ces dernières partent de l’Océan-Indien sur une longueur de six degrés, de Wanga au cap Delgado ; elles s’étendent dans les terres jusqu’aux lacs Victoria et Tanganyka, qui deviennent virtuellement allemands ; le Tanganyka sépare seul le territoire germanique du Congo belge. C’est un empire égal en superficie à l’Allemagne, dans une région fertile, habitée, susceptible d’un grand développement ; l’empire n’a qu’un inconvénient : il faut encore le conquérir sur des populations très récalcitrantes.

Ces combinaisons ont porté un coup irréparable aux grands desseins anglais sur l’Afrique orientale. C’en est fait de la route royale britannique, qui devait remonter du Cap jusqu’aux bouches du Nil sans solution de continuité. L’Angleterre prétendait couper la poire africaine dans le sens de la longueur ; l’Allemagne entend la partager dans le sens de la largeur ; les deux couteaux se sont heurtés ; c’est le dernier qui est resté dans le fruit. L’Angleterre a rencontré sur cette même route d’autres obstacles. Au sud, le Portugal avait fait, et depuis plus longtemps, le même rêve que l’Allemagne : un royaume transversal qui relierait Angola au Mozambique, par le bassin du Zambèze. On sait comment l’Angleterre en a usé avec les premiers conquérans de l’Afrique ; elle avait entendu les argumens de l’Allemagne, elle a eu l’oreille plus dure pour ceux du Portugal, la voix étant plus faible ; elle a saisi et continue d’envahir, sur le Chiré et dans le Mashonaland, des positions qui lui permettent de commander le Zambèze. L’Angleterre aura moins facilement raison d’une autre barrière qui s’est dressée devant elle, là où elle n’en attendait guère, en travers du Nil. Quand elle assuma la direction exclusive des affaires égyptiennes, poussées si loin vers le sud par Ismaïl-Pacha, elle put croire qu’elle tenait du coup la moitié de sa route d’avenir, d’Alexandrie aux lacs équatoriaux. L’explosion du mahdisme, en 1884, intercepta cette route sur une hauteur de 20 degrés. Il est pénible pour la grande nation anglaise que son installation en Égypte ait été le signal d’un phénomène sans précédent : le recul de la civilisation jusqu’à la deuxième cataracte. Sous toutes les dominations antérieures, pharaonique, grecque, romaine, arabe, chrétienne, le Kordofan était accessible aux échanges commerciaux, à des civilisations relatives ; la nuit de la barbarie est brusquement retombée sur ces contrées ; l’Afrique, ouverte sur tous les autres points, s’est refermée sur le plus anciennement connu.

En plus des Allemands et des Anglais, la côte orientale a vu débarquer des Italiens, durant ces années mémorables de l’invasion européenne. L’Italie a jeté son dévolu sur le massif montagneux qu’on appelle la Suisse africaine, habité par les populations chrétiennes du Tigré, de l’Abyssinie, du Choa. Descendus à Assab en 1882, à Massaoua en 188.5, arrêtés par l’échec de Dogali en 1887, les soldats et les négocians italiens prononcent leur mouvement vers les plateaux de l’intérieur, où leurs affaires semblent en assez bonne voie. Le cabinet de Rome ne compte pas s’arrêter là, puisqu’il revendique Kassala et l’accès du Nil Bleu ; c’est l’objet d’une négociation pendante avec le gouvernement britannique ; celui-ci défend énergiquement les droits de l’Egypte, qu’il a absorbés, sur une région d’où les mahdistes ont évincé l’Egypte et l’Angleterre.

Ainsi le versant oriental de l’Afrique a été presque entièrement distribué, depuis dix ans, entre quatre nations européennes. Au sud de l’équateur, l’Allemagne s’y est taillé un large morceau, le plus compact, le mieux délimité. Au-dessous d’elle, le Portugal défend sans grand espoir une situation créée par les siècles, et qui menace de lui échapper au moment où il venait de la relever. L’Italie a choisi sa part entre la Mer-Rouge et le Nil moyen. Partout ailleurs, l’Angleterre possède, protège, conquiert, et prétend à tout ce qui n’est pas encore possédé. Nous n’avons pas d’intérêts dans l’Orient africain ; nous regardons les compétitions de notre île de Madagascar, où la suzeraineté française vient enfin d’être mise hors de contestation.

Dans l’Afrique occidentale, la course aux colonies a été tout aussi rapide, tout aussi jalouse. Mais, de ce côté, les possessions et surtout les prétentions sont singulièrement enchevêtrées. Pour ne pas obscurcir ce résumé, je négligerai les petits établissemens d’ancienne date qui morcèlent le pourtour du golfe de Guinée, depuis Sainte-Marie de Bathurst jusqu’au Congo. Il est probable que ces comptoirs feront l’objet d’échanges compensateurs entre les puissances, à mesure que chacune d’elles se concentrera sur les grandes aires de développement choisies depuis dix ans.

Durant cette période, l’Allemagne a porté son effort sur deux points ; au sud de l’équateur, sur les côtes comprises entre le fleuve Orange et la Kunéné ; au nord, sur la baie de Biafra, commandée par le Cameroun. Du Cameroun, elle semble désireuse d’atteindre, par l’Adamaua et le Baghirmi, le littoral méridional de ce lac Tchad où les explorateurs allemands l’ont si glorieusement annoncée.

L’Angleterre a fait son installation capitale aux bouches du Niger. Elle rayonne de là sur le large éventail du Soudan central, entre Niger et Bénoué, jusqu’à la rive occidentale du lac Tchad et aux premières terrasses sahariennes. C’est peut-être la situation la plus enviable dans toute l’Afrique. Le Bas-Niger et le Bénoué, les seuls grands fleuves où la navigation ne soit pas arrêtée par des chutes, sont les artères les plus commodes et les plus courtes pour atteindre le lac Tchad, pour drainer vers la mer tout le trafic du Soudan. Ils enserrent un pays célébré par les voyageurs pour sa richesse, son climat relativement tempéré. Et le nom de Nigritie ne doit pas nous induire en erreur sur les populations de ce pays ; noirs ou métis berbères, ces peuples ont passé par des développemens historiques inconnus aux tribus nègres des forêts équatoriales. Les Arabes apportèrent dans les royaumes musulmans du Sokoto et du Bornou une demi-civilisation, à peine inférieure à celle qui existait chez leurs frères de la côte méditerranéenne. Les savans du Baghirmi causaient avec Barth d’Aristote et de Platon ; ceux du Bornou disputaient avec lui sur la géographie de Ptolémée. Les grandes villes sont fort rapprochées dans le Sokoto. D’après le peu que l’on connaît de ces régions, elles promettent au premier occupant européen des élémens de prospérité comparables à ceux que les Russes ont trouvés en Asie centrale, dans les riches vallées cultivées par le peuple sarte. — En 1880, des maisons anglaises et françaises se partageaient le négoce aux bouches du Niger ; les nôtres, qui étaient les plus nombreuses, reçurent des propositions séduisantes pour la cession de leurs établissemens ; elles demandèrent conseil et appui au gouvernement français. Le lecteur devine l’accueil fait à ces importuns, qui s’en venaient d’on ne sait quel Niger tracasser les bureaux de Paris. Les maisons françaises acceptèrent les propositions de leurs concurrens anglais et liquidèrent. Ce moment a décidé les destinées du Soudan ; il a préjugé les chances des projets que nous formons aujourd’hui, pour y pénétrer par des voies de plus long parcours. la Royal Niger Company, puissamment constituée en 1886, reçut une charte qui l’autorise à battre monnaie, à faire des lois, à lever des troupes ; elle entretient une flottille de vapeurs qui remonte aujourd’hui le Niger jusqu’aux rapides de Boussang, à 736 kilomètres de la mer ; le Bénoué jusqu’à 720 kilomètres, les deux tiers de la distance entre le lac Tchad et la côte.

La France possède sur l’Atlantique deux vastes territoires : le Congo français, la Sénégambie avec ses nouvelles annexes. Le Congo français, englobant notre ancienne colonie du Gabon, est à cheval sur l’équateur ; nous avons à peine jalonné l’énorme région inscrite entre le littoral et l’Oubanguî ; il est impossible de prévoir actuellement l’avenir réservé à ces terres vierges, opulentes, malsaines, peuplées par des races nègres qui occupent les échelons inférieurs de l’humanité. En revanche, nos vieilles possessions de la Sénégambie se sont prodigieusement développées depuis quelques années. Établis sur tout le cours du Sénégal, nous avons passé de ce bassin dans celui du Niger supérieur. Ce dernier fleuve attend notre pavillon jusqu’à Say ; personne ne nous dispute la boucle du Niger, sauf le chef indigène Ahmadou, que le colonel Archinard est en train de réduire. On vient de constituer administrativement le Soudan français, avec nos acquisitions à l’est du Sénégal. Au-dessous des deux fleuves, en marchant vers la côte de Guinée, nous avons enveloppé et pénétré le massif montagneux du Fouta-Djallon ; l’empire du sultan Samory, un moment si redoutable, est aujourd’hui à notre discrétion. La belle exploration du capitaine Binger a fixé le pays de Khong dans notre sphère d’influence. Le rattachement du Soudan français à la côte de Guinée, par le Comoé ou par toute autre voie, n’est désormais qu’une question de temps. Notre hinterland sénégalais, — puisque c’est le mot adopté dans la langue diplomatique nouvelle, qui détrône l’ancienne, — embrasse douze degrés de latitude, dix-huit de longitude. Il déborde sur le littoral les enclaves étrangères de Bathurst, des Bissagos, de Sierra-Léone et la république de Libéria. On s’étonnera peut-être de voir passer sous silence le Dahomey, qui a fait naguère tant de bruit en France. Grâce au ciel, nous avons évité une campagne sanglante et coûteuse dans ce couloir sans avenir, étranglé entre les établissemens britanniques de Bénin et de la Côte-d’Or. Nous eussions travaillé une fois de plus pour l’Angleterre : les charges que la France et les Allemands de Togo supportent au Dahomey doivent fatalement revenir à la nation maîtresse du bas Niger et de la Volta.

Si l’on jette les yeux sur une carte, on verra que tous les efforts des trois grandes puissances, à l’occident de l’Afrique, convergent actuellement vers un même point : le Soudan central, le bassin du lac Tchad. L’Angleterre en approche par la meilleure et la plus courte route ; mais elle doit compter, sur son flanc droit, avec la marche parallèle des Allemands du Cameroun ; elle peut être tournée, gênée au moins, sur son flanc gauche, par les Français du haut Niger. Nous pourrions, d’autre part, arriver au Tchad par le sud, en partant du Congo français ; tout fait supposer que les sources du Châri, le principal tributaire du lac, doivent naître très près du haut Oubanguî. Un de nos explorateurs, M. Crampel, cherche en ce moment la route entre les deux rivières, dans une région où nul voyageur ne s’est aventuré jusqu’à ce jour. — Les traités de partage conclus il y a quelques mois, en tant qu’ils concernent l’Afrique occidentale, n’avaient d’autre objet que de régler les conditions de cette course au Soudan, par la délimitation des sphères d’influence.

Un premier accord était nécessaire entre l’Allemagne et la France, pour fixer la ligne de démarcation qui séparera le Congo français des territoires du Cameroun ; accord facile, par cela même que la position de cette frontière ne peut avoir aucun effet sur les compétitions au Soudan. On a tiré une ligne droite du cap Campo dans la direction de l’est, elle va se perdre dans l’inconnu. L’opération était plus délicate au nord du Cameroun, entre l’Allemagne et l’Angleterre. Les deux nations ont accepté un tracé qui part de la baie de Biafra et rejoint le Bénoué à Yola ; ce tracé coïncide avec la plus courte ligne qu’on puisse tirer de la mer au lac Tchad. Au-delà de Yola, et jusqu’au lac, les parties contractantes ont renoncé à préjuger l’attribution future de l’Adamaua.

La convention anglo-française a concilié les prétentions respectives des deux puissances sur le Niger. Il sera nôtre en amont de Say ; anglais au-dessous. On a évité de prévoir le terme extrême de notre pénétration à l’ouest du fleuve, au sud de sa grande boucle. À l’est, une ligne tirée de Say jusqu’à Barroua, sur le lac Tchad fixe l’avenir du Soudan central. L’Angleterre se le réserve en entier. D’après toutes les relations des voyageurs, toutes les études des géographes, la ligne Say-Barroua marque la limite septentrionale des pays fertiles, arrosés, peuplés ; rigoureusement menée, cette ligne nous laisserait au nord quelques terres cultivables, la petite principauté de Sinder, le Damergou ; mais sur la plus grande partie de son tracé, elle suivrait la base des hammâda, les premiers relèvemens du Sahara, où commence l’aire de parcours des Touareg. « Un sol léger, très léger, » comme l’a dit lord Salisbury, avec plus d’ironie que d’exactitude, puisque ce sol est de la pierre. — Sans parler des avantages que la convention nous assure à Madagascar, ce n’est pas un point indifférent qu’elle mette hors de conteste le fameux hinterland algérien, c’est-à-dire les déserts qui séparent les deux Frances africaines, de l’Atlas au Sénégal. Néanmoins, un traité qui nous évince du Soudan central, de ce grand marché africain où toutes les voies de pénétration devront aboutir pour être rémunératrices, — un pareil traité prêterait à de graves objections, s’il n’avait un correctif dans l’acte de Berlin. La conférence de 1885 a stipulé pour tout le bassin du Niger la plus entière liberté commerciale. Avec cette sauvegarde, il est permis d’attacher peu d’importance aux partages préventifs de pays qu’on n’a pas atteints ; ce ne seront point les diplomates, mais les ingénieurs et les négocians qui auront le dernier mot dans la question. L’exploitation du Sokoto et du Bornou est promise à ceux qui y apporteront le plus de diligence et d’habileté ; ces royaumes appartiendront moralement aux premiers fondateurs de comptoirs et surtout aux premiers conducteurs de locomotives. Dans les régions neuves, le bon sens général accorde plus de droits aux intérêts concrets qu’aux protocoles diplomatiques ; on l’a bien vu à Zanzibar ; nous protégions le sultanat au même titre que l’Allemagne et l’Angleterre ; nous n’y avions pas d’intérêts ; quand l’Allemagne et l’Angleterre en ont disposé, nous avons à peine réclamé pour la forme, nous avons galamment biffé notre signature sur la convention de 1862, et nous avons sagement fait.

Telles sont, esquissées à grands traits, les positions prises par les puissances dans les parties neuves de l’Afrique. Cette énumération paraîtrait complète à qui se contenterait d’un examen superficiel. Il y manque pourtant un redoutable copartageant, une puissance qui n’a pas de lieu défini, pas de représentation diplomatique, pas de drapeau, mais mieux ou pire, un symbole religieux : cette puissance est l’Islam. De tous les phénomènes historiques du XIXe siècle, le plus considérable sera peut-être la renaissance et le progrès de l’Islam dans le continent noir. Il y retrouve dans ses anciens foyers arabes une vitalité inattendue ; il en allume sans cesse de nouveaux chez les nègres. C’est une seconde hégire ; Mahomet regagne en Afrique tout ce qu’il a perdu en Europe. Le sort des races noires va se jouer entre la civilisation européenne et la loi musulmane : le gain de la partie n’est rien moins que certain pour nous.

Le judicieux Barth disait déjà au Soudan, il y a quarante ans : « Il est digne de remarque que, tandis que l’islamisme marche à pas rapides vers sa chute sur les côtes de la Méditerranée, il se trouve dans l’Afrique intérieure quelques sectes ferventes qui réunissent encore ses derniers zélateurs… Je crois encore à la vitalité de l’islamisme, pourvu qu’un réformateur vienne le régénérer. » Quelques années ont suffi pour donner raison à Barth. Aujourd’hui, l’un des hommes qui connaissent le mieux ces questions conclut ainsi le livre où il les étudie : « Somme toute, le fait qui domine l’évolution moderne du monde islamique est le prodigieux mouvement de rénovation, de propagande qui s’accomplit en Asie, en Afrique surtout[2]. »

Géographiquement, les deux tiers de l’Afrique appartiennent à l’Islam ; en dehors des quelques agens et négocians européens, c’est le seul culte professé par cent races diverses, au nord d’une ligne d’autant plus difficile à préciser qu’elle avance chaque jour vers le sud. M. Banning estimait, il y a deux ans, que cette ligne frontière pouvait être tirée du Cap-Vert à Zanzibar. Elle est certainement débordée aujourd’hui, au centre et sur les ailes. Le réduit central de l’Islam est fortement retranché au nord-est de l’Afrique, dans le triangle compris entre Tripoli, le Ouadaï et le Soudan égyptien. Sur cette aire inaccessible à l’Européen, le fanatisme brûle comme aux premiers jours de la prédication musulmane ; les confréries l’entretiennent : là, comme au Maroc, cette autre citadelle de la foi, elles sont le véritable pouvoir religieux et politique. Toutes ces régions obéissent docilement à un mot d’ordre des Senoussiya de la Tripolitaine, des Kadriya du Soudan égyptien. Ces derniers ont fomenté la prise d’armes victorieuse du Mahdi, et il suffit de cet exemple pour nous montrer ce que nous pouvons attendre, à chaque instant, sur chaque point de l’Afrique. L’auteur de l’Islam au XIXe siècle dit très justement : « Les dénominations d’empire théocratique, d’imamat, peuvent fort exactement s’appliquer au domaine africain du senoussisme. Elles représentent beaucoup plus qu’une figure, et, à peu de réserves près, sont d’une entière exactitude. Il se produit réellement une agglomération politique, au sens islamique du mot, des populations africaines de la zone saharienne, sous la direction du grand-maître de la confrérie. »

Du réduit central, l’Islam rayonne en tous sens ; d’abord sur les populations métissées d’Arabes et de noirs, comme sont celles du Niger, du Sénégal ; ensuite sur les nègres fétichistes du sud. Poussées par l’esprit musulman, des vagues humaines roulent de l’est à l’ouest et viennent raviver la ferveur des indigènes, qu’elles subjuguent. Ainsi sont arrivés au Sénégal ces Foulbé, qui opposent aujourd’hui à nos armes une si fière résistance. C’est par l’ascendant religieux qu’un Samory, un Ahmadou, ont pu fonder en quelques années des empires aujourd’hui disloqués, mais toujours prêts à se reformer ; c’est le fanatisme qui souffle aux Toucouleurs le courage désespéré dont ils ont fait montre dans la dernière campagne.

Au-dessous de l’équateur, on retrouve les mêmes courans dans la même direction. Ici, ce sont les traitans de Zanzibar qui les dirigent ; un intérêt de lucre les guide, mais ils n’oublient pas la propagande. La tache d’huile, ou, pour mieux dire, la tache de sang, s’étend rapidement devant les chasseurs d’hommes. Nous avons vu comment M. Stanley, après quelques années d’absence, constate l’envahissement du Congo par les associés et les coreligionnaires de Tippou-Tib. M. Trivier est encore plus formel dans la relation de sa traversée du continent. « L’invasion des Arabes s’accentue chaque jour davantage : au train où ils vont, ils seront certainement aux portes des Bangalas avant deux ans. Que l’État indépendant y prenne garde ; c’est là surtout qu’est le péril. Tous les jours les Arabes avancent, le gouvernement de Boma le sait bien ; mais comme il n’y peut rien, il les laisse faire et s’en va annexer les provinces de l’Ouregga et de Manyéma. » Et plus loin : « Les avis qui m’avaient été donnés jusqu’à ce jour, de provenance blanche, jaune ou noire, étaient tous les mêmes sur l’envahissement du pays par les musulmans ; les personnes consultées étaient toutes d’accord sur la puissance et la popularité de Tippou-Tib. Il Avant Nyangoué, M. Trivier a traversé « vingt villages, tous gouvernés par des Arabes. « Il faudrait un volume pour reproduire les témoignages concordans des derniers voyageurs. Il en faudrait un autre pour rassembler les peintures effroyables qu’ils font des pays dépeuplés par la traite. Des voix généreuses viennent encore de dénoncer cette honte dans le congrès antiesclavagiste qui se tenait hier à Paris ; elles n’ont rien exagéré, le continent noir est littéralement une boucherie où l’on saigne les troupeaux sans relâche, et cela depuis longtemps ; Barth décrivait déjà les mêmes horreurs. On a proposé, pour enrayer le mal, des moyens chevaleresques dont l’efficacité paraît douteuse ; on cherchera vainement le remède tant que les puissances, toutes les puissances, n’interdiront pas d’une façon absolue la vente de la poudre sur toutes les côtes d’Afrique.

Comment expliquer que les nègres fétichistes adoptent avec tant de facilité la croyance de leurs persécuteurs ? C’est un fait sur lequel les meilleurs observateurs s’accordent. Il y a présentement chez les races noires un éveil confus, un besoin d’ascension à des échelons de vie supérieure ; le mahométisme, qui demande si peu à ses néophytes, répond suffisamment à ce besoin. N’écrivant point ici pour imaginer ce que nous voudrions voir, mais pour discerner ce qu’on voit en réalité, je dois résumer les dépositions les plus sûres. Sauf dans l’Ouganda, où les prosélytes de nos missions forment un noyau solide, la propagande chrétienne obtient peu de résultats, et peu durables, quand elle agit seule dans un milieu nègre ; partout où elle doit lutter avec la propagande musulmane, ses gains sont nuls, ceux de l’Islam sont rapides et considérables. Les colonies européennes ne font pas exception. Sierra-Leone, où, il y a trente ans, on n’eût pas trouvé un musulman en compte aujourd’hui 50,000. De même Libéria. Il n’est si petite bourgade de la côte du Bénin qui n’ait sa mosquée aux lieux où trônaient naguère encore les dieux fétiches. Les nègres sont de grands enfans, menés par deux passions : les femmes et la boisson. Le musulman leur interdit l’alcool, mais il leur accorde la polygamie. Le chrétien permet l’alcool, il l’importe même, mais il prohibe le harem. Les pauvres noirs sont fort embarrassés ; l’événement prouve qu’ils penchent vers le harem. — À propos de l’alcool, on ne peut se défendre d’une réflexion. Nous allons réprimer les horreurs de la traite ; nous nous proposons de libérer ses victimes, pour les exterminer ensuite plus lentement, mais plus sûrement, comme on extermina les Peaux-Rouges, en leur faisant acheter les poisons de nos distilleries. Un nègre prévoyant aurait quelques motifs de renvoyer dos à dos l’Arabe et l’Européen ; il pourrait leur adresser à tous deux les adieux du vieillard taïtien, tels que Diderot les imaginait dans le Supplément au voyage de Bougainville. Mais c’est là matière à philosopher ; et nous cherchons les moyens pratiques de faire triompher notre civilisation, avec ses tares et ses bienfaits, dans un monde où le mouvement de l’histoire la pousse invinciblement. L’Islam est le plus grave péril pour notre œuvre ; il peut la ruiner, s’il concentre sa force religieuse et politique contre les nations européennes, divisées par leurs compétitions jalouses. On ne fait pas ici le procès à la religion musulmane ; considérée d’une façon abstraite, elle demeure, malgré les préjugés vulgaires, une des plus belles philosophies monothéistes où se soit élevé l’esprit humain. Mais dans l’application, une doctrine vaut ce que valent les races qui la propagent ; or, les propagateurs de l’Islam en Afrique sont de beaucoup inférieurs, et ce n’est pas peu dire, aux premiers propagateurs du christianisme en Amérique. Les « raisons du Rouwenzori, » s’il les donnait, seraient encore plus lamentables que les « raisons du Momotombo. » Nous devons disputer les peuples noirs à l’Islam, qui ne peut rien pour leur relèvement, parce qu’il leur arrive par des intermédiaires barbares. Le problème est complexe ; car sur d’autres points de l’Afrique, nous ne pouvons avancer qu’en ménageant les droits acquis des musulmans. Deux des grandes puissances, l’Angleterre et la France, sont des puissances musulmanes ; leurs progrès seront subordonnés au concours actif de leurs sujets mahométans, anciennement ralliés. Les grands et faciles succès obtenus par la Russie dans l’Asie centrale sont dus uniquement à l’emploi intelligent des musulmans déjà gagnés. Vis-à-vis de ces exigences contraires, il ne saurait y avoir une politique africaine invariable, propre à toutes fins ; au risque de paraître contradictoire, notre politique doit être très souple, différente selon les circonstances et les terrains d’action. Cela est surtout vrai pour la France ; si elle n’agit pas avec vigueur et prudence, elle aura à supporter le premier choc de l’Islam, au pied des citadelles où il est le plus redoutable. Cette conviction doit commander tous les efforts dont il me reste à parler, en ramenant les choses d’Afrique à notre point de vue national.


IV.

Nous voici en possession de notre champ de travail, franc de toutes revendications, définitivement classé sur le nouveau cadastre de l’Afrique. Ce champ est le plus grand de tous, sinon le meilleur ; il occupe un cinquième du continent. Abaissez une ligne oblique des syrtes tunisiennes à Say, sur le Niger ; prolongez-la de ce point jusqu’à la côte d’Ivoire, dans le golfe de Guinée ; sauf le Maroc et quelques petites enclaves côtières, tout le renflement occidental de l’Afrique, à l’ouest de cette ligne, est reconnu propriété française. C’est flatteur pour l’œil, sur la carte ; malheureusement cet énorme lot comprend le plus grand désert du monde, qui figure dans notre avoir pour les deux tiers, pour les trois quarts peut-être, qui sépare nos deux domaines utiles, l’Algérie, le Sénégal-Niger. Je laisse provisoirement de côté un appoint considérable, le Congo français, isolé plus bas, sous l’équateur ; cette région est encore dans la période d’exploration. Il serait prématuré de se prononcer aujourd’hui sur ce qu’on en peut attendre. Occupons-nous de notre empire du nord-ouest. Qu’allons-nous en faire ?

Rien, répondront quelques personnes, opposées en principe à toute entreprise coloniale. Avec celles-là, toute discussion serait oiseuse : on ne discute pas avec un principe. D’autres balanceront avant de répondre et demanderont d’abord à être renseignées sur le grand point : le Français est-il ou n’est-il pas colonisateur ? Cette devinette m’a toujours paru un peu puérile ; elle rappelle l’angoisse du rhétoricien en mal de poésie, qui se prend le front et s’interroge : « Ai-je ou n’ai-je pas du génie ? » Qu’il se mette à l’œuvre, on verra bien. L’histoire du passé témoigne des aptitudes colonisatrices de nos pères ; l’avenir, un avenir éloigné, sera seul juge des nôtres, quand nous aurons sérieusement essayé. La preuve expérimentale n’est pas faite après quelques années de tâtonnemens ; elle ne le sera jamais, si nous attendons cette preuve pour en préparer les élémens. J’écris ici pour ceux qui pensent qu’une grande nation ne peut se soustraire au mouvement général d’une époque, qu’elle ne peut se dérober à une tâche clairement désignée par l’histoire. Présentement, l’Afrique est le dynamomètre où chaque race vient essayer son énergie. Si notre race s’abstenait, l’histoire dirait un jour : « En ce temps-là, la France était malade ; elle ne concourait plus aux œuvres universelles ; toute la force qui mène le monde avait passé à d’autres. » Nous avons réclamé le champ qui nous était dû ; devant nos contemporains, devant nos héritiers, nous sommes engagés d’honneur à le cultiver. Nous y sommes engagés d’intérêt. On peut prévoir à bref délai une rupture économique entre l’Europe et l’Amérique, une oppression intolérable de l’ancien monde par le nouveau. Heureusement, l’Europe a trouvé son terrain de défense en Afrique ; elle aura bientôt sa ferme tropicale, d’où elle tirera tout ce que l’Amérique voudrait lui marchander à des prix ruineux, le coton, le café, les denrées et les matières premières les plus nécessaires pour la vie, pour l’industrie. Ceux qui n’exploiteront pas leur part de cette ferme seront les tributaires de leurs voisins. — Je n’insiste pas sur ces raisonnemens généraux. La France a le sentiment de son devoir, l’instinct de ses intérêts. Publications savantes ou populaires, tout ce qu’on lit depuis quelques mois atteste les préoccupations croissantes de l’opinion, sa bonne volonté presque unanime pour notre tâche africaine. Le pays comprend, il admet la nécessité de mettre en valeur notre empire d’outre-Méditerranée, d’en relier les tronçons, d’y pénétrer jusque dans les parties les plus rebelles, et même, si la chose est possible, d’y franchir la barrière des déserts sahariens.

Ah ! si nous avions eu dans ce siècle un grand homme d’état, ce ne serait point de franchir cette barrière qu’il s’agirait aujourd’hui, au contraire ! On s’étudierait à la rendre plus inaccessible encore ; car elle serait la frontière naturelle de la France, de la France continuée au-delà de son lac méditerranéen, sur toute la zone habitable qui s’étend du détroit de Gibraltar à la Mer-Rouge. Si notre politique eût eu la prescience de l’avenir, il y a quarante ans, elle aurait porté tout son effort de ce côté, pendant que l’Europe se débattait dans l’enfantement des nationalités. Durant cette crise intérieure de l’Europe, personne ne menaçait la France, on ne lui demandait que de rester neutre, spectatrice d’un conflit où elle n’avait pas d’intérêts. Sauf l’Angleterre, personne n’aurait eu la pensée ou la puissance de contrôler nos entreprises africaines. Je ne prétends pas que nous eussions réussi sans coup férir ; je crois simplement qu’entre 1850 et 1870, avec la moindre partie du sang et de l’argent dépensés en Crimée, en Italie, au Mexique, sur le Rhin, une politique suivie eût pu retenir l’Egypte et s’assurer du reste, sur tout le pourtour méridional du lac français. Ils n’ont eu que cette idée, en 1840, mais ils l’ont eue. C’était trop tôt ; ils n’avaient pas la force de la réaliser, et l’Europe était encore attentive, libre de ses mouvemens. Un peu plus tard, vis-à-vis d’une Europe bouleversée, repliée sur elle-même, l’idée était mûre pour un gouvernement plus fort et plus résolu. Avant de la traiter d’utopie rétrospective, qu’on se rappelle cette phase de l’histoire contemporaine, et les facilités inespérées qu’elle nous offrit pour une action séparée. L’occasion est à jamais perdue ; perdue avec elle, l’Egypte ; et si les Italiens veulent s’établir à Tripoli, il y aurait des raisons sérieuses de leur souhaiter cette grosse occupation. Rien de plus inutile que les récriminations et les regrets. La situation a changé, notre entreprise africaine est orientée dans un autre sens ; prenons notre parti des conditions nouvelles où les événemens l’ont placée, et tirons-en parti.

Nos Africains se partagent en deux écoles : l’école des Soudanais, qui voit le pivot de notre empire sur le Sénégal et le Niger, avec des courans commerciaux dirigés vers l’Atlantique ; l’école des Algériens et du Transsaharien, qui entend rattacher cet empire à la France méditerranéenne. Ces derniers font plus de bruit et séduisent par le grandiose de leurs conceptions ; les Soudanais ont des visées plus modestes et d’apparence plus pratique.

Voici leur programme dans ses lignes principales : extension de nos postes sur le Haut-Niger ; double mouvement de pénétration, vers l’est, dans la direction du Soudan central, vers le sud, jusqu’à nos établissemens de la côte d’Ivoire ; soumission par les armes du sultan Ahmadou, déjà à demi vaincu ; reconstitution des groupemens indigènes en vue de refouler les dominateurs Peul, Touareg et Toucouleur que nous rencontrerons plus loin sur notre route ; affermissement de notre protectorat sur le Fouta-Djallon, sur les états de Samory et le royaume de Khong ; continuation jusqu’à Bammako, sur le Niger, du chemin de fer de Kayes à Bafoulabé, cette voie fameuse par ses péripéties lamentables, construite, abandonnée, refaite, et qui fonctionne à nouveau sur un parcours de 130 kilomètres. Le tronçon nécessaire pour relier les deux fleuves n’aurait que 250 kilomètres sans ouvrages d’art, ce projet n’a rien d’exorbitant. Enfin, ouverture de la navigation sur le Niger jusqu’à Say, qui deviendrait l’entrepôt du Soudan central, directement relié à Saint-Louis et à Dakar par des voies fluviales et ferrées.

À ce programme, les pessimistes opposent de graves objections. On les trouvera résumées dans la remarquable étude de M. le capitaine Le Châtelier sur le Soudan français. L’action militaire contre les dominateurs musulmans sera très dure. « Toute tentative de pénétration dans la vallée du Niger, en aval de nos postes, provoquera inévitablement des résistances que la force seule pourra vaincre. » Ces pays ne peuvent être une colonie de peuplement, vu l’insalubrité du climat pour les Européens. Or, ils manquent de bras indigènes. On y compte 2,5 habitans par kilomètre carré. (La France, qui en a trop peu, en a 71.) Tombouctou n’est plus qu’une ruine, l’ombre d’un grand nom ; le trafic est disséminé sur d’autres points, et ce trafic vit presque uniquement de la vente des esclaves. Le sol lui-même est médiocre, pauvre en essences forestières : « En résumé, dit notre auteur, l’importance économique de nos possessions soudaniennes est presque négative jusqu’ici ; leurs chances de prospérité futures sont restreintes. Le pays n’est pas dépourvu de ressources naturelles ; mais ses productions sont telles et leur exploitation offre de telles difficultés, si peu d’avantages, même en supposant aplanis les obstacles résultant du manque de bras, de la cherté des transports, qu’il doit être classé, tout compte fait, parmi les contrées pauvres. Comparativement aux autres régions tropicales, il a tout au plus la valeur de la Sologne, des landes de Gascogne, par rapport à la Beauce, aux prairies normandes. » — La Sologne, ce n’est pas très encourageant. Néanmoins, toutes les perspectives changeraient si l’on pouvait se promettre d’atteindre les riches territoires du Soudan central et le lac Tchad ; mais l’Angleterre a pris les devans ; les déversoirs naturels de ces territoires seront désormais le Bas-Niger et le Bénoué ; la voie de Saint-Louis-Dakar, trois fois plus longue et grevée de transbordemens, n’a aucune chance de lutter contre les voies courtes, faciles, exploitées par les futurs maîtres du Soudan central.

Le tableau est un peu sombre ; j’y voudrais quelques correctifs. Il est trop certain que les bassins du Haut-Sénégal et du Haut-Niger ont été dépeuplés, dévastés au-delà de toute imagination, par les bandits qui se disputent depuis cinquante ans l’empire d’El-Hadj-Omar. Mais on repeuple vite en Afrique ; il suffira d’une période d’ordre et de paix pour que les noirs grouillent à nouveau autour des villes relevées de leurs ruines. Dans le pays de Khong, M. Binger a trouvé des populations beaucoup plus denses ; il y a visité des contrées riches et fertiles ; en descendant le Comoé pour gagner la côte, il a traversé la forêt tropicale, avec sa végétation luxuriante. Elle couvre cette zone jusqu’aux Rivières du sud. On connaît des gisemens miniers dans le Fouta-Djallon, on recueille de l’or sur un grand nombre de points. Il est impossible de porter un jugement d’ensemble sur d’aussi vastes espaces, échelonnés sous 12 degrés de latitude ; tous les terrains s’y rencontrent et les climats y diffèrent. On peut y tenter avec succès de nouvelles cultures. Le prix des transports s’abaisse rapidement ; le fret d’une tonne de marchandises entre Bordeaux et Kayes est tombé de 700 francs, en 1882, à 60 francs, en 1890. Faites donc des calculs de prévision, avec d’aussi prodigieux changemens dans les conditions du commerce ! Quant à la pénétration vers le Soudan central, elle est très compromise, mais nous ne connaissons pas assez bien toutes les données du problème pour en désespérer d’une façon absolue. Si l’on construit vivement les 250 kilomètres de chemin de fer jusqu’à Bammako, si nous ne rencontrons pas de résistance vigoureuse sur le Niger moyen, nous pouvons être dans deux ou trois ans à Say. Il est peu probable que le Sokoto et le Bornou soient déjà enveloppés par les Anglais à cette époque. Avec un coup d’audace, — je n’affirme rien, je risque une hypothèse, — nous réussirons peut-être à jeter une voie ferrée sur notre ligne Say-Barroua, vers le Tchad. En nous prévalant de l’acte de Berlin, qui assure dans le bassin du Niger une entière parité de droits à toutes les entreprises commerciales, à toutes les voies de communications, nous pourrions trouver avantage à prendre ainsi le Haut-Soudan en écharpe, à attirer une partie de son trafic, à porter dans ces régions populeuses les produits de notre industrie. — Bref, il est difficile de croire qu’une exploitation intelligente, résignée à attendre la rémunération de ses sacrifices, ne reçoive pas cette rémunération dans quelques parties au moins des territoires, si étendus, si variés, qui vont former entre nos mains un tout homogène de l’Atlantique au Niger, du Niger au golfe de Guinée. Quelle pourrait être cette exploitation ? nous le rechercherons tout à l’heure.

Passons aux projets des Algériens. Ces projets se résument dans la « grande idée, » le transsaharien. Lancée par M. Duponchel, il y a dix ans, l’idée sombra dans le désastre de la mission Flatters, qui devait en préparer la réalisation. On ne se souvint que de la tragédie, on oublia tout ce qu’il y avait de satisfaisant dans le rapport de M. Béringer. Ressuscitée par la fièvre africaine qui nous tient, la conception de M. Duponchel a retrouvé des apôtres, et l’on sait tout le chemin qu’elle a fait depuis six mois. Les publications de MM. le général Philebert et Rolland, Fock, Édouard Blanc et autres ingénieurs de mérite, l’ont présentée sous un jour séduisant. Les journaux populaires la répandent dans nos campagnes. Les plus hautes autorités militaires l’accueillent avec faveur. On discute ardemment les trois tracés rivaux ; les préférences les plus raisonnables semblent aujourd’hui acquises au tracé central. Sur les lignes excentriques, les difficultés internationales aggraveraient les difficultés techniques. Le projet oranais prête le flanc au Maroc, il emprunte des territoires litigieux. Le projet tunisien, plus direct que les autres, n’a de valeur qu’à la condition de s’appuyer sur les postes turcs de Ghadamès et de Rhât. Ce serait une imprudence impardonnable de mettre notre ligne à la merci des Turcs de Tripolitaine et de leurs successeurs possibles. Si l’on joue une partie aussi hasardeuse que celle du transsaharien, il faut du moins la jouer chez nous, à l’abri de tout mauvais vouloir étranger, en plein cœur de nos possessions.

Il s’agirait donc de continuer, à partir de Biskra, la ligne qui rattache actuellement cette station à Philippeville, et qui peut être aisément reliée à Alger. De Biskra à Ouargla, un premier tronçon de 300 kilomètres n’offre pas de difficultés : nous occupons cette région, nous en connaissons les ressources ; on estime qu’elles couvriraient les frais de l’exploitation. Au-delà commence, je ne dirai point l’inconnu, mais le peu connu, avec ses imprévus. La ligne descendrait droit au sud, jusqu’à un point qui serait vraisemblablement Amguid. De ce point, elle obliquerait, suivant les idées qui prévaudraient alors, soit à droite, sur le coude du Niger, soit à gauche, sur le lac Tchad. Dans l’une comme dans l’autre hypothèse, la longueur totale de la voie serait, en chiffres ronds, de 2,500 kilomètres. La voie de Paris à Saint-Pétersbourg. Un gros morceau.

Jusqu’à ces derniers temps, deux fantômes redoutables obstruaient la route : les Touareg, les sables. Ces fantômes se sont évanouis. Il est tombé, le funèbre litzam, le voile noir qui cachait les figures farouches des gardiens du désert. Le peuple targui est peu nombreux, disséminé sur la surface du Sahara, divisé en petites tribus rivales. Quelques-unes de ces tribus, les Azdjer, les Taïtoq, ont déjà noué des relations avec nous. Les plus hostiles sont hors d’état de résister à une démonstration militaire. La mission Flatters a été massacrée par une poignée de maraudeurs. C’est une opinion arrêtée, chez les officiers et les explorateurs du sud algérien, qu’une faible colonne aura raison des partis de pillards qu’elle rencontrera sur sa route, et qu’on pourra s’entendre avec les grands chefs. D’ailleurs, les Touareg sont avant tout des caravaniers, très avisés pour tout ce qui regarde le commerce. Ils essaieront d’abord de nous intimider par quelques fantasias belliqueuses ; mais s’ils nous voient résolus dans notre entreprise et s’ils y trouvent leur intérêt, ils s’arrangeront pour en tirer parti. Malgré la légende, ce sont des guerriers qui préfèrent les écus aux coups de fusil. Ils seront incommodes, mais non très dangereux ; on n’a plus de doutes à cet égard.

Les sables aussi sont balayés. Après tant d’explorations, la constitution géologique du Sahara est suffisamment connue. Il est formé de plateaux pierreux, séparés par des vallées à direction régulière, comme des lits de fleuves sans eau. L’eau jaillit sous la sonde artésienne à de faibles profondeurs. Les îlots de sable ne recouvrent qu’une partie des plateaux, le tracé de la future voie les évite sur presque tout le parcours. Un rapport officiel qui offre toutes garanties résume ainsi les résultats de la première mission Flatters : « Découverte dans l’Oued Igharghar d’un large passage par lequel une voie ferrée peut franchir l’Erg en ligne droite, sur un terrain ferme et plat à fond de ballast, sans avoir à surmonter un instant l’obstacle des sables ; eau facile à trouver partout, en forant des puits d’une profondeur maxima de 15 mètres ; possibilité d’établir la voie sans aucune difficulté jusqu’à 1,000 kilomètres au sud d’Ouargla. » On ne saurait être aussi affirmatif pour le reste du tracé ; cependant, il ne s’écartera guère de la route des caravanes ; Barth et Nachtigal nous ont appris que cette route arrive au Tchad par des terrains de même structure, sans traverser de grands ensablemens.

Dans l’état actuel de nos connaissances, c’en est fait des anciennes objections contre la possibilité de construire la voie et de la garder. Il en reste de très fortes contre son utilité. Elle coûtera, au bas mot, 300 millions de premier établissement, plus les frais d’entretien et d’exploitation. Comment paiera-t-elle ? Sur 2,000 kilomètres au moins, de l’Oued-Rir’ au Damergou, elle ne peut espérer aucun trafic de parcours. Quelques maigres oasis, quelques sacs de dattes, cela n’entre pas en ligne de compte. On n’entrevoit dans l’avenir aucune chance d’amélioration, à moins de modifier le sol du désert, ce qui demandera un siècle. Les plus chauds partisans du transsaharien en sont réduits à proposer des expédiens ingénieux. M. Fock en a trouvé un bien « fin de siècle, » comme on dit, et qui rappelle une spirituelle fantaisie développée par M. Renan dans ses Dialogues philosophiques. On sait que les tombeaux des marabouts sont habituellement des lieux de pèlerinage et, par conséquent, de marché ; l’éminent ingénieur voudrait « créer » un saint qui payât quelques kilomètres du chemin de fer. Le trafic augmentera « si, grâce à une entente habilement préparée, une oasis, située dans le voisinage d’un point bien choisi du transsaharien, se trouve érigée en lieu saint dont la visite conférera aux croyans certains droits et certaines récompenses. » — La ligne accaparera l’ancien commerce des caravanes entre la Tripolitaine et le Soudan, c’est convenu. Ce commerce se chiffre actuellement par 6 millions de tonnes à l’aller, 6 millions au retour. Il est alimenté surtout par le sel ; le Soudan reçoit exclusivement cette denrée des salines de Bilma et d’Amadghor, par l’entremise des Touareg. Le gros bénéfice des caravanes de retour provient de la vente des esclaves. Nos wagons n’acceptent pas de pareils colis. Ce chiffre de 12 millions de tonnes est-il destiné à grossir ? On est obligé de répondre : non.

Examinons les deux hypothèses : débouché de la ligne sur le lac Tchad ou sur le coude du Niger. La première paraît fixer les préférences et serait en effet la plus rationnelle. On nous représente en ce cas le transsaharien sous la forme attrayante d’un long siphon, qui viendrait puiser les richesses incalculables du Soudan central. Mais on parle raiment de ce pays comme s’il était muré au sud, comme s’il devait toujours nous attendre pour dégorger chez nous ses trésors. Je l’ai assez dit, c’est le contraire qui est maintenant la vérité. Il faut compter sur un délai minimum de dix ans pour amener la locomotive au Tchad. À cette époque, à moins que l’Angleterre n’ait disparu sous les eaux ou qu’elle n’ait bien changé, elle sera maîtresse absolue du Soudan central ; elle en aura dirigé les courans commerciaux sur leur pente naturelle, vers le golfe de Bénin, par le Niger et le Bénoué. Voit-on des marchandises lourdes, encombrantes, des matières premières, qui n’ont à supporter qu’une navigation d’un millier de kilomètres sur de belles voies fluviales, pour continuer ensuite, après un transbordement et peut-être sans transbordement, sur Manchester, Anvers, Hambourg, — voit-on ces marchandises préférant un trajet terrestre de 2,500 kilomètres, décuplant leurs frais de transport pour l’unique plaisir de s’embarquer à Alger ? Le bon sens répond, après un regard sur la carte. — Les mêmes réflexions s’appliquent à la voie qui viendrait solliciter le commerce du Sénégal-Niger. Actuellement, nous l’avons vu, le Soudan français est pauvre ; s’il devait rester tel, il n’y aurait rien à lui demander. S’il se développe, ses échanges se feront par ses artères naturelles, les deux fleuves, les rivières du sud, par les ports de Saint-Louis, de Dakar, de la côte méridionale. Par suite des nouvelles conditions géographiques et politiques faites au bassin du Niger, toute cette partie de l’Afrique est perdue pour les voies du nord ; les caravanes elles-mêmes n’y retrouveront plus leur ancienne clientèle. — Comme dernière ressource, on a proposé de faire aboutir le transsaharien à l’orient du lac Tchad, dans le Khânem et le Ouadaï. Ce serait aller défier l’Islam dans ce que nous appelions plus haut son réduit central. Les premiers qui arriveront là auront à livrer une bataille où ils trouveront devant eux toutes les forces vives des musulmans d’Afrique. La traversée des déserts touareg ne serait qu’un jeu en comparaison de l’entrée au Ouadaï. Et l’on voudrait engager cette lutte suprême à l’extrémité d’un ruban de fer hasardeux, à 3,000 kilomètres de la base d’opérations ! On fait des chaînes de paratonnerre pour écarter la foudre : nous en aurions fait une pour l’aller chercher.

Il faut enfin parler des moyens d’exécution. On se paierait de mots si l’on comptait sur une compagnie financière pour une entreprise sans rémunération possible. Une compagnie sérieuse ne continuera la ligne, au-delà du territoire algérien, qu’avec une garantie d’intérêt qui équivaudrait en fait, pour l’État, à supporter la totalité des frais d’exploitation et de l’amortissement. Il est plus simple de supprimer un intermédiaire fictif et de remettre directement à l’État le soin de construire le transsaharien. Mais l’État constructeur et exploitant, cela ne rassure guère, chez nous. Dans l’espèce, la tâche reviendrait sans doute à l’État militaire. Passe encore, si les circonstances avaient désigné un de ces commandans de prodiges pour qui la nature et les hommes n’ont pas de résistances, un Lesseps à trois étoiles. On ne le voit pas, il faudra se contenter de la machine administrative, avec ses lenteurs et ses timidités. La machine résistera-t-elle aux impulsions contraires qui viendront de Paris ? Un changement de législature ou de ministère, une saute de vent dans l’engouement public, et voilà le transsaharien paralysé, renouvelant sur une plus grande échelle les piteuses aventures du chemin de fer de Kayes à Bafoulabé. Les sables mouvans qui le menacent ne sont pas dans le désert, ils sont en France. Aujourd’hui même, malgré le courant qui porte en Afrique, nos députés oseraient-ils grever de cette énorme charge un budget à peine équilibré ?

Le transsaharien doit une partie de sa vogue au transcaspien russe, son meilleur auxiliaire moral. J’ai vu naître cette ligne, j’en ai suivi la fortune avec un intérêt particulier. Si l’on serre de près l’analogie, il n’en reste pas grand’chose. Le transcaspien s’est fait par surprise, pour ainsi dire, par un développement logique et progressif, comme se font les organismes promis à une vie durable. Au début, personne ne soupçonnait ses destinées, personne n’y eût cru ; c’était un expédient temporaire au service d’une opération stratégique. Il a avancé avec la conquête, ses ambitions n’ont apparu qu’à mesure qu’elles se réalisaient. Le transcaspien a 1,300 kilomètres, le transsaharien en aura le double. Le transcaspien n’allait pas à l’inconnu, il allait rejoindre des provinces russes entièrement pacifiées. Après 1,000 kilomètres dans les sables et les pays improductifs, il atteint un grand fleuve, et au-delà des vallées magnifiques, où la Russie trouve des facilités d’exploitation uniques au monde. Elle n’a aucune concurrence à craindre : elle peut aménager à sa guise l’Asie centrale, en retirer tous les produits, y verser tous les siens. Enfin le transcaspien a été créé par un gouvernement autocratique qui portait de ce côté tout son effort, sans bruit, sans contrôle, sans défaillance.

Le lecteur voit assez qu’on ne plaide pas ici une thèse, pour ou contre le transsaharien, qu’on essaie de résumer une enquête. On a regret à refroidir de généreuses illusions, en insistant sur des vérités qui crèvent les yeux. J’y ai d’autant plus de regret que, pour ma part, je crois au transsaharien. Je suis persuadé qu’il se fera un jour, comme tant d’autres entreprises réputées impossibles. Il sortira peut-être d’une révolution dans l’art des chemins de fer, prédite par quelques ingénieurs, révolution qui simplifiera ces mécanismes lourds et compliqués, qui permettra de les construire, de les exploiter dans des conditions plus rapides et plus économiques. Mais cette confiance mystique ne saurait prévaloir actuellement contre les objections du bon sens. Quand on demande à ce pays de grands sacrifices, on n’a pas le droit de les lui présenter comme une partie de plaisir, où la locomotive irait se faire couronner de lotus par les riverains reconnaissans du lac Tchad. Il est possible que ces sacrifices soient prochainement inévitables, qu’il faille avancer pour garder les positions acquises, refouler l’Islam afin de ne pas être refoulé par lui. Nous devrons alors marcher à cette tâche comme on marche au devoir, avec une résignation virile, sans espoir de compensations. Je n’ai garde de conclure pour l’inactivité en Afrique. Bien au contraire. Je crois qu’il faut agir, et très vite. Il y a, chez les personnes les plus convaincues de l’importance du problème africain, une tendance à dire : « Ce sont affaires du vingtième siècle. » Que ces personnes veuillent bien se rappeler les dates énumérées plus haut : la nouvelle distribution de l’Afrique s’est faite en dix ans ; on y débarquait hier, et dès demain les Anglais, les Allemands seront à leurs points d’arrivée. Le gain des grosses parties, dans le continent noir, n’est plus une question d’années, mais de jours et d’heures. — Je crois qu’il faut agir, mais aux bons endroits et avec le seul instrument efficace : cet instrument, — je suis heureux de me rencontrer ici avec l’auteur du Soudan français, — ne peut être que la Grande Compagnie.

En écrivant ce mot, je ne pense point aux compagnies financières telles qu’elles existent chez nous. Je voudrais rendre au terme le sens qu’il avait quand André Bruë fondait la compagnie du Sénégal ; le sens qu’il garde chez nos rivaux avec ces puissans organismes, la Royal Niger Company, la Société anglaise de l’Est africain, pour ne pas remonter à la célèbre compagnie des Indes. L’Association internationale du Congo a fourni, d’autre part, un type nouveau, très souple et sanctionné par le succès. La compagnie française devrait s’inspirer de ces excellens modèles.

Elle comprendrait des élémens très divers. De gros capitalistes, naturellement ; mais, s’ils faisaient défaut, j’aurais pleine confiance dans la souscription populaire, ce ressort complaisant et irrésistible qui tend de plus en plus à se substituer aux gros capitalistes, qui ne manque jamais son effet quand on intéresse les sentimens généraux de la nation. La compagnie réunirait des syndicats industriels, fabriquant pour les pays nouveaux, tournant toute leur activité de ce côté ; de grandes influences sociales et politiques, des hommes dont la seule présence donnerait du crédit à l’entreprise, comme c’est l’usage dans les sociétés anglaises. Il serait indispensable que ces hommes appartinssent à toutes les nuances de nos opinions, et qu’en Afrique au moins, il n’y eût qu’une France. La compagnie recevrait les droits les plus étendus, elle demeurerait maîtresse absolue des territoires concédés. On ne saurait trop relâcher le lien qui la rattacherait à l’État ; que craindrait-on, si tout y est français, l’argent et la direction ? La compagnie armerait une flotte commerciale, elle pourrait lever des troupes, afin d’encadrer ses contingens indigènes ; elle n’aurait que l’embarras du choix, après vingt ans de paix, dans une société où tant d’irréguliers étouffent, en un temps où le goût des aventures suscite chaque jour des explorateurs. L’État, qui ne parvient pas à créer une armée coloniale, aurait mauvaise grâce à marchander ces droits régaliens. L’État devrait faire le sacrifice de toutes ses habitudes, de toutes ses routines ; il devrait se résigner à ignorer l’administration de la compagnie. Une gestion qui ne répondrait pas à notre attente serait encore supérieure à la gestion coloniale de l’État. On ne sait au juste si nous sommes colonisateurs ; on sait pertinemment que l’État ne l’est point. À propos de l’abandon de Whidah au Dahomey, je lisais naguère cet aveu significatif dans une feuille d’un langage très mesuré, le journal le Temps : « Plusieurs des chefs de maisons françaises établis en ce point ne désiraient aucun changement à l’état de choses existant. Ils s’accommodent des exigences parfois bizarres des Dahoméens et savent très bien comment les amener à composition ; enfin, avouons-le, il en est qui n’étaient pas sans redouter l’administration française, avec sa réglementation souvent étroite et tracassière. » Les négocians préfèrent l’administration du Dahomey à l’administration française !

Il suffit de ces quelques traits pour indiquer le vaste cadre où la compagnie pourrait et devrait se mouvoir. Est-ce un rêve ? Avant de l’énoncer, j’ai recueilli de nombreux indices qui le montrent réalisable. Il y a dans le monde commercial une génération nouvelle, très hardie, désireuse de faire neuf et de faire juste. Il y a dans les divers milieux sociaux des bonnes volontés toutes prêtes, lasses de bien des choses en France, disposées à s’associer librement pour une œuvre d’utilité commune. Au premier appel sérieux, on verrait surgir ces élémens de tous les points de l’horizon.

Quel serait le champ de travail d’une pareille compagnie ? Les événemens l’ont marqué : ce serait notre empire de l’ouest africain, tous ces territoires dont le Soudan français formera le noyau, qui vont être reliés ensemble, délimités par le Sénégal, le Niger, les rivières du sud. La compagnie s’approprierait le programme des Soudanais, exposé plus haut. Elle exploiterait ce qu’il y a de meilleur dans notre lot ; elle ne perdrait pas de vue le lac Tchad ; en se hâtant, elle réussirait peut-être à disputer au commerce anglais le nord du Soudan central. Si le succès couronnait ses efforts, il y aurait dans quelques années une ligne de fortes positions françaises au sud du Sahara. Alors nous pourrions penser sans imprudence à lancer le transsaharien. On ne le conçoit pas comme un fil de sonde allant plonger dans l’inconnu, dans les aventures et les déceptions ; on le conçoit comme une voie attendue à son extrémité, sûre d’y trouver accueil dans une grande gare française. La voie pourrait être amorcée de ce côté. Vaincre le grand désert, balayer les nomades qui l’infestent, c’est une grosse entreprise ; pour la mener à bien, ce ne serait pas trop d’un mouvement convergent, de deux filets qui se rabattraient l’un vers l’autre, au fur et à mesure des besoins, des possibilités.

Est-ce à dire qu’il faille se croiser les bras en Algérie ? Nullement. La ligne de Biskra à Ouargla est commerciale, plusieurs concurrens la demandent. Sa construction, sur 300 kilomètres, exigera deux années. Pendant ce temps, on pourra déblayer le terrain plus avant, dans le sud algérien, nouer des négociations avec les Touareg, faire les travaux d’approche politique. Il faut régler la question du Touât, en finir avec la menace de cet éperon, placé sous le ventre de l’Algérie. Dans deux ans, cette besogne préliminaire sera achevée, nous verrons plus clair devant nous, les chantiers seront tout montés à Ouargla, il n’y aura pas eu une minute de perdue. Si l’on a marché du même pas sur le Niger et au Soudan, si nous sommes attendus là-bas, si la situation générale et les dispositions de l’esprit public n’ont pas changé, on sera libre alors d’entamer le transsaharien proprement dit, on verra s’il y a urgence à souder les deux morceaux de la France d’Afrique.

Je n’ajouterai qu’un mot. En dehors et au-dessus de nos intérêts africains, commerciaux ou politiques, il y a un intérêt de premier ordre à précipiter sur ce monde nouveau les forces vives de notre pays. À quoi serviraient des terres vierges, sinon à rajeunir, à réunir des hommes divisés par des querelles stériles, fatigués de combattre dans la nuit sans savoir où ils vont ? Vingt ans après les grands désastres, les plaies vives sont pansées, l’activité renaît ; pour lui donner un aliment, pour intéresser ce pays de sentiment et d’imagination, il faut autre chose que les luttes de partis usés sur les bancs d’une assemblée. Attendra-t-on qu’il se fasse entendre, le cri historique : la France s’ennuie ? Ne l’avons-nous pas entendu naguère, très reconnaissable sous sa forme burlesque ? Ce point de vue ne saurait laisser indifférens ceux qui veulent gouverner ce pays et le gouverner en paix ; ils ont l’ambition légitime d’accréditer dans l’histoire une nouvelle forme de gouvernement ; ils ne peuvent y réussir qu’en donnant à cette forme de gouvernement le lustre et l’autorité qu’on lui dispute encore ; et ils ne peuvent lui donner cette consécration qu’en proposant à la France une des grandes œuvres dont elle est coutumière, une de ces œuvres universelles qui ont toujours été sa raison de primer dans le monde, l’excuse de ses folies, la consolation de ses malheurs.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜÉ.

  1. Je n’ai pas voulu encombrer ces pages de notes et de renvois justificatifs. Ces derniers se seraient multipliés hors de toute mesure, au bas d’un travail qui a pour objet de résumer des relations de voyages, des ouvrages spéciaux, des documens diplomatiques. Autant que possible, j’indique dans le texte les principales sources d’où j’ai tiré mes assertions. Je dois citer ici les deux livres dont je me suis le plus fréquemment servi : l’Afrique et la Conférence géographique de Bruxelles, 1878, le Partage politique de l’Afrique, 1888, par M. Émile Banning, directeur au ministère des affaires étrangères de Belgique (Bruxelles ; Librairie européenne). Je renvoie à ces excellens ouvrages les personnes désireuses de connaître à fond les sujets auxquels j’ai dû toucher rapidement. — Pour les déterminations géographiques, j’ai suivi de préférence la plus récente des grandes cartes allemandes, celle de R. Lüddecke.
  2. L’Islam au XIXe siècle, par le capitaine Le Châtelier (Ernest Leroux, Bibliothèque orientale elzévirienne. — Je fais de nombreux emprunts à ce livre instructif et au Soudan français du même auteur. Je ne saurais trop recommander ces publications au lecteur désireux de connaître une matière d’un si grand intérêt.